André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume II. 263 pages
Chapitre 44. —
23 avril 1960
Le “complot pro-français”
Vers le 25 janvier 1959, Paris apprend (par le chargé d'affaires Francis Huré qui vient de s'installer à Conakry) que Nabi Youla, nommé officiellement le 21 janvier ambassadeur de Guinée en France, veut rejoindre son poste à Paris très rapidement. Mais en même temps, il serait accompagné d'une délégation pour négocier la mise en oeuvre des protocoles signés le 7 janvier 83. Paris répond que l'on est prêt à accueillir l'ambassadeur et ses collaborateurs, mais qu'il convient de surseoir à l'arrivée des autres experts, d'une part parce que Paris trouve prématurée la négociation de la mise en oeuvre de ces accords, d'autre part parce que l'on ne veut en aucun cas faire coïncider cette négociation avec les premiers travaux du Comité exécutif de la Communauté, qui doit justement se réunir à cette période. Nabi Youla arrive finalement le 1er février et présente le 24 février ses lettres de créance au général de Gaulle ; Sékou Touré a fait acheter une voiture pour l'ambassade, et elle arbore le drapeau guinéen quand elle pénètre dans la cour de l'Élysée 84.
Petite vexation vis-à-vis de la France, la première d'une longue série : un décret du 22 janvier 1959 soumet à la présentation d'un certificat délivré par le service du commerce extérieur l'importation des marchandises venant de la zone Franc. Après le mois de mars, cet avis est le plus souvent défavorable, en raison de l'attitude négative des responsables du Comptoir Guinéen du Commerce extérieur. Ce dernier invoque les réticences des commerçants locaux à acheter des marchandises en provenance d'Allemagne de l'Est ou de Tchécoslovaquie (les accords commerciaux avec ces pays l'imposent, mais les consommateurs ne les connaissent pas et sont réticents).
Le 28 janvier 1959 paraît une longue interview que Sékou Touré a accordée dans son bureau de la présidence à Lothar Ruehl, correspondant parisien de l'hebdomadaire ouest-allemand Spiegel. Il y déclare notamment que “les liens de la Guinée avec la France et la culture française seront toujours plus forts et plus étroits qu'avec n'importe quel autre État hors du continent africain”. 85
Le 13 février, le Dr. Accar, ministre guinéen de la santé, arrive à Paris inopinément. Paris morigène l'ambassade, qui doit “être en mesure de suivre les déplacements à l'étranger des membres du gouvernement guinéen.” Le 14 février, Paris entend dire (par les services secrets ?) que Sékou Touré envisage de prendre la tête de la délégation guinéenne qui participera à une réunion spéciale de l'Assemblée générale des Nations Unies sur le Cameroun, qui doit commencer le 20 février. Il arriverait à Paris le 18, simplement pour y obtenir un visa américain et repartirait à New York le 19 (information un peu étrange, car il y a maintenant une ambassade des EtatsUnis à Conakry, parfaitement habilitée à lui délivrer un visa, et il pourrait prendre des vols transatlantiques qui ne passent pas par Paris ; c'est d'ailleurs ce qu'il fera à l'automne en passant par Lisbonne). Paris entend également dire que le gouvernement américain aurait invité Sékou Touré à se rendre à Washington.
Il est vrai que Sékou Touré a songé à aller participer aux débats de New York, et, en vue de ces discussions, il a pris contact d'une part avec les leaders “upécistes” [de l'UPC] (Félix Moumié, qui réside au Caire et qu'il incite à venir s'installer à Conakry), d'autre part avec les autorités camerounaises (le chef du gouvernement et futur président Ahmadou Ahidjo) qu'il pousse à prendre des mesures d'amnistie. De son côté, le chargé d'affaires américain à Conakry, à peine installé, cherche également à rendre possible une visite de Sékou Touré à Washington, et il joint ses efforts à ceux de Diallo Telli, qui affirme qu'Eisenhower lui a accordé un rendez-vous pour le 6 mars.
Finalement, le 2 mars, le conseil des ministres guinéen décide que le voyage de Sékou Touré devra être combiné avec la prochaine assemblée générale de l'ONU. Le chargé d'affaires américain à Conakry reçoit cette information comme un “choc”. D'ailleurs, l'examen de la question du Cameroun est déjà largement abordé à New York. Ismaël Touré y a pris la parole en des termes que “Paris regrette”.
