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Littérature


Camara Laye
L'Enfant Noir

Editions Plon. Paris. 1953. 221 p.


Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6
Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12

9

J'avais quinze ans, quand je partis pour Conakry. J'allais y suivre l'enseignement technique à l'école Georges Poiret, devenue depuis le Collège technique.
Je quittais mes parents pour la deuxième fois. Je les avais quittés une première fois aussitôt après mon certificat d'études, pour servir d'interprète à un officier qui était venu faire des relevés de terrain dans notre région et en direction du Soudan. Cette fois, je prenais un congé beaucoup plus sérieux..
Depuis une semaine, ma mère accumulait les provisions. Conakry est à quelque 600 kilomètres de Kouroussa et, pour ma mère, c'était une terre inconnue, sinon inexplorée, où Dieu seul savait si l'on mange à sa faim. Et c'est pourquoi les couscous, les viandes, les poissons, les ignames, le riz, les patates s'entassaient. Une semaine plus tôt déjà, ma mère avait entamé la tournée des marabouts les plus réputés, les consultants sur mon avenir et multipliant les sacrifices. Elle avait fait immoler un boeuf à la mémoire de son père et invoqué l'assistance de ses ancêtres, afin que le bonheur m'accompagnât dans un voyage qui, à ses yeux, était un peu comme un départ chez les sauvages ; le fait que Conakry est la capitale de la Guinée, ne faisait qu'accentuer le caractère d'étrangeté du lieu où je me rendrais.
La veille de mon départ, un magnifique festin réunit dans notre concession marabouts et féticheurs, notables et amis et, à dire vrai, quiconque se donnait la peine de franchir le seuil, car il ne fallait, dans l'esprit de ma mère, éloigner personne ; il fallait tout au contraire que des représentants de toutes les classes de la société assistassent au festin, afin que la bénédiction qui m'accompagnera fût complète. Telle était d'ailleurs l'intention dans laquelle les marabouts avaient ordonné cette dépense de victuailles. Et ainsi chacun, après s'être rassasié, me bénissait, disait en me serrant la main:
— Que la chance te favorise! Que tes études soient bonnes! Et que Dieu te protège !
Les marabouts, eux, usaient de formules plus longues. Ils commençaient par réciter quelques textes du Coran adaptés à la circonstance ; puis, leurs invocations achevées, ils prononçaient le nom d'Allah ; immédiatement après, ils me bénissaient.
Je passai une triste nuit. J'étais très énervé, un peu angoissé aussi, et je me réveillai plusieurs fois. Une fois, il me sembla entendre des gémissements. Je pensai aussitôt à ma mère. Je me levai et allai à sa case : ma mère remuait sur sa couche et se lamentait sourdement. Peut-être aurais-je dû me montrer, tenter de la consoler, mais j'ignorais comment elle m'accueillerait : peut-être n'aurait-elle pas été autrement satisfaite d'avoir été surprise à se lamenter; et je me retirai, le coeur serré. Est-ce que la vie était ainsi faite, qu'on ne pût rien entreprendre sans payer tribut aux larmes ?
Ma mère me réveilla à l'aube, et je me levai sans qu'elle dût insister. Je vis qu'elle avait les traits tirés, mais elle prenait sur elle, et je ne dis rien: je fis comme si son calme apparent me donnait réellement le change sur sa peine. Mes bagages étaient en tas dans la case. Soigneusement calée et placée en évidence, une bouteille y était jointe.
— Qu'y a-t-il dans cette bouteille ? dis-je.
— Ne la casse pas ! dit ma mère.
— J'y ferai attention.
Fais-y grande attention! Chaque matin, avant d'entrer en classe, tu prendras une petite gorgée de cette bouteille.
— Est-ce l'eau destinée à développer l'intelligence ? dis-je.
— Celle-la même ! Et il n'en peut exister de plus efficace: elle vient de Kankan !
J'avais déjà bu de cette eau : mon professeur m'en avait fait boire, quand j'avais passé mon certificat d'études. C'est une eau magique qui a nombre de pouvoirs et en particulier celui de développer le cerveau. Le breuvage est curieusement composé : nos marabouts ont des planchettes sur lesquelles ils écrivent des prières tirées du Coran ; lorsqu'ils ont fini d'écrire le texte, ils l'effacent en lavant la planchette; l'eau de ce lavage est précieusement recueillie et, additionnée de miel, elle forme l'essentiel du breuvage. Acheté dans la ville de Kankan, qui est une ville très musulmane et la plus sainte de nos villes, et manifestement acheté à haut prix, le breuvage devait être particulièrement agissant. Mon père, pour sa part, m'avait remis, la veille, une petite corne de bouc renfermant des talismans ; et je devais porter continuellement sur moi cette corne qui me détendrait contre les mauvais esprits.
