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Littérature


Camara Laye
L'Enfant Noir

Editions Plon. Paris. 1953. 221 p.


Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6
Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12

3

SOUVENT j'allais passer quelques jours à Tindican, un petit village à l'ouest de Kouroussa. Ma mère était née à Tindican, et sa mère, ses frères continuaient d'y habiter. Je me rendais là avec un plaisir extrême, car on m'y aimait fort, on me choyait, et ma grand-mère particulièrement, pour qui ma venue était une fête ; moi, je la chérissais de tout mon coeur.
C'était une grande femme aux cheveux toujours noirs, mince, très droite, robuste, jeune encore à dire vrai et qui n'avait cessé de participer aux travaux de la ferme, bien que ses fils, qui suffisaient amplement à la tâche, tentassent de l'en dispenser ; mais elle ne voulait pas du repos qu'on lui offrait, et sans doute était-ce dans cette activité suivie que gisait le secret de sa verdeur. Elle avait perdu son mari très tôt, trop tôt, et moi, je ne l'avais pas connu. Il arrivait qu'elle me parlât de lui : mais jamais longtemps : des larmes interrompaient bientôt son récit, si bien que je ne sais rien de mon grand-père, rien qui le peigne un peu à mes yeux, car ni ma mère ni mes oncles ne me parlaient de lui : chez nous, on ne parle guère des défunts qu'on a beaucoup aimés ; on a le coeur trop lourd sitôt qu'on évoque leur souvenir.
Quand je me rendais à Tindican, c'était le plus jeune de mes oncles qui venait me chercher. Il était le cadet de ma mère et à peine sorti de l'adolescence ; aussi me semblait-il très proche encore de moi. Il était naturellement gentil, et il n'était pas nécessaire que ma mère lui recommandât de veiller sur moi : il le faisait spontanément. Il me prenait par la main, et je marchais à ses côtés ; lui, tenant compte de ma jeunesse, rapetissait ses pas, si bien qu'au lieu de mettre deux heures pour atteindre Tindican, nous en mettions facilement quatre, mais je ne m'apercevais guère de la longueur du parcours, car toutes sortes de merveilles la coupaient.
Je dis « merveilles », parce que Kouroussa est déjà une ville et qu'on n'y a pas le spectacle qu'on voit aux champs et qui, pour un enfant des villes, est toujours merveilleux. A mesure que nous avancions sur la route, nous délogions ici un lièvre, là un sanglier, et des oiseaux partaient dans un grand bruit d'ailes ; parfois aussi nous rencontrions une troupe de singes ; et chaque fois je sentais un petit pincement au coeur, comme plus surpris que le gibier même que notre approche alertait brusquement. Voyant mon plaisir, mon oncle ramassait des cailloux, les jetait loin devant lui, ou battait les hautes herbes avec une branche morte pour mieux déloger le gibier. Je l'imitais, mais jamais très longtemps : le soleil, dans l'après-midi luit férocement sur la savane ; et je revenais glisser ma main dans celle de mon oncle. De nouveau nous marchions paisiblement.
— Tu n'es pas trop fatigué? demandait mon oncle.
— Non.
— Nous pouvons nous reposer un moment, si tu veux.
Il choisissait un arbre, un kapokier ou un néré, dont l'ombre lui paraissait suffisamment dense, et nous nous asseyions. Il me contait les dernières nouvelles de la ferme : les naissances, l'achat d'une bête, le défrichement d'un nouveau champ ou les méfaits des sangliers, mais c'étaient les naissances surtout qui éveillaient mon intérêt.
— Il est né un veau, disait-il.
— De qui? demandais-je, car je connaissais chaque bête du troupeau.
— De la blanche.
— Celle qui a les cornes comme un croissant de lune ?
— Celle-là même.
— Ah! et le veau, comment est-il ?
— Beau! beau! avec une étoile blanche sur le front.
— Une étoile ?
— Oui, une étoile.
Et je rêvais un moment à cette étoile, je regardais l'étoile. Un veau avec une étoile, c'était pour faire un conducteur de troupeau.
— Mais, dis donc, il doit être beau ! disais-je.
— Tu ne peux rien rêver de plus joli. Il a les oreilles si roses, que tu les croirais transparentes.
— J'ai hâte de le voir! Nous irons le voir en arrivant ?
— Sûrement.
— Mais tu m'accompagneras ?
— Bien sûr, froussard !