Le 2 mars se produit un incident dans un restaurant de la capitale guinéenne, Le Rat Palmiste. Cinq clients français ont demandé d'interrompre la diffusion d'un discours de Sékou Touré pour mettre à la place de la musique. Le soir, un témoin guinéen revient avec la police pour les identifier. Ils sont arrêtés et jugés le 4 mars.
Le 22 avril 1959, à Paris, un conseil restreint présidé par Michel Debré, Premier ministre, décide de renforcer la présence française en Guinée (sic !) en poursuivant la politique de collaboration amorcée par les protocoles de janvier, mais en évitant toute démarche susceptible d'indisposer les États de la Communauté. “Il convient également d'agir de telle sorte que le gouvernement guinéen ne voie pas dans notre position un revirement qu'il serait tenté d'attribuer aux préoccupations que nous causent les récentes livraisons d'armes tchèques.”
Celles-ci ont bel et bien commencé le mois précédent. D'ailleurs, le 26 mars, Nabi Youla a été reçu par Robert Gillet, directeur du cabinet du ministre des affaires étrangères Couve de Murville, qui lui a fait part de la “fâcheuse impression” qu'a produite à Paris la récente livraison d'armes tchèques. Si ces fournitures avaient été faites par la Suisse ou par la Suède, il n'y aurait rien à en dire. Paris veut bien accorder à la Guinée le “bénéfice du doute”, et espère que “les nombreux contacts de la Guinée avec les pays de l'Est n'impliquaient pas nécessairement une orientation dans ce sens de sa politique”.
Nabi Youla a bien entendu fait son rapport.
Furieux, Sékou Touré fait publier, le 2 avril, un communiqué de la Présidence du gouvernement. On y souligne que jamais les multiples dons faits à la Guinée depuis son indépendance par de multiples pays n'ont provoqué le moindre commentaire ; seules les récentes livraisons d'armes tchécoslovaques ont fait l'objet dans les milieux diplomatiques français des commentaires les plus tendancieux. Il ne s'agit pourtant de la part de la Tchécoslovaquie que d'un geste généreux qui permet de doter l'armée guinéenne de matériels dont elle était totalement dépourvue, par suite des conditions dans lesquelles furent démobilisés les militaires guinéens et furent retirés le matériel et les installations français après l'acte d'indépendance de la Guinée. Le communiqué “confirme le caractère neutraliste de sa politique internationale, sur la base du respect de notre souveraineté et d'une amitié sincère, sans aliéner notre dignité d'africain par une subordination à une quelconque influence étrangère.”
Fin mars 1959, le gouvernement guinéen décide que seuls les avocats guinéens pourront exercer leur profession en Guinée. Certains devront donc choisir la nationalité guinéenne et elle seule. Restent alors comme avocats ou juristes présents sur place :
- Simon Hassid — un Tunisien naturalisé français, élu le 3 novembre 1947 au Grand Conseil de l'AOF sur la liste du Comité d'entente guinéenne
- Jacques Martineau, élu le 30 avril 1952 au Grand Conseil de l'AOF sur la liste RPF-Guinée,
- Dubail, Gabriel Lisette — tchadien et antillais
- Dongar — antillais
- Guy Fleury
- Ibrahima Diallo (qui n'a été que stagiaire au barreau de Paris, et a été nommé inspecteur du travail)
Jean-Marie Cadoré a été nommé procureur général, il est ainsi le premier magistrat de la Guinée indépendante. L'ancien parlementaire Fodé Touré Mamadou devient premier président de la Cour d'appel, avant de devenir ministre. Maître Charles Alexandre, avocat d'origine antillaise, nommé procureur de la République à Kankan, est le premier à subitement quitter le pays, fin avril. Finalement, deux avocats seulement prendront la nationalité guinéenne afin de pouvoir plaider devant les tribunaux guinéens. Les autres quitteront la Guinée 86.