— Cours vite faire tes adieux maintenant ! dit ma mère.
J'allai dire au revoir aux vieilles gens de notre concession et des concessions voisines, et j'avais le coeur gros. Ces hommes, ces femmes, je les connaissais depuis ma plus tendre enfance, depuis toujours je les avais vus à la place même où je les voyais, et aussi j'en avais vu disparaître : ma grand-mère paternelle avait disparu. Et reverrais-je tous ceux auxquels je disais à présent adieu ? Frappé de cette incertitude, ce fut comme si soudain je prenais congé de mon passé même. Mais n'était-ce pas un peu cela ? Ne quittais-je pas ici toute une partie de mon passé ?
Quand je revins prés de ma mère et que je l'aperçus en larmes devant mes bagages, je me mis à pleurer à mon tour. Je me jetai dans ses bras et je l'étreignis.
— Mère ! criai-je.
Je l'entendais sangloter, je sentais sa poitrine douloureusement se soulever.
— Mère, ne pleure pas ! dis-je. Ne pleure pas !
Mais je n'arrivais pas moi-même à refréner mes larmes et je la suppliai de ne pas m'accompagner à la gare, car il me semblait qu'alors je ne pourrais jamais m'arracher à ses bras. Elle me fit signe qu'elle y consentait. Nous nous étreignîmes une dernière fois, et je m'éloignai presque en courant. Mes súurs, mes frères, les apprentis se chargèrent des bagages.
Mon père m'avait rapidement rejoint et il m'avait pris la main, comme du temps où j'étais encore enfant. Je ralentis le pas : j'étais sans courage, je sanglotais éperdument.
— Père ! fis-je.
— Je t'écoute, dit-il.
— Est-il vrai que je pars ?
— Que ferais-tu d'autre ? Tu sais bien que tu dois partir.
— Oui, dis-je.
Et je me remis à sangloter.
— Allons! allons! mon petit, dit-il. N'es-tu pas un grand garçon ?
Mais sa présence même, sa tendresse même — et davantage encore maintenant qu'il me tenait la main — m'enlevaient le peu de courage qui me restait, et il le comprit.
— Je n'irai pas plus loin, dit-il. Nous allons nous dire adieu ici: il ne convient pas que nous fondions en larmes à la gare, en présence de tes amis; et puis je ne veux pas laisser ta mère seule en ce moment : ta mère a beaucoup de peine! J'en ai beaucoup aussi. Nous avons tous beaucoup de peine, mais nous devons nous montrer courageux. Sois courageux! Mes frères, là-bas, s'occuperont de toi. Mais travaille bien! Travaille comme tu travaillais ici. Nous avons consenti pour toi des sacrifices; il ne faut point qu'ils demeurent sans résultat. Tu m'entends ?
— Oui, fis-je.
Il demeura silencieux un moment, puis reprit:
— Vois-tu, je n'ai pas eu comme toi un père qui veillait sur moi ; au moins ne l'ai-je pas eu très longtemps : à douze ans, j'étais orphelin; et j'ai dû faire seul mon chemin. Ce n'était pas un chemin facile! Les oncles auxquels on m'avait confié, m'ont traité plus en esclave qu'en neveu. Ce n'est pas pourtant que je leur sois resté longtemps à charge: presque tout de suite ils m'ont placé chez les Syriens; j'y étais simple domestique, et tout ce que je gagnais, je le remettais fidèlement à mes oncles, mais mes gains mêmes ne désarmèrent jamais leur rudesse ni leur avidité. J'ai dû beaucoup travailler pour me faire ma situation. Toi … Mais en voilà assez. Saisis ta chance ! Et fais-moi honneur! Je ne te demande rien de plus. Le feras-tu ?
— Je le ferai, père.
— Bien ! bien … Allons! sois brave, petit. Va ! …
— Père !
Il me serra contre lui ; il ne m'avait jamais serré si étroitement contre lui.
— Va ! petit, va !
Il desserra brusquement son étreinte et partit très vite — sans doute ne voulait-il point me montrer ses larmes — et je poursuivis ma route vers la gare. L'aînée de mes soeurs, mes frères, Sidafa et les plus jeunes apprentis m'escortaient avec mes bagages. A mesure que nous avancions, des amis se joignaient à nous ; Fanta aussi rejoignit notre groupe. Et c'était un peu comme si de nouveau j'avais été sur le chemin de l'école : tous mes compagnons étaient là, et même notre bande n'avait jamais été plus nombreuse. Et de fait, n'étais-je pas sur le chemin de l'école ?
