Editions Plon. Paris. 1953. 221 p.
Chapitre 1 | Chapitre 2 | Chapitre 3 | Chapitre 4 | Chapitre 5 | Chapitre 6 |
Chapitre 7 | Chapitre 8 | Chapitre 9 | Chapitre 10 | Chapitre 11 | Chapitre 12 |
Plus tard, j'ai vécu une épreuve autrement inquiétante que celle des lions, une épreuve vraiment menaçante cette fois et dont le jeu est totalement absent : la circoncision.
J'étais alors en dernière année du certificat d'études, j'étais enfin au nombre des grands, ces grands que nous avions tant abhorrés quand nous étions dans la petite classe, parce qu'ils nous extorquaient nourriture et argent et nous frappaient ; et voici que nous les remplacions, et que les sévices que nous avions endurés étaient heureusement abolis.
Mais ce n'était pas le tour d'être un grand, il fallait l'être encore dans toute l'acception du mot, et pour cela être à la vie d'homme. Or j'étais toujours un enfant ; j'étais réputé n'avoir pas l'âge de raison ! Parmi mes condisciples, qui pour la plupart étaient circoncis, je demeurais un authentique enfant. Je suppose que j'étais un peu plus jeune qu'eux, ou étaient-ce mes séjours répétés à Tindican qui avaient retardé mon initiation. Je ne me souviens pas. Quoi qu'il en soit, j'avais l'âge, à présent, et il me fallait à mon tour renaître, à mon tour abandonner l'enfance et l'innocence, devenir un homme.
Je n'étais pas sans crainte devant ce passage de l'enfance à l'âge d'homme, j'étais à dire vrai fort angoissé, et mes compagnons d'épreuve ne l'étaient pas moins. Certes, le rite nous était familier, la partie visible de ce rite tout au moins, puisque, chaque année, nous avions vu les candidats à la circoncision danser sur la grande place de la ville; mais il y avait une part importante du rite, l'essentielle, qui demeurait secrète et dont nous n'avions qu'une notion extrêmement vague, sauf en une qui regardait l'opération même que nous savions douloureuse.
Entre le rite public et le rite secret il y a une antinomie complète. Le rite public est dédié à la joie. Il est l'occasion d'une fête, une très grande et très bruyante fête à laquelle la ville entière participe et qui s'étend sur plusieurs journées. Et c'est un peu comme si à renfort de bruit et de mouvement, de réjouissances et de danses, l'on cherchait à nous faire oublier ce qu'il y a d'angoissant dans l'attente et de réellement pénible dans, l'épreuve; mais l'angoisse ne se dissipe pas si aisément, si même elle faiblit par intervalles, et la douleur de l'excision. Elle n'en demeure pas moins présente à l'esprit à d'autant plus présente que la fête n'est pas une fête comme les autres; bien que toute dédiée à la joie, elle revêt par moments une gravité qui est absente des autres, et une gravité qui se conçoit puisque l'événement que la fête signale est le plus important de la vie, est très exactement le début d'une nouvelle vie; or, en dépit du bruit et du mouvement, du ruissellement des rythmes et du tourbillon de la danses, chaque retour de cette gravité sonne comme un rappel de l'épreuve, rappelle le visage obscur du rire secret.
Mais quelle que soit l'angoisse et quelle que soit la certitude de la souffrance, personne pourtant ne songerait à se dérober à l'épreuve — pas plus et moins encore qu'on ne se dérobe à l'épreuve des lions — et pour ma part je n'y songeais aucunement; je voulais naître, renaître. Je savais parfaitement que je souffrirais, mais je voulais être un homme, et il ne semblait pas que rien fût trop pénible pour accéder au rang d'homme. Mes compagnons ne pensaient pas différemment ; comme moi, ils étaient prêts à payer le prix du sang. Ce prix, nos aînés l'avaient payé avant nous; ceux qui naîtraient après nous, le paieraient à leur tour; pourquoi l'eussions-nous esquivé ? La vie jaillissait du sang versé !
Cette année-là, je dansai une semaine au long, sept jours au long, sur la grande place de Kouroussa, la danse du « soli », qui est la danse des futurs circoncis. Chaque après-midi, mes compagnons et moi nous nous dirigions vers le lieu de danse, coiffés d'un bonnet et vêtus d'un boubou qui nous descendait jusqu'aux chevilles, un boubou plus long que ceux qu'on porte généralement et fendu sur les flancs; le bonnet, un calot plus exactement, était orné d'un pompon qui nous tombait sur le dos ; et c'était notre premier bonnet d'homme ! Les femmes et les jeunes filles accouraient sur le seuil des concessions pour nous regarder passer, puis nous emboîtaient le pas, revêtues de leurs atours de fête. Le tam-tam ronflait, et nous dansions sur la grande place jusqu'à n'en pouvoir plus; et plus nous avancions dans la semaine, plus les séances de danse s'allongeaient, plus la foule augmentait. Mon boubou, comme celui de mes compagnons, était d'un ton brun qui tirait sur le rouge, un ton où le sang ne risque pas de laisser des traces trop distinctes. Il avait été spécialement tissé pour la circonstance, puis confié aux ordonnateurs de la cérémonie. Le boubou à ce moment était blanc ; c'étaient les ordonnateurs qui s'étaient occupés à le teindre avec des écorces d'arbre, et qui l'avaient ensuite plongé dans l'eau boueuse d'une mare de la brousse ; le boubou avait trempé l'espace de plusieurs semaines : le temps nécessaire pour obtenir le ton souhaité peut-être, ou sinon pour quelque raison rituelle qui m'échappe. Le bonnet, hormis le pompon qui était resté blanc, avait été teint de la même manière, traité de la même manière.