En fait, des avocats d'autres nationalités (française, sénégalaise…) viendront régulièrement en Guinée pour y défendre des ressortissants de diverses nationalités ; Sékou recevra à plusieurs reprises des avocats français, à qui il expliquera que, faute d'une convention judiciaire entre les deux pays, il ne peut leur donner le droit de plaider en Guinée.
En mai 1960, les avocats non-guinéens sont invités à fermer définitivement leur étude et à remettre leurs dossiers au procureur général Cadoré.
Le 1er avril 1959, Sékou Touré demande personnellement le départ du capitaine Ducheyron et du lieutenant Philippe, l'un et l'autre membres du bureau militaire de l'ambassade de France, qui s'est installée fin janvier autour du chargé d'affaires Francis Huré. Sans doute ces deux officiers se sont-ils trop agités pour obtenir des informations à la suite des récentes livraisons d'armes tchèques. Cette affaire rebondit un peu plus tard, lorsqu'on apprend qu'un certain Kaba Diarré, fonctionnaire au ministère de l'Intérieur mais aussi membre d'une association d'anciens militaires, a été arrêté ; il affirme que le lieutenant Philippe distribuait des fonds aux anciens combattants pour fomenter une révolte.
Le 2 mai 1959, Sékou Touré crée une Haute Cour de Justice (qui en fait ne se réunira jamais) pour s'occuper des crimes et délits contre la sûreté intérieure et extérieure de l'Etat. Il prend cette décision après la fuite en France, le 15 avril, de Faraban Camara, qui fut brièvement membre de son premier gouvernement (l'un des quatre secrétaires d'État rattachés à la présidence) avant d'être nommé ambassadeur itinérant en Afrique. Son épouse serait gardée à vue par des militaires en armes. Il était sur le point d'être arrêté pour “déviationnisme”. Le 21 avril, le conseil des ministres demande à la France l'extradition de Camara Faraban. Son affaire “se place dans le cadre des activités d'un réseau de traîtres et d'agents au service du colonialisme, suivies de près par les services de sécurité, et qui sont sur le point d'être démasqués et sévèrement punis … L'ex-ambassadeur traître à son pays se trouve à Paris où il s'est d'ores et déjà mis au service de la rue Oudinot” 87.
Pourtant, Camara Faraban a été vu à l'aéroport du Bourget avec des ministres ou des officiels guinéens qui y transitaient.
La veille de l'arrivée à Conakry de Nkrumah, en avril 1959, Francis Huré rencontre Sékou Touré, qu'il trouve plein d'assurance et de confiance, mais assez fatigué 88.
Parlant des protocoles de coopération de janvier, dont Huré trouve la mise en oeuvre lente (les négociations pour leur mise en oeuvre n'ont pas encore commencé), Sékou Touré réplique que le pouvoir en Guinée est collectif, que les discussions au sein du Bureau politique montrent qu'il y a des courants divers et même divergents, mais que tout finira par s'arranger. Sékou Touré fait à ce moment de la conversation venir dans son bureau Saïfoulaye Diallo, président de l'Assemblée, pour appeler l'attention du diplomate français sur l'affaire Camara Faraban ; celui-ci, convaincu de détournements de fonds, aurait quitté Conakry grâce à des complicités (chez Air-France ?) en emportant des documents. Si la France ne comprenait pas l'importance de cette affaire, les relations franco-guinéennes en pâtiraient gravement. Camara Faraban était l'un des “disciples” préférés de Sékou, celui-ci ne pardonnerait pas cette trahison, bien qu'il n'en fasse pas une affaire personnelle.
Début mai 1959, dans son discours hebdomadaire cette fois-ci prononcé à Kindia, Sékou Touré revient une fois de plus sur cette affaire. Il accuse formellement le haut-commissaire général à Dakar (ceci est devenu effectivement le titre de Pierre Messmer) de fomenter avec l'aide certains traîtres de Dakar des complots dans le Fouta-Djalon.
Pourtant, après quelques semaines de tonalité fortement anti-française, le ton se radoucit. La Haute Cour ne s'est pas réunie, et on ne parle plus guère de Camara Faraban.
