Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris, Présence africaine, 1979. 185 pages
— Chapitre 6 —
Oumarou aperçut deux petites jambes tordues, qu'il connaissait bien, pousser vers lui une longue ombre raide. Il cacha instinctivement la bouteille sous la chaise. L'ombre s'enfonça lentement dans la maison en l'obscurcissant davantage.
— Ça pue tout le temps la cigarette, ici, lança avec reproche une voix depuis la porte. Quand tu fumes, ouvre au moins toutes tes fenêtres. « Voilà que ça recommence », pensa-t-il.
— Mère, il y a trop de poussière dehors.
— Ce n'est pas toi qui balaies. Et puis, s'il ne pleut pas, ce n'est la faute de personne. Tandis que fumer, se faire licencier tout le temps de son école, embêter ses parents, ça, à ton âge, on peut l'éviter.
La vieille femme alla à une fenêtre, et repoussa brutalement son battant.
— Cette fois-ci, c'est pour combien de temps ? demanda-t-elle.
Il sentit qu'elle voulait être rassurée. On avait déclaré :
« Les élèves dont les noms suivent sont exclus jusqu'à nouvel ordre, en attendant que notre Guide bien-aimé décide de leur sort… »
Comment traduire « nouvel ordre » sans l'inquiéter davantage ? Le speaker de la radio s'était cru obligé de commenter :
« Il est temps de mettre de l'ordre dans notre pays. Il ne sera possible de le faire que quand les brebis galeuses, les élèves pervertis et… »
Comment expliquer à sa mère, sans la faire souffrir, qu'à son insu il était devenu une brebis galeuse, un perverti ? Il se leva de sa chaise et mentit :
— Ce ne sera pas pour longtemps, cette fois-ci, mère. D'ailleurs, je peux tout aussi bien préparer mon examen ici.
— Ton père dit que c'est très grave, ce que tu as fait.
« Il arrangera une fois de plus la situation », songea-t-il.
— … Tu n'écoutes jamais les conseils …
« Elle ne peut pas comprendre que je me batte contre un système », se dit-il. Il se souvint aussitôt de la réponse que lui avait faite son père :
— Un système ressemble moins à un homme qu'à une pieuvre …
— Père, tu reconnais donc que c'est la tête qu'il faut détruire ?
Il se revit au milieu de cinq camarades, en train de viser l'ambassadeur, une motte de terre à la main.
— Ne me fais pas dire des bêtises, Oumarou. Depuis quand sers-tu de chauffeur à Hadiza ?
Avant qu'il ne s'expliquât, sa mère reprit :
— Se promener en voiture, se parer comme une reine, voici tout ce qu'elle sait faire. Mais préparer à manger… Je t'interdis désormais de goûter à ses plats. Elle serait capable de t'empoisonner un jour…
Il se souvint des paroles de sa jeune marâtre.
— Mère, il ne faut pas …
— Oumarou, que contient cette bouteille ?
Il se maudit de s'être levé de sa chaise.
— Du vin rouge, n'est-ce pas ?
Il alla à la fenêtre. Un petit âne aux flancs creux leva la tête vers lui. Son père avait ajouté :
— Si Allah veut maudire un oiseau, il lui donne le vertige. Il lui fait croire que sur terre, il sera en sécurité, en liberté, mieux
nourri. Si le petit oiseau ne réfléchit pas, il pleure ensuite. Mais il est déjà trop tard. Il est pris, égorgé, grillé. Chacun doit rester dans son milieu, Oumarou. Toi, ta place c'est auprès de moi, partout où je suis, partout où je vais. Ton milieu, ce sont les enfants de mes amis. Ne fais pas comme le petit oiseau qui veut vivre en dessous de tout… Sinon des mains invisibles, étrangères et cruelles te pousseront au nom d'une justice sociale calculée …
Le soleil, au fond, entre deux grosses dunes de sable, ressemblait à un tas de braises rougeoyantes. De même couleur que le contenu du grand flacon posé près du fauteuil. Son père continuait, sur ce ton suffisant et paternaliste de ceux qui croient avoir tout appris de la vie :
— Mais c'est du vin rouge ! Tu bois à présent du vin rouge, toi, fils de musulmans !
