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Littérature


Tierno Monenembo
Cinéma

Editions du Seuil. Paris. 1997. 217 p.


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Chapitre VIII

Le jour où Mlle Saval revint de France, elle tenait à la main une valise et un coffret. Arɗo, qui était devenu milicien, nous l'a maintes fois répété avant de mourir à son tour.
Il pouvait s'en souvenir, lui. Il était de faction à la gare. Son sergent-chef lui avait ordonné de se poster sur le quai pour empêcher les gamins de s'accrocher aux wagons et — le métier était devenu difficile après les rumeurs de complot présumés à la frontière du Sénégal et de la Côte-d'Ivoire — pour voir de près les passagers qui s'arrêtaient à Mamou. La jeune femme s'était beaucoup amusée de son uniforme vert olive et de son fusil-mitrailleur, mais elle s'était vite reprise pour lui montrer son imperturbable demi-sourire bien connu de tous. Il la salua, elle répondit d'un bref hochement de tête, insensible à la dose d'ironie qu'il mettait dans le « bonsour » qu'il réservait aux Blancs. Elle s'orienta sans hésiter vers le portail où se tenaient les contrôleurs en képi et une petite file indienne. Elle avait l'air tellement normale qu'il se mit à réfléchir. Qui donc aurait pu l'avertir ? Solitaire comme elle l'était, personne d'autre que Cellou n'était censé connaître son adresse en France. Elle devait se dire qu'il l'attendait à la sortie de la gare, assis sur sa Vespa. ll posa son arme contre la murette longeant le quai et courut derrière elle.
Mammasselle ! Mammasselle !
Enfin, elle se retourna, pas du tout contente qu'on l'appelât de la sorte. Mammasselle!… » Et voilà qu'arrivé auprès d'elle il ne savait plus par quoi commencer.
Mammasselle !
— Quoi, ai-je oublié de déclarer quelque chose ?
— Non, mammasselle, non! Il faut que je vous parle avant…
— Avant quoi ?
Il voulait dire avant qu'elle n'atteigne le hall de la gare, avant qu'elle se retrouve sur la petite place où il n'y aurait plus jamais pour elle ni l'ombre de son poète ni l'image d'une Vespa. Il bredouilla longtemps mais elle finit par comprendre.
— C'est arrivé quand ?
— Peut-être une semaine, peut-être trois jours avant que Général, il n'arrive.
Elle regarda brièvement le coffret puis se tourna vers le Buffet : peut-être que la scène du fameux 14 Juillet se répétait devant elle. Il crut qu'elle pleurait. Mais il ne vit aucune larme quand de nouveau elle lui fit face ; seulement une immense fatigue, une fugace impression de vide dans ses petits yeux sombres. Elle regarda encore une fois le coffret puis le cacha furtivement sous son aisselle, l'air d'une petite môme que l'on vient de prendre en faute. Elle secoua la poignée de la valise, dit quelque chose qu'il ne comprit pas, bien qu'il se crût obligé de répondre :
— C'est bien ça, mammasselle, l'Indépendance, il ne l'a pas vue venir.
Elle ne pouvait être sans savoir que, pendant qu'elle était en France, la Guinée avait voté non au référendum de Général (avec tous les postes TSF qui s'étaient mis à pulluler!). Il était toujours bon qu'elle l'apprît de nouveau et, mieux, de la bouche d'un autochtone.
— Je sais, je sais, reprit-elle.
Il sourit puis répondit avec une petite pointe de fierté :
— Il y a eu une grande fête. Vous auriez dû être là.
— C'est vrai.
— Laissez-moi vous aider, se ravisa-t-il un peu tard.
Il lui prit la valise des mains et l'accompagna dans le hall. Elle laissa son bagage à la consigne et demanda le chemin du cimetière.
De cette brève entrevue, il retira cette étrange conviction que, par la force des choses, il emporta dans sa tombe : Mlle Saval était revenue au pays pour se marier et, vaille que vaille, y rester jusqu'au dernier soupir.
— Elle a rejoint la métropole malgré elle, nous dit-il lorsque, un an plus tard, elle refusa de renouveler son contrat d'institutrice.
— Qu'en sais-tu au juste, ignoble fabulateur ? lui demanda Bentè.
— Je ne suis pas comme toi, une immonde bête de labour qui ne fait que regarder sans jamais comprendre. Et tiens-toi bien, je ne fais pas qu'écouter, je réfléchis aussi. Où as-tu vu une personne venir de si loin avec un coffret dans la main ? Elle l'a fait parce qu'elle voulait le montrer à Cellou, tout de suite, que ce soit une vraie, une heureuse surprise. Ça saute aux yeux, mon pauvre Bentè : elle trimballait leurs anneaux de mariage ! J'ai tout de suite saisi cela. (Puis, se tournant vers moi :) Est-ce que je mens, mon grand camarade ?
A mes yeux, il ne pouvait évidemment mentir. Et pour éviter tout doute à ce sujet, je faisais semblant de lire les noms marqués sur le fronton des trains.
Après l'Indépendance, il avait transféré ses pénates dans le hall de la gare. Il y brossait et cirait quand son devoir de milicien le lui permettait.
Mais, le plus souvent, il était dans la forêt de Tambassa où avait été créé ce fameux chantier des jeunes dont toute la ville parlait. Certains disaient que l'on y construisait un centre de tri postal et d'autres un lycée agricole. On y avait vu de gigantesques soubassements ainsi que des échafaudages de fer et de longs murs de parpaings. Mais personne n'était jamais sûr, car seuls y étaient admis les gens munis d'un laissez-passer. Il était heureux comme un coq en pâte, mon prodigieux cireur de chaussures. Il avait juré qu'elle ne tarderait pas à nous montrer de quoi elle avait l'air, cette bonne bougresse d'Indépendance, et presque tout s'était passé comme il avait prévu.
Jamais, je n'aurais pensé qu'en une année il pouvait se produire autant d'événements. Partout où je posais mon regard, un léger étourdissement me gagnait tant les choses étaient devenues nouvelles, euphoriques, proprement inimaginables. Pensez à un monde figé où, du jour au lendemain, la vie rejaillissait pleine d'odeurs et de couleurs, un peu comme un assortiment de fleurs tiré du morne parapluie d'un magicien de foire.
Mamou avait changé de but en blanc, à la manière d'un boubou qu'on révulse. Maintenant, le commandant de Cercle s'appelait commandant de Région. L'autorail Mistral avait été rhabillé en Alpha Yaya, celui au doux nom de Dauphiné en Samory ; la place de France, la place de Guinée, et la librairie Garnier, la librairie Patrice Lumumba. Au cinéma, on jouait dorénavant l'hymne national et non plus la musique de Léardé pour annoncer le film. A l'entracte, on revoyait la célèbre joute oratoire de Général et de Boubou-Blanc.

