Editions Plon. Paris. 1953. 221 p.
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L'année ou je regagnai Kouroussa, mon certificat d'aptitude professionnelle dans ma poche et, j'en fais l'aveu, un peu bien gonflé de mon succès, je fus évidemment reçu à bras ouverts ; reçu comme je l'étais à chaque fin d'année scolaire à vrai dire : avec les mêmes transports, la même chaleureuse affection ; s'il s'y ajoutait, cette année-ci, une fierté absente des précédentes et si, sur le parcours de la gare à notre concession, les marques d'accueil avaient été plus enthousiastes, ce n'était pas moins le même amour, la même amitié qui dictait tout. Mais tandis que mes parents me pressaient sur leur coeur, tandis que ma mère se réjouissait peut-être plus de mon retour que du diplôme conquis, je n'avais pas trop bonne conscience, et spécialement vis-à-vis de ma mère.
C'est qu'avant mon départ de Conakry, le directeur de l'école m'avait fait appeler et m'avait demandé si je voulais aller en France pour y achever mes études. J'avais répondu oui d'emblée — tout content, j'avais répondu oui! — mais je l'avais dit sans consulter mes parents, sans consulter ma mère. Mes oncles, à Conakry, m'avaient dit que c'était une chance unique et que je n'eusse pas mérité de respirer si je ne l'avais aussitôt acceptée. Mais qu'allaient dire mes parents, et ma mère plus particulièrement ? Je ne me sentais aucunement rassuré. J'attendis que nos effusions se fussent un peu calmées, et puis je m'écriai, — je m'écriai comme si la nouvelle devait ravir tout le monde :
— Et ce n'est pas tout ; le directeur se propose de m'envoyer en France !
— En France? dit ma mère.
Et je vis son visage se fermer.
— Oui. Une bourse me sera attribuée ; il n'y aura aucun frais pour vous.
— Il s'agit bien de frais ! dit ma mère. Quoi ! tu nous quitterais encore ?
— Mais je ne sais pas, dis-je.
Et je vis bien — et déjà je me doutais bien — que je m'étais fort avancé, fort imprudemment avancé en répondant « oui » au directeur.
Tu ne partiras pas ! dit ma mère.
— Non, dis-je. Mais ce ne serait pas pour plus d'une année.
— Une année ? dit mon père. Une année, ce n'est pas tellement long.
— Comment ? dit vivement ma mère. Une année, ce n'est pas long ? Voilà quatre ans que notre fils n'est plus jamais près de nous, sauf pour les vacances, et toi, tu trouves qu'une année ce n'est pas long ?
— Eh bien … commença mon père.
— Non ! non ! dit ma mère. Notre fils ne partira pas ! Qu'il n'en soit plus question !
— Bon, dit mon père; n'en parlons plus. Aussi bien cette journée est-elle la journée de son retour et de son succès : réjouissons-nous ! On parlera de tout cela plus tard.
Nous n'en dîmes pas davantage, car les gens commençaient d'affluer dans la concession, pressés de me fêter.
Tard dans la soirée, quand tout le monde fut couché, j'allai rejoindre mon père sous la véranda de sa case : le directeur m'avait dit qu'il lui fallait, avant de faire aucune démarche, le consentement officiel de mon père et que ce consentement devrait lui parvenir dans le plus bref délai.
— Père, dis-je, quand le directeur m'a proposé de partir en France, j'ai dit oui.
— Ah! tu avais déjà accepté ?
— J'ai répondu oui spontanément. Je n'ai pas réfléchi, à ce moment, à ce que mère et toi en penseriez.
— Tu as donc bien envie d'aller là-bas ? dit-il.
— Oui, dis-je. Mon oncle Mamadou m'a dit que c'était une chance unique.
— Tu aurais pu aller à Dakar ; ton oncle Mamadou est allé à Dakar.
— Ce ne serait pas la même chose.
— Non, ce ne serait pas la même chose … Mais comment annoncer cela à ta mère ?
— Alors tu acceptes que je parte ? m'écriai-je.
