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Bohumil Holas

Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)

Les Masques Kono (Haute-Guinée Française) :
leur rôle dans la vie religieuse et politique

Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.


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Chapitre V
Nyomou Hinè Gblôa (ou Sinè Kplôa)

Son aspect réel, son rôle

Nous avons déjà caractérisé, plus haut, ce type de masque comme le principal agent travesti du poro (les Kono prononcent: kplon, ou kpolon), cycle de rites d'initiation tribale ouvert par l'opération de scarification et marqué ensuite d'une réclusion plus ou moins longue (actuellement de 12 à 15 mois) dans l'enclos sacré.
Nyomou hinè gblôa n'intervient pas par contre, à en croire nos informateurs, à l'occasion de la circoncision rituelle « isolée » 1 envisagée comme la première série des rites de passage.
Il est le « père » de toute la famille de masques kono figurant sur notre tableau hiérarchique. Ici, grâce à une tendance propre aux Noirs d'appliquer sur un plan très large les termes de parenté, la notion père devra être comprise, non pas dans le sens de géniteur physiologique mais, tout simplement, comme le plus puissant, celui à qui il faut obéir.
En effet, au moins théoriquement, tous les autres nyomounga lui doivent respect et obéissance. S'ils le rencontrent accidentellement, ils doivent l'éviter et lui laisser le chemin libre afin de ne pas provoquer sa colère A plus forte raison, il sera toujours redouté par la population. Réputé « maître des poisons », on ne s'étonnera pas qu'il passe toujours pour un « diable » aussi méchant que dangereux.
Son allure est plutôt digne, ses mouvements tantôt délibérés, tantôt saccadés et même nerveux. S'appuyant sur son bâton artistiquement orné (nyomou toungo), courbé et parfois tremblant de faiblesse sénile, il dédaigne de marcher à pas rapides comme le fait volontiers son confrère noir (nyomou hinè té). Sa voix est gutturale, comme si elle sortait des profondeurs.
Comme il ne prend part qu'aux fêtes de première importance, ses sorties sont assez rares (p. ex. 1 à 2 fois par an).
En dehors de la période des initiations, le dzogo-mou le fera apparaître, sur le conseil préalable du devin consulté d'avance, p. ex. quand le village se trouvera envahi par de « mauvais esprits » trop tenaces (à savoir : qui résisteraient avec succès à l'intervention des masques moins puissants), quand le dzogo-mou même ou son apprenti-magicien tomberont gravement malades (pour les détails voir plus loin).

Son aspect métaphysique

Considéré du point de vue symbolico-religieux, le nyomou hinè gblôa devrait être conçu comme l'élément masculin du couple spirituel du poro : il représente tout ce qui est mâle, selon les conceptions de l'indigène. C'est le Grand patriarche, plus ou moins capricieux, dominateur, un peu égoïste, vorace et cupide, mais toujours respecté, obéi sinon redouté — surtout quand, à l'égal d'une bête féroce, il pousse ses cris sauvages du fond de l'enclos sacré. Cela arrive surtout lorsque lui, sa femme et ses enfants (les néophytes en réclusion) réclament leur nourriture, leur tribut journalier, durant la période d'initiation. Et il crie dans le monde qu'il a faim de la nourriture réelle et spirituelle (bien que les gens non-initiés « sentent mauvais », il désire en « goûter la chair... », c'est-à-dire : les voir se soumettre à la cérémonie initiatique), les douleurs d'accouchement dont souffre sa « femme enceinte » (les néophytes reclus étant censés se trouver dans l'état embryonnaire, « renfermés dans le ventre » de l'Esprit-Mère), ainsi que tous les éclats de sa bonne et de sa mauvaise humeurs.
Inutile d'ajouter que de telles manifestations acoustiques ne nécessitent guère de travesti ; ces cris sont simplement poussés par n'importe quel compagnon du poro assez habile, sur l'ordre d'un des chefs-initiateurs, et à n'importe quel moment du jour ou de la nuit.
Il va aussi de soi que toute application dans le cas présent de notre double distinction purement superficielle et arbitraire, du type nyomou siné (entre ses formes « rouge » et « noire »), serait absurde: car il ne peut s'agir cette fois que d'une notion purement abstraite, purement symbolique.