« L'Indépendance, elle (la Guinée) peut la prendre le 28 septembre en disant non au référendum qui lui est proposé… », disait l'un.
« Nous préférons la liberté dans la pauvreté à l'opulence dans l'esclavage », répondait l'autre.

Tout le monde se levait pour applaudir, sauf M. Massaloux. A la place de la SCOA, le Comptoir populaire, dont maintenant Moodi Djinna était le gérant. La Tsin-Tsao avait remplacé la Kronenbourg, la vodka le Cointreau aux prunes, le lait russe La-Vache-qui-Rit, la cretonne pure et dure les belles coupes de Saint-Laurent. Les Russes étaient devenus si nombreux que le quartier Dumez avait été surnommé Petit Moscou.
Seulement, Mamou n'arrêtait pas de se faire surprendre par sa nouvelle tribu blanche : des Blancs en percale et sandalettes de plastique et qui mangent de l'igname, qui vont au travail par groupe de cent, dans des camions-bennes et que l'on ne voit jamais se promener dans les rues. Encore, si leur lait concentré sortait tout seul de la boîte… mais non, parents et amis, il faudrait presque y mettre de la dynamite pour obtenir un café crème…
Arɗo seul pouvait leur trouver des qualités. Il connaissait sur le bout des doigts les marques de leurs voitures. Il avait établi, selon ses critères à lui, une troublante correspondance entre elles et les françaises :
— Gil, c'est le Berliet russe, Praha, la Saviem tchèque. Moscovitch, c'est comme une petite Simca, et Volga, une vraie 403 !
Tambourinant sur sa petite table de cirage, il avait fini par en faire une chanson : Skoda, Praha, M. Z. et Gaze !
— C'est facile, me disait-il quand le découragement commençait à gagner ma petite mémoire. Partout où c'était écrit France, tu remplaces par Guinée.
En ce sens, à l'école, les directives de M. Camille, devenu inspecteur de l'enseignement en lieu et place de M. Mouton, étaient particulièrement strictes. Nos maîtres veillaient à ce que nous prononcions bien le mot « Guinée » quand nous chantions :

Les connais-tu, les trois couleurs, Les trois couleurs de Guinée ?…

Malgré cela, il y avait encore des idiots pour continuer à dire « les trois couleurs de France ». Cependant, il fallait les comprendre. Tout était venu trop vite. Quoi qu'en disait Arɗo, beaucoup ne s'y attendaient que pour la forme. On avait fini, c'est vrai, par se laisser distraire par la trop longue période d'incertitudes qui avait précédé, où Noirs et Blancs se regardaient comme s'ils ne s'étaient jamais vus. On sentait confusément que les choses allaient changer, mais personne pour vous affirmer (à part le cas Arɗo, plus incantatoire, c'est vrai, que persuasif) quand et comment.
D'où cette incroyable atmosphère de doute et de tension, les uns s'arc-boutant au passé sans plus y croire et les autres apprenant à rêver sans oser se l'avouer. Et tout cela se présentait de façon si pénible et longue que l'on avait fini par s'en lasser.
Les meetings et les incendies de nuit s'étaient largement espacés, et le commandant de Cercle menaçait de moins en moins de faire venir les parachutistes de Dalaba. Et puis, comme ça, sans qu'on se l'explique, la tension était retombée avec l'arrivée de Général. Certains, comme M. Lemoine, y virent la trahison d'un des leurs mais préférèrent noyer leur chagrin dans le Pernod, en espérant secrètement un retournement de situation. D'autres plièrent bagage sur-le-champ pour s'en aller à Dakar, à Pointe-Noire, Abidjan ou Fort-Lamy. Seul M. Goude ne savait quelle attitude prendre. Il vendit à Moodi Djinna à perte et un à un les plus précieux de ses objets, revenant souvent au Pavillon s'enquérir de ce qui se tramait en brousse et demander conseil. Il changeait sans cesse de projet et d'opinion. De ma chambre, j'entendais les trois quarts de ce qu'il disait quand il venait voir Moodi Djinna pour solliciter son avis :
— Ces Indépendantistes tout de même, peut-être qu'ils ne sont pas aussi méchants qu'on pourrait le croire… Qu'en penses-tu, Moodi ? On dit qu'ils sont téléguidés par les communistes. Tu crois ça, toi ?
Mon père faisait ce qu'il pouvait pour le tranquilliser, bien que lui-même ne fût pas très avancé sur l'attitude à prendre face aux nouveaux temps :
— Si cela était vrai, je serais moi-même déjà parti. J'ai un camion et une famille. Or, Gautheron, tu sais, celui de Peyrissac, eh bien, il m'a dit de faire gaffe avec les cocos car ils socialisent tout, même les tétons des bonnes femmes.
— Écoute, mon vieux, dans ce cas, je devrais rester.
Et cinq minutes plus tard, il disait tout autre chose :
— Dis-moi, toi qui connais si bien le Sénégal, entre Dakar et Saint-Louis, quelle ville conviendrait le mieux à une famille de quatre personnes dont deux en bas âge ?
Il resta quand même six longs mois après l'Indépendance avant de vendre la Baby-Brousse. Trois semaines plus tard, Moodi Djinna recevait une carte de Parakou où il disait que le Dahomey était un beau pays mais qu'il passerait le restant de ses jours à regretter les zouaves et les collines de Mamou.
Huit mois plus tard, la ville ne comptait plus que deux Gaulois et deux seulement : Mlle Saval et M. Massaloux. Ils furent bien obligés de marcher et de dîner ensemble et, les week-ends, de pique-niquer en brousse, « histoire de fuir un peu les discours des Nègres et les tribus russes », comme ne manquait pas de le souligner M. Massaloux, en dépit de tout (entre autres, la suspicion des voisins et les descentes de miliciens). On remarqua cependant qu'ils se quittèrent sans s'embrasser lorsque la jeune femme monta pour la dernière fois dans le train de Conakry. Ils se contentèrent de se serrer longuement les mains comme deux vieux amis ou deux commensaux venant de conclure une affaire. Mlle Saval resta sur le marchepied, agitant le mouchoir que les écolières lui avaient brodé en guise de souvenir, jusqu'à ce que la machine disparût derrière la bananeraie de Kimbeli. M. Massaloux la salua de son chapeau en clignant de ses petits yeux malicieux et gris. Il refusa de répondre aux perfides allusions que les uns et les autres murmuraient autour de lui mais ne put s'empêcher de rougir. Puis le sifflement de la locomotive perdit sa vibration stridente et triste. Sur le parking se fit entendre l'insupportable bruit des Jeep russes et des Mobylette, signe que maintenant tout était fini, à part les bruissements sans fin et les mornes habitudes de Mamou. Il laissa le groupe de badauds (les voyageurs immobiles, comme les appelait Arɗo) habitués à voir les trains partir se décider à s'éparpiller avant de quitter le quai.
Sur la petite place jonchée de graviers, il se défoula sur un groupe d'enfants jouant au football, pour alléger son désarroi :
— Non mais, vous autres, Raymond Kopa de mes deux ! Vous ne voyez donc pas que vous allez finir par casser les vitres de la gare ? On leur donne un ballon et ils en font un boulet. Indépendance ou pas, vous vous améliorerez jamais, bande de cynocéphales !
Il lui sembla entendre quelqu'un dire :
— Dans ce cas, rentrez chez vous !
Il se tourna vers la petite bande et fit mine de rechercher le coupable :
— Qui a dit cette ânerie ? Hein, qui donc ?…
Comme personne ne répondait, il conclut triomphalement :
— Je suis chez moi ici ! Qui c'est qui a fait le chemin de fer ? Vos muezzins peut-être !… Non mais ! C'est bien beau d'aller faire des discours à l'ONU, encore faudrait-il savoir distinguer une durit d'un carburateur !