Oui, j'avais peur des grandes bêtes cornues. Mes petits camarades de Tindican s'en approchaient de toutes les manières, se suspendaient à leurs cornes, allaient jusqu'à leur sauter sur le dos ; moi, je me tenais à distance. Quand je partais en brousse avec le troupeau, je regardais les bêtes paître, mais je ne m'en approchais pas de trop près ; je les aimais bien, mais leurs cornes m'intimidaient. Les veaux, eux, n'avaient pas de cornes, mais ils avaient des mouvements brusques, inattendus: on ne pouvait trop se fier à eux.
— Viens! disais-je à mon oncle. Nous nous sommes assez reposés.
J'avais hâte d'arriver. Si le veau était dans l'enclos, je pourrais le caresser : dans l'enclos, les veaux étaient toujours tranquilles. Je mettrais un peu de sel sur la paume de ma main, et le veau viendrait lécher le sel, je sentirais sa langue doucement râper ma main.
— Pressons le pas ! disais-je.
Mais mes jambes ne supportaient pas qu'on les pressât tant : elles ralentissaient ; et nous continuions notre route sans hâte, nous flânions. Mon oncle me racontait comment le singe s'y était pris pour dindonner la panthère qui s'apprêtait à le dévorer, ou comment le rat-palmiste avait fait languir l'hyène toute une nuit pour rien. C'étaient des histoires cent fois entendues, mais auxquelles je prenais toujours plaisir; mes rires levaient le gibier devant nous.
Avant même d'atteindre Tindican, j'apercevais ma grand-mère venue à notre rencontre. Je lâchais la main de mon oncle et je courais vers elle en criant. Elle me soulevait et me pressait contre sa poitrine, et moi, je me pressais contre elle, l'entourant de mes bras, comme éperdu de bonheur.
— Comment vas-tu, mon petit époux ? disait-elle.
— Bien! criais-je. Bien !
— Mais est-ce bien vrai cela ?
Et elle me regardait, elle me palpait; elle regardait si j'avais les joues pleines et elle me palpait pour voir si j'avais autre chose que la peau sur les os. Si l'examen la satisfaisait, elle me félicitait ; mais quand ses mains ne rencontraient que maigreur — la croissance m'amaigrissait — elle gémissait.
— Voyez-vous ça! disait-elle. On ne mange donc pas à la ville ? Tu n'y retourneras pas avant de t'être convenablement remplumé. C'est compris ?
— Oui, grand-mère.
— Et ta mère? Et ton père ? Ils se portent tous bien chez toi ?
Et elle attendait que je lui eusse donné des nouvelles de chacun, avant de me reposer à terre.
— Est-ce que le trajet ne l'a pas trop fatigué ? demandait-elle à mon oncle.
— Du tout ! disait mon oncle. Nous avons marché comme des tortues, et le voici prêt à courir aussi vite qu'un lièvre. Dès lors, à demi rassurée, elle me prenait la main, et nous partions vers le village, nous faisions notre entrée dans le village, moi entre ma grand-mère et mon oncle, mes mains logées dans les leurs. Et sitôt les premières cases atteintes, ma grand-mère criait :
— Bonnes gens, voici mon petit époux qui est arrivé !
Les femmes sortaient de leurs cases et accouraient à nous, en s'exclamant joyeusement.
— Mais c'est un vrai petit homme! s'écriaientelles. C'est vraiment un petit époux que tu as là!
Beaucoup me soulevaient de terre pour me presser contre leur poitrine. Elles aussi examinaient ma mine, ma mine et mes vêtements, qui étaient des vêtements de la ville, et elles déclaraient tout splendide, elles disaient que ma grand-mère avait bien de la chance d'avoir un petit époux tel que moi. De partout elles accouraient, de partout elles venaient m'accueillir ; oui, comme si le chef de canton en personne eût fait son entrée dans Tindican ; et ma grand-mère rayonnait de joie.
Ainsi assaillis à chaque case, répondant à l'exubérance des commères, donnant des nouvelles de mes parents, il fallait largement deux heures pour franchir les quelque cent ou deux cents mètres, qui séparaient la case de ma grand-mère des premières cases que nous rencontrions. Et quand ces excellentes femmes nous quittaient, c'était pour surveiller la cuisson d'énormes platées de riz et de volaille, qu'elles n'allaient pas tarder à nous apporter pour le festin du soir.
Aussi fussé-je même arrivé maigre comme un clou à Tindican, j'étais assuré d'en repartir, dix jours plus tard, tout rebondi et luisant de santé.