Nous dansions, je l'ai dit, à perdre souffle, mais nous n'étions pas seuls à danser : la ville entière dansait ! On venait nous regarder, on venait en foule, toute la ville en vérité venait, car l'épreuve n'avait pas que pour nous une importance capitale, elle avait quasiment la même importance pour chacun puisqu'il n'était indifférent à personne que la ville, par une deuxième naissance qui était notre vraie naissance, s'accrût d'une nouvelle fournée de citoyens; et parce que toute réunion de danse a, chez nous, tendance à se propager, parce que chaque appel de tam-tam a un pouvoir presque irrésistible, les spectateurs se transformaient bientôt en danseurs; ils envahissaient l'aire et, sans toutefois se mêler à notre groupe, ils partageaient intimement notre ardeur ; ils rivalisaient avec nous de frénésie, les hommes comme les femmes comme les jeunes filles, bien que femmes et jeunes filles dansessent ici strictement de leur côté.
Tandis que je dansais, mon boubou fendu sur les flancs, fendu du haut en bas, découvrait largement le foulard aux couleurs vives que je m'étais enroulé autour des reins. Je le savais et je ne faisais rien pour l'éviter : je faisais plutôt tout pour y contribuer. C'est que nous portions chacun un foulard semblable, plus ou moins coloré, plus ou moins riche, que nous tenions de notre amie en titre. Celle-ci nous en avait fait cadeau pour la cérémonie et l'avait le plus souvent retiré de sa tête pour nous le donner. Comme le foulard ne peut passer inaperçu, comme il est la seule note personnelle qui tranche sur l'uniforme commun, et que son dessin comme son coloris le font facilement identifier, il y a là une sorte de manifestation publique d'une amitié — une amitié purement enfantine, il va de soi — que la cérémonie en cours va peut-être rompre à jamais ou, le cas échéant, transformer en quelque chose de moins innocent et de plus durable. Or, pour peu que notre amie attitrée fût belle et par conséquent convoitée, nous nous déhanchions avec excès pour mieux faire flotter notre boubou et ainsi plus amplement dégager notre foulard ; en même temps nous tendions l'oreille pour surprendre ce qu'on disait de nous, et de notre amie et de notre chance, mais ce que notre oreille percevait était peu de chose : la musique était assourdissante, l'animation extraordinaire et la foule trop dense aux abords de l'aire.
Il arrivait qu'un homme fendit cette foule et s'avançât vers nous. C'était généralement un homme d'âge, et souvent un notable, qui avait des liens d'amitié ou d'obligations avec la famille de l'un de nous. L'homme faisait signe qu'il voulait parler, et les tam-tams s'interrompaient un moment, la danse cessait un moment. Nous nous approchions de lui. L'homme alors s'adressait d'une voix forte à l'un ou l'autre d'entre nous.
— Toi, disait-il, écoute ! Ta famille a toujours été amie de la mienne; ton grand-père est l'ami de mon père, ton père est mon ami, et toi, tu es l'ami de mon fils. Aujourd'hui, je viens publiquement en porter témoignage. Que tous ici sachent que nous sommes amis et que nous le demeurerons ! Et en signe de cette durable amitié, et afin de montrer ma reconnaissance pour les bons procédés dont toujours ton père et ton grand-père ont usé à mon égard et à l'égard des miens, je te fais don d'un boeuf à l'occasion de ta circoncision !
Tous, nous l'acclamions ; l'assistance entière l'acclamait. Beaucoup d'hommes d'âge, tous nos amis en vérité, s'avançaient ainsi pour annoncer les cadeaux qu'ils nous faisaient. Chacun offrait selon ses moyens et, la rivalité aidant, souvent même un peu au-delà de ses moyens. Si ce n'était un boeuf, c'était un sac de riz, ou de mil, ou de maïs.
C'est que la fête, la très grande fête de la circoncision ne va pas sans un très grand repas et sans de nombreux invités, un si grand repas qu'il y en a pour des jours et des jours, en dépit du nombre des invités, avant d'en voir le bout, Un tel repas est une dépense importante. Aussi quiconque est ami de la famille du futur circoncis, ou lié par la reconnaissance, met un point d'honneur à contribuer à la dépense, et il aide aussi bien celui qui a besoin d'aide que celui qui n'en a aucun besoin. C'est pourquoi, à chaque circoncision, il y a cette soudaine abondance de biens, cette abondance de bonnes choses.
Mais nous réjouissions-nous beaucoup de cette abondance ? Nous ne nous en réjouissions pas sans arrière-pensée : l'épreuve qui nous attendait n'était pas de celles qui aiguisent l'appétit. Non, la longueur de notre appétit ne serait pas bien importante quand, la circoncision faite, on nous convierait à prendre notre part du festin ; si nous ne le savions pas par expérience — si nous allions seulement en faire l'expérience ! — , nous savions très bien que les nouveaux circoncis font plutôt triste mine.