President Sekou Toure a la tribune de l'ONU en 1962

Il monta dans sa dépanneuse, rabattit violemment la portière et démarra en trombe vers le Café de la Poste.
Pourquoi M. Massaloux justement et pas Goude, Lemoine ou Tartempion ? Il n'était après tout ni le plus utile ni le mieux adapté, à dire vrai, même pas le plus ancien. Cette question, on ne cessait de se la répéter quand on le voyait passer avec son bleu de travail et sa dépanneuse. On se risquait à donner une réponse à celle de savoir s'il avait été marié, s'il avait eu un casier, mais jamais sur celle-là. Ç'aurait été M. Goude, bien sûr, tout aurait été plus simple. Mais lui, mauvais coucheur et dédaigneux comme il l'avait toujours été ! Arɗo n'en pouvait plus de ruminer sa rage :
— Je comprends pourquoi il y a encore du malaise. L'Indépendance, elle ne sera propre et nette que le jour où je viderai mon chargeur dans les tripes de ce démon roux de Massaloux. Pour l'instant, c'est comme si nous étions libres, mais avec une monstrueuse langue de buffle pour nous chatouiller le crâne…
Ce qui faillit bien arriver un jour, devant le stade. L'ami cireur montait la garde avec une dizaine de ses collègues quand il entendit quelqu'un élever la voix vers les guichets :
— Cinq cents pour un misérable Mamou-Kissidougou, vous êtes malades ou quoi ? A ce rythme-là, vous ferez bientôt payer pour voir bondir les singes ! Non mais !…
— Est-ce que tu peux répéter ça ? lui répondit la vendeuse de tickets, drôlement emmerdée de ne pouvoir passer son bras à travers le guichet pour lui administrer une gifle… Blanc ! Ordure ! Colonialiste !
Arɗo se dit qu'il était temps d'intervenir quand il entendit le mécanicien répondre :
— Oui, madame, et un vrai ! Y a pas de honte à ça ! Indépendance, dites-vous ! Et le gras de mon cul, alors !
Arɗo mobilisa son petit bataillon pour lui réclamer ses papiers. Il rétorqua qu'il n'y avait pas une seule personne dans Mamou qui ne savait son nom et la marque de sa cafetière, surtout les miliciens, se dépêcha-t-il de préciser.
— C'est simple, y a plus que moi de Blanc. Parce que, si vous ne le savez pas, vos Hongrois et vos Russes, autant vous le dire, c'est plein de sang mongol. Pas étonnant qu'ils aient pris parti pour les Nègres et les Chinetoques !
— Dans ce cas, vous devez nous suivre au poste, bredouilla Arɗo dans son impossible français.
— Moi ? J'y suis déjà, à votre poste. Allez-y faire un tour !
— Haut les mains ou je troue ta maudite peau de Blanc ! s'énerva-t-il, cette fois-ci en peul.
Il s'ensuivit une bagarre très confuse après laquelle tout le monde fut étonné de trouver Massaloux en position de boxeur au milieu du groupuscule de miliciens couchés au sol, leurs armes éparpillées à plus de vingt mètres du lieu du combat. Il y eut de longues secondes où personne ne fit rien d'autre que le regarder cogner, répétant avec frénésie :
— Des combattants comme vous, j'en fabrique quarante à la seconde ! Quarante ! Quarante !…
L'ami cireur s'en tira avec une lèvre tuméfiée et de bonnes courbatures aux hanches. Le mécanicien fut traîné manu militari dans le fourgon de police. On le battit comme du foin et l'enferma une semaine. Mais il ne fut ni condamné ni expulsé du pays, pour avoir payé une forte amende selon les uns, acheté le commissaire selon les autres.
Cet incident ne fut pas le premier qu'il déclencha après l'avènement de l'Indépendance. Tout le monde se souvient encore de son odieux comportement dans la salle du cinéma. Il railla l'image de Boubou-Blanc visitant une aciérie à Dnieprodzerjinsk en compagnie de Krouchtchev et répondit « Des balivernes ! » quand le speaker des actualités évoqua la très prochaine Indépendance du Dahomey, du Soudan français ou de l'Oubangui-Chari. Il venait s'asseoir (on le vit une seule fois installé au balcon, au temps où il se faisait encore des illusions sur ses liens avec Mlle Saval) à l'orchestre (la place des cow-boys comme on l'appelle encore communément), à une ou deux rangées de chaises de la place des Indiens (c'est-à-dire la partie la moins chère de la salle). Parfois, il y amenait son repas et, une fois qu'il avait bu son demi-litre de beaujolais, se détournait de l'écran pour siffler une marche ou une petite java, au point que Seeni-Boowal en personne venait lui faire quelques remontrances. Et c'est ainsi qu'un soir il franchit, sans le savoir peut-être, toutes les limites permises.
On passait un western dont j'ai oublié le nom et dans lequel jouait un grand Noir poltron et drôle. Au cours d'une bagarre, ce Noir fut projeté dans un sac de farine. Massaloux se leva et brailla :
— Nom de Dieu de nom de Dieu, ils ont foutu le Nègre dans de la farine ! Ils ont foutu le Nègre dans de la farine !…
Il y eut un silence dense, une vraie séance de torture. Nous nous regardâmes les uns les autres avec des yeux exorbités. Qui d'entre nous allait se décider à le lyncher ? Arɗo, jusqu'à sa mort, se souviendra de cet épisode comme d'un incurable traumatisme. Comment l'avait-on laissé dire ça sans lever le petit doigt ? Il était le seul Blanc au milieu d'une salle bourrée à craquer et il montrait du doigt l'écran et il se tordait de rire avec une jouissance consciencieusement obscène. Et nous, nous étions là comme des piquets. On ne sait même pas au juste s'il avait arrêté son fou rire parce que impressionné par la gravité de notre silence ou parce qu'il l'avait décidé de son propre chef. Peut-être avait-il pris peur quand même avant de réajuster sa ceinture et de se rasseoir sur son siège :
— Ah, y a pas plus drôle que ça !
D'après Arɗo, sa voix avait tremblé un peu quand il avait ajouté, en balayant la salle d'un large coup d'oeil :
— Je présume que j'ai le droit d'exprimer mon opinion !
Il reste que cet affront-là ne fut jamais sanctionné. Et que personne à part lui, Arɗo, ne sembla plus s'y intéresser, une fois passée la petite semaine de stupeur et de ragots qu'accompagne ce genre d'événement.
— Ou il est fou ou c'est un espion !, disait le cireur quand il n'en pouvait plus d'imaginer autre chose pour tenter de comprendre « l'âme abjecte de cette drôle de bête blanche ».
Et il ne croyait pas si bien dire ! Il aurait fini par regretter de s'être battu pour l'Indépendance tant ce qui allait suivre sa mort était inimaginable.
Hélas, il y avait déjà des mois qu'on l'avait enterré quand M. Massaloux se maria. Cela arriva à la vitesse d'un désastre, de sorte que l'événement ne fut commenté qu'après coup. A peine avait-on ouvert la bouche du côté des badauds et des mégères qu'il avait déjà eu lieu.
— Cet homme est un vrai cow-boy, avait commenté Bentè. Toujours plus rapide que l'éclair, même pour faire fructifier un colatier !
Ce jour-là, il attendait qu'on lui délivre un acte de naissance, quand M. Massaloux avait fait irruption dans le bureau du préposé Macka :
— Moi, ce que je veux, c'est me marier !
— Ah, ça y est, elle est déjà de retour ?
— Ne vous occupez pas de ça! Dites-moi plutôt ce que je dois faire !
— Vous marier, moi je veux bien, c'est mon travail, figurez-vous ! Mais, par pitié, en quel mois voulez-vous convoler ?
— Est-ce possible demain ?
— Ha, vous êtes vraiment une vraie teigne, vous ! Demain ! Il veut se marier demain, c'est-à-dire dans quelques heures !… (Regardant son registre et son calendrier :) Et le plus drôle, c'est que c'est possible ! Vous êtes en bons termes avec les miracles, vous : Conakry nous a envoyé les nouveaux formulaires, et le commandant de Région est revenu de sa conférence de Gaoual. Pour ainsi dire, il ne vous reste plus qu'à passer l'anneau sur le doigt de Mlle Saval. Pas possible qu'elle soit revenue sans que je l'apprenne !
Seulement, le lendemain, ce n'est pas Mlle Saval que l'on vit monter le perron de la Région, mais la boyesse Binta, enceinte jusqu'au cou, elle qui n'avait que quinze ans ! Elle accoucha peu après le mariage.
Macka, le préposé, qui n'était pas avare de ses mots, se répandit en ville de ses absurdes commentaires :
— Heureusement qu'ils sont venus le matin ! Ils auraient attendu l'aprèsmidi, c'est sous mon tampon à moi qu'elle se serait soulagé de son effroyable ventre, cette mal-déviergée.
Il reste qu'aujourd'hui encore les esprits retors ont du mal à savoir quel événement, de son mariage et de sa paternité, M. Massaloux fêta le plus. Si l'on se rappelle bien, personne n'avait été convié à la cérémonie. Mais on l'avait vu au marché embarquer un coq, un gigot d'antilope et deux bonbonnes de vinasse. Le soir, on avait entendu son impressionnante voix de baryton éraillée par les cuites :