La concession de mon oncle était vaste. Si elle était moins peuplée, et de loin, que la nôtre, si elle n'avait pas la même importance, elle s'étendait généreusement comme il en va à campagne, où la place ne fait pas défaut. Il y avait les enclos pour les vaches, pour les chèvres ; il y avait les greniers à riz et à mil, à manioc et à arachides, à gombo, qui sont comme autant de petites cases dressées sur des socles de pierres pour les préserver de l'humidité. A l'exception de ces enclos et de ces greniers, la concession de mon oncle différait peu de la nôtre ; simplement la palissade qui la défendait, était plus robuste : au lieu de roseaux tressés, on s'était servi, pour la bâtir, de solides piquets de bois coupés dans la forêt proche ; quant aux cases, elles n'étaient pas autrement construites que les nôtres, mais elles étaient plus primitives.
Mon oncle Lansana, en tant qu'aîné, avait hérité de la concession à la mort de mon grand-père. En fait, mon oncle avait un jumeau qui aurait pu le supplanter, mais Lansana avait vu le jour le premier ; et chez nous, c'est le premier-né des jumeaux qui est tenu pour aîné. Il arrive néanmoins que ce droit d'aînesse souffre certain gauchissement, parce qu'il y a toujours un des deux jumeaux qui plus particulièrement impose et, ne fût-il pas le premier-né, se qualifie ainsi héritier.
Peut-être, dans le cas de mes oncles, est-ce le second jumeau qui se fût imposé, car il ne manquait ni de prestige ni d'autorité, mais il n'y pensait même pas : il avait peu de goût pour la terre, et on le voyait rarement à Tindican ; il était une fois ici, une fois là ; en vérité le hasard seul et ses lointaines visites faisaient connaître où il était ; il avait le goût de l'aventure dans le sang. Pour moi, je ne l'ai rencontré qu'une fois : il était revenu à Tindican ; il y était de quelques jours et déjà ne songeait qu'à repartir. J'ai conservé le souvenir d'un homme extrêmement séduisant et qui parlait beaucoup, qui n'arrêtait pas de parler, et qu'on ne se lassait pas d'écouter. Il racontait ses aventures, qui étaient étranges, qui dépaysaient, qui m'ouvraient des horizons surprenants. Il me combla de cadeaux. S'était-il spécialement mis en frais pour l'écolier que j'étais, ou n'obéissait-il qu'à sa nature? Je ne sais pas. Quand je le vis repartir vers de nouvelles aventures, je pleurai. Quel était son nom ?
Je ne m'en souviens plus; peut-être ne l'ai-je jamais su. Je l'avais appelé Bo, durant les quelques jours qu'il était demeuré à Tindican, et c'était le nom aussi que je donnais à mon onde Lansana, car ainsi surnomme-t-on habituellement les jumeaux, et ce surnom efface le plus souvent leur véritable nom.
Mon oncle Lansana avait encore deux autres frères, dont l'un était récemment marié ; le cadet, celui qui venait me chercher à Kouroussa, bien que fiancé, était pour lors un peu jeune pour prendre femme. Ainsi deux familles, mais pas bien nombreuses encore, habitaient la concession, en plus de ma grand-mère et de mon oncle cadet.
Généralement, quand j'arrivais dans l'après-midi, mon oncle Lansana était encore à ses travaux dans les champs, et c'était dans la case de ma grand-mère que j'entrais d'abord, la case même que, durant mon séjour, je ne cesserais d'occuper.
Cette case, à l'intérieur, ressemblait fort à celle que je partageais à Kouroussa avec ma mère ; j'y voyais jusque la même calebasse où ma mère gardait le lait, et identiquement suspendue au toit par trois cordes pour qu'aucune bête n'y accède, identiquement couverte aussi pour empêcher la suie d'y tomber. Ce qui rendait la case singulière à mes yeux, c'étaient les épis de mais qui, à hauteur du toit, pendaient en couronnes innombrables et toujours plus réduites selon qu'elles se rapprochaient du faîte ; la fumée du foyer n'arrêtait pas d'enfumer les épis et les conservait ainsi hors d'atteinte des termites et des moustiques. Ces couronnes auraient pu servir en même temps de calendrier rustique, car, à mesure que le temps de la récolte nouvelle approchait, elles devenaient moins nombreuses et finalement disparaissaient.
