Editions du Seuil. Paris. 1997. 217 p.
A mon réveil, je sens dans la bouche un arrière-goût de fiente et de poussière moisie. Mes mains sont noires de suie, mon visage et mes bras couverts de plumes d'oiseaux et de toiles d'araignées. Je dois me trouver dans un endroit humide, d'une obscurité atroce, proprement malfaisante. J'ai beau me frotter les yeux, je ne distingue qu'un mince trait grisâtre et tordu dans le lourd rideau noir qui écrase mes paupières. Et puis il y a ce bruit de fer que l'on forge et qui a l'air de venir de mon crâne (j'en ressens les vibrations jusqu'aux racines de mes dents). Où suis-je, mon Dieu ? Le puisâtre, le benthos, le black-out ? Pour seule réponse, le mouvement incessant d'une forme imprécise et jaune qui balaie le rideau noir comme pourraient le faire un pendule ou un essuie-glace. Je préfère fermer les yeux quand je la vois onduler et se traîner vers moi. Sa voix est aussi désagréable que cet infernal bruit de métal qui, maintenant, s'est définitivement tu :
— Ne crois surtout pas que je ne t'ai pas vu entrer. Je vois tout ce qui se passe dans un rayon de cent mètres en partant du caïlcédrat. Ne me demande pas pourquoi, je ne le sais pas moi-même. Il y a trente ans que je trime ici, dans cette sinistre enceinte, et je ne sais toujours pas pourquoi je vois tout, même les voleurs de mangues. Surtout la nuit, car je suis insomniaque, figure-toi. Mais toi, tu n'es pas un voleur, c'est pour cela que je t'ai laissé passer le portail. Ça se voit tout de suite que, toi, tu n'es pas un voleur. Les voleurs, ils me font du baratin pendant que leurs acolytes vont cueillir les fruits ou vider les rayons de la bibliothèque.
Le trait grisâtre de tout à l'heure s'est considérablement élargi. Un mince faisceau de rayons solaires cisaille à présent la masse compacte de l'obscurité. Le diable qui me rabâche aux oreilles a bien un petit air humain, à en croire ses membres, sa bouche et le cordon torsadé qui ceinture sa blouse.
— Toi, tu as dû te battre avec les copains. Tes blessures ne peuvent pas venir d'une correction parentale, lézardé comme tu l'es. Un duel aux tessons de bouteille, c'est ça ? Je ne pourrai pas te soigner, y a plus de mercurochrome. Y a plus grand-chose, depuis cette maudite Indépendance. Et pendant la Colonisation, il y avait bien du mercurochrome, pas suffisamment quand même pour faire disparaître la plaie qu'elle représentait ellemême. Entre la Colonisation et l'Indépendance, je ne saurais te dire laquelle est la pire. A croire que le sort de l'humain se joue sur une longue suite de dilemmes… Au fait, par précaution, j'ai confisqué ton revolver. C'est très dangereux, ça, dans les mains d'un enfant. D'ailleurs, c'est dangereux dans quelque main que ce soit.
L'aube a définitivement gagné le clocher de l'église. Je reconnais la toiture en tuiles de la gendarmerie, la façade des Eaux et Forêts et la barbe du père Milimono. Ainsi donc, c'est là que j'ai fini ma course de la nuit dernière. Je me souviens de l'impossible combat que j'ai dû livrer pour franchir le mur et du volumineux objet en bois sur lequel je suis retombé au milieu d'une concession. Ensuite, j'ai dû errer longtemps sous les arcades de la rue du Commerce. J'étais paniqué et soûl mais, dans le brouillard qui flottait dans ma tête, une idée avait tenu, aussi réjouissante et sûre qu'un morceau de cristal : me cacher près de la gare et attendre le premier train à bestiaux pour sauter dedans. Avec un peu de chance, j'aurais pu gagner le Liberia ou la Sierra Leone avant que mon portrait ne soit affiché dans tous les lieux publics. Ai-je confondu la façade de l'église et le Buffet de la Gare ?