Jusqu'au bout du monde
Tant que tu vivras
Tu verras mon ombre
Se pencher vers toi…

Vers minuit, les gamins avides d'insolite et de restes de poulet froid l'avaient aperçu en train de chanter à travers la clôture de fougères entourant sa maison. Il était dans un fauteuil de rotin installé sous la futaie de l'avocatier, seul et bien plus proche de la démence que de l'ivresse. Après avoir fini de chanter, il réalisa qu'il n'avait pas terminé son repas. Il tenta un geste pour atteindre un morceau mais manqua se renverser, et son chapeau de paille reçut sur le rebord une méchante couche de sauce en effleurant la soupière. Il se tourna vers l'intérieur de la maison pour appeler son épouse :
— Binta, encore du vin !… Comment ça, y en a plus ? Ouvre donc la bonbonne… l'autre, celle qui se trouve dans…
A ce moment-là, il découvrit les paires d'yeux luisants et affamés alignés comme un collier de perles le long de la clôture.
— Qu'est-ce que vous me voulez ? Allez-vous-en ! Vous ne trouverez ici rien de bien intéressant, bande d'apprentis mouchards ! Ça, c'est ma maison, ça c'est mon dîner, mon petit dîner à moi — si, si, j'avoue qu'il m'arrive quand même de dîner, si c'est cela qui vous inquiète !
Et ça, termina-t-il en se relevant difficilement, c'est rien d'autre que mon chapeau. Une voix fluette, exagérément lente, sortit de la nuit noire et de façon si inopinée qu'on l'eût dite échappée du choeur litanique des grenouilles et des grillons :
— C'est pas pour vous emmerder, nous voulons juste manger.
— Ah, ils veulent manger !… Eh bien, faites-le !
Il leur jeta toute la victuaille qui était sur la table. Il commença par les os de poulet puis le riz et les carottes, dans une espèce de ballet surréaliste où il lui fallait sans cesse aller de la cour à la clôture en butant contre les pierres et les racines de l'arbre, risquant à chaque seconde de se briser la nuque en succombant au vertige. Quelques petits hardis tentèrent de forcer le portail. Il les en dissuada, trouvant dans un ultime sursaut la lucidité et la force de leur parler audiblement :
— Holà hé ! Ne vous gourrez donc pas sur mon compte ! Je suis gentil, ça oui, seulement, je ne suis pas con ! Vous pouvez bouffer ce que vous voulez, mais sans violer ma propriété. Et pour que ce soit clair, le premier qui dépasse la ligne que voici, je lui caresse le nombril d'une balle de 22 long rifle. Moi, à votre place, j'irais un peu voir dans la brousse comment on attrape les agoutis au lieu de bâiller dans les rues en avalant plein de mouches.
Ce sont là les seuls éléments dont on dispose en ce qui concerne sa nuit de noces. Toute la ville savait que les Blancs étaient de sacrés pingres, au point de compter leurs invités quand ils faisaient la fête, mais celui-là, wallâhi, il dépassait ses frères pour tout ce qui était pire, qu'il s'agisse de se vanter ou de se dévergonder. On en vint à regretter le départ de M. Goude et à reconnaître à « certains d'entre eux » quelques qualités humaines :
— Songez que même M. Lemoine n'aurait pas agi de la sorte ! Il aurait invité un voisin au moins et puis, sans trop critiquer, il aurait dîné, lui, avec la mère de son enfant !
Mais de tels commentaires se rapprochaient plus de la calomnie que du témoignage impartial. Car quoi qu'on eût dit, M. Massaloux n'oublia pas de régaler les voisins, mais à sa manière à lui.
Un jour, au Café de la Poste, il héla Mme Haby, la patronne, d'une voix qui ne pouvait être contestée :
— Allez, tournée générale !
— En quel honneur, monsieur Massaloux ? demanda perfidement la cauteleuse barmaid.
— Disons… disons, pour la première semaine du gamin !
Ce qui entraîna dans la salle un enjouement éphémère et, pour être honnête, un peu forcé. Dans la foulée, quelqu'un s'approcha du bébé qui tétait dans les bras de sa maman :
— C'est un beau petit métis que vous avez là, monsieur Massaloux !
— C'est pas un métis, c'est un Blanc, un vrai !
— A sa santé quand même !
— La santé, ça ne vient pas tout seul. Je veille à le soigner, ce petit ! Sa mère, faut déjà qu'elle sache préparer un biberon, et ça, contrairement à ce qu'on peut croire, ce n'est pas du tout évident ! Et je ne parle pas de faire une compote de pommes ou de dresser la moustiquaire !
Bentè, qui ne rate jamais une occasion de m'éduquer, en avait profité pour m'expliquer la différence entre un intrépide et un méprisable lèche-cul :
— Le lèche-cul, il encense votre chiot pour le prix d'un simple verre de bière.
Puis il me fit jurer de ne jamais me laisser rabaisser.
— Être l'égal de l'autre, fût-il nabab ou roi, c'est le moins que tu puisses faire.
Je rangeai la formule dans un coin de ma petite tête et lui promis de me souvenir de son rang parmi les sacro-saints commandements de notre règlement.

Mamou n'avait plus autre chose d'urgent que de voir l'enfant grandir. Eh bien, on l'appellerait le petit Blanc, puisque M. Massaloux le voulait ainsi. D'ailleurs, comment aurait-on fait pour le nommer ? Le père l'appelait « le petit » et la mère pour ainsi dire jamais, les rares fois où ils sortaient ensemble. Avait-il seulement subi le rasage ou le baptême, et sous quelle religion du bon Dieu ? On le prénomma de tous les vocables susceptibles de désigner une figure européenne. On se lassa vite des Louis, Robert et autres Philippe. On alla chercher du côté des joyaux évocateurs et rares (Valéry, Vivien, Arnault… ), et puis, un beau jour, quelqu'un prononça « Napoléon! » et tout le monde l'appela ainsi, comme si c'était tout ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans son existence. Il eut les cheveux roux de son père, le front de son père. Seules ses jambes bancales et hautes venaient de sa mère.
— Des jambes de gardien de vache, disait Bentè. Ah, Arɗo se serait bien marré s'il vivait encore !
Certains lui trouvaient un petit air d'albinos tellement Dieu avait fait sa peau pustuleuse et blanche. On s'adapta à cette bizarrerie-là aussi, comme on s'était adapté à celle qui l'avait fait naître. Arɗo avait eu raison de dire :
— Mamou a un sérieux vice, celui d'attirer tout ce qui va de travers : les fous, les estropiés, les voleurs et les rats. On dirait qu'il y a dans l'air d'ici une substance qui les attire !…
Et dire que tout le monde pensait qu'après l'Indépendance M. Massaloux aurait été le premier à plier bagage, à moins que quelque fanatique ne l'eût jeté dans le train avant cela. Je l'aurais osé, j'aurais parié avec Bentè qu'il se serait engagé dans l'OAS après la venue de Général.
La dramatique rencontre de celui-ci et de Boubou-Blanc avait pour ainsi dire définitivement réglé les choses. Le courroux ou l'abattement se lisaient sur tous les visages des colons, sauf sur le sien justement. Quand, profitant de l'euphorie qui s'était alors emparée des quartiers africains, nous nous agrippions sur le camion-benne de Koto Kouyaté, pour faire le tour de la ville et insulter les Métropolitains, il était finalement le seul à nous opposer quelque résistance. Il arriva plus d'une fois qu'il nous poursuive jusque dans les villages où nous organisions des meetings, pour nous contredire et nous houspiller. Il fallait que Koto Kouyaté montrât ses biceps pour qu'il consente à s'en aller, comme cette fameuse nuit à Boulliwel, où le mécanicien s'arma d'un cric de semi-remorque. Ils étaient de la même engeance, tous les deux, celle des casse-cou et des têtes brûlées pour qui la vie ne vaut que pour ce qu'elle a de grossier et d'éphémère.
Chauffeur à la mairie et farouche indépendantiste, Koto Kouyaté était connu pour ses injures raffinées, son impulsivité et son endurance inégalée devant le vin de palme. Il passait le week-end à se soûler et à tituber sur les rues pentues du vieux Mamou. J'avoue que je ne le pris vraiment au sérieux qu'aux abords de l'Indépendance, quand je vis de quel courage Arɗo et lui firent preuve pour nous stimuler et nous encadrer. Avant cela, je faisais partie de la bande de gamins qui lui jetaient des pierres en le voyant uriner dans le fossé. Nous le poursuivions de la rue du Commerce jusqu'au pont de Kimbeli en chantant sur son compte de fort méchantes satires. Et puis, un jour, il répondit à nos coups juste avant le pont, nous chassa à rebours jusqu'au passage à niveau :
— Vous devriez me respecter, bande de petits bâtards ! Je suis le père de beaucoup d'entre vous, mais cela vos mères n'oseront jamais s'en vanter au marché !
Je ne sais s'il disait vrai mais, de ce jour, personne d'entre nous n'osa plus se moquer de lui. Arɗo, qui l'aimait beaucoup, fut peiné quand il fut promu directeur exécutif du garage gouvernemental à Conakry.
Moodi Djinna le pria en vain de rester travailler avec lui (« avec ton courage et la renommée que tu as auprès du commandant de Région, ce n'est pas de l'argent que nous pourrions faire ensemble mais de l'or tout ciselé »).