Les fonctionnaires français sont presque tous partis, les militaires aussi, mais les autres Français, ceux que les Guinéens rencontrent tous les jours dans la rue, dans les magasins, dans les cafés, les restaurants, les dancings, les cinémas, sont les mêmes. Cela peut donner l'impression aux Guinéens que la présence française n'a pas réellement changé. Les petits commerçants dans les villes songent à partir, mais il faut vendre la boutique ; les planteurs ne peuvent pas liquider leurs biens très vite ; les banques, les grandes maisons de commerce, les sociétés ont gardé la même direction, les mêmes cadres, les mêmes employés, les mêmes contacts. Début mai, Francis Huré se demande même si les autorités de Paris ne pourraient pas intervenir auprès de la direction de certaines entreprises afin que celles-ci renouvellent leur personnel expatrié à Conakry.
Paul Humbert, ancien chef des services de la sûreté en Guinée française, que Sékou Touré avait gardé avec lui comme chef de cabinet après l'indépendance, est mis par lui à la disposition de Modibo Keita au Mali à partir de mai 1959. Est-ce là un signe de méfiance ?
Le 21 avril 1959, le Monument aux morts situé sur la grand-place proche de la cathédrale et face au Palais présidentiel, devient le Monument aux martyrs du colonialisme.
Le lendemain 22 avril 1959, Madame Thalomeas, qui a été la secrétaire de plusieurs gouverneurs français et qui est restée au service de l'ambassade, doit, sur demande des services de police guinéens, quitter Conakry dans les 24 heures. Le 25 avril 1959, plusieurs Français sont arrêtés ou mis sous surveillance pour espionnage économique (Hervé, patron de la société Draguages ; Lefort, un ancien garagiste ; Hardy, agent de la SOCOA ; plusieurs résidents de Mamou, etc…).
Le 12 mai 1959, Stéphane Hessel, chef du service de coopération technique du ministère français des affaires étrangères, est reçu par Sékou Touré, en compagnie de Diallo Telli et de Moussa Diakité (on se demande pourquoi Nabi Youla, apparemment présent à Conakry à cette date, n'assiste pas à l'entretien. Il regagnera Paris le 21 mai, emportant avec lui 80 millions de francs CFA nécessaires à l'installation de son ambassade 89). Sékou Touré assure ses interlocuteurs que la Guinée a signé les protocoles de janvier “en parfaite connaissance de cause, et n'a pas l'intention de renier sa signature, non plus de renier son passé culturel et technique français ; elle ne le pourrait pas et ce ne serait pas son intérêt.”
Le 22 juin, dans les discussions sur la mise en application des protocoles de janvier, sur les douze points à l'ordre du jour, dix ont fait l'objet d'un accord entre les deux délégations. Mais les deux questions qui subsistent sont aussi les plus complexes : ce sont les comptes du Trésor et les pensions des anciens combattants. Le 23 juin, Seydoux demande un report des discussions et prie Sékou Touré de suggérer une date pour la reprise ; Sékou Touré propose le 27 juillet.
Le 20 juin 1959, le directeur général de Fria, Bocquentin, et le directeur administratif de la société, Debast, sont reçus par Sékou Touré qui les prie de quitter la Guinée dans les huit jours, tout en les assurant de ses sentiments amicaux et en leur faisant moult compliments pour leur action professionnelle ; il le fait, leur dit-il, pour préserver l'autorité du gouvernement. Cette entrevue est l'aboutissement d'un long conflit social, commencé par une modeste grève de deux jours qui a dégénéré en menace de grève illimitée, avec intervention de I'UGTAN et demande d'arbitrage du gouvernement. Finalement, Bocquentin prend l'avion le 7 juillet.
Le 9 juillet, Brenet, le directeur technique de l'Agence française des timbres-poste Outre-mer, vient en mission à Conakry pour voir dans quelles conditions les vignettes postales guinéennes pourraient être imprimées en France. Jusque là, les autorités guinéennes avaient fait appel à des firmes privées anglaises et américaines, mais les marchés avaient donné lieu à un intense marchandage, doublé de diverses manoeuvres et tentatives de corruption 90.