Détention du masque

La détention du nyomou hinè gblôa, étant donnée la primauté hiérarchique de celui-là, sera toujours confiée au dzogo-mou même, en tant que suprême dignitaire du sacerdoce local. Cela s'explique d'ailleurs très facilement par l'« équivalence des grades ». En outre, le dzogo-mou dont ce masque est un « moyen de gouverner» de premier ordre, aura l'intérêt éminent de le tenir, à tout moment, à portée de la main. Pratiquement, le nyomou hinè gblôa sera conservé ou bien dans la case d'habitation de son maître (dzogo-mou-pèrè), ou bien dans une petite case spéciale, clôturée.
Ici, la situation juridique est loin d'être clairement établie: nous serions, pour certaines raisons, enclin à y voir une véritable propriété personnelle inattaquable du dehors, mais tous les notables kono (et les dzogo-blà mêmes) nous ont parlé avec insistance d'une propriété collective confiée.
Ce cas présente d'ailleurs d'autres particularités dont la plus frappante est que le nyomou hinè gblôa, échappant par ce fait à la règle générale, cohabitera chez son dzogo-mou, avec sa compagne nyomou néa.
Dans un même village, il peut y en avoir plusieurs couples, et leur nombre coïncidera alors avec celui des dzogo-blà locaux. Nous en avons ainsi compté jusqu'à cinq dans les chef-lieux des cantons, et davantage dans les villages à l'Est du Zié où la coutume atteste généralement un relâchement notable. Et c'est, en principe, le plus ancien (par perpétuation du prototype donné) qui sera reconnu comme « le plus puissant », même s'il se trouve détenu par un dzogo-mou moins qualifié 2.
Comme on s'en doute, la détention (et nous rappelons que le couple des deux masques demeurera toujours inséparable) passe du père à celui de ses fils qui a été jugé le mieux doué pour les opérations magiques. Au fait, une aptitude spéciale — ou une « prédisposition » — sera toujours posée comme condition sine qua non. Si aucun des descendants directs (le fils de la femme principale du dzogo-mou n'étant nullement privilégié à l'égard de ses demi-frères) ne remplissait les conditions exigées, le successeur sera choisi parmi les neveux, et ce choix tombera de préférence sur un des fils de la sœur aînée du dzogo-mou.
Le port du masque mâle appartient cependant au dzogo-mou apprenti; seule, la nyomou néa pourra être aussi portée par un autre jeune homme, spécialement entraîné, de la famille (cantons Vépo et Saouro). Le dzogo-mou ne se chargera jamais de pareille besogne, et nous voyons là un autre corollaire de nos déductions précédentes sur la désagrégation évolutive de ses fonctions primitives. D'autre part, il nous semble que la tendance détention --> propriété se trouve ainsi bien mise en évidence.