Mais je ne faisais alors qu'entrer dans la case, je ne faisais qu'y poser mes vêtements : ma grand-mère jugeait qu'après avoir fait route de Kouroussa à Tindican, la première chose à faire était de me laver ; elle me voulait net, bien qu'elle ne se fit pas trop d'illusions sur la durée de cette netteté, mais du moins, était-ce sous ce signe qu'elle voulait voir commencer mon séjour; et elle me conduisait incontinent dans le lavoir, un petit endos, à proximité de sa case, entouré de roseaux et dallé de larges pierres. Elle allait retirer la marmite du foyer, versait l'eau dans une calebasse et, après l'avoir attiédie à la température convenable, l'apportait dans le lavoir. Elle me savonnait alors de la tête aux pieds au savon noir et, après, elle me frottait non sans énergie avec une éponge de filasse extraite d'arbres tendres. Je sortais du lavoir, resplendissant, le sang avivé et la peau brillante, le cheveu bien noir, et courais me sécher devant le feu.
Mes petits compagnons de jeu étaient là, qui m'attendaient.
— Alors tu es revenu ? disaient-ils.
— Je suis revenu.
— Pour longtemps ?
— Pour un bout de temps.
Et suivant que j'étais maigre ou gras — car eux aussi donnaient à la mine la première importance — mais j'étais maigre le plus souvent, j'entendais :
— Dis donc, tu te portes bien, toi !
— Oui, disais-je modestement.
Ou : — Tu n'es pas gros !
— Je grandis, disais-je. Quand tu grandis, tu ne peux pas être gros.
— Non. Tout de même tu n'es pas bien gros.
Et il y avait un temps de silence, parce que chacun réfléchissait à cette croissance, qui fait davantage maigrir les enfants de la ville que les enfants de la campagne. Après quoi, l'un d'eux régulièrement s'écriait :
— En voit-on des oiseaux dans les champs, cette année !
Mais il en allait ainsi toutes les années: toujours il y avait quantité d'oiseaux qui dévoraient les champs, et toujours c'étaient nous, les gosses, qui avions pour principale occupation de leur faire la chasse.
— J'ai ma fronde, disais-je.
Je l'avais emportée avec moi, je n'avais garde de l'oublier, et ici, je ne la quittais pour ainsi dire pas, soit pour paître le bétail, soit pour surveiller les moissons du haut des miradors.
Les miradors, tiennent une place importante dans mes séjours à Tindican ; on rencontrait partout de ces planchers montés sur des piquets fourchus et comme portés par le flot montant des moissons. Avec mes petits camarades, j'escaladais l'échelle qui y conduisait, et nous chassions à la fronde les oiseaux, les singes parfois, qui venaient piller les champs. Tout au moins était-ce là notre mission, et nous l'accomplissions sans rechigner, bien plus par plaisir que par obligation ; mais il arrivait aussi que, pris par d'autres jeux, nous oubliions pourquoi nous étions là, et, sinon pour moi, pour mes petits camarades tout au moins, cela ne se passait pas sans inconvénient : les parents ne tardaient guère à s'apercevoir que le champ n'avait pas été surveillé, et alors, selon la grandeur du dégât, c'était ou une gronderie bruyante ou le martinet qui rappelait à la vigilance les guetteurs distraits ; ainsi, dûment édifiés, et quand bien même nous nous faisions de ces confidences passionnantes, que les oreilles des grandes personnes ne doivent pas entendre, et qui sont le plus souvent le récit de rapines puériles, nous tenions néanmoins un oeil sur la moisson ; au surplus nos cris et nos chants suffisaient généralement à éloigner les oiseaux, même les mange-mil qui s'abattaient par bandes compactes.
Mes petits compagnons étaient pleins de gentillesse. C'étaient d'excellents camarades vraiment, hardis, plus hardis que moi assurément, et même assez casse-cou, mais qui acceptaient de modérer leur fougue foncière par égard pour l'enfant de la ville que j'étais, remplis au surplus de considération pour ce citadin qui venait partager leurs jeux campagnards, et éternellement en admiration devant mes habits d'écolier.