Le nouveau chargé d'affaires français 91, Pierre Siraud, arrive le 13 juillet 1959, notamment parce que Sékou Touré avait fait savoir qu'il souhaitait le voir avant de partir le même jour pour un voyage de quelques jours au Liberia. Mais Sékou décide finalement de partir en avion plutôt qu'en bateau. Et l'avion de Siraud a beaucoup de retard. Lorsqu'il arrive à l'aéroport, Sékou vient de partir pour Monrovia. Siraud est un peu dépité, et se demande même si Sékou Touré, apparemment très désireux de le rencontrer rapidement, n'aurait pas pu l'attendre un peu.
Quoiqu'il en soit, c'est Keita Fodéba, ministre de l'intérieur qui fait l'intérim de Sékou Touré en son absence, qui le reçoit ; il est lui-même rentré le matin même d'un déplacement à Prague. Sékou Touré est au Liberia pour participer du 16 au 19 juillet à Saniquellié à une réunion avec Tubman et Nkrumah. Le 23 juillet, il revient en Guinée par la route, et un accueil à la fois populaire et officiel a été organisé à Guéckédou, localité de la Guinée forestière proche de la frontière libérienne. Le corps diplomatique y est invité. Pour Pierre Siraud, c'est la première occasion de rencontrer le chef de l'État, avant même qu'il ne lui ait présenté ses lettres de créance, alors qu'il est déjà présent depuis dix jours sur le sol guinéen. Hélas, les choses se passent on ne peut plus mal, même s'il est bien possible que le tempérament de Siraud ait joué un rôle. Toumani Sangaré, instituteur à Guéckédou, militant de longue date du PDG et député de cette circonscription à l'Assemblée nationale, fait à Sékou Touré un discours de bienvenue amphigourique, où il attaque au passage le colonialisme et l'impérialisme oppresseurs, tout en stigmatisant les “maux commis par la France en Guinée”. La réponse de Sékou Touré est brève et anodine. Mais Siraud est ulcéré. Il demande à être reçu sans délai par le président, qui lui accorde un entretien presque immédiat. Siraud proteste vivement contre les propos du gouverneur, acceptant qu'il puisse y avoir des nécessités de l'ordre de la politique intérieure, mais rappelant les règles de la vie diplomatique.
Sékou Touré paraît embarrassé et manifestement désireux d'arranger les choses. Il affirme qu'il n'a pas eu connaissance du discours au préalable, met cet indiscutable écart de langage sur le compte de la jeunesse de l'intéressé, mais reconnaît que ses propos étaient injustifiables. Il demande à Siraud d'accepter ses excuses, formule qu'il répétera quelque temps plus tard devant l'ensemble des chefs de mission. Siraud affirme qu'il considère l'incident comme clos, mais n'en quitte pas moins Guéckédou sur le champ, sans attendre la fin des manifestations.
Le 28 juillet, Siraud revoit Sékou Touré en compagnie de Roger Seydoux, arrivé comme convenu pour mener la deuxième phase des négoctations. La conférence de Monrovia, qui se tient du 4 au 8 août, risque de peser sur les négociations franco-guinéennes, car le problème de la reconnaissance du GPRA se pose avec acuité. Ismaël Touré pousse à la reconnaissance immédiate, mais Sékou Touré ne confirme pas les propos tenus par son demi-frère.
Le 10 août, c'est le retour de Monrovia de la délégation guinéenne, accompagnée par Sadok Mokkadem, le ministre tunisien des affaires étrangères, Bourhis un ministre libyen, Sabri un vice-ministre égyptien, et deux représentants du FLN, Mohamed Ben Yayia et Mohamed Alam. Félix Moumié est là lui aussi. Les emblèmes du FLN sont présents dans tout Conakry.
Barry Diawadou, ministre de l'éducation nationale, se montre très déçu par le petit nombre de professeurs français candidats à des postes d'enseignement en Guinée, alors que les besoins sont estimés à 78. Pourtant, dit-il aux délégués français, et en dépit des sollicitations de maints autres pays, Sékou Touré donne toujours la préférence aux candidatures françaises 92.