Description du masque 3

  1. La partie faciale (nyomou ngou = tête, sing.) est en bois sculpté, et sur toute sa surface elle est doublée d'un tissu écarlate provenant d'une chéchia ou d'une vieille ceinture de tirailleur africain. Une pièce en toile, sommairement cousue, fixée à l'aide des fibres de raphia à la circonférence du masque pourvu d'un système de trous, sert de couvre-nuque et prend alors le nom nyomou ngou klè héguèga.
  2. Le nez est démesurément grand, saillant.
  3. La mâchoire inférieure, très proéminente, est munie de deux (ou quatre) grosses dents confectionnées en bois ou représentées par des canines de chien ; elle est mobile, fixé sur la partie principale à l'aide de deux simples ligatures en ficelle ou en fibres de raphia. L'intérieur de la bouche se trouve également revêtu du même tissu rouge, sur lequel est dessinée une langue très longue.
  4. Chez les types anciens de ce masque, les ouvertures orbitaires sont formées par une mince fente, tandis que, dans les masques plus récents, elles sont plutôt lentiformes ou même rondes, bordées de petites bandelettes d'aluminium.
  5. Une abondante barbe, qui d'ailleurs cache tout détail physionomique de la partie inférieure de la face, est confectionnée en peau de singe noir (Colobus polykomos), aux poils longs; seuls les vieux masques des cantons nord portent une barbe postiche faite de la crinière d'un cynocéphale mâle (Papio papio) — animal que l'on ne rencontre que dans quelques rares localités du secteur septentrional du pays kono — pour figurer la barbe grise du vieillard.
  6. Le nyomou hinè gblôa est magnifiquement coiffé d'un haut kongolon cylindrique, tressé à la manière des nattes du pays, couvert d'une étoffe rouge, richement orné de dessins compliqués, soigneusement exécutés, avec de la peau de léopard (Panthera pardus), des morceaux de cuirs multicolores, des crins de bélier blanc, et aussi d'une quantité de coquillages cauri (Cypraea moneta).
  7. La jonction de la partie faciale du masque et de sa coiffe est assurée, d'une part, au moyen de la pointe frontale qui pénètre dans un trou dont est pourvu le kongolon (prononcé parfois kongono) à son bord inférieur et, des deux côtés, au moyen de deux bandes temporales de fixation en étoffe multicolore.
  8. En outre, une bande-diadème (blâ-tiguè), ornée d'une touffe de poils de bélier et de cauris, etc., ceint le front du masque, au niveau du bord inférieur du kongono.
  9. Une ample jupe est confectionnée en fibres de raphia; elle doit retomber jusqu'à terre afin de dissimuler complètement les pieds du porteur du masque. Cette pièce est appelée nyomou kirila.
  10. Une chemisette sans manches, du modèle habituellement porté dans le pays (hâhigui), descendant jusqu'aux genoux, « protège le porteur contre la sueur ». Ce dernier, en outre, gardera son caleçon indigène (ou cache-sexe, dit gbolo) en guise d'unique « dessous », et parfois son bonnet ou un mouchoir de tête.
  11. La blouse à longues manches cousues aux deux extrémités, ou aux pans cousus en « forme d'ailes », pour cacher les mains du nyomou koulo-mou, prend le nom de ségohoulo (ou plutôt: ségué-woulo, littéralement : pagne-grand). Un capuchon recouvrant la tête (un mouchoir de tête ferait cependant aussi l'affaire; voir l'alinéa précédent) tombe largement sur la nuque ; cette pièce est obligatoirement de couleur rouge vif dans toutes les localités à l'Ouest du Zié.
  12. Un petit pagne (nyomou karanga) rouge uni, moins souvent à dessins, fixé sur le clou planté dans le front du masque, tombe librement sur les épaules.
  13. Le kara, un très large collier joliment orné, composé d'éléments en cuir, en peau d'animaux sauvages, parfois en fer ou en cuivre, et bordé de crins de mouton, s'allonge en une longue bande retombant sur le dos.

Fig. 4. Nyomou kirila. Porteur de masque revêtant sa jupe de fibre de raphia.
Fig. 5. Le Kara d'un nyomu sinè rouge

Les armes du Nyomou

A sa sortie, le nyomou hiné gblôa, porte, à la main un kéngo, arme très redoutée, qui est un double (ou triple) crochet en cuivre emmanché dans une poignée en bois, ou simplement un javelot du type ordinaire. Dans le Vépo, il se contente d'un nînguè wo, chasse-mouches confectionné au moyen
d'une queue de vache.
En outre, comme il est vieux, il a besoin de s'appuyer sur un bâton orné, appelé nyomou loungo.

Compagnons du masque

Un homme initié, kplôno (au pluriel: kplôno-niki ou kplôno-ni), est constamment associé au masque : il aide son porteur à s'habiller, il précède le masque lorsqu'il sort, il interprète ses paroles et perçoit les cadeaux que lui offrent les villageois. En remplissant ces fonctions, il prend le rôle de nyomou lâhébo-mou.
S'y joint encore un petit groupe de jeunes gens initiés n'ayant aucun rôle spécial à assumer.
Il va sans dire que le nyomou sera en outre toujours accompagné d'une bande de musiciens.