Cette pensée nous ramenait brutalement à notre appréhension : nous acclamions le donateur, et du coup notre pensée revenait à l'épreuve qui nous attendait. Je l'ai dit; cette appréhension au milieu de l 'excitation générale, et d'une excitation à laquelle par nos danses répétées nous participions au premier chef, n'était pas le côté le moins paradoxal de ces journées. Ne dansions-nous que pour oublier ce que nous redoutions ? Je le croirais volontiers. Et à vrai dire, il y avait des moments où nous finissions par oublier; mais l'anxiété ne tardait pas à renaître : il y avait constamment de nouvelles occasions de lui redonner vie. Nos mères pouvaient multiplier les sacrifices à notre intention, et elles n'y manquaient pas, aucune n'y manquait, cela ne nous réconfortait qu'à demi.
L'une d'elles parfois, ou quelque autre parent très proche, se mêlait à la danse et souvent, en dansant, brandissait l'insigne de notre condition, c'était généralement une houe — la condition paysanne en Guinée est de loin la plus commune — pour témoigner que le futur circoncis était bon cultivateur.
Il y eut ainsi un moment où je vis apparaître la seconde épouse de mon père, un cahier et un stylo dans la main. J'avoue que je n'y pris guère plaisir et n'en retirai aucun réconfort, mais plutôt de la confusion, bien que je comprisse parfaitement que ma seconde mère ne faisait que sacrifier à la coutume et dans la meilleure intention de la terre, puisque cahier et stylo étaient les insignes d'une occupation qui, à ses yeux, passait celles du cultivateur ou de l'artisan.
Ma mère fut infiniment plus discrète : elle se contenta de m'observer de loin, et même je remarquai qu'elle se dissimulait dans la foule. Je suis sûr qu'elle était pour le moins aussi inquiète que moi, encore qu'elle apportât tous ses soins à n'en rien laisser paraître. Mais généralement l'effervescence était telle, je veux dire, si communicative, que nous demeurions seuls avec le poids de notre inquiétude.
Ajouterai-je que nous mangions vite et mal ? Il va de soi : tout était à la danse et aux préparatifs de la fête. Nous rentrions fourbus et dormions d'un sommeil de plomb. Le matin, nous ne pouvions nous arracher à notre lit : nous faisions la grasse matinée, nous nous levions quelques minutes avant que le tam-tam nous appelât. Qu'importait dès lors que les repas fussent négligés ? A peine nous restait-il le temps de manger. Il fallait vite, vite se laver, vite endosser notre boubou, coiffer notre bonnet, courir à la grande place, danser ! Et danser davantage chaque jour, car nous dansions, toute la ville dansait, à présent ; après-midi et soir — le soir, à la lueur des torches ; et la veille de l'épreuve, la ville dansa la journée entière, la nuit entière !
Ce dernier jour, nous l'avons vécu dans une étrange fièvre. Les hommes qui conduisent cette initiation, après nous avoir rasé la tête, nous avaient rassemblés dans une case à l'écart des concessions. Cette case, spacieuse, allait être désormais notre demeure; la cour où elle se dressait, spacieuse elle aussi, était clôturée d'osiers si strictement entrelacés qu'aucun regard n'aurait pu y pénétrer.
Quand nous sommes entrés dans la case, nous avons vu nos boubous et nos calots étalés à même le sol. Au cours de la nuit, les boubous avaient été cousus sur les côtés, sauf un bref espace pour donner passage aux bras, mais de façon à cacher absolument nos flancs. Quant aux calots, ils s'étaient transformés en bonnets démesurément hauts : il avait suffi de redresser et de fixer sur une armature d'osier le tissu primitivement rabattu à l'intérieur. Nous nous sommes glissés dans nos boubous, et nous avons eu un peu l'air d'être enfermés maintenant plus minces encore que nous l'étions. Lorsque après cela nous avons mis nos bonnets qui n'en finissaient plus, nous nous sommes regardés un moment ; si les circonstances avaient été autres, nous eussions sans doute pouffé de rire : nous ressemblions à des bambous, nous en avions la hauteur et la maigreur.
— Promenez-vous un instant dans la cour, nous ont dit les hommes ; il faut vous accoutumer à votre boubou cousu. Nous avons été faire quelques pas, mais il ne fallait pas les faire trop grands. La couture ne le permettait pas; l'étoffe se tendait, et les jambes butaient contre nous avions les jambes comme entravées.
Nous sommes revenus dans la case, nous nous sommes assis sur les nattes et nous y sommes demeurés sous la surveillance des hommes. Nous bavardions entre nous de choses et d'autres, dissimulant le plus que nous pouvions notre inquiétude ; mais comment aurions-nous pu effacer de notre pensée la cérémonie du lendemain. Notre anxiété transparaissait au travers de nos paroles.
Les hommes, près de nous, n'ignoraient pas cet état d'esprit ; chaque fois que, malgré notre volonté, nous laissions échapper quelque chose de notre trouble, ils s'efforçaient honnêtement de nous rassurer, fort différents en cela des grands qui conduisent la cérémonie des lions et qui n'ont d'autre souci que d'effrayer.
— Mais n'ayez donc pas peur ! disaient-ils. Tous les hommes sont passés par là. Voyez-vous qu'il leur en soit advenu du mal ? Il ne vous en adviendra pas non plus. Maintenant que vous allez devenir des hommes, conduisez-vous en hommes : chassez la crainte loin de vous ! Un homme n'a peur de rien.
Mais, justement, nous étions encore des enfants ; toute cette dernière journée et toute cette dernière nuit, nous serions toujours des enfants. Je l'ai dit nous n'étions même pas censés avoir l'âge de raison ! Et si cet âge vient tard, s'il est en vérité tardif, notre âge d'homme ne laissera pas de paraître un peu bien prématuré. Nous étions toujours des enfants. Demain … Mais mieux valait penser à autre chose, penser par exemple à toute la ville réunie sur la grande place et dansant joyeusement. Mais n'allions-nous pas bientôt nous joindre à la danse ?
