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Bohumil Holas

Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)

Les Masques Kono (Haute-Guinée Française):
leur rôle dans la vie religieuse et politique

Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.


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Chapitre III
Technologie du masque

Fabrication rituelle du masque

Avant de présenter un bref essai de classification morphologique des masques kono, il nous paraît utile de dire quelques mots sur leur fabrication. Celle-ci, on peut s'en douter, ne se fait pas au hasard — car il s'agit ici d'un support magique par excellence qui, pour acquérir « dès sa naissance » les qualités voulues, devra toujours être soumis à des procédés consécratoires de grande rigueur. Et le confectionnement du masque en est un, bien que de caractère superficiellement mécanique. Cependant trois conditions nous semblent dignes d'attirer l'attention, à savoir :

  1. La fabrication de tout masque rituel devra obligatoirement être effectuée avec l'autorisation explicite et sous la surveillance du dzogo-mou;
  2. Tout homme assez habile pourra être chargé de ce travail à condition de s'être auparavant soumis au rite purificatoire prescrit. Une personne en « état de souillure » courrait un risque grave. (Aucune défense de rapports sexuels, durant la nuit qui précède l'exécution du travail rituel, ne semble pourtant intervenir). Toutefois, ne pas être un sculpteur sur bois professionnel ne constitue aucun empêchement de principe. Il est cependant vrai qu'en réalité ce travail, nécessitant au moins un rudiment de technique professionnelle, sera le plus souvent confié à l'un des nyomou koulo-blà ou à un forgeron adroit et expérimenté. Autant que nous sachions, ce dernier cas ne se produit que rarement en pays kono, la grande majorité des forgerons locaux ne connaissant guère la sculpture sur bois;
  3. Et, last but not least: tout ce travail, en tant qu'opération magique, devra être exécuté en secret, autant que possible dans un recoin de la forêt bien protégé contre tout intrus.

Le procédé technique serait alors à peu près le suivant :