Ses sorties

Le nyomou hinè gblôa fera normalement ses sorties revêtu de son costume d'apparat ; et dans ce cas, il pourra être vu de tous.
Pourtant la personnalité civile de son porteur ne devra, à aucun prix, être connue du public non-initié. Pour cette raison, le nyomou koulo-mou fera souvent semblant de partir en voyage, la veille de la sortie prévue, afin de s'assurer que personne parmi les profanes ne soupçonne son identité avec l'être masqué 4 De la sorte, l'« Homme travesti en Démon » se verra réduit à un simple mécanisme qui prêtera la vie au support inanimé. Psychologiquement, nous assistons ici à une complète identification des éléments physiques et mystiques: l'Homme représentant l'Esprit et l'Esprit même ne font plus qu'un, au moment de la cérémonie. La situation du nyomou koulo-mou durant l'exécution du geste rituel dépasse la notion d'anonymat : il est, en effet, virtuellement inexistant. Il en résulte, logiquement, plusieurs obligations de grande rigueur qui lui sont imposées ; vis-à-vis du monde profane. Et c'est ainsi que, dans sa vie civile, il ne doit jamais se déclarer porteur du masque en présence des non-initiés, sous peine de se voir sévèrement puni. Pendant ses sorties, quand il se meut avec vivacité, il ne doit jamais montrer ses pieds au public. Et si le cas se produit, les femmes s'écrient : « Voilà un homme ! », et elles s'enfuient, prises de terreur panique. Le dzogo-mou renvoie alors immédiatement le masque fautif dans le gbéa sou, convoque tous les dzogo-blà du village, et inflige au porteur du masque une très forte amende consistant en une somme d'argent assez élevée et un bœuf. La victime sera sacrifiée le même jour (ou à l'aube du lendemain) et mangée en commun par les dignitaires locaux du poro. Le malheureux nyomou koulo-mou sera ensuite pardonné et doté d'un charme spécial (amulette) qui devra éviter désormais pareil incident.
Quand les cérémonies d'initiation sont en cours, il se peut que l'« Esprit du Poro » vienne annoncer la mort rituelle d'un des jeunes gens se trouvant en réclusion dans la forêt sacrée.
Si un des initiés, ayant une malchance continue auprès des femmes, a sollicité, en lui promettant une offrande importante, I'appui du nyomou hinè gbloa (les cas normaux relevant plutôt de la compétence de son confrère noir), ce dernier viendra, en cas de conclusion du mariage 5, réclamer sa récompense à la maison même de l'intéressé ; et l'on pourrait énumérer bien d'autres exemples encore. Lorsque le dzogo-mou le juge utile, le masque sortira accompagné de son épouse nyomou néa dont nous parlerons plus loin.

Le Nyomou « non habillé »

Dans des circonstances données, le nyomou hinè gblôa interviendra sans son déguisement habituel.
Dans ce cas le cortège des initiés sera composé:

  1. du nyomou koulomou portant (à la main ou dans une sacoche accrochée à l'épaule) la partie faciale du masque, et
  2. de la « voix de la Diablesse »

dont il sera question plus en détail dans le chapitre suivant.