Non! Cette fois, nous allions danser seuls ; nous allions danser, et les autres nous regarderaient : nous ne devions plus nous mêler aux autres à présent ; nos mères à présent ne pourraient même plus nous parler, moins encore nous toucher. Et nous sommes sortis de la case, enserrés dans nos longs fourreaux et le chef surmonté de notre immense bonnet.
Aussitôt que nous sommes apparus sur la grande place, les hommes sont accourus. Nous avancions en file indienne entre deux haies d'hommes. Le père de Kouyaté, vénérable vieillard à la barbe blanche et à cheveux blancs, a fendu la haie et s'est placé à notre tête : c'est à lui qu'il appartenait de nous monter comment se danse le « caba », une danse réservée, comme celle du « soli », aux futurs circoncis, mais qui n'est dansée que la veille de la circoncision. Le père de Kouyaté, par privilège d'ancienneté et par l'effet de sa bonne renommée, avait seul le droit d'entonner le chant qui accompagne le « coba ».
Je marchais derrière lui, et il m'a dit de poser mes mains sur ses épaules ; après quoi, chacun de nous a placé les mains sur les épaules de celui qui le précédait. Quand notre file indienne s'est ainsi trouvée comme soudée, les tam-tams et les tambours se sont brusquement tus, et tout le monde s'est tu, tout est devenu muet et immobile. Le père de Kouyaté alors a redressé sa haute taille, il a jeté le regard autour de lui — il y avait quelque chose d'impérieux et de noble en lui ! — et, comme un ordre, il a lancé très haut le chant du « coba » :
— Coba ! Aye coba, lama !
Aussitôt les tam-tams et les tambours ont sonné avec force, et tous nous avons repris la phrase :
— Coba! Aye coba, lama !
Nous marchions, comme le père de Kouyaté, les jambes écartées, aussi écartées que le permettait notre boubou, et à pas très lents naturellement. Et en prononçant la phrase, nous tournions, comme l'avait fait le père de Kouyaté, la tête à gauche, puis à droite ; et notre bonnet allongeait curieusement ce mouvement de la tête.
— Coba! Aye coba, lama !
Nous avons commencé de faire le tour de la place. Les hommes se rangeaient à mesure que nous avancions ; et quand le dernier des nôtres était passé, ils allaient se reformer en groupe un peu au-delà et de nouveau se rangeaient pour nous donner passage. Et parce que nous marchions lentement et les jambes écartées, notre démarche était un peu celle du canard.
— Coba ! Aye coba, lama !
La haie que les hommes formaient sur notre passage, était épaisse, était compacte. Les femmes, derrière, ne devaient guère voir que nos hauts bonnets, et les enfants n'en apercevaient évidemment pas davantage: les années précédentes, je n'avais fait qu'entrevoir le sommet des bonnets. Mais il suffisait : le « coba » est affaire d'homme. Les femmes … Non, les femmes ici n'avaient pas voix.
— Coba ! Aye coba, lama !
Nous avons fini par rejoindre l'endroit où nous avions commencé notre danse. Le père de Kouyaté alors s'est arrêté, les tam-tams et les tambours se sont tus, et nous sommes repartis vers notre case. A peine avions-nous disparu, que la danse et les cris ont repris sur la place.
Trois fois dans la journée, nous sommes ainsi apparus sur la grande place pour danser le « coba »; et dans la nuit, trois fois encore, à la clarté des torches ; et chaque fois les hommes nous ont enfermés dans leur vivante haie. Nous n'avons pas dormi, et personne n'a dormi ; la ville n'a pas fermé l'oeil : elle a dansé toute la nuit ! Quand nous sommes sortis de notre case pour la sixième fois, l'aube approchait.
— Coba! Aye coba, lama !
Nos bonnets continuaient de marquer le rythme, nos boubous continuaient de se tendre sur nos jambes écartées, mais notre fatigue perçait et nos yeux brillaient fiévreusement, notre anxiété grandissait. Si le tam-tam ne nous avait pas soutenus, entraînés … Mais le tam-tam nous soutenait, le tam-tam nous entraînait! Et nous avancions, nous obéissions, la tête étrangement vide, vidée par la fatigue, étrangement pleine aussi, pleine du sort qui allait être le nôtre.
— Coba! Aye coba, lama !
Quand nous avons achevé notre tour, l'aube blanchissait la grande place. Nous n'avons pas regagné notre case, cette fois ; nous sommes partis aussitôt dans la brousse, loin, là où notre tranquillité ne risquait pas d'être interrompue. Sur la place, la fête a cessé: les gens ont regagné leurs demeures. Quelques hommes pourtant nous ont suivis. Les autres attendront, dans leurs cases, les coups de feu qui doivent annoncer à tous qu'un homme de plus, un Malinké de plus est né.
Nous avons atteint une aire circulaire parfaitement désherbée. Tout autour, les herbes montaient très haut, plus haut que tête d'homme ; l'endroit était le plus retiré qu'on pût souhaiter. On nous a alignés, chacun devant une pierre. A l'autre bout de l'aire, les hommes nous faisaient face. Et nous nous sommes dévêtus.