— Oui … oui, j'accepte. Pour toi, j'accepte. Mais tu m'entends : pour toi, pour ton bien !
Et il se tut un moment.
— Vois-tu, reprit-il, c'est une chose à laquelle j'ai souvent pensé. J'y ai pensé dans le calme de la nuit et dans le bruit de l'enclume. Je savais bien qu'un jour tu nous quitterais : le jour où tu as pour la première fois mis le pied à l'école, je le savais. Je t'ai vu étudier avec tant de plaisir, tant de passion … Oui, depuis ce jour-là, je sais ; et petit à petit, je me suis résigné.
— Père ! dis-je.
— Chacun suit son destin, mon petit ; les hommes n'y peuvent rien changer. Tes oncles aussi ont étudié. Moi — mais je te l'ai déjà dit : je te l'ai dit, si tu te souviens quand tu es parti pour Conakry — moi, je n'ai pas eu leur chance et moins encore la tienne … Mais maintenant que cette chance est devant toi, je veux que tu la saisisses ; tu as su saisir la précédente, saisis celle-ci aussi, saisis la bien! Il reste dans notre pays tant de choses à faire … Oui, je veux que tu ailles en France ; je le veux aujourd'hui autant que toi-même : on aura besoin ici sous peu d'hommes comme toi … Puisses-tu ne pas nous quitter pour trop longtemps ! …
Nous demeurâmes un long bout de temps sous la véranda, sans mot dire et à regarder la nuit ; et puis soudain mon père dit d'une voix cassée :
— Promets-moi qu'un jour tu reviendras ?
— Je reviendrai ! dis-je.
— Ces pays lointains … dit-il lentement.
Il laissa sa phrase inachevée; il continuait de regarder la nuit. Je le voyais, à la lueur de la lampe-tempête, regarder comme un point dans la nuit, et il fronçait les sourcils comme s'il était mécontent ou inquiet de ce qu'il y découvrait.
— Que regardes-tu ? dis-je.
— Garde-toi de jamais tromper personne, dit-il, sois droit dans ta pensée et dans tes actes; et Dieu demeurera avec toi.
Puis il eut comme un geste de découragement et il cessa de regarder la nuit.
Le lendemain, j'écrivis au directeur que mon père acceptait. Et je tins la chose secrète pour tous, je n'en fis la confidence qu'à Kouyaté. Puis je voyageai dans la région. J'avais reçu un libre parcours et je prenais le train aussi souvent que je voulais. Je visitai les villes proches; j'allai à Kankan qui est notre ville sainte. Quand je revins, mon père me montra la lettre que le directeur du collège technique lui avait envoyée. Le directeur confirmait mon départ et désignait l'école de France où j'entrerais ; l'école était à Argenteuil.
— Tu sais où se trouve Argenteuil, dit mon père.
— Non, dis-je, mais je vais voir.
J'allai chercher mon dictionnaire et je vis qu'Argenteuil n'était qu'à quelques kilomètres de Paris.
— C'est à côté de Paris, dis-je.
Et je me mis à rêver à Paris : il y avait tant d'années qu'on me parlait de Paris! Puis ma pensée revint brusquement à ma mère.
— Est-ce que ma mère sait déjà ? dis-je.
Non, dit-il Nous irons ensemble le lui annoncer.
— Tu ne voudrais pas le lui dire seul ?
— Seul ? Non, petit. Nous ne serons pas trop de deux ! Tu peux m'en croire.
Et nous fumes trouver ma mère. Elle broyait le mil pour le repas du soir. Mon père demeura un long moment à regarder le pilon tomber dans le mortier ; il ne savait trop par où commencer ; il savait que la décision qu'il apportait ferait de la peine à ma mère, et il avait, lui-même, le coeur lourd; et il était là à regarder le pilon sans rien dire ; et moi, je n'osais pas lever les yeux. Mais ma mère ne fut pas longue à pressentir la nouvelle : elle n'eut qu'à nous regarder et elle comprit tout ou presque tout.