  1. 1° Un tel cas se produira surtout quand un des dzogo-blà du village sera mort : au milieu de la nuit, le nyomou hinè gblôa « non habillé » viendra à la case mortuaire pour emporter clandestinement le cadavre de son maître. Ce dernier sera alors enterré dans le bois sacré où (en tant qu'initiateur) il dirigeait de son vivant les cérémonies du poro. Lorsqu'il s'agit d'un membre du corps sacerdotal de moindre importance, on enterrera sa dépouille dans le lit d'un marigot 6 ou dans un endroit de la forêt inconnu du public.
    Cependant, le décès d'un dzogo-mou sera tenu secret pendant les quatre jours qui suivent. Ce n'est qu'au bout de ce délai que le nyomou, toujours non habillé, viendra au village annoncer le mort du dzogo-mou aux non initiés (que l'on appelle kplouyanga — au sing. kplouya) cachés dans leurs cases.
    La nouvelle est annoncée à haute voix par les hérauts du cortège de nyomou 7.
    Ce délai de quatre jours devra en tout cas permettre au successeur du dzogo-mou mort de prendre « légalement » possession de ses pouvoirs.
    Notons que, à en croire nos informateurs, l'enlèvement du cadavre d'un dzogo-mou se fera dans un silence complet, sans musique (c'est-à-dire sans la voix de la Femelle), dans les cantons Lola et Mossorodougou.
    Toutefois un avertissement sera partout donné à la population non initiée afin qu'elle se cache à l'abri des maisons. Sinon l'individu, surpris par le cortège du nyomou, serait sévèrement puni.
  2. Le nyomou hiné gblôa, non habillé et sans musique, prend aussi part au recrutement des candidats récalcitrants du poro dont les pères se sont concertés au préalable, et à l'insu de leurs fils, avec le Maître des initiations.
    A cette fin, on se sert de ruses diverses : p. ex. l'épouse de l'homme réfractaire au poro, mise au courant par le beau-père et à la rigueur récompensée, a provoqué à dessein une querelle de ménage la veille du jour fixé et elle s'est sauvée dans une case voisine, de sorte qu'à l'aube, le cortège du poro trouvera le candidat seul à la maison. Celui-ci est saisi de force et emmené dans l'enclos réservé où on lui fait subir immédiatement l'opération de la scarification. Il peut arriver qu'un frère, qui a récemment subi l'opération, servira d'appât pour la « capture » d'un homme particulièrement retors. Il lui sera alors exceptionnellement permis de quitter l'enclos
    d'initiation à la faveur de la nuit et de rendre visite à son frère. Il l'encouragera par des paroles telles que celles-ci : « N'aie pas peur du nyomou, il ne fait de mal à personne. Ne crois pas ce qu'en disent les femmes. La « Diablesse » ne mange pas les hommes. Elle est notre Mère. Viens avec moi, je vais te montrer tout ». Et quand ils sortent ensemble, les compagnons du poro, qui guettent à la porte de sa maison, s'emparent de la nouvelle victime et l'entraînent dans la forêt sacrée.
    Une autre ruse encore pourra à l'occasion être employée : discrètement, les agents du poro se rendent auprès des vieux pour apprendre où se cache le sujet récalcitrant ; ensuite, l'arrivée du nyomou non habillé 8 est annoncée au village, les femmes se cachent, et le cortège des disciples pénètre bruyamment dans le village. Le nyomou lâhébo-mou s'en détache et entre dans la case précédemment désignée pour s'assurer de la présence de la future victime. Après avoir adressé les salutations coutumières au propriétaire de la maison, il va in medias res : il saisit le canari le plus proche, rempli d'eau, et verse son contenu dans le feu 9. Immédiatement, les vapeurs remplissent la chambre et le nyomou lâhébo-mou, profitant de la semi-obscurité, entraîne la victime dehors, tandis que les femmes présentes se recouvrent la tête de leur pagne, conscientes de ce qui est en train de se passer. Le jeune réfractaire est alors remis aux mains des compagnons du poro, qui, avec des mots d'encouragement, le livrent sans plus tarder aux scarificateurs 10.
    A cette occasion, il n'y a pas de musique, et tout se passe en silence. Seule, à l'entrée du poro, on entend se réjouir la femelle du nyomou.
  3. Le dzogo-mou peut décider d'envoyer au village le nyomou hinè gblôa, non habillé, pour faire comparaître l'initié qui a trahi les secrets, devant le tribunal du poro. L'amende qui sera habituellement infligée au coupable consiste en un bœuf ; avant la conquête française, c'était inévitablement la mort 11. Le délinquant, debout, tenu par les initiés, était égorgé de la main du dzogo-mou et enterré dans un lieu inaccessible de la forêt ou, en position verticale dans le monticule d'une termitière.
    Parfois son corps était coupé en morceaux, et ceux-ci dispersés dans la forêt ou jetés à l'eau.
    Il y avait encore un autre mode d'exécution chez les Kono : la victime était couchée par terre, sur le dos, les jambes écartées; dans cette position elle était éventrée, d'un coup porté de bas en haut, au moyen d'une lame emmanchée au bout d'un bâton fendu et fixée par une ligature de liane.
  4. Quand il se produit des bagarres sérieuses au village, et si l'intervention du nyomou kpman hinè s'est révélée inefficace (les initiés du poro n'entourent pas toujours d'un grand respect ce dernier), le dzogo-mou peut envoyer le nyomou hinè gblôa, non habillé, pour rétablir la paix.