J'avais peur, affreusement peur, mais je portais toute mon attention à n'en rien témoigner : tous ces hommes devant nous, qui nous observaient, ne devaient pas s'apercevoir de ma peur. Mes compagnons ne se montraient pas moins braves, et il était indispensable qu'il en fût ainsi : parmi ces hommes qui nous faisaient face, se trouvaient peut-être notre beau-père futur, un parent futur ; ce n'était pas l'heure de perdre la face !
Soudain l'opérateur est apparu. La veille, nous l'avions entrevu, lorsqu'il avait fait sa danse sur la grande place. Cette fois encore, je ne ferai que l'entrevoir : je m'étais à peine aperçu de sa présence, qu'il s'est trouvé devant moi.
Ai-je eu peur ? Je veux dire ai-je eu plus particulièrement peur, ai-je eu à ce moment un surcroît de peur, puisque la peur me talonnait depuis que j'étais parvenu sur l'aire ? Je n'ai pas eu le temps d'avoir peur : j'ai senti comme une brûlure, et j'ai fermé les yeux une fraction de seconde. Je ne crois pas que j'aie crié. Non, je ne dois pas avoir crié : je n'ai sûrement pas eu le temps non plus de crier ! Quand j'ai rouvert les yeux, l'opérateur était penché sur mon voisin. En quelques secondes, la douzaine d'enfants que nous étions cette année-là, sont devenus des hommes ; l'opérateur m'a fait passer d'un état à l'autre, à une rapidité que je ne puis exprimer.
Plus tard, j'ai su qu'il était de la famille des Daman, la famille de ma mère. Sa renommée était grande, et à juste titre ; aux fêtes importantes, il lui était arrivé de circoncire plusieurs centaines d'enfants en moins d'une heure ; cette rapidité qui écourtait l'angoisse, était fort appréciée. Aussi tous les parents, tous les parents qui le pouvaient, recouraient-ils à lui comme au plus habile ; il était leur hôte d'un soir et l'hôte des notabilités, puis regagnait la campagne où il habitait.
Sitôt l'opération faite, les fusils sont partis. Nos mères, nos parents, dans leur concession, ont perçu les détonations. Et tandis qu'on nous fait asseoir sur la pierre devant laquelle nous nous tenions, des messagers s'élancent, se ruent à travers la brousse pour aller annoncer l'heureuse nouvelle. Ils ont couru d'une traite, le front, la poitrine, les bras inondés de sueur, et parvenus à la concession, à peine peuvent-ils reprendre souffle, à peine peuvent-ils délivrer leur message devant la famille accourue.
— Vraiment votre fils a été très brave !
crient-ils enfin à la mère du circoncis.
Et de fait nous avions tous été très braves, nous avions tous très attentivement dissimulé notre peur. Mais peut-être étions-nous moins braves à présent : l'hémorragie qui suit l'opération est abondante, est longue ; elle est inquiétante : tout ce sang perdu ! Je regardais mon sang couler et j'avais le coeur étreint. Je pensais : « Est-ce que mon corps va entièrement se vider de son sang ? » Et je levais un regard implorant sur notre guérisseur, le « séma ».
— Le sang doit couler, dit le « séma ». S'il ne coulait pas …
Il n'acheva pas sa phrase : il observait la plaie. Quand il vit que le sang enfin s'épaississait un peu, il me donna les premiers soins. Puis il passa aux autres.
Le sang finalement tarit, et on nous revêtit de notre long boubou ; ce serait, hormis une chemise très courte, notre seul vêtement durant toutes les semaines de convalescence qui allaient suivre. Nous nous tenions maladroitement sur nos jambes, la tête vague et le coeur comme près de la nausée. Parmi les hommes qui avaient assisté à l'opération, j'en aperçus plusieurs, apitoyés par notre misérable état, qui se détournaient pour cacher leurs larmes.
A la ville, nos parents faisaient fête au messager, le comblaient de cadeaux ; et les réjouissances aussitôt reprenaient : ne fallait-il pas se réjouir de l'heureuse issue de l'épreuve, se réjouir de notre nouvelle naissance? Déjà amis et voisins se pressaient à l'intérieur des concessions des nouveaux circoncis, et commençaient à danser en notre honneur le « fady fady », la danse de bravoure, en attendant qu'un festin gargantuesque les réunit autour des plats.
De ce festin, bien sûr, nous allions recevoir notre large part. Les hommes, les jeunes hommes qui avaient conduit toute la cérémonie et qui étaient en même temps nos surveillants, mais aussi à présent, d'une certaine façon, nos serviteurs, sont allés chercher cette part.
Hélas! nous avions perdu trop de sang, vu trop de sang — il nous semblait en sentir encore l'odeur fade ! — et nous avions un peu de fièvre : nous frissonnions par intervalles. Nous n'avons eu pour la succulente platée qu'un oeil morne : elle ne nous tentait aucunement et même elle nous levait plutôt le coeur. De cette abondance extraordinaire de mets réunis pour la fête, réunis à notre intention, nous n'aurons qu'une part dérisoire; nous regarderons les plats, nous en respirerons le fumet, nous en prendrons quelques bouchées, puis nous détournerons la tête, et durant assez de jours pour que cette abondance s'épuise et que revienne le menu quotidien.
A la tombée de la nuit, nous avons repris le chemin de la ville, escortés des jeunes hommes et de notre guérisseur Nous marchions avec beaucoup de prudence : il ne fallait pas que le boubou frôlât notre plaie, mais parfois, en dépit de nos précautions, il la frôlait et nous arrachait un gémissement ; et nous nous arrêtions un instant, le visage crispé par la douleur ; les jeunes hommes nous soutenaient. Nous avons mis un temps extraordinairement long pour rejoindre notre case. Quand enfin nous y sommes parvenus, nous étions à bout de forces. Nous nous sommes aussitôt étendus sur les nattes.
