Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)
Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.
1. Il existe dans chaque village kono une ou plusieurs personnes des deux sexes spécialisées dans les pratiques magiques. Leur nombre peut dépasser cinq ou six, selon l'importance de la localité. Quel que soit son âge, ce sera toujours le plus compétent, le plus efficient d'entre eux qui deviendra le « dzogo-mou en chef ». Dans les circonstances normales, les autres devront se soumettre, en tout ce qui concerne les affaires religieuses, à son autorité, et lui obéir.
C'est en effet un personnage de toute première importance. Il se manifeste publiquement et, en tant qu'arbitre spirituel, il est connu de tous les habitants du village, qui peuvent lui adresser leurs requêtes sans intermédiaire. Il est en conséquence à la fois respecté et redouté, car un « nimbe de mystères » l'entoure Suprême détenteur du pouvoir religieux, ce personnage exerce une influence parfois décisive même sur les affaires courantes de la communauté, et nombreux sont dans le pays kono les chefs politiques qui ne prennent d'importantes décisions qu'après avoir consulté leur dzogo-mou.
Parmi les nombreuses attributions sacerdotales du dzogo-mou il convient de noter les suivantes :
La fonction de dzogo-mou étant héréditaire, les secrets professionnels seront enseignés par le père à celui de ses fils qui aurait manifesté, dès son enfance, des dispositions congénitales particulières, le désignant a priori comme le successeur qualifié 3.
Il est évident que, dans un système patriarcal relativement très évolué, ce sera par analogie avec le système de succession en vigueur le fils aîné qu'on choisira de préférence pour qu'il soit instruit, au cours d'un long apprentissage, et qui deviendra par la suite le dzogo-mou du village ; mais, il se peut aussi que, pour une raison ou pour une autre, le successeur sera désigné parmi les fils cadets. Nos informateurs nous ont même affirmé qu'il n'y a pas d'obstacle non plus pour les successeurs de la lignée maternelle (p. ex. les neveux utérins)! Cependant la sélection du successeur ne se fait normalement jamais en dehors de la famille sacerdotale 4.
Toutefois, les objets consacrés-réceptacles des pouvoirs magiques ne seront remis au successeur que par son Maître mourant, et l'avènement d'un nouveau dzogo-mou donnera lieu à une cérémonie spéciale de consécration. Avant d'entrer « légalement » en exercice, le novice sera tenu d'annoncer ce fait au a grand féticheur » (terme qui désigne simplement, dans la majorité des cas, le dzogo-mou le plus âgé ou le plus réputé) de la cellule coutumière (grande famille clanique). Celui-ci, après avoir entendu la corporation des dzogo-blà (reconnaissant son autorité suprême) fera payer au suppléant en question une redevance consistant en un animal sacrificatoire (p. ex. un mouton, un buf) en guise de droit d'admission 5.
C'est, pour ainsi dire, la suite normale des choses. Mais, d'autre part, l'avènement d'un dzogo-mou non héréditaire pourra se produire, pour ainsi dire, spontanément. En principe, toute personne, homme ou femme, peut devenir magicien (ou magicienne) autorisée, lorsqu'elle s'est montrée particulièrement douée pour une telle fonction, ou quand elle avait témoigné, dès son enfance, d'un courage ou d'une astuce exceptionnels 6.
L'impulsion que donne le dzogo-mou au rythme social sera notamment mise en évidence au moment des rites de passage et durant la période des initiations tribales. A ce propos, nous tenons, dès le début de notre exposé, à souligner quelques particularités morphologiques caractéristiques pour le pays kono.
Avant tout, il ne faudra pas perdre de vue le curieux dimorphisme coutumier suivant : seuls, deux des quatre cantons kono, Lola et Mossorodougou, pratiquent l'initiation tribale sous sa forme « parfaite » (le poro des auteurs), tandis que les cantons « d'au-delà du marigot Zié », Vépo et Saouro, ne connaissent (aux dires unanimes de tous nos informateurs) que la coutume de la circoncision 7 et de la clitoridectomie. Il en résulte naturellement de nombreuses divergences ou aberrations locales, dont le caractère dualiste apparaîtra plus loin. Soulignons à cette occasion un point qu'il ne faudra pas oublier au cours de cet exposé : c'est que l'ancienneté absolue des promotions est et reste le seul critère hiérarchique dans les collectivités du poro chez les Kono. Il en résulte, logiquement, que les initiés d'une même promotion seront toujours considérés comme égaux en droit. L'âge physique n'y joue aucun rôle, de sorte qu'un jeune homme de vingt ans sera respecté (et obéi, dans la sphère de la fraternité poro) par un homme âgé de trente ans, mais initié plus tard. Et c'est en vain que nous avons cherché chez les Manon libériens actuels (Mission P.-L. Dekeyser-B. Holas de l'Institut Français d'Afrique Noire au Libéria en 1948) la moindre trace des 99 degrés d'initiation primitive dont parlent Harley et Schwab 8; nous n'avons pas pu constater non plus une organisation semblable chez les membres réguliers du poro en pays kono. De leur côté, bien entendu, les dzogo-blà, après s'être soumis à la procédure initiatoire habituelle, subissent en outre une initiation spéciale, à caractère exclusif, de longue durée. Cette instruction individuelle que nous pourrons appeler « du haut degré » n'a cependant aucun rapport organique avec le poro tribal.