Préparatifs pour une sortie

La veille de la sortie, le dzogo-mou, dans sa case, demande au masque son avis en jetant au hasard quatre moitiés de kola. La réponse est positive, si les quatre moitiés tombent par terre sur leur côté convexe (aussi répète-t-on le geste jusqu'à complète satisfaction). Ensuite, deux moitiés en sont mâchées par le dzogo-mou, et les autres par le nyomou koulo-mou. La salive est ensuite crachée sur le front du masque interrogé, qui est posé sur une natte 12.
Le jour même de la sortie, les compagnons du masque se réunissent au hinè gbéa sou 13 qui est un espace circulaire bien débroussaillé, avec un grand arbre sacré au milieu; le gbéa sou des hommes se trouve non loin du village (au côté opposé de celui des femmes, néa gbéa sou), bien caché dans un bosquet épais dont le sentier d'accès est barré par une frange en feuilles de palmier (kpanga, cette expression étant cependant réservée plutôt à la palissade d'entrée du poro, et kpanga nda, à l'espace où se déroulent les cérémonies accessibles à tous). C'est là le lieu de rassemblement des initiés ; c'est là que les sacrifices de chiens (qui ne doivent jamais être immolés au village) ont lieu. De là, un héraut est envoyé au village pour prévenir les non-initiés de la prochaine sortie du masque.
Quand tout le monde est caché, et dès que toutes les portes sont fermées, le groupe des initiés se rend au domicile du dzogo-mou, ainsi que le porteur du masque, assisté de ses amis.
Très souvent, juste avant la sortie, le porteur du masque prend un repas assez copieux, boit du vin de palme, et croque une noix de kola dont il crachera la mâchée orangée dans la cavité buccale du masque 14.
Au cours d'une sortie prolongée, le nyomou koulo-mou fatigué s'assied de temps en temps, à l'ombre, pour se reposer et pour boire du vin de palme dans une calebasse ou dans un « canari » au moyen d'une tige de maïs passée à travers l'ouverture buccale.
Ensuite, le nyomou, suivi de son interprète, de son cortège et de ses musiciens (qui se taisent pour le moment) se rendra dans le gbéa sou.
Le héraut, à haute voix, invite alors les habitants à sortir de leurs cases pour recevoir le nyomou qui ne tardera pas à apparaître dans toute sa splendeur, venant de la forêt.
Ce schéma sera cependant souvent simplifié, surtout dans les cantons Vépo et Saourou, de la façon suivante : tandis que commence la musique au village, le masque s'habille dans la case du dzogo-mou, et il en sortira sans autre avertissement, sans même passer par le gbéa sou. En pareil cas, les habitants du village ne sont pas obligés de se cacher.

De l'emploi des poisons

Les poisons, argument probant de la magie indigène, sont naturellement appelés à renforcer les pouvoirs du dzogo-mou et, éventuellement, à le débarrasser de ses concurrents. Il agit, bien entendu, « au nom de son nyomou » ; et c'est d'ailleurs à ce dernier que les résultats de pareilles interventions seront attribués.
Il existe de nombreuses « méthodes » d'empoisonnement, et la puissance de tel dzogo-mou se mesure à leur efficacité 15.
A part des procédés purement magiques (p. ex. une brindille, enduite de poison, qu'on laisse tomber par terre dans la case de l'adversaire, lui causera une hernie lorsqu'il marchera dessus, et ainsi de suite), il en existe d'autres, plus susceptibles de produire un effet réel, immédiat ou retardé.
En voici quelques exemples classiques:

  1. Le dzogo-mou, ayant au préalable pris le soin d'absorber une quantité suffisante d'antidote, invite son rival à manger avec lui un plat de riz qu'il avait précédemment empoisonné.
  2. Il peut aussi aveugler son adversaire en lui soufflant, au cours d'une conversation en tête-à-tête, du poison pulvérisé dans les yeux, en mettant à profit un vent favorable.
  3. Après avoir invité son adversaire, il partage avec lui un plat de viande ; il se servira alors, pour trancher cette viande, d'un couteau empoisonné d'un côté du tranchant, tandis que lui-même se servira du côté non contacté par le poison

Noms personnels du Masque

Nous avons vu que nyomou hinè gblôa est le nom générique assignant au masque sa place définie dans la hiérarchie des masques kono. En d'autres termes, il porte sur toute une catégorie de masques. C'est le nom que comprendra chaque Kono, initié ou non, car il ne peut s'agir que d'un type parfaitement déterminé, à savoir :

  1. l'esprit-nyomou matérialisé en masque
  2. de sexe masculin (hinè)
  3. à face rouge (gblôa).