  1. Quand le détenteur du masque a fait savoir au dzogo-mou que son masque n'est plus utilisable, et qu'il est inutile de le réparer, le dzogo-mou se rend sur place pour examiner, en personne, l'état des choses. Supposons qu'il décide de faire remplacer le masque usagé: en premier lieu, il choisit alors le sculpteur et le fait venir sans tarder. Ensuite, il lui explique en détail ce qu'il convient de faire et il l'avertit des dangers à courir en cas de négligence. Enfin, il l'envoie dans la forêt chercher le bois nécessaire. Trois essences fournissent du matériel de premier choix: le guéli (communément iroko: Chlorophora excelsa, de la famille des Moracées), et spécialement sa racine, puis le yorou (ou yoro: Alstonia congensis, de la famille des Apocynacées), et ensuite le kou, arbuste des brousses secondaires, qui est Macaranga huraefolia, de la famille des Euphorbiacées 1.
  2. Or dès qu'il a reçu l'ordre du dzogo-mou, le sculpteur armé d'une hache et d'un sabre d'abattis (machette) se rend dans la forêt en quête du bois convenable. Il sera parfois accompagné d'un ami de confiance, ou de son aide-apprenti soumis aux mêmes règlements rituels. (Aucune interdiction des rapports sexuels pendant la nuit précédente n'ayant lieu, nous l'avons dit). Son départ du village se fait en cachette, et il évite d'être vu de quiconque durant l'exécution de sa tâche. Le matériel une fois acquis, notre homme transportera son bloc de bois dans un endroit choisi à l'avance, dans un bosquet isolé ou dans un coin de la forêt dont l'accès sera barré d'une tige de toa (Zingiberaceae spec.) posée par terre ou suspendue à travers le sentier au moyen d'une ficelle en fibres de raphia: c'est un avertissement donné aux femmes et aux enfants, ainsi qu'à toute autre personne non-initiée de se tenir à l'écart.
    Pour plus de sécurité, pendant tout le temps que dure la fabrication du masque, les jeunes garçons initiés 2 montent la garde.
  3. Entre temps, le dzogo-mou, le nyomou koulo-mou intéressé avec un groupe de dignitaires du poro se sont assemblés à cet endroit réservé. Le vieux masque qui sera prochainement mis hors d'usage repose sur quelques grosses feuilles, au pied d'un arbre qui se dresse au milieu d'un petit espace hâtivement débroussaillé à cette intention; il servira de modèle 3 à l'exécutant qui s'efforcera de reproduire, autant que possible, ses traits, jusqu'au moindre détail, afin de perpétuer l'archétype traditionnel et immuable.
    Le sculpteur pose le matériel brut (le bloc de bois), ses outils ainsi que tous les matériaux accessoires à côté du vieux masque auquel il adresse les paroles suivantes:
    « Je te salue, Ancêtre. Tes jours sont comptés. Trop vieux, tu ne peux plus nous servir. Mais tu mérites le repos et notre gratitude ».
    (Il est caractéristique qu'aucune offrande de remerciements, p. ex. les kolas usuelles, n'a lieu).
    Puis, en s'adressant au bloc de bois:
    « Notre vieux masque est pourri, dit-il. Il n'est plus bon à rien. A l'avenir c'est toi, son fils, qui devras le remplacer. Nous te prions de nous rendre le même bon service. Et voici tes « noix de kola ».
    Ceci dit, le sculpteur (qui, à ce moment, assume ipso facto l'office sacerdotal par excellence) fend une noix de kolatier en deux moitiés et il les partage, en un geste communial classique, avec le dzogo-mou, pour acquérir ainsi 4 les qualités consécratoires nécessaires. Cela fait, il se met immédiatement au travail.
  4. Une fois accompli ce sacrifice propitiatoire initial, la présence sur les lieux du dzogo-mou ne sera plus obligatoire. Il viendra cependant, de temps à autre, vérifier le progrès de l'oeuvre et, éventuellement donner au sculpteur des conseils complémentaires, d'ordre purement technique. De leur côté, les initiés vont et viennent à leur gré.
    La partie principale du travail sera normalement terminée à la tombée de la nuit, le jour même. Etant donnée, la simplicité de forme des masques kono, ce bref délai semble être suffisant dans bien des cas 5. La nourriture, un plat de riz pimenté et une gourde de vin de palme (ce dernier en quantité voulue) seront apportés au sculpteur dans la forêt, à moins que celui-ci ne préfère aller manger au village en toute hâte. Avant de s'absenter, il prendra cependant soin de cacher, minutieusement, son œuvre inachevée (il la couvrira de feuilles ou, mieux encore, l'enveloppera dans son vêtement) et il en confiera la garde à son aide.
    Dans le cas où la confection du masque doit exiger deux ou plusieurs jours, il l'apportera chaque soir au village, sous la protection de la nuit, et le vieux masque et le nouveau in statu nascendi (ébauche) seront soigneusement cachés tous les deux dans un sac en fibres de raphia. Là, il les confie au dzogo-mou pour les reprendre le lendemain, avant l'aube. En aucun cas, il n'est autorisé à les garder sur lui, les deux objets se trouvant en l'état de a transfert du fluide magique », et par conséquent possédant un potentiel nocif.
  5. L'outillage qui sert au sculpteur sur bois pour exécuter ce travail n'est autre que celui dont on se sert habituellement : il est généralement composé d'une herminette (kpâwo), d'un couteau de poche bien aiguisé, et d'un kèrèlè — le « sabot » des menuisiers, servant à creuser.
    Le produit, grossièrement taillé, sera ensuite poli au moyen de certaines feuilles (nyéla, voir la remarque 1) qui, par leur surface rugueuse, se prêtent parfaitement à cette fin. Dans la menuiserie du pays, le nyéla remplace avec succès notre papier de verre.
    La teinture noire sera ensuite faite avec différentes substances végétales, et, le plus souvent, avec une espèce de « liane » (lébélâlè kplo, Macuna pruriens) dont les jeunes feuilles écrasées fournissent une sève qui est une excellente matière colorante. Lorsque la surface du masque (anciennement: les deux côtés, maintenant, parfois, la face seule) aura reçu plusieurs couches de cette teinture, le vernis final sera obtenu au cours d'un polissage prolongé et répété, à l'aide de la graine d'une liane sauvage appelé kplouango pâmo 6.
    D'autre part, interviennent, comme matériaux accessoires : les peaux du colobe noir (Colobus polykomos), mais souvent du colobe bais (Colobus badins), pour la confection de la barbe; les dents d'animaux divers; de petits fragments de plaques d'aluminium, pour border les ouvertures oculaires, etc.; des fibres de palmier noircies, tantôt pour les cheveux tantôt pour la barbe tressée; quelques morceaux de vieille chéchia ou de ceinture de tirailleur, dont le tissu rouge écarlate servira à recouvrir la face du masque ou seulement la partie orbitaire ; aussi quelques pointes achetées au marché, quelques perles de verroterie, etc...
    Il ne sera peut-être pas superflu de dire d'ores et déjà notre avis sur ce que certains auteurs ont l'habitude, dans leurs énumérations classificatoires, d'appeler les « masques-portraits » : en réalité, ces derniers trouveront toujours place dans une catégorie de notre liste systématique que nous présentons dans le chapitre suivant. Et nous nous expliquons: en créant p. ex. un nyomou néa (masque de sexe féminin), le sculpteur sera sans doute libre, dans une certaine mesure, de lui prêter volontairement — sans jamais substantiellement déformer l'archétype imité — la physionomie, ou au moins certains traits personnels caractéristiques, d'une femme aimée, vivante ou morte. Il le fera d'ailleurs parfois, presque à son insu, sous l'influence d'une inspiration sentimentale. Même ici, la part qu'occupe l'« inspiration artistique » ne saurait être niée. Un cas pareil — qui engendrera une véritable création spontanée plus ou moins affranchie de l'emprise des traditions — peut se produire de temps à autre, notamment lorsqu'une calamité aura détruit la case abritant le masque-modèle 7.
  6. Quand il aura terminé son travail, le sculpteur en avertira, par l'intermédiaire de son aide, le dzogo-mou sans quitter lui-même le lieu réservé. Et ce n'est qu'à la tombée de la nuit qu'il se rendra, toujours en secret, au domicile du dzogo-mou en emportant les deux masques (le vieux et le nouveau) dans son sac. Le nyomou koulo-mou intéressé, en compagnie de ses confrères, l' y attend déjà.