Quoi qu'il en soit, je suis foutu, bel et bien foutu. Déjà heureux que le père Milimono ne soit pas encore au courant. Mais tout à l'heure, quand les vendeuses de gosi auront commencé à faire le porte-à-porte et qu'au marché les bana-bana et les apprentis chauffeurs se seront échangé la cola et les confidences…
— Si vous n'avez rien de mieux à faire, accompagnez-moi donc à Tolo. On vient d'y affecter deux instituteurs chrétiens. Il y a un mois que j'ai promis de leur rendre visite. Un mois ! Et pourtant, je n'ai plus grand-chose à faire. Prêtre dans une région de musulmans alors que les Français sont partis et que, ma foi, ce n'est pas sur ces pauvres âmes russes qu'on peut vraiment compter pour repeupler son giron. Auquel cas, bien sûr, vous partagerez mon déjeuner. Et cette bête curieuse de Massaloux n'est même pas venue me voir pour payer au bon Dieu le fruit de son adultère !…
Si je me fie à la lumière, devenue franche pour ne pas dire violacée, qui se déverse à travers la tabatière du clocher, il n'est pas loin de sept heures. Déjà ! Si ça se trouve, les gendarmes ont cerné les lieux. Facile ! ll leur suffit pour cela de traverser le carrefour de la rue du Commerce et de la route de Labé et de prendre position sur les manguiers de l'église, les abords du Buffet de la Gare et la toiture du snack libanais. Que dois-je faire, mon Dieu, pour sortir de ce guêpier ?…
D'abord cesser d'écouter les sornettes du père Milimono. Celui-là, depuis qu'on a chassé les Pères Blancs et interdit la messe à la radio, il n'a plus tout à fait sa tête. Et ce n'est pas en vivant seul au milieu des missels et des souris, avec pour seule compagnie la vieille femme qui vient balayer la cour et laver ses soutanes que cela s'arrangera ! Ne plus l'écouter, ne plus le voir! Il ne doit pas seulement déranger les honnêtes gens, il doit aussi porter la poisse, avec sa barbe en fer à cheval, ses lunettes et ses narines qui me font penser à deux soufflets de forge. Je dois concentrer tous mes efforts pour ébaucher une stratégie. Il n'y a plus une minute à perdre, si je veux sortir d'ici vivant.
Je promets au père Milimono de l'accompagner à Tolo après avoir déjeuné en sa compagnie :
— Laissez-moi m'ébrouer un peu et m'offrir une petite toilette dans la buanderie, et ensuite je vous rejoins au réfectoire.
Bien vu ! Le rebord de la buanderie est justement accolé au mur longeant la route de Conakry.
Je monte pour jeter un oeil dehors : rien que l'habituel flux de vendeurs ambulants et de mendiants, de charretiers et de guimbardes. J'écarte les jambes et saute sans me poser de question.
Aucune fenêtre n'est pour l'instant ouverte au Buffet de la Gare. Une douce bise agite les bougainvilliers qui l'enveloppent. Il y a des brindilles et des débris de feuilles sur le rebord des persiennes et, sur le sol humide et gras, une couche dorée de pistils et d'étamines. Je trouve les flamboyants de la gare bien ternes à cette heure de la journée. L'impression de tristesse et d'ennui qui s'en dégage est renforcée par le groupuscule de wali-walien haillons accroupis à leurs pieds et le chien rouge famélique qui slalome entre eux à la recherche d'un os introuvable. Ces détails s'imposent à mon regard pendant que mes pensées errent vers Cellou et Arɗo. Les pauvres, ils n'ont jamais pu deviner comment ils allaient finir.
Moi si, et c'est cela qui nous différenciera quand, dans la bouche des griots, nos vies seront devenues légendes… Où me pendra-t-on ? Au poteau du marché, à la tribune du stade ou tout simplement au pont de Kimbeli (il y a un mois, c'est sur un pont de Kindia qu'on avait pendu Youssoufou, le
sinistre compagnon de ce bandit de Bambaaɗo, qui, lui, court toujours) ?
