Editions Plon. Paris. 1953. 221 p.
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A Kouroussa, j'habitais la case de ma mère. Mes frères qui étaient plus jeunes, et mes soeurs, dont l'aînée me suivait à un an d'intervalle, dormaient chez ma grand-mère paternelle. Ainsi le voulait l'exiguïté des cases. Ce n'était que durant le temps qu'ils avaient pris le sein, que ma mère avait gardé mes soeurs et mes frères auprès d'elle ; sitôt sevrés — c'est l'habitude de sevrer très tard — elle les avait confiés à ma grand-mère ; seul, j'étais demeuré avec elle. Mais je n'étais pas seul à occuper le second lit de la case : je partageais ce lit avec les plus jeunes apprentis de mon père.
Mon père avait toujours quantité d'apprentis dans son atelier, des apprentis venus d'un peu partout et souvent de très loin, d'abord parce qu'il les traitait bien, je pense, et surtout parce que son habileté d'artisan était abondamment établie, et encore, j'imagine, parce que sa forge ne chômait jamais. Mais, ces apprentis, il fallait les loger.
Ceux qui avaient l'âge d'homme possédaient leur case propre. Les plus jeunes, ceux qui comme moi n'étaient pas circoncis, dormaient dans la case de ma mère. Sans doute mon père jugeait-il qu'ils ne pourraient avoir de meilleur logement que sous la surveillance de ma mère, et il en jugeait à bon droit ; ma mère avait beaucoup de bonté, beaucoup de droiture, beaucoup d'autorité aussi et l'oeil à tout ; c'est dire que sa bonté n'allait pas absolument sans sévérité, mais comment en eût-il été autrement, alors que nous étions, à l'époque, outre les apprentis, une dizaine d'enfants à courir d'un coin à l'autre de la concession, des enfants pas toujours sages et toujours remuants, des enfants qui mettaient la patience de leur mère à rude épreuve — et ma mère n'avait pas grande patience.
Je crois bien qu'elle avait meilleure patience pour les apprentis que pour nous ; je crois qu'elle se contraignait plus pour les apprentis que pour nous.
Ces apprentis qui étaient loin de leurs parents, ma mère, mon père aussi leur donnaient une entière affection; très réellement ils les traitaient comme des enfants qui auraient eu besoin d'un surcroît d'affection, et — je l'ai plus d'une fois remarqué — certainement avec plus d'indulgence que nous mêmes. Si j'avais meilleure part dans le coeur de ma mère — et j'avais sûrement meilleure part — extérieurement il n'y paraissait pas : les apprentis pouvaient se croire sur un pied d'égalité avec les vrais fils; et quant à moi, je les considérais comme des frères aînés.
Je garde plus spécialement souvenir de l'un d'eux : Sidafa. Il était un peu plus âgé que moi, fort éveillé, mince et vif, de sang chaud déjà, riche en inventions et en expédients de toutes sortes.
Comme je passais mes journées à l'école, et lui dans l'atelier, nous ne nous rencontrions jamais si bien pour bavarder qu'au lit. L'air, dans la case, et les lampes à huile posées au chevet du lit répandaient une lumière très douce. Je répétais à Sidafa ce que j'avais appris à l'école; en échange, il me narrait par le menu le travail de l'atelier. Ma mère, dont le lit n'était séparé du nôtre que par le foyer écoutait forcément notre bavardage ; tout au moins l'écoutait-elle un bout de temps, après quoi, n'y prenant pas part, elle se lassait.
— Eh bien, est-ce pour bavarder ou pour dormir que vous vous mettez au lit ? disait-elle. Dormez !
Un petit moment encore, disais-je ; je n'ai pas tout raconté.
Ou je me levais et j'allais prendre une gorgée d'eau au canari posé au sec sur sa couche de gravier. Mais le sursis que je demandais, ne nous était pas toujours accordé, et quand il nous était accordé, nous en abusions si bien, que ma mère intervenait plus énergiquement.
— Est-ce bientôt fini ? disait-elle. Je ne veux plus entendre un mot ! Demain, vous ne pourrez vous réveiller, ni l'un ni l'autre.
Ce qui était vrai : si nous n'étions jamais très pressés de dormir, nous n'étions pas non plus jamais très pressés de nous réveiller ; et nous interrompions notre bavardage ; les lits étaient trop proches et l'oreille de ma mère trop fine pour que nous le poursuivions à voix basse. Et puis, maintenant que nous nous taisions, nous sentions très vite nos paupières s'alourdir ; le pétillement familier du foyer et la chaleur des draps faisaient le reste ; nous sombrions dans le sommeil.