Evidemment, Moodi Djinna était loin de se douter qu'un an plus tard il serait lui-même mis dans l'obligation de chercher un nouveau travail. Sa chance, pour une fois, était venue de son chauffeur, Oussou, qui, ordinairement, ne savait « rien faire d'autre que couler les bielles de mon camion ou laisser mes cargaisons se mouiller sous la pluie». Il s'était souvenu, le vieux chauffeur, que sa nièce venait d'épouser M. Condé, le nouveau commandant de Région (celui qui venait de remplacer M. Baldé, promu au gouvernement), quand il fut annoncé à la radio et au cinéma que dorénavant le transport et le commerce avaient été nationalisés.
C'est ainsi que Moodi Djinna fut nommé gérant du Comptoir populaire. A défaut de compenser les gros bénéfices qu'il pouvait se faire sur les routes de Freetown ou de Saint-Louis du Sénégal, cela lui conférait un pouvoir et un prestige largement enviés. Comme pour Dieu et la religion et comme pour toutes les autres questions de l'existence, il usa avec l'Indépendance des mêmes séculaires préceptes : la prudence et la ruse, la vénalité et les louanges.
Le soir, discutant avec Oussou dans sa chambre, je l'entendis souvent éluder le problème avec des airs de sage biblique :
— Oh, tu verras que tout cela aura bientôt disparu, mon cher Oussou, comme ont disparu les lampes à huile et les coiffures en cime ! Il suffit de les laisser s'égosiller tout leur soûl, ces braves gens qui agitent des calicots et des pancartes. Ce sont les mêmes que tu verras dans quelques mois regretter le croissant au beurre et chanter La Marseillaise. Crois-en mon expérience, ils n'oseront jamais aller jusqu'au bout. Et ils savent bien pourquoi. C'est une folie que de réclamer son Indépendance quand on ne sait même pas fabriquer une aiguille.