— Fanta, dis-je, nous sommes sur le chemin de l'école.
Mais elle ne me répondit que par un pâle sourire, et mes paroles n'eurent pas d'autre écho. J'étais en vérité sur le chemin de l'école, mais j'étais seul ; déjà j'étais seul ! Nous n'avions jamais été plus nombreux, et jamais je n'avais été si seul. Bien que ma part fût sans doute la plus lourde, nous portions tous le poids de la séparation: à peine échangions-nous quelque rare parole. Et nous fûmes sur le quai de la gare, attendant le train, sans nous être quasiment rien dit ; mais qu'eussions-nous dit que nous ne ressentions chacun? Tout allait sans le dire.
Plusieurs griots étaient venus saluer mon départ. Je ne fus pas plus tôt sur le quai, qu'ils m'assaillirent de flatteries. « Déjà tu es aussi savant que les Blancs ! chantaient-ils. Tu es véritablement comme les Blancs! A Conakry, tu t'assoieras parmi les plus illustres ! » De tels excès étaient assurément plus faits pour me confondre que pour chatouiller ma vanité. Au vrai, que savais-je ? Ma science était bien courte encore ! Et ce que je savais, d'autres aussi le savaient : mes compagnons qui m'entouraient, en savaient autant que moi ! J'aurais voulu demander aux griots de se taire ou tout au moins de modérer leurs louanges, mais c'eût été aller contre les usages, et je me tins coi. Leurs flatteries d'ailleurs n'étaient peut-être pas tout à fait inutiles: elles me faisaient penser à prendre mes études fort au sérieux, et il est vrai que je les avais toujours prises fort au sérieux ; mais tout ce que chantaient les griots à présent, je me voyais désormais contraint de le réaliser un jour, si je ne voulais pas à mon retour, à chaque retour, avoir l'air d'un âne.
Ces flatteries eurent encore un effet supplémentaire; celui de me distraire du chagrin où j'étais plongé. J'en avais souri — j'avais commencé par en sourire avant d'en ressentir de la confusion, mais si mes compagnons en avaient également perçu le ridicule, et ils l'avaient nécessairement perçu, rien néanmoins n'en affleurait sur leurs traits ; sans doute sommes-nous si habitués aux hyperboles des griots, que nous n'y accordons plus attention. Mais Fanta ? Non, Fanta avait dû prendre ces flatteries pour argent comptant. Fanta … Fanta ne songeait pas à sourire: elle avait les yeux embués. Chère Fanta ! … Je jetai, en désespoir de cause, un regard à ma soeur: celle-ci pour sûr avait du éprouver mes sentiments: elle éprouvait toujours mes sentiments; mais je la vis simplement préoccupée par mes bagages: elle m'avait déjà plusieurs fois recommandé d'y veiller et elle profita de la rencontre de nos regards pour me le répéter.
— Sois sans crainte, dis-je. J'y veillerai.
— Te rappelles-tu leur nombre? dit-elle.
— Certainement !
— Bon! Alors ne les égare pas. Souviens-toi que tu passes ta première nuit à Mamou: le train s'arrête la nuit, à Mamou.
— Suis-je un enfant auquel il faut tout expliquer ?
— Non, mais tu ne sais pas comment sont les gens là où tu vas. Garde tes bagages à portée et, de temps en temps, compte-les. Tu me comprends: aie l'oeil dessus !
— Oui, dis-je.
— Et ne donne pas ta confiance au premier venu! Tu m'entends ?
— Je t'entends !
Mais il y avait un moment déjà que j'avais cessé de l'entendre et cessé de sourire des hyperboles des griots : ma peine m'était brusquement revenue ! Mes jeunes frères avaient glissé leurs petites main dans les miennes, et je pensais à la tendre chaleur de leurs mains ; je pensais aussi que le train n'allait plus tarder, et qu'il me faudrait lâcher leurs mains et me séparer de cette chaleur, me séparer de cette douceur ; et je craignais de voir déboucher le train, je souhaitais que le train eût du retard: parfois il avait du retard; peut-être aujourd'hui aussi aurait-il du retard. Je regardai l'heure, et il avait du retard ! Il avait du retard ! Mais il déboucha tout à coup, et je dus lâcher les mains, quitter cette douceur et avoir l'impression de tout quitter !
