Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris, Présence africaine, 1979. 185 pages
— Chapitre 8 —
Sa jarre d'eau sur les épaules, Bandia s'arrêta au seuil de la vaste concession de son patron, le député Abdou. Sa case était adossée de l'autre côté, à un mur de la concession. Mais avant de l'atteindre, il fallait d'abord traverser cette cour inondée de lumière. Dès qu'il aperçut des enfants jouant à cache-cache derrière les arbres de la concession, il cessa d'hésiter et, malgré la fatigue qui alourdissait ses pieds, il préféra contourner tout le bloc de maisons. Pourquoi le raillaient-ils tous, chaque soir, dès qu'ils le voyaient avec la jarre ? Peut-être parce qu'il était à demi sourd et vieux ? Peut-être parce que, quand on a une femme, on ne s'abaisse pas à aller puiser de l'eau ? Ou peut-être tout simplement parce que leur père était son patron ?
Bandia changea sa jarre d'épaule. Il longea un mur au-dessus duquel les grosses ampoules au néon accrochées aux arbres de la cour du député diffusaient une vague lumière blanche. Un groupe de femmes s'écarta pour le laisser passer.
— Allah n'aura pas pitié de nous tant qu'on acceptera parmi nous des infidèles comme ce vieux, dit une femme.
Au mouvement plein de répugnance qu'elles firent pour libérer le passage, il devina leur agressivité. Il les salua comme s'il n'avait rien remarqué. Son père lui disait souvent qu'entendre bien des deux oreilles rend l'homme méchant quand il est pauvre. C'était vrai. Depuis qu'il avait perdu l'ouïe, exceptés quelques rares hommes puant la haine, il lui semblait que tout le monde le regardait avec bienveillance, pitié, indulgence, ou avec l'inoffensive indifférence de ceux qui croient avoir atteint le fond de la souffrance et de la solitude.
Bandia déposa la jarre d'eau à ses pieds avec un soupir de soulagement. Sa femme, assise près de leur case à l'endroit où la lueur des ampoules électriques faisait des ombres floues, broyait du mil dans une calebasse calée entre ses cuisses. Après avoir ôté son boubou, il en fit une boule et s'en essuya le visage. Un bébé pleurait dans la case.
— Halima, tu entends ?
La femme interrompit un instant son geste ; elle parut renoncer à quelque chose de plus fort qu'elle.
— Elle veut téter, cria-t-elle de sa voix qui retombait toujours lasse, en versant un peu d'eau dans la calebasse.
Dans cette zone où la lumière et la nuit se disputaient, l'épouse du vieux Bandia, avec ses seins flétris qu'aplatissait complètement un pagne ceint autour de la poitrine, ses coudes osseux qui retenaient la lumière par moments, son visage triste tourné vers la case remplie de nuit et des pleurs de son enfant, ressemblait à un fruit équivoque de cette dispute.
Bandia se leva et pénétra dans la case.
— Est-ce que tu as demandé …
Elle se tut pour tousser. Bandia sortit avec le bébé dans les bras. Il le berça un moment devant la porte avant de l'élever au-dessus de sa tête comme une offrande.
— Est-ce que le député t'a donné la boîte de lait ? répéta-t-elle plus fort.
— Non. Il demande d'attendre.
Halima s'approcha de la jarre et puisa de l'eau. Bandia s'assit par terre, le bébé entre les bras ; il était encore aussi léger que ce minuscule tas de chiffon vivant que sa femme lui avait tendu le deuxième jeudi du mois passé.
Ce jour-là, elle s'était levée comme d'habitude de bonne heure pour aller ramasser du bois de chauffage. Dès la sortie de la ville, elle s'était éloignée de ses compagnes et, peu après, derrière un buisson rabougri, le vent chargé de grains de sable avait dispersé les premiers cris d'une fillette. A son retour, elle lui avait simplement dit :
— Allah nous a donné une fille.
Et, chancelante, elle avait vaqué aux petites tâches quotidiennes. Elle savait que les pauvres n'ont pas le droit de se reposer.
— Voici la natte, cria Halima.