Il fut tenté de répondre que le contenu du grand flacon était également du vin rouge. Mais déjà la voix de sa mère était retombée, frémissante de tout le poids d'une malédiction et d'un désespoir étouffés.
Le petit âne tournait autour d'une vieille natte ; il finit par la saisir par un bout de la corde et la traîna derrière la maison. Il fallait de plus en plus protéger les murs en tiges sèches des cases, les toitures en paille, les écorces des rares arbustes qui vivaient encore, cacher les morceaux de papier, les semelles des sandales …
La vieille femme sortit et répandit rapidement à terre le vin. De ses pieds, elle le recouvrit de sable. Dès qu'elle tourna le dos, le petit âne vint renifler le sable mouillé. Déçu, il se mit à braire.
— Si j'avais au moins un autre fils, gémit-elle en rentrant. Quand mes co-épouses apprendront que tu bois, que pourrai-je leur répondre? Oumarou, tu es devenu un étranger. Tu …
« Des mains invisibles et étrangères … » « Tu es devenu un étranger … » Et autour des deux voix, celle, posée, de
l'ambassadeur : « … Même si vous et nous avons décidé de nous séparer, nous ne nous éloignerons jamais les uns des autres. Je suis sûr que vous ne nous considérerez jamais comme des étrangers dans votre beau pays… »
Il y avait cette autre voix enfin, qui se voulait rassurante : « … Notre Guide bien éclairé vous prie de dire à tous vos compatriotes que toutes nos portes leur sont ouvertes. Les étrangers que nous combattons ne viennent pas seulement de l'extérieur ; on les rencontre chaque jour parmi nos enfants, nos frères … »
C'est à ce moment que, prenant leur élan, ses camarades et lui jetèrent des mottes de terre sur la tribune officielle. On continuait de répéter à la radio : « Certains de nos enfants se font les agents des forces étrangères… »
Le cri du muezzin déchira l'air. Une poule apeurée se précipita dans la maison, poursuivie par trois enfants. Lorsqu'ils aperçurent Oumarou et sa mère, deux d'entre eux s'alignèrent de chaque côté de la porte, tandis que le troisième se glissait adroitement sous la table derrière la poule. Elle s'échappa soudain en battant piteusement des ailes.
— Depuis quand bois-tu ?
Les cris de victoire des enfants leur parvinrent. Entre les deux grosses dunes de sable, le soleil était mort. Le muezzin lança son dernier appel. La poule avait cessé de caqueter.
— Tu es tellement saoûl que tu ne m'entends même pas.
— C'était juste pour crever mon furoncle, répondit-il bêtement.
Sa mère sortit sans l'écouter. Il resta penché à la fenêtre, un doigt appuyé sur son bouton, la tête vide, presque heureux d'être à présent détaché de cette journée et de son cauchemar.
— Oumarou, on te demande de venir égorger la poule, dit un enfant à la porte.
II ferma la fenêtre et le suivit. La nuit, lentement, montait vers le ciel. Un autre enfant lui tendit un grand couteau et la poule. Il se baissa, posa un pied sur les pattes de la poule, lui tordit le cou et l'égorgea. Des hommes silencieux, leur peau de prière enroulée sous le bras, passaient devant la concession. Les enfants, haletants, attendaient la mort de la poule. Oumarou laissa tomber le grand couteau à ses pieds.
— Si tu ne veux pas prier, va te laver, lui cria sa mère depuis la cuisine.
Il comprit pourquoi il commençait à se sentir heureux : le ciel serait plein d'étoiles, Tahirou serait bientôt libéré, le vieux Bandia lui jouerait un de ses airs inimitables et il avait encore de quoi se payer à boire pour faire durer ce bonheur jusqu'à la limite de la nuit. Les chiens malheureux, la poule sacrifiée, le petit âne affamé, les mendiants abandonnés, les reproches de sa mère, la violence du soleil et tout le reste n'avaient aucune importance. Puisque seul un peu de soir pouvait lui apporter la paix jusqu'autour de son furoncle douloureux.