Timbo, 1920, femme paree de la coiffure en cimier ou jubaade

Et effectivement, l'Indépendance se présentait avant tout comme un insoluble problème d'aiguille. A croire que ce dérisoire instrument éclipsait le reste (les harangues, les incendies, les copieuses bastonnades des hésitants et des traîtres) au rang d'imperceptible décor. A mesure qu'approchait la fatidique échéance, il prenait l'importance d'un trophée, voire d'une place forte. Il y avait ceux qui, comme Moodi Djinna, préconisaient que l'Africain devait d'abord apprendre à usiner, ne serait-ce qu'une aiguille, avant de s'aventurer vers des chemins hasardeux. D'autres prétendaient que nous étions condamnés à vivre sous le joug français, l'éventualité de sortir de nos forges ne serait-ce qu'une aiguille étant tout simplement inenvisageable. Enfin, il y avait Arɗo et ses chauds compagnons, pour lesquels non seulement nous étions capables de produire nos propres aiguilles mais pour qui la seule chose nous empêchant de le faire, c'était de n'avoir pas encore pensé à jeter à la mer tous ces abrutis de colons. Mais sous ses dehors de courtisan, Oussou cachait parfois un extraordinaire sens de la pertinence :
— Et si malgré tout elle avait vraiment lieu ? Moodi Djinna ne répondit pas à cette question, rien ne l'y avait préparé ou plutôt, jusqu'ici, il n'avait pas eu besoin de se poser ce genre de colle.
Et voilà que, sans le savoir, son chauffeur Oussou enfonçait un clou dans son incontestable assurance. Il commença donc par demander conseil à Karamoko. Il devait se trouver dans un drôle d'état pour ne pas deviner tout seul ce que pouvait lui répondre ce sceptique inguérissable :
— A quoi cela sert-il d'être libre ou esclave, malade ou cousu d'or, si on ne l'est pas d'abord et avant tout pour reconnaître et glorifier le règne absolu du bon Dieu ? Moi, je ne regarde plus le monde que par le trou étroit de ma serrure, et avec le peu que j'en vois, il y a suffisamment de quoi s'effrayer. Partout, vice ! Partout, luxure et blasphème ! Indépendance ou pas, le sort de cette terre est scellé. Vous feriez mieux de prier, au lieu de remuer des choses qui ne valent même pas la peine qu'on en évoque l'existence !
Il s'était retiré avec moult « oui, oui!» et révérences, promettant de se ressaisir et de faire tout ce que le marabout lui avait enjoint de faire. Mais sa discipline ne dura pas bien longtemps. Une semaine après cela, il poussait la porte de l'ébénisterie pour aller parler à Youla. Il savait que celui-ci était, avec le boulanger Bah, un des deux délégués des Éléphants pour le quartier de Hoore-Fello. Youla démonta sous ses yeux le meuble qu'il était en train de finir :
— Regarde cette chaise, elle a déjà toutes ses pièces, ne reste plus qu'à la monter convenablement. L'Indépendance, c'est pareil ! Fais comme si elle était déjà là ! A défaut de vraiment y croire, tu pourras toujours éviter les mauvaises surprises.
— Mais tu oublies les communistes ?
— Quels communistes ! Ils disent ça pour nous divertir. Ils ne peuvent plus rien arrêter, alors ils font tout pour retarder l'échéance.
— Donc, pour toi, c'est sûr, sûr, sûr ?
— Vaut mieux ne plus en douter !
Il passa malgré tout par une longue période de soliloques et d'embarras. Il franchit vraiment le pas le jour où fut brûlée la chaumière de la remise. Je me demande quelle espèce de sorcier m'avait hypnotisé ce jour-là (le terrible maléfice de ce bandit de Bambaaɗo ?).
J'appris l'événement seulement le lendemain car il fut impossible de me réveiller. Moodi Djinna me secoua en vain. Quant aux camions des pompiers et au vacarme des voisins venus en grand nombre avec des branchages et des seaux d'eau pour aider à éteindre le sinistre, je n'en aurais rien su si Mère-Griefs ne m'avait cueilli au saut du lit pour m'en conter le déroulement. Seulement, elle oublia (ou le fit sciemment) de me raconter l'essentiel, à savoir que mon chien Dick n'était plus qu'un amas de cendres, comme les tissus wax, comme les cartons de sucre et les ballots de farine qui emplissaient la remise. Ordinairement, on le laissait errer dans le lougan ou dormir près du hamac, mon pauvre berger allemand. Mais, ce soir-là, quelqu'un l'avait attaché dans la remise et en avait refermé la porte à clef. Ce fut Moodi Djinna qui m'apprit l'horrible tragédie, comme si elle, elle avait quelque chose à se reprocher :
— Je te l'ai acheté plus de trente mille chez des Métropolitains de Kindia. Tu étais le seul de la ville à posséder un chien. Au même titre que les petits Blancs de Dumez ! Ah, ces Indépendantistes !…
— Ce ne sont pas les Indépendantistes, et vous le savez bien, pleurai-je en me laissant tomber du haut du perron.
— C'est qui donc ?
— Je ne sais pas, répondis-je, en essuyant du revers de ma main la morve et les larmes me recouvrant le visage.
— Tu ne sais pas ou tu ne sais plus ?
— C'est…
La scène dura je ne sais combien de minutes avant que la colère et la haine me donnent l'audace de montrer Mère-Griefs :
— C'est elle, j'en suis sûr !