Bandia fit coucher l'enfant et s'allongea à côté. Lorsque la femme lui présenta la calebasse, il y plongea un doigt qu'il promena sur les lèvres du bébé qui le suça aussitôt. Il recommença plusieurs fois l'opération, de plus en plus heureux. Quand l'enfant s'endormit, la mère l'attacha à califourchon sur son dos. Bandia but une gorgée de la bouillie de mil.
— Pour moi, ça suffit.
La femme reprit la calebasse et lui tourna le dos pour boire. Bandia se coucha. ll éprouvait comme chaque soir le besoin de bavarder, mais comme chaque soir il se contenta de regarder au-dessus de lui l'immense paroi du ciel pointillée d'étoiles. Il n'avait d'admiration que pour la plus grosse et la plus brillante, là-bas ; elle ressemblait tellement à celle qui brillait au-dessus de son village ! Une nuit, il avait essayé de l'atteindre avec sa fronde, mais sa mère et son père l'avaient injurié avec tant de violence qu'il regretta longtemps son geste.
Oumarou prétendait que c'était la même étoile, il lui avait même donné son nom, en français. Mais comment pouvait-on voir, de son village et de cette ville, la même étoile, une chose, après tout, si petite ? Il n'avait pas insisté, de peur que lui aussi ne prit l'habitude de se moquer de lui. Pourquoi le ciel ne se remplissait-il pas d'étoiles aussi belles ?
Bandia se souleva sur un coude et se gratta la tête. Halima pénétra dans la case avec la calebasse. Il se recoucha. Bien après le coup de la fronde, son oncle Famourou lui avait expliqué que chaque homme avait son étoile accrochée au ciel. Où était la sienne ? Il l'imagina toute petite, imperceptible, insignifiante. La grosse, là-bas, ce devait être celle du Guide ou d'un grand roi. Le jour où le Guide mourrait, il se promit de bien regarder pour voir si elle tomberait.
Un mendiant chantait devant la case voisine. Bandia se souleva sur un coude et dit à sa femme :
— Donne-lui le reste de la bouillie.
Le bébé recommença à pleurer. Alors il se leva pour décrocher sa cora sous le toit de la case.
— Amène la petite ici, Halima.
Et sans attendre, il serra affectueusement la cora entre ses genoux. Dès qu'il fit monter les premières notes, il lui sembla que même son oreille malade entendait à nouveau. L'enfant couché près de lui poussa un dernier vagissement et se tut.
Lui aussi, tout petit, il ne se taisait que quand il entendait jouer le vieux Kouyaté. Il lui arrivait encore de l'entendre parfois, toujours dans son rêve, assis au milieu de son père, de sa mère, de ses oncles et des mille visages de son enfance. Ce rêve ne variait jamais : tout le village baigné dans un beau clair de lune, avec au fond, là où se dressait la forge familiale, une douce et rassurante musique d'enclume et de marteau; et près d'un bûcher embrasé qui semblait témoigner de la chaude présence de tous les disparus, le vieux Kouyaté qui faisait pleurer ou rire sa cora.
Lorsqu'il vit Oumarou, il sourit et changea de rythme. Il commença à jouer le morceau préféré du jeune homme.
Chacun de ses doigts, animé d'une vie personnelle, frappait, caressait, ou pinçait les cordes de la cora à une cadence de plus en plus précipitée. D'un coup, tandis que ses doigts se ramassaient autour de la calebasse de résonance en la tapotant, sa belle voix éraillée, d'abord tremblotante, s'éleva, ferme et virile.
— Que dit cette chanson? demanda Oumarou en s'asseyant.
— Tu n'as jamais voulu apprendre ma langue. Quand ton père m'a pris avec lui, tu n'étais qu'un enfant…
— Je sais que j'ai eu tout le temps d'apprendre ta langue ; mais je ne suis pas doué pour les langues. Et puis, il n'y a pas longtemps que j'ai compris certaines choses …
— Tu veux que je te joue encore …
Il se rendit compte que le vieux Bandia ne l'avait pas entendu. Il changea de place et s'assit près de la bonne oreille, tout à côté du bébé couché.
— Je voudrais boire, demanda Oumarou.
— L'eau que j'ai puisée ce soir n'est pas très bonne. Les bons puits se font de plus en plus rares. J'ai dû aller très loin, jusque derrière le terrain « musulman ».