Au réveil, après nous être fait un peu bien prier, nous trouvions prêt le repas du matin. Ma mère se levait aux premières lueurs de l'aube pour le préparer. Nous nous asseyions tous autour des plats fumants; mes parents, mes soeurs, mes frères, les apprentis, ceux qui partageaient mon lit comme ceux qui avaient leur case propre. Il y avait un plat pour les hommes, et un second pour ma mère et pour mes soeurs.
Je ne puis dire exactement que ma mère présidait le repas : mon père le présidait. C'était la présence de ma mère pourtant qui se faisait sentir en premier lieu. Etait-ce parce qu'elle avait préparé la nourriture, parce que les repas sont choses qui regardent d'abord les femmes ? Sans doute, mais ce n'était pas tout : c'était ma mère, par le seul fait de sa présence, et bien qu'elle ne fût pas directement assise devant notre plat, qui veillait à ce que tout se passât dans les règles ; et ces règles étaient strictes.
Ainsi il m'était interdit de lever les yeux sur les convives plus âgés, et il m'était également interdit de bavarder : toute mon attention devait être portée sur le repas. De fait, il eût été très peu poli de bavarder à ce moment ; mes plus jeunes frères même n'ignoraient pas que l'heure n'était pas à jacasser : l'heure était à honorer la nourriture ; les personnes âgées observaient quasiment le même silence. Ce n'était pas les seules règles : celles qui concernaient la propreté n'étaient pas les moindres. Enfin s'il y avait de la viande au centre du plat, je n'avais pas à m'en emparer ; je devais me servir devant moi, mon père se chargeant de placer la viande à ma portée. Toute autre façon de faire eût été mal vue et rapidement réprimée ; du reste les repas étaient très suffisamment copieux pour que je ne fusse point tenté de prendre plus que je ne recevais.
Le repas achevé, je disais :
— Merci, papa.
Les apprentis disaient :
— Merci, maître.
Après je m'inclinais devant ma mère et je disais :
— Le repas était bon, maman.
Mes frères, mes soeurs, les apprentis en faisaient autant. Mes parents répondaient à chacun :
« Merci. »
Telle était la bonne règle. Mon père se fût certainement offusqué de la voir transgresser, mais c'est ma mère, plus vive, qui eut réprimé la transgression ; mon père avait l'esprit à son travail, il abandonnait ces prérogatives à ma mère.
Je sais que cette autorité dont ma mère témoignait, paraîtra surprenante ; le plus souvent on imagine dérisoire le rôle de la femme africaine, et il est des contrées en vérité où il est insignifiant, mais l'Afrique est grande, aussi diverse que grande. Chez nous, la coutume ressortit à une foncière indépendance, à une fierté innée ; on ne brime que celui qui veut bien se laisser brimer, et les femmes se laissent très peu brimer. Mon père, lui, ne songeait à brimer personne, ma mère moins que personne ; il avait grand respect pour elle, et nous avions tous grand respect pour elle, nos voisins aussi, nos amis aussi. Cela tenait, je crois bien, à la personne même de ma mère, qui imposant ; cela tenait encore aux pouvoirs qu'elle détenait.
J'hésite un peu à dire quels étaient ces pouvoirs et je ne veux même pas les décrire tous : je sais qu'on en accueillera le récit avec scepticisme. Moi-même, quand il m'arrive aujourd'hui de me les remémorer, je ne sais plus trop comment je les dois accueillir : ils me paraissent incroyables ; ils sont incroyables! Pourtant il suffit de me rappeler ce que j'ai vu, ce que mes yeux ont vu. Puis-je récuser le témoignage de mes yeux ? Ces choses incroyables, je les ai vues ; je les revois comme je les voyais. N'y a-t-il pas partout des choses qu'on n'explique pas ? Chez nous, il y a une infinité de choses qu'on n'explique pas, et ma mère vivait dans leur familiarité.
Un jour — c'était à la fin du jour — j'ai vu des gens requérir l'autorité de ma mère pour faire se lever un cheval qui demeurait insensible à toutes les injonctions. Le cheval était en pâture, couché, et son maître voulait le ramener dans l'enclos avant la nuit ; mais le cheval refusait obstinément de se lever, bien qu'il n'eût apparemment aucune raison de ne pas obéir, mais telle était sa fantaisie du moment, à moins qu'un sort ne l'immobilisât. J'entendis les gens s'en plaindre à ma mère et lui demander aide.