— Que me voulez-vous ? dit-elle. Vous voyez bien que je suis occupée !
Et elle accéléra la cadence du pilon.
— Ne va, pas si vite, dit mon père. Tu te fatigues.
— Tu ne vas pas m'apprendre à piler le mil ? dit-elle.
Et puis soudain elle reprit avec force :
— Si c'est pour le départ du petit en France, inutile de m'en parler, c'est non !
— Justement, dit mon père. Tu parles sans savoir : tu ne sais pas ce qu'un tel départ représente pour lui.
— Je n'ai pas envie de le savoir ! dit-elle.
Et brusquement elle lâcha le pilon et fit un pas vers nous.
— N'aurai-je donc jamais la paix ? dit-elle. Hier, c'était une école à Conakry ; aujourd'hui, c'est une école en France ; demain … Mais que sera ce demain ? C'est chaque jour une lubie nouvelle pour me priver de mon fils ! … Ne te rappelles-tu déjà plus comme le petit a été malade à Conakry ? Mais toi, cela ne te suffit pas : il faut à présent que tu l'envoies en France ! Es-tu fou? Ou veux-tu me faire devenir folle ? Mais sûrement je finirai par devenir folle ! … Et toi, dit-elle en s'adressant à moi, tu n'es qu'un ingrat ! Tous les prétextes te sont bons pour fuir ta mère ! Seulement, cette fois, cela ne va plus se passer comme tu l'imagines : tu resteras ici ! Ta place est ici ! Mais à quoi pensent-ils dans ton école ? Est-ce qu'ils se figurent que je vais vivre ma vie entière loin de mon fils ? Mourir loin de mon fils ? Ils n'ont donc pas de mère, ces gens-là ? Mais naturellement ils n'en ont pas : ils ne seraient pas partis si loin de chez eux s'ils en avaient une !
Et elle tourna le regard vers le ciel, elle s'adressa au ciel :
— Tant d'années déjà, il y a tant d'années déjà qu'ils me l'ont pris ! dit-elle. Et voici maintenant qu'ils veulent l'emmener chez eux ! …
Et puis elle baissa le regard, de nouveau elle regarda mon père :
— Qui permettrait cela? Tu n'as donc pas de coeur ?
— Femme ! femme ! dit mon père. Ne sais-tu pas que c'est pour son bien ?
— Son bien ? Son bien est de rester près de moi ! N'est-il pas assez savant comme il est ?
— Mère … commençai-je.
Mais elle m'interrompit violemment :
— Toi, tais-toi ! Tu n'es encore qu'un gamin de rien du tout ! Que veux-tu aller faire si loin ? Sais-tu seulement comment on vit là-bas ? … Non, tu n'en sais rien ! Et, dis-moi, qui prendra soin de toi ? Qui réparera tes vêtements ? Qui te préparera tes repas ?
— Voyons, dit mon père, sois raisonnable : les Blancs ne meurent pas de faim !
— Alors tu ne vois pas, pauvre insensé, tu n'as pas encore observé qu'ils ne mangent pas comme nous ? Cet enfant tombera malade ; voilà ce qui arrivera ! Et moi alors, que ferai-je ? Que deviendrai-je ? Ah ! j'avais un fils, et voici que je n'ai plus de fils !
Je m'approchai d'elle, je la serrai contre moi.
— Eloigne-toi ! cria-t-elle. Tu n'es plus mon fils !
Mais elle ne me repoussait pas : elle pleurait et elle me serrait étroitement contre elle.
— Tu ne vas pas m'abandonner, n'est-ce pas ? Dis-moi que tu ne m'abandonneras pas ?