Elle est structuralement associée à l'institution du poro et ne se manifeste pas en dehors du domaine de celui-ci ; ce sont les kirè nanga (au sing.: kirè nangalo), scarificateurs rituels qui, réunis en une « corporation de magiciens spécialisés », sont soumis à des règlements d'une rigueur particulière. Il va cependant sans dire qu'à l'intérieur de cette confrérie exclusive et peu nombreuse le tableau hiérarchique sera d'une extrême simplicité et parfois très effacée: celui qui possède le charme reconnu le plus puissant se placera automatiquement en tête.
Ce sont les kirè nanga qui conservent, soigneusement soustraits aux regards des non-initiés et surtout des femmes, les instruments scarificatoires: nyomou nyi (« dent du génie ») crochet en forme de hameçon (fig. 1a), fagha (« cravache ») rasoir rituel (fig. 1b), etc., dont ils se serviront lors des initiations périodiques.
Le mot nyomou nyi passe cependant pour une notion extrêmement redoutable et il est formellement interdit de le prononcer; la non-observation de cette règle, rigoureuse à l'égard des non-initiés, entraverait, en principe (mais nous savons que la coutume a subi un adoucissement considérable depuis la conquête [française]), l'égorgement du coupable, par ses compagnons du poro. Les nyomou nyînga sont alors fichés dans la corne évidée d'une antilope de forêt à cornes droites (céphalophe de Maxwell ?) et transportés par les kiré nanga dans leurs sacoches de raphia Fagha, terme parabolique, signifie cravache car, à l'instar de cette dernière, il laisse des traces sanglantes sur la peau des victimes. Par ailleurs, le terme courant qui désigne le rasoir serait kpounga, ou kpînga.
L'opération se passe dans l'enclos réservé (nyomou kpanga) dans un coin de la forêt dense qui avoisine le village. Là, les kiré nanga, déchirant la peau des néophytes en poussant des cris sauvages, personnifient l'Esprit-Mère du poro dont les griffes laisseront désormais des traces indélébiles sur les corps des victimes, englouties dans le ventre pour être plus tard enfantées de nouveau.
Instruments scarificatoires du poro: A gauche, fig. 01a , nyomu nyi (6 c.m); à droite, fig. 01b fagha (10 cm.) |
C'est la catégorie porteurs des masques cérémoniels, présentent pour nous naturellement un intérêt tout particulier. Tout d'abord, les nyomou koulo-blà sont les détenteurs des masques rituels. Cette fonction est également héréditaire 9 à l'intérieur de la famille autorisée dont les membres masculins, après avoir été dûment initiés (ou au moins circoncis, dans le secteur à l'Est du Zié, ou Nzié), reçoivent une formation spéciale plus ou moins longue en tout ce qui concerne la fabrication, la conservation et le port cérémonial (y compris les pas, les mouvements, les gestes, la voix) des masques et de leurs accessoires. Une telle autorisation (et, en contrepartie, les obligations qu'elle engendre) sera toujours de caractère éminemment exclusif : pour la même raison elle ne peut, à aucune condition, être transférée à une tierce personne en dehors de la famille détentrice. En fait, celle-ci ne pourra jamais disposer du masque de son propre gré. L'ensemble des masques rituels représente une propriété collective et, en tant qu'inventaire cérémoniel, il est soumis aux ordres du principal dzogo-mou. La situation, du point de vue judiciaire, se présente par conséquent très nette: non point propriété privée, mais chose confiée en détention.
Cependant le détenteur du masque prendra toute précaution utile pour tenir à l'abri des regards profanes la partie faciale du masque 10. Pratiquement, l'objet sera soigneusement caché dans la case d'habitation du nyomou koulo-mou qui le placera de préférence à l'extrémité du village, à côté du sentier conduisant à la forêt. Un pareil emplacement permet en effet de préparer les sorties du masque avec le maximum de discrétion. Le nyomou, mis dans un sac en fibres de raphia ou, moins fréquemment, dans un panier en vannerie du pays, ou même dans une caisse en bois, trouvera ainsi un abri dans le grenier domestique (sous la charpente du toit) ou, simplement, dans un autre coin sombre de la case.
Le costume cérémoniel, par contre, pourra être exposé aux regards de tous : la jupe, ou le pagne, confectionnés avec des fibres végétales, resteront négligemment suspendus sous le toit de la véranda, après avoir été, au besoin, séchés au soleil, en face de l'entrée de la case. Car la vue accidentelle de cette partie du masque ne compromet en aucune façon l'élément féminin et profane en général. De même, la chemise à manches longues, confectionnée en tissu de coton indigène, ne nécessitera aucune mesure spéciale. Toutefois, ses manches, cousues au moment de l'usage rituel pour cacher les mains de la personne masquée, seront défaites immédiatement après, afin que les non-initiés ne puissent les identifier.