Aucune langue secrète n'intervient ici.

Mais à part cela, chacun des masques de cette catégorie a un nom (ou plutôt un surnom) personnel qui définit, parfois non sans humour, ses caractères particuliers. Ainsi, on appelle le nyomou hinè gblôa du village de Gbéké (canton de Lola) : Nyomou-Kpo, le Maître-des-Cérémonies, ou, plus intimement : Ouôkol, le Pillard (qui inflige des amendes excessives) ; celui de Gbakoré porte le nom Nangama qui veut dire l'Obstiné, Têtu. A Ouyakoré (dans le même canton), un des nyomounga rouges qui n'aime pas beaucoup se déplacer, prend le nom de Téboklo, Je-ne-bouge-jamais, tandis que l'autre s'appelle Tambla, le Méchant.

Notes
1. Cf. notre article, Aspects modernes de la circoncision rituelle et de l'initiation ouest-africaines, dans Notes Africaines, no 49, 1951, pp. 4-11.
2. Ce principe ne cadrant pas naturellement avec la logique éthique en vigueur, n'est pas sans provoquer chez nous quelques doutes, mais nos informateurs du Vépo (et c'est là la faiblesse de cette information trop localisée) étaient affirmatifs sur ce point.
3. Dans les descriptions que nous donnons dans le présent ouvrage, nous n'avons pas la moindre prétention à une « classification stylistique », conçue, par certains historiens d'art africain, sous forme parfois trop rigide ou trop arbitraire. Nous nous proposons simplement de dessiner ici des « portraits du type », fidèles autant que possible, afin d'évoquer tout d'abord aux yeux du lecteur une image vivante de la réalité.
4. Par la même occasion, nos interlocuteurs ont admis, sans se rendre compte de la portée étiologique véritable du fait, la nécessité, pour le porteur du masque, d'apparaître le lendemain en l'état pur, à savoir : ne pas toucher à la femme durant la nuit précédente. Cependant nous pensons qu'il nous est permis, après réflexion, de conclure ici à une dégénérescence, actuellement de plus en plus accusée, de cette prohibition rituelle.
5. Et l'organisation du poro aura toujours assez d'influence pour en assurer la conclusion.
6. Après avoir barré le courant d'eau, on creuse la tombe au fond du marigot et, quand le cadavre y est une fois enseveli, on enlève le barrage.
7. Nos informateurs ont expliqué ce fait à leur façon, en présumant que « le diable se trouve certainement embarrassé pour ne pas avoir pu empêcher la Mort de son maître ; honteux et désavoué il n'aura pas de cadeaux à toucher ». Inutile d'indiquer qu'un délai est toujours indispensable pour la transmission des pouvoirs magiques sur le nouveau dzogo-mou et que le public ne doit pas s'apercevoir d'un certain « vide » intervenu pendant cette période de quatre jours, nombre correspondant d'ailleurs au chiffre magique masculin de ce « cycle de civilisation ». (Baumann, Thurnwald).
8. Cependant Nonlo Nyinamou, l'un de nos informateurs de Bakoré, affirme qu'il pourrait s'agir en pareil cas aussi bien de la nyomou néa (évidemment « non habillée ».)
9. Les foyers kono étant placés au milieu de la case d'habitation.
10. Il est vrai cependant que chaque fois que ces cérémonies ont lieu, plusieurs jeunes gens, pris de peur ou pour d'autres raisons, s'enfuient à l'étranger (au Libéria, moins souvent en Côte d'Ivoire).
11. De pareils cas se produisent, rarement il est vrai, de nos jours encore.
12. La même offrande des kolas mâchées sera faite au masque par le dzogo-mou (sans qu'une sortie ait lieu le lendemain) (a) lorsqu'il l'a vu dans ses rêves, ou (b) lorsqu'il prépare son départ pour un long voyage.
13. Le mot hinè ou sinè étant aussi parfois prononcé : hinâ.
14. Si bien que les vieux masques ont la « bouche » tout recouverte d'une épaisse couche de cette matière.
15. Nous avons connu, dans un grand village, un vieux dzogo-mou très vénéré et redouté du fait qu'il était censé avoir mis à mort, par des moyens magiques, six ou sept de ses adversaires (nous rapportons, bien entendu, le fait sans aucune garantie de notre part).


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