Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris, Présence africaine, 1979. 185 pages
— Chapitre 9 —
Du balcon illuminé de son palais, le Guide interpella le boiteux qui se dirigeait vers lui :
— Pourquoi t'entêtes-tu à marcher sans tes béquilles ?
Elhadj Karamo s'épongea le front. La montée des escaliers le faisait toujours transpirer.
— Ce n'est rien, Excellence, cria-t-il en s'efforçant de sourire.
Il traversa le grand salon et monta d'autres escaliers. Le Guide était assis derrière son bureau. Tout autour de la grande table et dans tous les coins, de gros coussins moelleux jonchaient l'épaisse moquette.
— Tu devrais essayer de faire opérer ton pied, dit le Guide dès que le chef de la Sûreté pénétra dans le bureau. Il existe de bons chirurgiens en Europe. J'espère que tu as placé un peu d'argent là-bas.
— Je n'y ai pas encore pensé, Excellence.
— Je ne te crois pas trop. De toute façon, tu y as intérêt ; le peuple a parfois des humeurs imprévisibles. Assieds-toi, “Point-virgule”.
Elhadj Karamo prit un coussin et s'accroupit dessus. Il avait l'air d'un enfant devant son père. Il se remit à détester le Guide.
— Je t'ai appelé malgré l'heure, parce que je sais que tu ne dors jamais. Tu es comme moi, “Point-virgule”. J'ai appris à ne jamais dormir, surtout la nuit. Il faut que mon peuple sente que je veille sur lui.
— Vous avez raison, Excellence.
— Si le peuple pouvait savoir combien je souffre pour lui, il m'aiderait à exterminer tous mes ennemis.
— Excellence, tout le monde sait que sans vous …
— C'est vrai, au fond, qu'il m'aime. C'est moi qui lui ai donné une identité, une réalité. Je suis son père. Auparavant, il n'y avait rien dans ce pays. Rien que du sable et du vent. Même les Blancs n'en voulaient pas. Quand ils sont partis, il a fallu partir complètement de zéro, sans richesse, sans amis et sans cadres. Mais on s'est pas mal débrouillé, n'est-ce pas ? Des hôpitaux, des écoles, des routes. Si seulement il n'y avait pas cette sécheresse ! A présent on me met tout sur le dos. Mon fils m'encourage à abandonner le pouvoir. Je serais ainsi le premier chef d'Etat africain à prendre la retraite de son gré. Qu'est-ce que tu en penses, “Point-virgule” ?
— Le peuple a encore besoin de vous, Excellence.
— C'est ce que je me suis dit.
Le Guide se leva et s'approcha d'une de ses photos.
— J'ai beaucoup grossi, dit-il. Je ressemble plutôt à un ours qu'à un lion, maintenant. Mais j'ai encore mes griffes.
Il revint vers son bureau.
— Ma première épouse a fait un mauvais cauchemar, tout à l'heure : des gens armés sont entrés dans le palais, ils m'ont blessé et l'ont tuée. On est certainement en train de préparer quelque chose contre le pays.
— Je vous assure, Excellence, que tout est calme.
— Ses rêves la trompent rarement, “Point-virgule”. Tu te rappelles, l'affaire Tahirou ? Elle avait tout vu en rêve.
— Vous êtes absolument maître de la situation et personne …
— II faut prendre des dispositions spéciales. Comme on dit, mieux vaut prévenir que guérir. Je ne veux aucun incident au cours de la visite du professeur Wilfrang. J'ai même décidé la libération de Tahirou : ça fera plaisir au professeur.
— II paraît, Excellence, qu'il aime se promener avec sa lionne. Est-ce que, pour des raisons de sécurité, on ne pourrait pas …
— II n'en est pas question. C'est un homme que j'estime énormément. S'il décide de se promener avec sa lionne, c'est ton affaire. Débrouille-toi. Tu n'es pas chef de la Sûreté pour mater seulement des petits écoliers.
— Je vous promets, Guide vénéré, que son séjour
sera …
— Je te fais confiance. Mais dès après son départ, on nettoie la place. Voici mon plan : on ramasse tous les éléments douteux, surtout les militaires. C'est Tahirou qui nous servira de détonateur ; c'est sûr que dès sa libération il me critiquera. Après, je foutrai l'armée en l'air pour la faire remplacer par une milice spéciale.
— C'est une très bonne idée, Excellence.
— Quand tout sera terminé, j'irai me reposer. J'ai besoin de changer d'air. Le spectacle de mon peuple en train de souffrir me déprime et m'empêche de dormir. Si tu veux, on ira ensemble, et tu feras arranger ton pied … Ne me remercie pas, “Point-virgule”. J'en profiterai moi-même pour suivre une cure d'amaigrissement. Mes ennemis pensent que je grossis parce que je ne me soucie pas des malheurs de mon peuple. S'ils savaient combien de fois je prie Allah pour faire tomber un peu d'eau ! Que puis-je faire d'autre ? … Et je grossis, je grossis. J'irai en enfer, les portes du paradis sont très étroites.
— Ne dites pas ça, Excellence.
— Toi aussi, tu iras en enfer, “Point-virgule”. Tu n'es pas encore gros parce que tu es ambitieux. Mais un jour tu grossiras. Tout le monde finit un jour par grossir de quelque part ; je parle de ceux qui ont un but élevé, qui se battent pour les autres. Un jour vient où l'on est obligé de se reposer. C'est à ce moment-là qu'on commence à grossir de quelque part. Alors on prend l'habitude de soigner ses insomnies en cultivant la confortable confusion entre responsabilité et fatalité, entre mal et malheur.
Un coq chanta. Le Guide se tut pour regarder l'heure. Elhadj Karamo ne put se retenir de bâiller, mais il le fit rapidement et discrètement.
— Est-ce que tu vois la différence entre mal et malheur, “Point-virgule” ?
— Attendez que je réfléchisse, Excellence … Nos concitoyens, par exemple, sont malheureux parce qu'ils ont faim à cause de la sécheresse …
— Non, tu ne vois pas très bien. D'abord, mon peuple n'a pas faim. Tout le monde se trompe là-dessus. Avant cette sécheresse, il mangeait trop ; aujourd'hui, il est obligé de freiner ses appétits. Ce qu'il éprouve, ce n'est pas de la famine, mais un simple manque, comme le disent les médecins en parlant des toxicomanes. Il y a plusieurs sortes de toxicomanies, mon cher chef de la Sûreté : celle que donnent le tabac, l'alcool, le sorgho ou le mil… Mais tu aurais pu dire que cette sécheresse est un malheur, parce qu'elle est aussi lourde que la fatalité. Le malheur vient du ciel, tandis que le mal est en nous-même : c'est quand tu cherches, par exemple, à courir mes femmes ou à prendre ma place.
— Excellence, je vous jure que je n'ai jamais eu cette intention !
— Je le sais, sinon il y a longtemps que j'aurais résolu ce problème. On me croit usé, fatigué, dépassé, mais après ma cure d'amaigrissement, je les ferai tous trembler à nouveau. J'apprendrai à mon peuple à respecter la fatalité et à pourchasser partout le mal ; je lui livrerai tous ceux qui ont profité de ma confiance pour voler, tuer, mentir. Je descendrai moi-même dans les rues pour édifier sur cette terre qu'on maudit, dans le sang de tous les bourreaux du pays, une société juste et…
Elhadj Karamo songeait au moment où il lui faudrait quitter l'air frais et conditionné du bureau présidentiel pour affronter cette nouvelle journée remplie de soleil et des bruits de l'arrivée du professeur Wilfrang.