Dans le brouhaha du départ, il me sembla que je ne voyais que mes frères: ils étaient ici, ils étaient là, et comme éperdus, mais se faufilant néanmoins chaque fois au premier rang; et mes regards inlassablement les cherchaient, inlassablement revenaient sur eux Les aimais-je donc tant ? Je ne sais pas. Il m'arrivait souvent de les négliger quand je partais pour l'école, les plus petits dormaient encore ou bien on les baignait, et quand je rentrais de l'école, je n'avais pas toujours grand temps à leur donner; mais maintenant je ne regardais qu'eux. Etait-ce leur chaleur qui imprégnait encore mes mains et me rappelait que mon père, tout à l'heure, m'avait pris la main ? Oui, peut-être; peut-être cette dernière chaleur qui était celle de la case natale.
On me passa mes bagages par la fenêtre, et je les éparpillai autour de moi; ma soeur sans doute me fit une dernière recommandation aussi vaine que les précédentes; et chacun certainement eut une parole gentille, Fanta sûrement aussi, Sidafa aussi mais dans cet envolement de mains et d'écharpes qui salua le départ du train, je ne vis vraiment que mes frères qui couraient le long du quai, le long du train, en me criant adieu. Là où le quai finit, ma soeur et Fanta les rejoignirent. Je regardai mes frères agiter leur béret, ma soeur et Fanta agiter leur foulard, et puis soudain je les perdis de vue; je les perdis de vue bien avant que l'éloignement du train m'y eut contraint: mais c'est qu'une brume soudain les enveloppa, c'est que les larmes brouillèrent ma vue … Longtemps je demeurai dans mon coin de compartiment, comme prostré, mes bagages répandus autour de moi, avec cette dernière vision dans les yeux: mes jeunes frères, ma soeur, Fanta …
Vers midi, le train atteignit Dabola. J'avais finalement rangé mes bagages et je les avais comptés; et je commençais à reprendre un peu intérêt aux choses et aux gens. J'entendis parler le peul : Dabola est à l'entrée du pays peul. La grande plaine où j'avais vécu jusque-là, cette plaine si riche, si pauvre aussi, si avare parfois avec son sol brûlé, mais d'un visage si familier, si amical, cédait la place aux premières pentes du Fouta-Djallon.
Le train repartit vers Mamou, et bientôt les hautes falaises du massif apparurent. Elles barraient l'horizon, et le train partait à leur conquête; mais c'était une conquête très lente, presque désespérée, si lente et si désespérée qu'il arrivait que le train dépassât à peine le pas d'homme. Ce pays nouveau pour moi, trop nouveau pour moi, trop tourmenté, me déconcertait plus qu'il ne m'enchantait; sa beauté m'échappait.
J'arrivai à Mamou un peu avant la fin du jour. Comme le train ne repart de cette ville que le lendemain, les voyageurs passent la nuit où cela se trouve, à l'hôtel ou chez des amis. Un ancien apprenti de mon père, averti de mon passage, me donna l'hospitalité pour la nuit. Cet apprenti se montra on ne peut plus aimable en paroles ; en fait — mais peut-être ne se souvint-il pas de l'opposition des climats — il me logea dans une case juchée sur une colline, où j'eus tout loisir — plus de loisir que je n'en souhaitais ! — d'éprouver les nuits froides et l'air sec du Fouta-Djallon. La montagne décidément ne me disait rien !
Le lendemain, je repris le train, et un revirement se fit en moi ; était-ce l'accoutumance déjà ? je ne sais, mais mon opinion sur la montagne se modifia brusquement et à telle enseigne que, de Mamou à Kindia, je ne quittai pas la fenêtre une seconde. Je regardais, et cette fois avec ravissement, se succéder cimes et précipices, torrents et chutes d'eau, pentes boisées et vallées profondes. L'eau jaillissait partout, donnait vie à tout. Le spectacle était admirable, un peu terrifiant aussi quand le train s'approchait par trop des précipices. Et parce que l'air était d'une extraordinaire pureté, tout se voyait dans le moindre détail. C'était une terre heureuse ou qui paraissait heureuse. D'innombrables troupeaux paissaient, et les bergers nous saluaient au passage.
A l'arrêt de Kindia, je cessai d'entendre parler le peul : on parlait le soussou, qui est le dialecte qu'on parle également à Conakry. Je prêtai l'oreille un moment, mais presque tout m'échappa, des paroles qu'on échangeait.