Nous attendions le sommeil, mais le sommeil était long à venir : la fièvre le chassait. Nos regards erraient tristement sur les parois de la case. A l'idée que nous allions vivre là, tant que notre convalescence durerait — et elle durerait des semaines! — dans la compagnie de ces jeunes hommes et de notre guérisseur, une sorte de désespoir nous prenait. Des hommes! Oui, nous étions enfin des hommes, mais que le prix en était élevé ! … Nous nous sommes finalement endormis. Le lendemain, notre fièvre était tombée, et nous avons ri de nos sombres pensées de la veille.
Certes, notre existence dans la case n'était pas celle que nous menions dans nos concessions, mais elle n'avait rien d'insupportable et elle avait ses joies, encore que la surveillance fût constante et la discipline assez stricte, mais sage, mais raisonnée, avec le seul souci d'éviter ce qui aurait pu retarder notre convalescence.
Si nous étions surveillés jour et nuit, et plus étroitement encore de nuit que de jour, c'est que nous ne devions nous étendre ni sur le flanc ni sur le ventre: nous devions, tant que notre blessure ne serait pas cicatrisée, uniquement nous coucher sur le dos, et bien entendu, il nous était absolument interdit de croiser les jambes. Il va de soi que durant notre sommeil, nous maintenions difficilement la position permise, mais les jeunes hommes intervenaient aussitôt : ils rectifiaient notre position et ils le faisaient le plus délicatement qu'ils pouvaient, afin de ne pas briser notre repos; ils se relayaient pour que pas une seconde nous n'échappions à leur surveillance.
Mais peut-être ferais-je mieux de parler de leurs « soins » que de leur « surveillance » ; ils étaient bien plus des gardes-malades que des surveillants. Dans la journée, lorsque fatigués de demeurer étendus ou assis sur nos nattes, nous demandions à nous lever, ils nous portaient aide ; au moindre pas en vérité que nous faisions, ils nous soutenaient. Ils allaient chercher nos repas, ils transmettaient de nos nouvelles et en rapportaient. Leur service n'était nullement une sinécure ; nous usions et parfois, je crois bien, nous abusions de leur complaisance, mais ils ne rechignaient pas : ils mettaient une incessante gentillesse à nous servir.
Notre guérisseur montrait moins d'indulgence. Sans doute il donnait ses soins avec un entier dévouement, mais avec pas mal d'autorité aussi, quoique sans rudesse ; seulement il n'aimait pas qu'on fit la grimace lorsqu'il lavait notre plaie.
— Vous n'êtes plus des enfants, disait-il. Prenez sur vous !
Et il fallait bien que nous prenions sur nous, si nous ne voulions pas passer pour d'irrémédiables pleurnicheurs. Nous prenions donc sur nous deux fois par jour, car notre guérisseur lavait notre plaie une première fois le matin, et une deuxième fois le soir. Il employait pour cela une eau où macéraient certaines écorces et, tout en lavant la plaie, il prononçait les incantations qui guérissent. C'était lui aussi qui assumait la charge de nous enseigner et de nous initier.
Après une première semaine entièrement passée dans la solitude de la case, et dont la monotonie n'avait été interrompue que par les quelques visites que mon père m'avait faites, nous avons recouvré une liberté de marche suffisante pour entreprendre quelques courses promenades en brousse, sous la conduite de notre guérisseur.
Tant que nous demeurions aux environs immédiats de la ville, les jeunes hommes nous précédaient. Ils marchaient en éclaireurs afin que si quelque femme vînt à se trouver sur notre chemin, ils l'avertissent à temps de s'éloigner. Nous ne devions en effet point rencontrer de femmes, nous ne devions voir de femmes sous aucun prétexte, même pas notre mère, tant que notre plaie ne serait pas convenablement cicatrisée. L'interdit tend simplement à ne pas contrecarrer la cicatrisation ; je ne crois pas qu'il faille chercher des explications plus lointaines.
L'enseignement que nous recevions en brousse, loin des oreilles indiscrètes, n'avait rien de très mystérieux ; rien, je pense, que d'autres oreilles que les nôtres n'auraient pu entendre. Ces leçons, les mêmes que celles qui furent données à tous ceux qui nous ont précédés, se résumaient à la ligne de conduite qu'un homme doit tenir dans la vie ; être franc absolument, acquérir les vertus qui en toutes circonstances font l'honnête homme, remplir nos devoirs envers Dieu, envers nos parents, envers les notables, envers le prochain. Et cependant nous ne devions rien communiquer de ce qui nous était dit, ni aux femmes ni aux non-initiés ; pas plus que nous ne devions rien dévoiler des rites secrets de la circoncision. La coutume est telle. Les femmes non plus ne répètent rien des rites de l'excision.
Pour le cas où, plus tard, un non-initié eût cherché à surprendre ce qui avait été enseigné, et se fût fait à cette intention passer pour un initié, on nous informait des moyens de le démasquer. Le plus simple, mais non le moins laborieux de ces moyens, consiste en des phrases avec refrains sifflés. Il y a quantité de ces refrains, il y en a suffisamment pour que l'imposteur, fût-il parvenu par extraordinaire à en retenir deux ou trois, se voie néanmoins dépisté au quatrième ou au dixième, sinon au vingtième ! Toujours longs, toujours compliqués, ces refrains sont impossibles à répéter, si on ne vous les a abondamment serinés, si on ne les a patiemment appris.