— Mais pourquoi ne te sers-tu pas du robinet de la concession ?
— Ta mère nous l'a défendu. Elle a raison ; l'eau coûte cher et je ne suis plus qu'un vieillard inutile. Avant, je pouvais rendre service par de petits travaux de maçonnerie ou de forage. Mais avec cette sécheresse, personne ne veut plus construire.
— Elle n'est pas si mauvaise que tu le prétends, dit le jeune homme, penché au-dessus de la jarre.
« Parle-t-il de sa mère ou de mon eau ? Ou des deux ? » se dit Bandia.
— Que veux-tu que je te joue, Oumarou ?
— Chante-moi la chanson de l'homme qui ne voulait pas mourir.
Dès qu'il recommença à jouer, Oumarou oublia le goût fade de l'eau qu'il avait dans la bouche et les méchancetés de sa mère.
Le mal était déjà fait : Naître,
Alors il refusa l'autre : Mourir.
Du temps il chercha à se rendre maître
En laissant sur terre un éternel souvenir.Il déménagea au pied d'une montagne
Et les reins ceints de son pauvre pagne
Une pioche à la main
Il gratta, il gratta Demain.Il chantait il chantait
Pendant que le jour dormait :
Cent ans c'est peu
Mille ans c'est peu.Depuis toujours au pied d'une montagne,
Sous une grotte que chaque nuit les oiseaux regagnent,
Dans un bruissement d'ailes on entend
La chanson de l'homme qui voulait tuer le temps :
Cent ans c'est peu
Mille ans c'est peu.
— Doucement, Bandia. L'enfant dort.
— C'est quand je joue qu'elle reste tranquille, lui assura le vieil homme. Peut-être que lorsqu'elle aura sa boîte de lait…
— Quelle boîte de lait ?
— Les seins de Halima sont vides. Ton père m'avait promis une boîte de lait ; mais je n'ose pas aller le déranger pour si peu. Il a déjà tant fait pour moi !
Le vieux serviteur s'était déjà penché sur sa cora.
— Demain …, commença Oumarou.
Mais il s'interrompit. A quoi servirait une nouvelle promesse ? Il ne pouvait rien pour personne. Il chassa ces amères pensées.
— Comment as-tu appris à si bien jouer de la cora ?
— C'est grâce à Kouyaté, le griot de notre village. Quand j'avais mal quelque part, c'est vers lui que j'allais. Le plus souvent, il ne me disait rien. Il se contentait de jouer. J'ai compris peu à peu que la cora est une mémoire. Et quand on a beaucoup de mémoire, on n'est jamais seul. C'est lui qui m'a appris la chanson de l'homme qui ne voulait pas mourir. Il pensait que la vie n'est que larmes parce que tout commence et finit par elles. Le premier cri d'un bébé et les derniers cris d'un homme sont toujours douloureux. C'est pour cette raison, comme dans la chanson, que chaque homme doit laisser après lui une grotte pour les petits oiseaux de son âme. C'est très difficile de t'expliquer tout ça, parce que jusqu'à présent beaucoup de subtilités de votre langue m'échappent. Je n'entendais plus que d'une oreille lorsque ton père m'a amené ici …
Il parla longtemps en s'accompagnant doucement de sa cora. Oumarou s'accouda sur la natte ; il avait l'impression tour à tour que le vieux Bandia se parlait à lui-même ou qu'il s'adressait à un auditoire invisible mais familier.
— … Quelque chose de terrible m'arrivera bientôt. Il y a cinq jours, mon défunt père m'est apparu dans un rêve pour m'en avertir : il exige le sacrifice d'un mouton. Mais avec quoi achèterais-je un mouton ?
Il se leva brusquement et entra dans la case.
— Quelle sera ma grotte à moi, dans cette vie ? se demanda Oumarou.
Il se souvint d'une parole de son père :
— Quand Bandia mourra, il sera enterré comme un chien et il ira en enfer, parce qu'il ne veut pas prier comme un musulman…
A quel propos avait-il parlé ainsi ? Bandia lui tendait quelque chose :
— Tiens, garde ça toujours avec toi. Si tu respectes ce que je vais te dire, elle te portera bonheur …