Mais à présent elle savait que je partirais et qu'elle ne pourrait pas empêcher mon départ, que rien ne pourrait l'empêcher ; sans doute l'avait-elle compris dès que nous étions venus à elle : oui, elle avait dû voir cet engrenage qui, de l'école de Kouroussa, conduisait à Conakry et aboutissait à la France ; et durant tout le temps qu'elle avait parlé et qu'elle avait lutté, elle avait dû regarder tourner l'engrenage : cette roue-ci et cette roue-là d'abord, et puis cette troisième, et puis d'autres roues encore, beaucoup d'autres roues peut-être que personne ne voyait. Et qu'eût-on fait pour empêcher cet engrenage de tourner ? On ne pouvait que le regarder tourner, regarder le destin tourner : mon destin était que je parte ! Et elle dirigea sa colère — mais déjà ce n'étaient plus que des lambeaux de colère — contre ceux qui, dans son esprit, m'enlevaient à elle une fois de plus :
— Ce sont des gens que rien jamais ne satisfait, dit-elle. Ils veulent tout ! Ils ne peuvent pas voir une chose sans la vouloir.
— Tu ne dois pas les maudire, dis-je.
— Non, dit-elle amèrement, je ne les maudirai pas.
Et elle se trouva enfin à bout de colère ; elle renversa la tête contre mon épaule et elle sanglota bruyamment. Mon père s'était retiré. Et moi, je serrais ma mère contre moi, j'essuyais ses larmes, je disais … que disais-je? Tout et n'importe quoi, mais c'était sans importance : je ne crois pas que ma mère comprit rien de ce que je disais ; le son seul de ma voix lui parvenait, et il suffisait : ses sanglots petit à petit s'apaisaient, s'espaçaient.
C'est ainsi que se décida mon voyage, c'est ainsi qu'un jour je pris l'avion pour la France. Oh ! ce fut un affreux déchirement ! Je n'aime pas m'en souvenir. J'entends encore ma mère se lamenter, je vois mon père qui ne peut retenir ses larmes, je vois mes súurs, mes frères … Non, je n'aime pas me rappeler ce que fut ce départ : je me trouvai comme arraché à moi-même !
A Conakry, le directeur de l'école m'avertit que l'avion me déposerait à Orly.
— D'Orly, dit-il, on vous conduira à Paris, à la gare des Invalides; là, vous prendrez le métro jusqu'à la gare Saint-Lazare, où vous trouverez votre train pour Argenteuil.
Il déplia devant moi un plan du métro et me montra le chemin que j'aurais à faire sous terre. Mais je ne comprenais rien à ce plan, et l'idée même de métro me demeurait obscure.
— Est-ce bien compris? me demanda le directeur.
— Oui, dis-je.
Et je ne comprenais toujours pas.
— Emportez le plan avec vous.
Je le glissai dans ma poche. Le directeur m'observa un moment.
— Vous n'avez rien de trop sur vous, dit-il.
Je portais des culottes de toile blanche et une chemisette à col ouvert, qui me laissait les bras nus; aux pieds, j'avais des chaussures découvertes et des chaussettes blanches.
— Il faudra vous vêtir plus chaudement là-bas en cette saison, les journées sont déjà froides.
Je partis pour l'aéroport avec Marie et mes oncles ; Marie qui m'accompagnerait jusqu'à Dakar où elle allait poursuivre ses études. Marie ! Je montai avec elle dans l'avion et je pleurais, nous pleurions tous. Puis l'hélice se mit à tourner, au loin mes oncles agitèrent la main une dernière fois, et la terre de Guinée commença à fuir, à fuir …
— Tu es content de partir ? me demanda Marie, quand l'avion ne fut plus loin de Dakar.
— Je ne sais pas, dis-je. Je ne crois pas.
Et quand l'avion se posa à Dakar, Marie me dit :
— Tu reviendras ?
Elle avait le visage baigné de larmes.
— Oui, dis-je ; oui.
Et je fis encore oui de la tête, quand je me renfonçai dans mon fauteuil, tout au fond du fauteuil, parce que je ne voulais pas qu'on vit mes larmes. « Sûrement, je reviendrai ! »
Je demeurai longtemps sans bouger, les bras croisés, étroitement croisés pour mieux comprimer ma poitrine.
Plus tard, je sentis une épaisseur sous ma main : le plan du métro gonflait ma poche.
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