Le fait est qu'il faut une longue patience pour les apprendre, une mémoire exercée pour les retenir. Il nous arrivait de nous en apercevoir : lorsque notre guérisseur nous jugeait par trop rebelles à son enseignement — et en vérité nous n'étions pas toujours attentifs — , il nous rappelait vivement à la discipline ; il se servait pour cela du pompon qui pendait à notre bonnet : il nous en cinglait le dos ! Cela paraîtra anodin; mais si le pompon est volumineux, s'il est largement garni de coton, le noyau qu'on place au centre est dur, et il tombe rudement !
La troisième semaine, on m'a permis de voir ma mère. Quand un des jeunes hommes est venu me dire que ma mère était devant la porte, je me suis précipité.
— Holà! pas si vite ! m'a-t-il dit en me prenant la main. Attends-moi !
— Oui, mais viens vite !
Trois semaines! Jamais encore nous n'étions restés séparés un si long espace de temps. Quand je partais en vacances pour Tindican, je demeurais rarement plus de dix ou quinze jours absent, et ce n'était pas une absence qu'on aurait pu comparer à celle qui nous séparait présentement.
— Eh bien ! tu viens ? dis-je.
Je trépignais d'impatience.
— Ecoute ! dit le jeune homme. Ecoute-moi d'abord ! Tu vas voir ta mère, il t'est permis de la voir, mais tu dois la voir du seuil de l'enceinte : tu ne peux pas franchir l'enceinte !
— Je resterai sur le seuil, dis-je. Mais laisse-moi aller !
Et je secouais sa main.
— Nous irons ensemble, dit-il.
Il n'avait pas lâché ma main, et nous sommes sortis ensemble de la case. La porte de l'enceinte était entrouverte. Sur le seuil, plusieurs des jeunes hommes étaient assis; ils me firent signe de ne pas aller au-delà. Je franchis d'un pas rapide les quelques mètres qui me séparaient de la porte, et brusquement je vis ma mère! Elle se tenait dans la poussière du chemin, à quelques pas de l'enceinte : elle non plus ne devait pas s'approcher davantage.
— Mère ! ai-je crié. Mère !
Et j'eus tout à coup la gorge serrée. Etait-ce parce que je ne pouvais m'approcher plus près, parce que je ne pouvais serrer ma mère dans mes bras ? Etait-ce parce que tant de jours déjà nous séparaient, parce que beaucoup de jours devaient nous séparer encore ? Je ne sais pas. Je sais seulement que je ne pouvais que crier : « Mère », et qu'à ma joie de la revoir, un brusque, un étrange abattement avait succédé. Ou devais-je attribuer cette instabilité à la transformation qui s'étaie faite en moi ? Quand j'avais quitté ma mère, j'étais toujours un enfant. A présent … Mais étais-je vraiment un homme, à présent ? Etais-je déjà un homme ? … J'étais un homme ! Oui, j'étais un homme! A présent, il y avait cette distance entre ma mère et moi: l'homme! C'était une distance infiniment plus grande que les quelques mètres qui nous séparaient.
— Mère ! ai-je de nouveau crié.
Mais je l'avais fait faiblement cette fois, comme une plainte et comme pour moi-même, misérablement.
— Eh bien, je suis là ! a dit ma mère. Je suis venue te voir.
— Oui, tu es venue me voir !
Et je passai subitement de l'abattement à la joie.
De quoi m'embarrassais-je ? Ma mère était là ! Elle était devant moi ! En deux enjambées j'aurais pu la rejoindre ; je l'eusse assurément rejointe, s'il n'y avait eu cette défense absurde de franchir le seuil de l'enceinte.
— Je suis contente de te voir ! a poursuivi ma mère.
Et elle a souri. J'ai aussitôt compris pourquoi elle souriait. Elle était venue, un peu inquiète, vaguement inquiète. Bien qu'on lui apportât de mes nouvelles, bien que mon père lui en rapportât, et que ces nouvelles fussent bonnes, elle était demeurée un peu inquiète : qu'est-ce qui l'assurait qu'on lui disait toute la vérité ? Mais maintenant elle avait jugé par elle-même, elle avait reconnu à ma mine que ma convalescence était réellement en bonne voie, et elle était vraiment contente.
— Je suis vraiment très contente ! a-t-elle dit.
Néanmoins elle n'a rien ajouté : il suffisait de cette allusion lointaine. On ne doit pas parler ouvertement de guérison, moins encore de notre guérison; cela n'est pas prudent, cela risque de déchaîner des forces, hostiles.
— Je t'ai apporté des noix de kola, a dit ma mère.
Et elle a ouvert le petit cabas qu'elle tenait à la main, elle m'a montré les noix. Un des jeunes hommes qui étaient assis sur le seuil, est allé les prendre et me les a remises.
— Merci, mère !
— Maintenant je vais rentrer, a-t-elle dit. Dis bonjour à mon père, dis bonjour à tous !
— Oui, je le ferai.
— A très bientôt, mère !
— A très bientôt, a-t-elle répondu.