Nous descendions à présent vers la côte et vers Conakry, et le train roulait, roulait, autant il s'était essoufflé à escalader le massif, autant il le dévalait joyeusement. Mais le paysage n'était plus le même qu'entre Mamou et Kindia, le pittoresque n'était plus le même : c'était ici une terre moins mouvementée, moins âpre et déjà domestiquée, où de grandes étendues symétriquement plantées de bananiers et de palmiers se suivaient avec monotonie. La chaleur aussi était lourde, et toujours plus lourde à mesure que nous nous rapprochions des terres basses et de la côte, et qu'elle gagnait en humidité ; et l'air naturellement avait beaucoup perdu de sa transparence.
A la nuit tombée, la presqu'île de Conakry se découvrit, vivement illuminée. Je l'aperçus de loin comme une grande fleur claire posée sur les flots; sa tige la retenait au rivage. L'eau à l'entour luisait doucement, luisait comme le ciel ; mais le ciel n'a pas ce frémissement! Presque tout de suite, la fleur se mit à grandir, et l'eau recula, l'eau un moment encore se maintint des deux côtés de la tige, puis disparut. Nous nous rapprochions maintenant rapidement. Quand nous fûmes dans la lumière même de la presqu'île et au coeur de la fleur, le train s'arrêta.
Un homme de haute taille et qui imposait, vint au-devant de moi. Je ne l'avais jamais vu — ou, si je l'avais vu, c'était dans un âge trop tendre pour m'en souvenir — , mais à la manière dont il me dévisageait, je devinai qu'il était le frère de mon père.
— Etes-vous mon oncle Mamadou, dis-je.
— Oui, dit-il, et toi, tu es mon neveu Laye. Je t'ai aussitôt reconnu tu es le vivant portrait de ta mère ! Vraiment, je n'aurais pas pu ne pas te reconnaître. Et, dis-moi comment va-t-elle, ta mère ? Et comment va ton père ? … Mais viens ! nous aurons tout loisir de parler de cela. Ce qui compte pour l'instant, c'est que tu dînes et puis que tu te reposes. Alors suis-moi, et tu trouveras ton dîner prêt et ta chambre préparée.
Cette nuit fut la première que je passai dans une maison européenne. Etait-ce le manque d'habitude, était-ce la chaleur humide de la ville ou la fatigue de deux journées de train, je dormis mal. C'était pourtant une maison très confortable que celle de mon oncle, et la chambre où je dormais était très suffisamment vaste, le lit assurément moelleux, plus moelleux qu'aucun de ceux sur lesquels je m'étais jusque-là étendu ; au surplus j'avais été très amicalement accueilli, accueilli comme un fils pourrait l'être ; il n'empêche je regrettais Kouroussa, je regrettais ma case ! Ma pensée demeurait toute tournée vers Kouroussa: je revoyais ma mère, mon père, je revoyais mes frères et mes soeurs, je revoyais mes amis. J'étais à Conakry et je n'étais pas tout à fait à Conakry. J'étais toujours à Kouroussa ; et je n'étais plus à Kouroussa! J'étais ici et j'étais là; j'étais déchiré Et je me sentais très seul, en dépit de l'accueil affectueux que j'avais reçu.
— Alors, me dit mon oncle, quand je me présentai le lendemain devant lui, as-tu bien dormi ?
— Oui, dis-je.
— Non, dit-il; peut-être n'as-tu pas très bien dormi. Le changement aura été un peu brusque. Mais tout cela n'est qu'affaire d'habitude. Tu reposeras déjà beaucoup mieux, la nuit prochaine. Tu ne crois pas ?
— Je le crois.
— Bon et aujourd'hui, que comptes-tu faire ?
— Je ne sais pas. Ne dois-je pas rendre visite à l'école ?
— Nous ferons cette visite demain et nous la ferons ensemble. Aujourd'hui, tu vas visiter la ville. Profite de ton dernier jour de vacances! Es-tu d'accord ?
— Oui, mon oncle.
Je visitai la ville. Elle différait fort de Kouroussa. Les avenues y étaient tirées au cordeau et se coupaient à angle droit. Des manguiers les bordaient et par endroits formaient charmille ; leur ombre épaisse était partout la bienvenue, car la chaleur était accablante non qu'elle fût beaucoup plus forte qu'à Kouroussa peut-être même était-elle moins forte — , mais saturée de vapeur d'eau à un point inimaginable. Les maisons s'entouraient toutes de fleurs et de feuillage ; beaucoup étaient comme perdues dans la verdure, noyées dans un jaillissement effréné de verdure. Et puis je vis la mer !