Introduction d'un nouveau masque

La « détronisation » du masque usé et l'installation du nouveau, en opérations corrélatives, ont lieu simultanément, à l'intérieur de la maison du dzogo-mou.
La cérémonie qui suit est d'un schéma très simple:

  1. Au cours d'une brève allocution (action de grâce: Dankopfer des sociologues allemands), le dzogo-mou remercie le vieux masque et le dépose ensuite dans une haute corbeille (vîn), tressée avec des éclats de palmier-ban, qui abrite déjà plusieurs autres masques mis hors d'usage depuis longtemps 8.
    Ce vîn, placé dans un coin de la case, est pourvu d'un couvercle sur lequel ont été accrochées quelques amulettes de grande efficacité.
  2. Cependant le masque nouveau repose sur une natte toute neuve, à côté d'un gros van contenant une masse d'objets hétéroclites : c'est l'ensemble des charmes appartenant au dzogo-mou (sauf, évidemment, les éléments magiques purement personnels et par conséquent secrets, « trop dangereux »). Les participants — rituellement préparés depuis la veille (p. ex. par l'abstention de rapports sexuels, de certains repas proscrits, etc.) — sont assis par terre, disposés en cercle autour de l'inventaire sacré.
    Ce qui suit offre le caractère très prononcé d'un rite propitiatoire, selon la terminologie ethnologique courante: le dzogo-mou adresse une prière au génie du masque 9, immole un poulet fourni par nyomou koulo-mou ou, à sa place, par un de ses frères, et arrosera le front du masque avec le sang de la victime. Notons cependant une circonstance assez surprenante: ni le sexe du poulet ni sa couleur n'ont d'importance 10. L'officiant prend dans la suite une pincée de farine de riz, avec laquelle il saupoudrera le front même du masque. Enfin, après avoir mâché une moitié de kola blanche et une autre moitié de kola rouge, il crachera sa salive jaune-rougeâtre au milieu du front du masque. Quand cela est fait, il exhorte le masque, en une incantation solennelle, à servir désormais fidèlement les intérêts publics et à obéir toujours à ses ordres comme le faisait auparavant son « père », le masque précédent.
    L'animal sacrifié, après avoir fourni son sang aux besoins rituels, appartient dès ce moment au dzogo-mou qui le fera préparer par les femmes de sa famille et s'en régalera en compagnie de ses parents ou invités.
    La prière finie, le sacrificateur remet, sans autre formalité, le masque nouvellement consacré (« intronisé », selon l'expression chère à une partie des auteurs) à son détenteur. Celui-ci, profitant de l'heure avancée, le transportera sans plus tarder chez lui.
    Dès lors, le nouveau masque dûment intégré dans la collectivité des masques du village pourra faire son apparition « officielle » 11.
    A sa première sortie publique, il sera chaleureusement accueilli par les habitants du village qui, en l'applaudissant, lui offriront de nombreux cadeaux 12 et loueront sa beauté, sa puissance et ses autres qualités... La joie est générale, la fête est bruyante et le repas traditionnel plus succulent que d'habitude, mais aucune cérémonie spéciale n'a plus lieu.