D'ailleurs des précautions les plus scrupuleuses seront toujours mises en uvre à cette fin: p. ex. le nyomou prendra garde de ne jamais sortir après une pluie et cela, pour éviter de laisser ses empreintes humaines dans la boue; génie immatériel, il doit de même soigneusement veiller à ce que ses pas ne laissent aucune trace sur le sable; et c'est pourquoi il ne manquera jamais de « balayer » son chemin en imprimant un mouvement rotatif à sa longue jupe traînant par terre; de même, pour mieux s'assurer que le public ne voit pas ses pieds d'homme, il préférera sortir et rentrer à reculons dans l'étroite porte de l'enclos sacré; son habillement se trouve-t-il dérangé, il fera signe à ses acolytes qui, immédiatement, constitueront autour de lui un mur tant que l'on n'aura pas remédié au désordre.
D'après la coutume ancienne, une famille ne peut détenir qu'un seul type de masque de sexe déterminé ; et si, par exemple, conformément à cette règle, un nyomou sinè 11, « le Vieux barbu » jouit de l'hospitalité d'une famille donnée, son épouse nyomou néa sera abritée chez une autre. Par ailleurs chacune de ces familles dispose normalement de plusieurs jeunes gens-porteurs de masque, suffisamment qualifiés pour se suppléer l'un l'autre, en cas de besoin.
Notes
1. L'accent reposant, très légèrement, sur le suffixe -bla, on pourrait aussi bien écrire : dzogo-blà.
2. Chez les Kpèlè (Guerzé) voisins, le guérisseur, en cas de maladie grave, se présente masqué (nom vernaculaire: gbôyôgo-yowo) en pleine nuit, pour apporter au malade son remède, un produit à caractère magique de la pharmacopée indigène. Dès que le roulement des tambours, le tintement des clochettes, et les cris stridents de ses protagonistes auront annoncé la venue du masque guérisseur, les femmes et enfants se cacheront dans les cases. Cet exemple présente un intérêt spécial pour nous, en tant que témoin de l'identification des fonctions du zo et du porteur du masque, ce qui prouverait l'ancienneté de cette institution (Harley et Schwab disent : le même individu initié peut être à la fois zo et le représentant masqué du diable; op. cit. p. 274).
3. Des conditions analogues se trouvent, semble-t-il, aussi chez les Guerzé; cf. p. ex. I'article de Thanos Mengrelis sur l'lnitiation chez les Guerzé, publié dans les Notes Africaines, n° 29, janvier 1946.
4. Sauf le cas, bien entendu, d'une suspension préalable des fonctions ce qui peut se produire exceptionnellement, p. ex. au lendemain d'une catastrophe que le « féticheur » local n'aurait pas réussi à empêcher, par suite d'un conflit entre deux dzogo-blà voisins et rivaux.
5. Coutumes analogues à l'« achat de cadavre » d'un dzogo-mou guerzé expliqué par J. Germain dans son article l'Au-delà chez les Guerzé, chapitre Funérailles du sorcier (Etudes Guinéennes, n° 2. 1947).
6. En 1949, dans le pays manon, nous avons été témoin du fait suivant : de bon matin, un très jeune garçon de petite taille, entrant dans l'enclos du poro, où il devait être remis aux scarificateurs (qui symbolisent les griffes du Diable) pour subir l'opération d'initiation, s'est comporté très courageusement. Le public en l'applaudissant s'exclamait: voilà un futur zo !
7. Il s'agira cependant d'un cas particulier de circoncision que nous appellerions volontiers consécratoire, avec les mêmes effets sociaux que l'initiation même: l'introduction de l'individu sociologiquement imparfait dans le rang des adultes, seuls éléments valables sur le plan social, etc. Voir à ce sujet notre brève étude dans Notes Africaines, n° 49, 1951, pp. 4-11.
8. Cf. la page 274 de leur ouvrage précité.
9. Sauf quelques cas exceptionnels où l'acquisition de tel masque sera expressément recommandée par le devin à un homme étranger au groupe des autorisés; l'intégration du nouvel acquéreur se fera alors, avec l'autorisation du dzogo-mou, par un simple rite de cooptation.
10. Si la face du masque a été, par hasard, aperçue par une femme, ce serait un cas d'initiation obligatoire de cette femme dans les secrets des hommes. Nous parlerons de pareil accident plus loin, pp. 127 (Au demeurant, il nous paraît inutile d'ajouter que les femmes kono de nos jours n'ignorent rien de ces détails).
11. Voir chap. V et chap. Vl).
[ Home | Etat | Pays | Société | Bibliothèque | IGRD | Search | BlogGuinée ]
Contact :info@webguine.site
webGuinée, Camp Boiro Memorial, webAfriqa © 1997-2013 Afriq Access & Tierno S. Bah. All rights reserved.
Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.