Je la vis brusquement au bout d'une avenue et je demeurai un long moment à regarder son étendue, à regarder les vagues se suivre et se poursuivre, et finalement se briser contre les roches rouges du rivage. Au loin, des îles apparaissaient, très vertes en dépit de la buée qui les environnait. Il me sembla que c'était le spectacle le plus étonnant qu'on put voir; du train et de nuit, je n'avais fait que l'entrevoir ; je ne m'étais pas fait une notion juste de l'immensité de la mer et moins encore de son mouvement, de la sorte de fascination qui naît de son infatigable mouvement; à présent j'avais le spectacle sous les yeux et je m'en arrachai difficilement.
— Eh bien, comment as-tu trouvé la ville? me dit mon onde à mon retour.
— Superbe ! dis-je.
— Oui, dit-il, bien qu'un peu chaude si j'en juge par l'état de tes vêtements. Tu es en nage! Va te changer. Il faudra te changer ici plusieurs fois par jour. Mais ne traîne pas: le repas doit être prêt, et tes tantes sont certainement impatientes de le servir.
Mon oncle habitait la maison avec ses deux femmes, mes tantes Awa et N'Gady, et un frère cadet, mon oncle Sékou. Mes tantes, comme mes oncles, avaient chacune son logement particulier et elles l'occupaient avec leurs enfants.
Mes tantes Awa et N'Gady se prirent d'affection pour moi dès le premier soir et demeurèrent dans ce sentiment au point que, bientôt, elles ne firent plus de différence entre leurs propres enfants et moi-même. Quant aux enfants, plus jeunes de beaucoup, on ne leur apprit pas que je n'étais que leur cousin: ils me crurent leur frère aîné et de fait me traitèrent d'emblée comme tel ; la journée n'était pas à sa fin, qu'ils se pressaient contre moi et grimpaient sur mes genoux. Plus tard, quand l'habitude fut prise de passer tous mes jours de congé chez mon oncle, ils en vinrent même à guetter mon arrivée: ils ne m'avaient pas plus tôt entendu ou aperçu qu'ils accouraient; et s'il arrivait qu'occupés par leurs jeux, ils n'accourussent pas aussitôt, mes tantes les rabrouaient : « Comment! disaient-elles. Voici une semaine que vous n'avez vu votre grand frère et vous ne courez pas lui dire bonjour ? » Oui, très réellement mes deux tantes s'ingénièrent à remplacer ma mère et elles persévérèrent durant tout le temps de mon séjour. Elles poussèrent même l'indulgence jusqu'à ne jamais me reprocher une maladresse, si bien qu'il m'arriva d'en demeurer tout confus. Elles étaient foncièrement bonnes et d'humeur enjouée, et je ne fus pas long à constater qu'entre elles, elles s'entendaient on ne peut mieux. En vérité je vécus là au sein d'une famille fort unie et dont toute criaillerie demeurait résolument bannie. Je pense que l'autorité, très souple au reste et quasi secrète, de mon oncle Mamadou fondait cette paix et cette union.
Mon oncle Mamadou était un peu plus jeune que mon père; il était grand et fort, toujours correctement vêtu, calme et digne ; c'était un homme qui d'emblée imposait. Comme mon père, il était né à Kouroussa, mais l'avait quittée de bonne heure ; il y avait été écolier, puis, comme je le faisais maintenant, il était venu poursuivre ses études à Conakry et en avait achevé le cycle à l'Ecole normale de Gorée. Je ne crois pas qu'il soit demeuré longtemps instituteur : très vite le commerce l'avait attiré. Quand j'arrivai à Conakry, il était chef comptable dans un établissement français. J'ai fait petit à petit sa connaissance et plus j'ai appris à le connaître, plus je l'ai aimé et respecté.
Il était musulman, et je pourrais dire : comme nous le sommes tous; mais il l'était de fait beaucoup plus que nous ne le sommes généralement: son observance du Coran était sans défaillance. Il ne fumait pas, ne buvait pas, et son honnêteté était scrupuleuse. Il ne portait de vêtements européens que pour se rendre à son travail; sitôt rentré, il se déshabillait, passait un boubou qu'il exigeait immaculé, et disait ses prières. A sa sortie de l'Ecole normale, il avait entrepris l'étude de l'arabe; il l'avait appris à fond, et seul néanmoins, s'aidant de livres bilingues et d'un dictionnaire; à présent il le parlait avec la même aisance que le français, sans pour cela en faire aucunement parade, car seule une meilleure connaissance de la religion l'avait incité à l'apprendre : ce qui l'avait guidé, c'était l'immense désir de lire couramment le Coran dans le texte. Le Coran dirigeait sa vie! Jamais je n'ai vu mon oncle en colère, jamais je ne l'ai vu entrer en discussion avec ses femmes ; je l'ai toujours vu calme, maître de lui et infiniment patient. A Conakry, on avait grande considération pour lui, et il suffisait que je me réclamasse de ma parenté, pour qu'une part de son prestige rejaillit sur moi. A mes yeux, il faisait figure de saint.