Notes
1. Le botaniste R. Schnell, après avoir étudié la même région en 1942, nous confirme que « l'Alstonia dans certaines contrées sert à faire des objets sculptés (cuvettes, etc.). Chlorophora excelsa (gué) sert à faire les masques, nyéla (ce terme englobant deux espèces de Ficus: F. asperifolia et F. exasperata, de la famille des Moracées) sert à les polir, et lébélalé (Macuna pruriens, de la famille des Papilionacées), à les teindre (Communication personnelle du 24 janvier 1950).
2. Rappelons, une fois de plus, que le terme initiation correspondra aux scarifications tribales dans les cantons de Lola et Mossorodougou (certains auteurs, p. ex. M. H. Lelong, écrivent : « Mosorodougou), et à la circoncision consécraloire chez les habitants du Vepo et du Saouro.
3. Harley et Schwab supposent que les masques les plus anciens du poro représentaient à l'origine les effigies commémoratives des « fondateurs » du poro, c'est-à-dire les personnages principaux des anciens temps.
4. On se souviendra à cette occasion de la notion de magie contagieuse de Sir James Frazer.
5. Nous pensons ici uniquement à l'exécution de la partie sculpturale. Le polissage, la teinture, etc., prendront, cela va sans dire, plus de temps.
6. La graine elle-même prendrait alors le nom de kplouango en dialecte kono. Il est probable que le terme guerzé (?) kolipléan, noté par J. L. Tournier, Directeur du Centrifan de la Côte d'lvoire et de la Réserve naturelle intégrale des Monts Nimba, équivaudrait à notre kplouango, et désignerait dans ce cas Randia genipaeflora (communication personnelle). Ce fait reste cependant à vérifier.
7. Nous en possédons d'ailleurs un témoignage-modèle dans le pays manon-bossou : en 1934, le village de Seringbara a été entièrement ravagé par le feu, y compris toutes les installations coutumières.
8. Inutile d'ajouter que cette coutume ancienne se perd très rapidement, et qu'à l'heure actuelle un tel masque sera traité d'une manière peu respectueuse — et même parfois vendu au collectionneur européen.
9. On sait que le masque même n'est que le support matériel de la notion mystique, et il nous paraît superflu de souligner de nouveau ce fait.
10. Nous avons tenu à vérifier, auprès de plusieurs informateurs dignes de foi, ce phénomène troublant. S'agirait-il ici, une fois de plus, d'une « dégénérescence » d'un rite primitivement plus rigoureux ?
11. Toujours, cela va sans dire, avec une autorisation préalable du dzogo-mou
12. Ceux-ci, consistant plutôt en produits agricoles qu'en argent, seront partagés entre le dzogo-mou et la suite du masque.


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