Je n'aurais jamais dû dire ça! Elle poussa un cri que je ne suis pas près d'oublier, quelque chose de très triste et de très animal. Une onde puissante, incroyablement discordante, qui me semblait n'en plus finir de m'écorcher les oreilles (cela fit sortir Neene-Goree, qui crut un moment que la guerre était là). Après quoi, sa voix se perdit dans l'horrible mélange de catarrhes et de sifflements qui semblaient lui obstruer la gorge. Cependant, contrairement à mes attentes et pour mon très grand malheur, elle n'était pas en train de s'évanouir mais de trouver le moyen de m'achever, tant ce qu'elle me dit ce jour-là fut subit et renversant :
— Il est temps qu'on en finisse ! Tu as bien fait de sortir, Neene-Goree ! Et vous, Jooma-Galle, je prends comme une faveur du ciel que vous soyez présent aujourd'hui. Comme ça, je ne peux calomnier personne. Dieu m'est témoin que je n'en peux plus de me faire insulter par un petit garnement ! Jooma-Galle, vous ne pouvez plus rester indifférent. Vous devez le punir pour ce qu'il vient de dire, sinon, moi, je m'en vais. En attendant, je le rends à sa vraie mère. Tiens, Neene-Goree, reprends ce que tu as mis bas et que le souffle de la miséricorde revienne sur la terre !
Je faillis tomber dans le hamac. Ce que je venais d'entendre m'avait littéralement estomaqué. Une violente sensation de brûlure se propagea en moi. Je voulais crier à mon tour, appeler au secours, qu'on me retînt, qu'on me protégeât du gouffre qui s'ouvrait devant moi. Mais Moodi Djinna ne bougeait pas. Il se tenait près des murs calcinés de la remise et se lissait stupidement la barbe, comme si tout ce qui venait d'être dit ne concernait que Mère-Griefs et moi. Quant à Neene-Goree, elle était restée sur la terrasse, engoncée dans une couverture et accroupie sur le carrelage du sol. J'avais envie de l'appeler, de lui demander si c'était vrai. Mais j'eus peur de la torturer car elle écrasait une larme.
— Je vous en prie, aidez-moi, Jooma-Galle ! Je n'en peux plus de souffrir ! Sortez-moi de cet enfer, sinon je m'en vais d'ici !
— C'est moi qui risque de partir ! J'aurais dû suivre le conseil d' Oussou : vous envoyer cultiver le taro au village et en épouser une autre. Mais non, je suis là comme si j'étais un criminel condamné à supporter vos insaisissables querelles.

Je fus surpris d'apprendre comme ça, d'un coup et pour des motifs aussi absurdes, que Mère-Griefs n'était pas ma véritable mère. Je le fus davantage en découvrant que l'on venait au monde par le biais d'une seule femme. Jusque-là, il m'avait paru tout naturel d' appartenir à deux mamans à la fois. Le cas de mon ami Hassana aurait pourtant dû me pousser à me poser des questions, puisque son père à lui n'avait qu'une seule épouse. Eh bien, non : Hassana, une, et moi deux, comme quand nous boxions ou que nous pêchions aux grenouilles, voilà ce que c'était que la loi injuste du sort. Dans la brousse entourant la carrière, on voyait bien des pourpiers à trois tiges et d'autres qui n'en avaient qu'une.
J'avais été fait pour naître dans un monde en forme de trépied : Moodi Djinna, Neene-Goree et Mère-Griefs. S'il manquait un seul de ces trois, ma raison d'être ne pouvait que s'en trouver fort compromise. Et voilà que c'était précisément cela qui arrivait, et le jour où, à la faveur d'une double infortune, je venais de perdre mon chien Dick et cette inoubliable remise où j'avais appris le jeu de cerceau !
Décidément, la vie en faisait trop, ce matin-là !

Ma première réaction, quand je repris ma lucidité, fut de regarder Neene-Goree, longuement, minutieusement, comme les dévots scrutent le ciel à la veille du Ramadan. A part son teint clair et ses ongles plats tiquetés de lunules, nous n'avions pas grand-chose en commun. En ce sens, j'aurais pu tout autant ressortir de Mère-Griefs que de la première voisine venue. Mes yeux saillants, mon nez en pied de marmite, mes bras arqués, ma pilosité précoce — « et ton affreux caractère », avait coutume de dire Neene-Goree les moments où la toux, dans sa gorge, laissait un peu de place aux mots —, tout me venait de Moodi Djinna. J'avais beau faire, il m'était impossible sur-le-champ de la percevoir comme une mère à part entière. Je l'avais toujours aimée et entourée (l'amour inné du fils, la compassion pour sa maigreur et sa toux ou tout cela et bien d'autres sentiments diffus ?).
Cependant, Mère-Griefs avait bien tort de hurler en se roulant par terre que je l'avais toujours détestée. Non, je ne pouvais même pas me souvenir de l'une sans me référer à l'autre. Elles ne m'avaient jamais paru comme deux personnes distinctes, à plus forte raison divergentes ou rivales, plutôt comme un être double dans lequel Neene-Goree représentait le tragique et le frêle et Mère-Griefs le reste…
— Voilà ce que c'est que d'éduquer le fils d'une autre ! Ah, ils n'oublient jamais de quel foutu ventre ils sortent, même quand ils ont la taille d'un oursin…
Ce n'était pas parce qu'elle gueulait ainsi que, pour la première fois, j'eus pitié d'elle. Non, c'était justement à cause de ce que je venais d'apprendre. Cela me révélait combien, en dépit de tout, je restais attaché à elle. Au fond, Neene-Goree avait été l'amie (précieuse et bouleversante, mais l'amie) et elle la mère, sinon génitrice du moins viscérale.
Quelques jours après, rien n'avait vraiment changé. Certes, je me mis à soigner l'une avec plus d'inquiétude qu'autrefois, mais je gardai avec l'autre les mêmes rires et la même défiance, bref la même passion complice et sauvage, au point que je finis presque par oublier de lui imputer à tout vent l'atroce mort de Dick.