Mon oncle Sékou, le plus jeune de mes oncles paternels, n'avait pas cette intransigeance. D'une certaine façon, il était plus proche de moi : sa jeunesse le rapprochait de moi. Il y avait en lui une exubérance qui me plaisait fort, et qui se traduisait par une grande abondance de paroles. Sitôt qu'il commençait à parler, mon oncle Sékou devenait intarissable. Je l'écoutais volontiers — tout le monde l'écoutait volontiers — car rien de ce qu'il disait n'était insignifiant, et il le disait avec une merveilleuse éloquence. J'ajoute que son exubérance n'allait pas sans qualités profondes et que ces qualités étaient sensiblement les mêmes que celles de mon oncle Mamadou. A l'époque où je l'ai connu, il n'était pas encore marié : fiancé seulement, ce qui était un motif de plus de le rapprocher de moi. Il était employé au chemin de fer Conakry-Niger. Lui aussi fut toujours parfait à mon égard, et parce que l'âge mettait moins de distance entre nous, il fut plus pour moi un frère aîné qu'un oncle.
Le lendemain et mon dernier jour de vacances épuisé, mon onde Mamadou me conduisit à ma nouvelle école.
— Travaille ferme à présent, me dit-il, et Dieu te protégera. Dimanche, tu me conteras tes premières impressions. Dans la cour, où l'on me donna les premières indications, au dortoir, ou j'allai ranger mes vêtements, je trouvai des élèves venus comme moi de Haute-Guinée, et nous fîmes connaissance ; je ne me sentis pas seul. Un peu plus tard, nous entrâmes en classe. Nous étions, anciens et nouveaux, réunis dans une même grande salle. Je me préparai à mettre les bouchées doubles, songeant à tirer déjà quelque parti de l'enseignement qu'on donnerait aux anciens, tout en m'en tenant évidemment au mien propre ; mais presque aussitôt je m'aperçus qu'on ne faisait pas grande différence entre anciens et nouveaux il semblait plutôt qu'on s'apprêtait à répéter aux anciens, pour la deuxième, voire pour la troisième fois, le cours qu'on leur avait seriné dès la première année. « Enfin, on verra bien! » pensai-je; mais j'étais néanmoins troublé ; le procédé ne me paraissait pas de bon augure.
Pour commencer, on nous dicta un texte très simple. Quand le maître corrigea les copies, j'eus peine à comprendre qu'elles pussent fourmiller de tant de fautes. C'était, je l'ai dit, un texte très simple, sans surprises, où pas un de mes compagnons de Kouroussa n'eût trouvé occasion de trébucher. Après, on nous donna un problème à résoudre; nous fûmes très exactement deux à trouver la solution ! J'en demeurai atterré: était-ce là l'école où j'accéderais à un niveau supérieur ? Il me sembla que je retournais plusieurs années en arrière, que j'étais assis encore dans une des petites classes de Kouroussa. Mais c'était bien cela: la semaine s'écoula sans que j'eusse rien appris. Le dimanche, je m'en plaignis vivement à mon oncle.
— Rien ! je n'ai rien appris, mon oncle ! Tout ce qu'on nous a enseigné, je le savais depuis longtemps. Est-ce la peine vraiment d'aller à cette école ? Autant regagner Kouroussa tout de suite !
— Non, dit mon oncle; non ! Attends un peu !
— Il n'y a rien à attendre ! J'ai bien vu qu'il n'y avait rien à attendre !
— Allons ! ne sois pas si impatient ! Es-tu toujours si impatient ? Cette école où tu es, peut-être bien est-elle à un niveau trop bas pour ce qui regarde l'enseignement général, mais elle peut te donner une formation pratique que tu ne trouveras pas ailleurs. N'as-tu pas travaillé dans les ateliers ? Je lui montrai mes mains elles étaient zébrées d'éraflures, et les pointes des doigts me brûlaient.
— Mais je ne veux pas devenir un ouvrier ! dis-je.
— Pourquoi le deviendrais-tu ?
— Je ne veux pas qu'on me méprise !
Aux yeux de l'opinion, il y avait une différence énorme entre les élèves de notre école et ceux du collège Camille Guy. Nous, on nous tenait simplement pour de futurs ouvriers ; certes, nous ne serions pas des manoeuvres, mais nous deviendrions tout au plus des contremaîtres ; jamais, comme les élèves du collège Camille Guy, nous n'avions accès aux écoles de Dakar.