— Eh bien ! allons voir ce cheval, dit ma mère.
Elle appela l'aînée de mes soeurs et lui dit de surveiller la cuisson du repas, puis s'en fut avec les gens. Je la suivis. Parvenus à la pâture, nous vîmes le cheval : il était couché dans l'herbe et nous regarda avec indifférence. Son maître essaya encore de le faire se lever, le flatta, mais le cheval demeurait sourd ; son maître s'apprêta alors à le frapper.
— Ne le frappe pas, dit ma mère, tu perdrais ta peine.
Elle s'avança et, levant la main, dit solennellement :
— S'il est vrai que, depuis que je suis née, jamais je n'ai connu d'homme avant mon mariage, s'il est vrai encore que, depuis mon mariage, jamais je n'ai connu d'autre homme que mon mari, cheval, lève-toi !
Et tous nous vîmes le cheval se dresser aussitôt et suivre docilement son maître. Je dis très simplement, je dis fidèlement ce que j'ai vu, ce que mes yeux ont vu, et je pense en vérité que c'est incroyable, mais la chose est bien telle que je l'ai dite : le cheval se leva incontinent et suivit son maître ; s'il eut refusé d'avancer, l'intervention de ma mère eût eu pareil effet.
D'où venaient ces pouvoirs ? Eh bien ! ma mère était née immédiatement après mes oncles jumeaux de Tindican. Or on dit des frères jumeaux qu'ils naissent plus subtils que les autres enfants et quasiment sorciers ; et quant à l'enfant que les suit et qui reçoit le nom de « sayon », c'est-à-dire de « puîné des jumeaux », il est, lui aussi, doué du don de sorcellerie ; et même on le tient pour plus redoutable encore, pour plus mystérieux encore que les jumeaux, auprès desquels il joue un rôle fort important : ainsi s'il arrive aux jumeaux de ne pas s'accorder, c'est à son autorité qu'on recourra pour les départager ; au vrai, on lui attribue une sagesse supérieure à celle des jumeaux, un rang supérieur ; et il va de soi que ses interventions sont toujours, sont forcément délicates.
C'est notre coutume que des jumeaux doivent s'accorder sur tout et qu'ils ont droit à une égalité plus stricte que les autres enfants : on ne donne rien à l'un qu'il ne faille obligatoirement et aussitôt donner à l'autre. C'est une obligation qu'il est préférable de ne pas prendre à la légère : y contrevient-on, les jumeaux ressentent également l'injure, règlent la chose entre eux et, le cas échéant, jettent un sort sur qui leur a manqué. S'élève-t-il entre eux quelque contestation — l'un par exemple, a-t-il formé un projet que l'autre juge insensé — ils en appellent à leur puîné et se rangent docilement à sa décision.
J'ignore si ma mère avait eu souvent à intervenir auprès de mes oncles jumeaux, mais même si ses interventions avaient été rares, elles avaient dû très tôt la conduire à peser le pour et le contre, elles avaient dû très tôt former son jugement ; et ainsi dit-on du puîné qu'il a meilleure sagesse que les jumeaux, la chose s'explique : le puîné assume des responsabilités plus lourdes que les jumeaux.
J'ai donné un exemple des pouvoirs de ma mère ; j'en pourrais donner d'autres, autrement étranges autrement mystérieux. Combien de fois n'ai-je point vu ma mère, au lever du jour, s'avancer de quelques pas dans la cour, tourner la tête dans telle ou telle direction, et puis crier d'une voix forte.
— Si cette entreprise se poursuit, je ne tarderai plus à la révéler ! Tiens-toi-le pour dit !
Sa voix, dans le matin, portait loin ; elle allait frapper le jeteur de sorts contre qui la menace avait été proférée ; celui-ci comprenait que s'il ne cessait ses manoeuvres nocturnes, ma mère dénoncerait son nom en clair ; et cette crainte opérait : désormais le jeteur de sorts se tenait coi. Ma mère était avertie de ces manoeuvres durant son sommeil; c'est la raison pour laquelle on ne la réveillait jamais, de peur d'interrompre le déroulement de ses rêves et des révélations qui s'y glissaient. Ce pouvoir était bien connu à nos voisins et à tout notre quartier; il ne se trouvait personne qui le contestât.