D'ailleurs, Moodi Djinna ne crut jamais à cette version des faits. Pour lui, il s'agissait ni plus ni moins d'un coup de semonce des Indépendantistes. Et pour les dissuader de recommencer, il prit la précaution d'exprimer dans les baptêmes et les mariages son opinion de tout nouveau converti. Il commanda à Youla une chaise pliante et un grand portrait de Boubou-Blanc qu'il placarda lui-même dans sa chambre entre la photo de la mosquée Al-Azhar et le calendrier musulman.
Il devint son ami et son confident pour l'avoir maintes fois invité, lui et le boulanger Bah, à venir partager son repas. Quand il fut question d'amener des militants à Saramoussaya pour neutraliser le dernier bastion de ces saligauds de Flèches, il fut l'un des premiers à proposer de l'argent ainsi que les clefs de son camion et les services de son chauffeur Oussou.

Le jour de l'Indépendance, il égorgea un taureau et fit venir pour le quartier l'orchestre de Sarsan. Il exigea que celui-ci composât une chanson en l'honneur de Boubou-Blanc et lui-même participa à la sarabande et improvisa un discours :
— Comment donc, mes frères, avons-nous trouvé la force de supporter toute la honte qu'ils nous ont fait subir ? Civilisés, disent-ils, eh bien, qu'ils s'en retournent chez eux ! Nous en trouverons bien d'autres pour nous livrer du sucre !
Le lendemain, au petit déjeuner, il convoqua sa petite famille et régla une fois pour toutes l'incendie de la remise :
— Ces Indépendantistes, on les accuse à tort. Maintenant que je les connais bien, je suis sûr qu'ils ne feraient pas de mal à une mouche. Faut plus y voir qu'un mauvais coup de Bambâdo et de sa clique. Ceux-là, il y a maintenant des années qu'ils brûlent tout sur leur passage. Mais ils ne perdent rien pour attendre. Dès que l'Indépendance sera là, on va les empêcher de nuire. Voilà ce que je voulais vous dire. Si, malgré tout, vous persistez à réveiller d'inutiles querelles dans mon domicile, je vous renvoie au village et j'épouse une nouvelle femme. Quant à toi, mon petit, tu n'auras plus besoin d'un chien puisqu'il n'y aura plus de Blancs pour apprécier
Le ton péremptoire dont il usa ne m'a toujours pas convaincu sur les circonstances réelles de la mort de Dick. En revanche, ce qu'il prédit sur le gang de Bambâdo se réalisa presque point par point. Un an après l'Indépendance, on rata de peu l'arrestation du légendaire brigand après une tentative de hold-up à la Banque agricole de Kindia. Youssoufou, son principal lieutenant, fut néanmoins capturé. Et comme, à la radio, Boubou-Blanc venait de déclarer la guerre à tous les fléaux (« le colonialisme, le vol, la musique classique, le port des perruques et les rêves mal intentionnés… ») qui rongeaient le pays, Youssoufou fut copieusement houspillé par les militants et pendu en public sur un pont de la ville.
Bambâdo court toujours et il n'est pas rare d'entendre parler de lui après un rapt ou un crime à Kankan ou à Forécariah, malheureusement pour l'éthique et pour le voeu d'Arɗo. Une fois devenu milicien, le prodigieux cireur ne souhaitait qu'une chose : faire partie du peloton d'exécution qui serait chargé de « foutre un feu inextinguible dans les tripes malodorantes de cette gale de l'Afrique ».
Il ne savait pas, le pauvre, que la cruauté du destin l'avait choisi lui d'abord, comme si c'était possible !…

Ce jour-là, nous jouions au mariage sénégalais près du vieux poteau de fonte, Bentè et moi, quand une voix de bambin mit tout le marché en émoi :
— Venez, on a trouvé un homme couché sur les rails ! Venez !
Nous restâmes où nous étions, bien que la plupart des hommes valides eussent abandonné leurs étalages pour se bousculer vers la gare.
— C'est tout le temps qu'on en voit, des gens couchés sur les rails, dit Bentè. Paraît même qu'il y en a qui y font leurs enfants. Y a pas à s'alarmer à cause des foucades d'un gamin.
Nous aurions pu finir là notre journée, à battre les cartes et à mâchonner des arachides cuites, si quelqu'un, du fond du hangar, ne nous avait interpellés :
— Vous devriez aller voir aussi, on a tué un homme.
On l'avait trouvé tout nu sur la partie de la voie ensevelie sous la haute herbe, entre les ateliers du dépôt et le passage à niveau de Loppe. Mais quand nous le vîmes, on l'avait déjà transporté sur la place de la gare. Il avait encore cet écriteau en carton attaché au cou, sur lequel on avait tracé à la craie :

« Elle n'aura plus rien à dire, ta sale gueule de traître ! »

C'est seulement des semaines après que j'en compris le sens, quand, par une prodigieuse illumination, j'associai sa mort à ce qui s'était passé au Café de la Poste, quelques jours auparavant. Ce soir-là, il avait la dalle en pente, le grand camarade Arɗo. Il venait de toucher sa paie de milicien et il régalait du comptoir à la terrasse les amis comme les passants. Même que Bentè l'avait engueulé de crier comme il le faisait en tapotant n'importe qui. Puis, sans que l'on sache pourquoi, il s'était mis à déblatérer :
— Hé, bande d'idiots, que croyez-vous que nous construisons, à Tambassa ? Une nurserie ? Prrrr, pas besoin de chouchouter les ennemis du peuple.

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