— Ecoute-moi attentivement, dit mon oncle. Tous les élèves venant de Kouroussa ont toujours dédaigné l'école technique, toujours ils ont rêvé d'une carrière de gratte-papier. Est-ce une telle carrière que tu ambitionnes ? Une carrière où vous serez perpétuellement treize à la douzaine ? Si réellement ton choix s'est fixé sur une telle carrière, change d'école. Mais dis-toi bien ceci, retiens bien ceci : si j'avais vingt ans de moins, si j'avais mes études à refaire, je n'eusse point été à l'Ecole normale; non ! j'aurais appris un bon métier dans une école professionnelle : un bon métier m'eut conduit autrement loin !
— Mais alors, dis-je, j'aurais aussi bien pu ne pas quitter la forge paternelle!
— Tu aurais pu ne pas la quitter. Mais, dis-moi, n'as-tu jamais eu l'ambition de la dépasser ?
Or, j'avais cette ambition ; mais ce n'était pas en devenant un travailleur manuel que je la réaliserais ; pas plus que l'opinion commune, je n'avais de considération pour de tels travailleurs.
— Mais qui te parle de travailleur manuel? dit mon oncle. Un technicien n'est pas nécessairement un manuel et, en tout cas, il n'est pas que cela ; c'est un homme qui dirige et qui sait, le cas échéant, mettre la main à la pâte. Or les hommes qui dirigent des entreprises, ne savent pas tous mettre la main à la pâte, et ta supériorité sera là justement. Crois-moi demeure où tu es ! Je vais d'ailleurs t'apprendre une chose que tu ignores encore : ton école est en voie de réorganisation. Tu y verras sous peu de grands changements, et l'enseignement général n'y sera plus inférieur à celui du collège Camille Guy.
Est-ce que les arguments de mon oncle finirent par me convaincre ? Pas pleinement peut-être. Mais mon oncle Sékou et mes tantes même joignirent leurs instances aux siennes, et je demeurai donc à l'école technique.
Quatre jours sur six je travaillais dans les ateliers, limant des bouts de ferraille ou rabotant des planches sous la direction d'un moniteur. C'était un travail apparemment facile et nullement ennuyeux, moins facile pourtant qu'il n'y paraissait à première vue, parce que le manque d'habitude, d'abord, et les longues heures que nous passions debout devant l'établi, ensuite, finissaient par le rendre pénible. Je ne sais comment — ou était-ce d'être demeuré trop longtemps debout? était-ce quelque inflammation causée par les échardes de métal et de bois ? — mes pieds enflèrent et j'attrapai un ulcère. Je crois qu'à Kouroussa le mal eût été bénin, je crois même qu'il ne se fût seulement pas déclaré, mais ici, dans ce climat brûlant et sursaturé d'eau, ce climat auquel le corps n'avait pas eu le temps de s'adapter, l'ulcère gagna rapidement du champ, et on m'hospitalisa.
J'eus tout de suite le moral très bas. La nourriture plus que spartiate qu'on distribuait dans cet hôpital par ailleurs magnifique, n'était pas précisément faite pour beaucoup relever ce moral. Mais sitôt que mes tantes apprirent ce qui m'était arrivé, elles vinrent chaque jour m'apporter mes repas ; mes oncles également me firent visite et me tinrent compagnie. Sans eux, sans elles, j'eusse été vraiment misérable, vraiment abandonné, dans cette ville dont l'esprit m'était étranger, le climat hostile, et dont le dialecte m'échappait presque entièrement : autour de moi, on ne parlait que le soussou, et je suis Malinké, hormis le français, je ne parle que le malinké.
Et puis je trouvais stupide de demeurer couché à me tourner les pouces, à respirer l'air gluant, à transpirer jour et nuit ; je trouvais plus stupide encore de n'être même pas à l'école, de souffrir cet air accablant et cette immobilité sans profit. Que faisais-je, sinon lamentablement perdre mon temps? Or, l'ulcère ne se guérissait pas! Il n'empirait pas, mais il ne s'améliorait pas non plus: il demeurait au même point …
L'année scolaire s'écoula lentement, très lentement ; au vrai, elle me parut interminable, aussi interminable que les longues pluies qui frappaient, des jours durant, parfois des semaines durant, la tôle ondulée des toits; aussi interminable que ma guérison ! Puis, par une bizarrerie que je n'explique pas, la fin de cette année scolaire coïncida avec mon rétablissement. Mais il n'était que temps : j'étouffais ! je bouillonnais d'impatience ! … Je repartis pour Kouroussa comme vers une terre promise!


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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.