Mais si ma mère avait le don de voir ce qui se tramait de mauvais et la possibilité d'en dénoncer l'auteur, son pouvoir n'allait pas au-delà ; son don de sorcellerie ne lui permettait, l'eût-elle voulu, de rien tramer elle-même. Elle n'était donc point suspecte. Si l'on se montrait aimable à son égard, ce n'était aucunement par crainte ; on se montrait aimable parce qu'on la jugeait digne d'amabilité, parce qu'on respectait en elle un don de sorcellerie dont il n'y avait rien à craindre et, tout au contraire, beaucoup à attendre. C'était là une amabilité très différente de celle qu'on donnait des lèvres, du bout des lèvres uniquement, aux jeteurs de mauvais sorts.
A ce don, ce demi-don plutôt de sorcellerie, ma mère ajoutait d'autres pouvoirs qu'elle tenait également par voie d'héritage. Son père, à Tindican avait été un habile forgeron, et ma mère détenait les pouvoirs habituels de cette caste, qui fournit la majorité des circonciseurs et nombre de diseurs de choses cachées. Les frères de ma mère avaient choisi de devenir cultivateurs, mais il n'eût tenu qu' à eux de continuer le métier de leur père. Peut-être mon oncle Lansana, qui parlait peu, qui rêvait beaucoup, avait-il, en jetant son dévolu sur la vie paysanne, sur l'immense paix des champs détourné ses frères de la forge paternelle. Je ne sais, mais cela me paraît assez probable. Etait-il, lui aussi, un diseur de choses cachées ? J'incline à le croire : il avait les pouvoirs habituels des jumeaux et les pouvoirs de sa caste, seulement je ne crois pas qu'il les manifestât beaucoup. J'ai dit combien il était secret, combien il aimait être seul en face de ses pensées, combien il me paraissait absent, non, il n'était pas homme à se manifester. C'est en ma mère que revivait le plus visiblement — j'allais dire : ostensiblement — l'esprit de sa caste. Je ne prétends pas qu'elle y fût plus fidèle que mes oncles, mais elle était seule à montrer sa fidélité. Enfin elle avait, il va de soi, hérité de mon grand-père son totem, qui est le crocodile. Ce totem permettait à tous les Daman de puiser impunément l'eau du fleuve Niger.
En temps normal, tout le monde se fournit d'eau au fleuve. Le Niger alors coule largement, paresseusement ; il est guéable; et les crocodiles qui se tiennent en eau profonde, soit en amont, soit en aval de l'endroit où chacun puise, ne sont pas à craindre. On peut librement se baigner près des bancs de sable clair, et laver le linge.
En temps de crue, il n'en va plus de même : le fleuve triple de volume, envahit de larges étendues ; l'eau est partout profonde, et les crocodiles partout menaçants : on aperçoit leurs têtes triangulaires ras de l'eau. Aussi chacun se tient-il à distance du fleuve et se contente-t-il de puiser l'eau des petits affluents.
Ma mère, elle, continuait de puiser l'eau du fleuve. Je la regardais puiser l'eau à proximité des crocodiles. Bien entendu, je la regardais de loin, car mon totem n'est pas celui de ma mère, et j'avais, moi, tout à craindre de ces bêtes voraces; mais ma mère puisait l'eau sans crainte, et personne ne l'avertissait du danger, car chacun savait que ce danger pour elle était inexistant. Quiconque se fût risqué à faire ce que ma mère faisait, eût été inévitablement renversé d'un coup de queue, saisi entre les redoutables mâchoires et entraîné en eau profonde. Mais les crocodiles ne pouvaient pas faire de mal à ma mère, et le privilège se conçoit : il y a identité entre le totem et son possesseur ; cette identité est absolue, est telle que le possesseur a le pouvoir de prendre la forme même de son totem ; dès lors il saute aux yeux que le totem ne peut se dévorer lui-même. Mes oncles de Tindican jouissaient de la même prérogative.
Je ne veux rien dire de plus et je n'ai relaté que ce que mes yeux ont vu. Ces prodiges — en vérité c'étaient des prodiges! — j'y songe aujourd'hui comme aux événements fabuleux d'un lointain passé. Ce passé pourtant est tout proche : il date d'hier. Mais le monde bouge, le monde change, et le mien plus rapidement peut-être que tout autre et si bien qu'il semble que nous cessons d'être ce que nous étions, qu'au vrai nous ne sommes plus ce que nous étions, et que déjà nous n'étions plus exactement nous-mêmes dans le moment où ces prodiges s'accomplissaient sous nos yeux. Oui, le monde bouge, le monde change; il bouge et change à telle enseigne que mon propre totem — j'ai mon totem aussi — m'est inconnu.
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