Sitôt séché devant le feu, je les revêtais, ces habits. Mes petits camarades me regardaient avec des yeux avides passer ma chemise khaki à manches courtes, enfiler une culotte de même nuance et chausser des sandales. J'avais aussi un béret, que je ne mettais guère. Mais il suffisait : tant de splendeurs étaient faites pour éblouir de petits campagnards qui n'avaient qu'un caleçon court pour tout vêtement. Moi, cependant, j'enviais leur caleçon qui leur donnait une liberté plus grande. Ces vêtements de ville, qu'il fallait tenir propres, étaient bien embarrassants : ils se salissaient, ils se déchiraient. Quand nous grimpions sur les miradors, je devais prendre garde de ne point m'accrocher aux échelons ; quand nous étions sur le mirador, il fallait me tenir à bonne distance des épis fraîchement coupés, mis là pour servir de semences et conservés à l'abri des termites. Et quand nous allumions un feu pour cuire les lézards ou les mulots que nous avions tués au lance-pierres, je ne devais pas m'approcher trop, moins encore me hasarder à vider le produit de notre chasse ; le sang eut taché mes habits, les cendres les eussent noircis ; il me fallait regarder vider lézards et mulots, garnir l'intérieur de sel, avant de les poser sur la braise ; même pour les déguster, toutes sortes de précautions étaient nécessaires.
Aussi me serais-je volontiers libéré de ces vêtements d'écolier, qui n'étaient bons que pour la ville ; et à dire vrai je m'en serais bientôt libéré si j'avais eu autre chose à mettre, mais je n'avais que ces habits avec moi, on ne me donnait pas d'autres vêtements ; du moins, ici, pouvais-je les salir ou les déchirer sans qu'on me grondât ; ma grand-mère les lavait et les raccommodait sans grands commentaires ; j'étais venu pour courir, pour jouer, pour grimper sur les miradors et pour me perdre dans les hautes herbes avec les troupeaux, et, naturellement, je ne pouvais le faire sans dommage pour ces précieux habits.
A la nuit tombante, mon oncle Lansana rentrait des champs. Il m'accueillait à sa manière, qui était timide. Il parlait peu. A travailler dans les champs à longueur de journée, on devient facilement silencieux ; on remue toutes sortes de pensées, on en fait le tour et interminablement on recommence, car les pensées ne se laissent jamais tout à fait pénétrer ; ce mutisme des choses, des raisons profondes des choses, conduit au silence ; mais il suffit que ces choses aient été évoquées et leur impénétrabilité reconnue, il en demeure un reflet dans les yeux : le regard de mon oncle Lansana était singulièrement perçant, lorsqu'il se posait ; de fait, il se posait peu : il demeurait tout fixé sur ce rêve intérieur poursuivi sans fin dans les champs.
Quand les repas nous réunissaient, souvent je tournais les yeux du côté de mon oncle et généralement, au bout d'un moment, je réussissais à rencontrer son regard, ce regard me souriait, car mon oncle était la bonté même et puis il m'aimait ; il m'aimait, je crois bien, autant que ma grand-mère ; je répondais à son sourire discret et parfois, moi qui mangeais déjà très lentement, j'en oubliais de manger.
Tu ne manges pas ? disait alors ma grand-mère.
— Si, si, je mange, disais-je.
— Bon, disait ma grand-mère. Il s'agit de tout manger ! Mais il était hors de question naturellement de vider tous les plats de viande et de riz, qu'on avait accumulés pour ce festin de joyeuse arrivée ; et ce n'était pas que mes petits copains n'y a aidassent de toutes leurs dents : on les avait invités, et ils y allaient de tout coeur, avec un appétit de jeunes loups ; mais c'était trop, c'était décidément trop : on ne pouvait arriver à bout d'un tel repas.
— Regarde mon ventre comme il est rond! entendais-je me dire.
Oui, les ventres étaient ronds et, assis à proximité du feu, une laborieuse digestion nous eût conduits au sommeil, si notre sang eût été moins vif. Mais nous, les petits, nous avions une palabre à tenir, une palabre comme les grands ; nous ne nous étions plus vus depuis des semaines, parfois depuis des mois, et nous avions tant de choses à nous conter, tant d'histoires nouvelles à raconter, et c'était l'heure !
Des histoires, bien sûr, nous en connaissions tous, nous en connaissions en quantité, mais dans le tas, il s'en trouvait toujours qu'on allait entendre pour la première fois, et c'étaient celles-là qu'autour du feu on attend impatiemment, c'étaient les conteurs de ces histoires-là qu'on attendait d'applaudir.
Ainsi achevais-je cette première journée de campagne, sauf à courir à quelque tam-tam, mais ce n'était pas fête chaque soir : le tam-tam, à Tindican, ne retentissait pas chaque soir.