Ah, si on me laissait le choix ! Eh bien, ce serait à l'un de ces flamboyants qui ont vu filer tant de trains, d'amours et d'hivernages, si… Vivement midi et que le feu de ces maudits arbres embrase ma destinée !… Sur les rails, il y a un vieux train qui s'emmerde tout seul, une BB 300 rouillée par endroits, avec des wagons plats remplis de peaux de vache et de boulettes de cire. Les miliciens sont en faction tout autour du bâtiment central, j'en vois qui gesticulent et fouinent du côté du dépôt. Au commissariat, deux policiers somnolent sur les banquettes de la véranda dont personne n'a encore songé à éteindre le plafonnier.
Qu'on m'attrape si l'on veut, moi je ne me rendrai pas.
— Moisir, s'il le faut, se rendre jamais !, tel est le huitième commandement.
De toute façon, je n'ai plus besoin de Benté pour appliquer le règlement. Ils n'auront qu'à me mitrailler ou me prendre au lasso.
Les gens que je croise me regardent bien avec une certaine insistance mais pas plus. Ce doit être à cause de toutes ces plumes de pigeons et des toiles d'araignées que j'ai encore sur moi. Les ennuis commencent quand j'atteins l'angle de la rue de la Poste. Deux fillettes, vendeuses de gosi, jettent les bols qu'elles portent sur la tête dans le fossé et s'enfuient à toute vitesse lorsqu'elles m'aperçoivent. Des visages apparaissent aux fenêtres sans grâce des baraquements du marché. Je crois distinguer des bouts de phrase dans le choeur des murmures :
— Lui, oui, lui ! , Que va-t-il devenir ?, « On dirait qu'il n'a pas peur », « Vraiment un sacré bandit! », « Vous pensez qu'on va le prendre ? », « Tuer à cet âge-là, hum! »…
Arrivé devant l' essencerie, je ramasse un plein carton de pierres que je vide sur la figure purulente de King-Kong. Je saute un instant d'une cabine de Mille Kilos à l'autre, puis je m'enroule autour du vieux poteau de fonte pour jauger les réactions. Les regards se sont faits plus curieux mais on vaque à ses occupations, on me laisse faire. Il n'y aurait donc personne, parmi ces bons bougres, capable de m'arrêter et de ramasser la prime ?
Car il va de soi qu'ils ont, à cette heure, fixé le montant de la prime. Mais les murmures sont plus précis quand je passe entre les étalages :
— Il paraît que celui qui est à l'hôpital a toutes les chances de s'en tirer.
— Ah, parce qu'il y en a un à l'hôpital ?
— Encore heureux qu'il ne soit pas mort comme l'autre.
— Et c'est ce gosse-là qui a tué ? Hein ?
Je subtilise une poignée de bonbons au miel sur un étalage et shoote dans les sacs de charbon de Hamma-le-Borgne sans faire attention à leurs idioties. De toute façon, je me fiche de ce qui a pu arriver. Ce qui m' intéresse, à présent, c'est qu'on en finisse. Sur la rue du Commerce, je remarque qu'un groupuscule de curieux me suit en me montrant du doigt et en chuchotant des commentaires enflammés, sur un ton suffisamment élevé, cependant, pour que je puisse tout entendre. Le cinéma m'apparaît minuscule et calme, comme je ne l'avais jamais vu. Un groupe de pigeons roucoulent et battent de l'aile entre sa toiture et la rue jonchée de petits papiers et de restes de nourriture. Je devine notre place, la sixième banquette de la réserve des Indiens (s'asseoir au balcon ou à l'orchestre équivalait au blasphème), celle qui était peinte en vert et qui avait deux fois plus de clous que les autres. Qui viendra s'asseoir là quand j'aurai rejoint mes ancêtres ?