Sa voix tremblait un peu. Je suis rentré aussitôt. L'entrevue n'avait pas duré deux minutes, mais c'était tout ce qui nous était permis ; et tout le temps, il y avait eu entre nous cet espace que nous ne devions pas franchir. Pauvre chère maman ! Elle ne m'avait seulement pas serré contre sa poitrine ! Pourtant je suis sûr qu'elle s'était éloignée, très droite, très digne ; elle se tenait toujours très droite, et parce qu'elle se tenait si droite, elle paraissait plus grande qu'elle n'était ; et elle marchait toujours très dignement : sa démarche était naturellement digne. Il me semblait la voir marcher dans le chemin, la robe tombant noblement, le pagne bien ajusté, les cheveux soigneusement nattés et ramenés au niveau de la nuque. Comme ces trois semaines avaient dû lui paraître longues !
Je me suis un peu promené dans la cour, avant de regagner la case : j'étais triste, de nouveau j'étais triste. Avais-je perdu, en même temps que l'enfance, mon insouciance ? J'ai rejoint mes compagnons, j'ai partagé les noix; leur amertume si plaisante généralement, si fraîche au palais quand, après, on va boire au canari, n'était plus que pure amertume.
Certes mon père, lui, venait souvent ; il pouvait me faire visite aussi souvent qu'il le voulait ; mais nous nous disions très peu de choses : ces visites, au milieu de mes compagnons et des jeunes hommes, étaient sans véritable intimité ; nos paroles couraient ici, couraient là, nos paroles s'égaraient, et nous serions bientôt demeurés sans plus rien nous dire, si les jeunes hommes, si mes compagnons n'avaient finalement pris part à notre conversation.
La quatrième semaine s'est passée plus librement. Les plaies étaient pour la plupart cicatrisées ou en telle voie qu'il n'y avait plus danger d'en voir la guérison s'interrompre. La fin de la semaine nous a trouvé parfaitement valides. Les jeunes hommes ont rabattu nos hauts bonnets et décousu nos boubous. Nous portions à présent les larges pantalons des hommes et nous étions, il va sans dire, impatients de nous montrer: nous sommes allés nous promener dans la ville, très fiers, immensément fiers de notre nouvel accoutrement, et parlant haut comme si déjà nous ne monopolisions pas suffisamment les regards.
Nous demeurions toutefois en groupe, et c'est en groupe aussi que nous avons entrepris la tournée des diverses concessions auxquelles nous appartenions. A chaque visite on nous faisait fête, et nous, nous faisions large honneur au festin qui nous attendait ; maintenant que nous étions en pleine convalescence — plusieurs avaient dépassé déjà le stade de la convalescence; je l'avais, pour ma part, bel et bien dépassé — , nous avions les dents merveilleusement longues.
Quand un incirconcis s'approchait un peu trop près de notre joyeuse bande, nous nous saisissions de lui et le fouettions par jeu avec nos pompons. Tout contact pourtant nous demeurait encore interdit avec les jeunes filles, et c'était une défense qu'aucun de nous n'eût enfreint; nous étions sévèrement avertis que si quelque femme nous voyait intimement, nous courions le risque de rester à jamais stériles. Fanta que je rencontrai, me fit discrètement signe de loin ; je lui répondis de la même manière, par un simple battement des paupières. L'aimais-je toujours ? Je ne savais pas. Nous avions été si retranchés du monde, nous étions devenus si différents de ce que nous avions été, bien qu'un mois à peine se fût écoulé entre notre enfance et notre âge d'homme, si indifférents à ce que nous avions été, que je ne savais plus très bien où j'en étais. « Le temps, pensais-je, le temps m'apportera un nouvel équilibre. » Mais quelle sorte d'équilibre ? Je me l'imaginais mal.
L'heure vint finalement où le guérisseur nous jugea tout à fait rétablis et nous rendit à nos parents. Ce retour n'était pas absolu, mais il le fut exceptionnellement pour moi: j'étais écolier et je ne pouvais plus longtemps me joindre aux excursions que mes compagnons entreprenaient dans les villes et les villages avoisinants; je ne pouvais davantage partager leurs travaux dans les champs de notre guérisseur, en retour des soins que nous avions reçus. Mes parents firent ce qui était nécessaire pour m'en dispenser.
Quand je regagnai définitivement ma concession, toute la famille m'attendait. Mes parents me serrèrent fortement dans leurs bras, ma mère particulièrement comme si elle avait voulu secrètement affirmer que j'étais toujours son fils, que ma seconde naissance n'enlevait point ma qualité de fils. Mon père nous considéra un moment, puis il me dit comme à regret :
— Voici désormais ta case, mon petit.
La case faisait face à la case de ma mère.
— Oui, dit ma mère, à présent tu dormiras là ; mais, tu vois, je reste à portée de ta voix.
J'ouvris la porte de la case : sur le lit, mes vêtements étaient étalés. Je m'approchai et les pris un à un, puis les reposai doucement ; c'étaient des vêtements d'homme ! Oui, la case faisait face à la case de ma mère, je restais à portée de la voix de ma mère, mais les vêtements, sur le lit, étaient des vêtements d'homme ! J'étais un homme !
— Es-tu satisfait de tes nouveaux vêtements ? demanda ma mère.
Satisfait ? Oui, j'étais satisfait : il allait de soi que je fusse satisfait. Enfin je crois bien que j'étais satisfait. C'étaient de beaux vêtements, c'étaient … Je me tournai vers ma mère : elle me souriait tristement …
[ Home | Etat | Pays | Société | Bibliothèque | IGRD | Search | BlogGuinée ]
Contact :info@webguine.site
webGuinée, Camp Boiro Memorial, webAfriqa © 1997-2013 Afriq Access & Tierno S. Bah. All rights reserved.
Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.