Les curieux sont de plus en plus nombreux, de plus en plus hostiles et bavards. Certains prononcent le nom d'Allah et montrent du doigt le bar de Sow Béla quand je me retrouve à son niveau :
— C'est ici, wallâhi, ici même, dans ce maudit lieu, que cela s'est passé !
— Un coup de couteau et un coup de revolver, juste ce qui avait été écrit au Ciel !
— Et c'est celui-là que l'on appelle l'Homme de l'Ouest, vraiment?…
— Qui veux-tu que ce soit d'autre ? Et puis, c'est pas lui qui est mort, ça se voit, non ?
— Une simple histoire de soûlards ! Personne ne sait ce qui s'est réellement passé.
— Pourtant, c'est lui qui a tiré, nul ne peut nier cela.
— Lui, ce bourgeon de corps humain, bismillâhi !…
Ils me poursuivent toujours quand je commence à contourner l'école de la Poudrière et ils sont maintenant plus d'une cinquantaine. J'ai compris : ils attendent que je sois entre le ruisseau et la carrière pour me lyncher. Sans jeu de mots, j'aurais préféré une mort plus flamboyante. Mais non, ce sera dans les mornes cavités de la carrière, ainsi en aura décidé le sort…
Mais quand j'ai fini de traverser le ruisseau, qu'est-ce que je vois ? Karamoko et son grand boubou bleu, droit comme un i sur le rocher noir. A Dallas, c'est un prêtre qu'ils auraient sollicité. N'empêche qu'il s'agit de Karamoko et, pour la première fois, j'ai honte, pour la première fois, un sentiment de regret s'insinue dans mon coeur. J'ai envie de tomber sous ses genoux et de pleurer une bonne fois. Mais je reste longtemps à le regarder sans pouvoir dire un mot, sans pouvoir détacher mes yeux de son visage austère et charitable. Pardon, Karamoko, de ne pouvoir vous offrir une mer de larmes et de sang avant de rendre mon âme à celui qui me l'avait prêtée. C'est vous qui aviez raison : le diable est plus fort que l'innocence des anges. Et le diable, au moment où je vous parle, a le même visage que moi. Pardon…
Les autres, derrière, n'ont pas osé franchir le ruisseau. Cela ressemble un peu à la scène du Magicien de l'Enfer que l'ami Arɗo aimait tant commenter. De sorte que je suis saisi d'effroi lorsque sa voix surgit, amplifiée par les anfractuosités du granit :
— J'ai entendu ton nom à la radio. lis vont t'emmener au cachot des îles de Loos, etc' en sera fini de toi ! Ton âme aussi bien que ton coeur, ils vont tout donner au diable. Fuis-les avant que ce ne soit trop tard… Laissez-le tranquille, vous autres ! Allez-vous-en !…
Je remonte la côte sans pouvoir lui répondre, ruisselant mais avec une pénible sensation de froidure qui me gèle la nuque. Je l'entends répéter plusieurs fois :
— Allez-vous-en ! Que Dieu vous maudisse, bande de mécréants !
Mais la foule est toujours derrière moi. Elle a repris son vacarme dès après le rocher noir. Cependant, personne n'a le toupet de me suivre quand je passe le portail de Moodi Djinna. J'aperçois les tresses de Mère-Griefs dès que je dépasse le coude du chemin parsemé de graviers :
— Bravo, mon grand cow-boy ! Entre donc, entre, tu te doutes bien que tout le monde t'attend !
Neene-Goree pleure sur le fauteuil de la terrasse. Autour de Moodi Djinna, je reconnais, entre autres, Oussou, Youla, le boulanger Bah, le père de Hassana. M. Camille me semble le plus heureux de l'affliction qui m'arrive. Celui qui est habillé en bazin est le commissaire de police. Il s'avance vers moi, découvre ses canines carnassières, jaunies par le tabac et la noix de cola, et dit :
— Ainsi donc, c'est toi, le jeune homme en question ! Merci de nous avoir débarrassés de cette ordure de Bambaaɗo !
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