Le 18 septembre 1959, dans une conférence de presse tenue au lendemain du Congrès du PDG, Sékou Touré se prononce sur la politique française vis à vis de la Guinée : “La haine que nous avons pour le régime colonial n'implique aucunement de notre part le refus de nous entendre avec la France. Nous avons au contraire toutes les raisons de collaborer avec cette puissance, qui a laissé chez nous une forte empreinte. La Guinée est prête à entretenir d'étroites relations avec tous les états quels qu'ils soient qui sont prêts à respecter sa personnalité et à la traiter sur un pied d'égalité complète. Malheureusement, il ne semble pas que les dirigeants français se soient ralliés jusqu'ici à cette conception, et c'est pourquoi leur attitude n'a pas permis aux négociations d'avancer.”
Deux jours plus tard, à propos d'une déclaration du général de Gaulle sur l'Algérie, Sékou Touré commente : “Je puis me permettre de dire que, pour l'honneur de la France et pour le rétablissement d'un climat de confiance entre les peuples colonisés et le monde, et plus particulièrement entre la population algérienne et la France, cette déclaration aurait dû ne pas être faite.”
Le 13 octobre, le directeur pour la Guinée de la Caisse centrale de coopération économique (CCCE), Clerc, et celui de la Société d'énergie électrique de Guinée, Carrive, sont appréhendés. Sékou Touré dit que c'est à la suite de propos injurieux contre le gouvernement guinéen à la suite de l'occupation des locaux de la Caisse centrale. Mais il se rend lui-même avec son directeur de cabinet jusqu'aux locaux de la police pour faire libérer les deux directeurs dès le lendemain.
A son retour de l'étranger (Washington, New York, Londres, Bonn, Moscou, Prague et Rabat), Sékou Touré commente son voyage et dénonce des préparatifs de complot. Il détient, affirme-t-il, un rapport destiné à une “puissance étrangère” ; ce document “constate la solidité des structures guinéennes et l'impossibilité d'infiltration dans la jeunesse et les syndicats, mais il énumère les domaines dans lesquels il est possible d'agir pour diviser les Guinéens.” Et il ajoute que certains cadres ont été pressentis :
“Si les intéressés avaient fait ce qu'ils étaient chargés de faire, il y aurait eu pour eux le poteau.” 93
En Haute-Guinée, des incidents provoquent l'intervention de l'armée dès la fin de 1959. Une circulaire d'octobre 1959 demande aux militants de s'intégrer à la vie religieuse pour l'orienter dans le sens des intérêts du régime. Cela provoque des remous profonds, car cette attitude est interprétée comme hostile à la religion (musulmane surtout).
Le malaise s'aggrave cependant au point que El Hadj Mohamed Lamine Kaba, l'Imam de la principale mosquée de Conakry dans le quartier de Coronthie, est tout d'abord démis de ses fonctions le 20 mars, rétabli dans ses fonctions le 28 mars, puis mis en état d'arrestation le 21 avril, pendant la période du Ramadan 94. Il est torturé et finalement retrouvé mort dans sa cellule, peut-être exécuté. Ses deux épouses sont conduites de force en Sierra Leone.
[Erratum. — Il était l'imam de la mosquée de Coronthie, quartier du nord de Conakry. Ce n'était pas le principal lieu de culte musulman de Conakry — T.S. Bah]
C'est pourtant lui qui avait été l'un des artisans du ralliement des Soussous de la Basse-Guinée au PDG. Son nom sera cité, comme on va le voir, dans le “complot pro-français.”
Des rumeurs se répandent dans Conakry sur un regroupement des opposants, et sur d'importants événements qui se produiraient le 24 avril 1960.
Tout ceci se passe dans une atmosphère de lassitude croissante de la population ; les produits alimentaires commencent à disparaître du marché pour passer dans des circuits clandestins ; le riz passe de 35 à 50 francs le kilo (ce sont maintenant des Francs guinéens) ; l'huile est introuvable ; le tissu de coton commence à manquer ; la nouvelle monnaie est accueillie avec méfiance. Les régions frontalières trafiquent et continuent à utiliser le CFA, qui bénéficie d'une prime de 50% par rapport au franc guinéen.
Les Soussous et les Peuls critiquent la place prise selon eux dans tous les postes importants par les Malinkés, ethnie à laquelle appartiennent Sékou Touré, sa famille et une bonne partie des dignitaires du régime (mais pas tous, loin de là ??).
En février 1960 a lieu l'explosion au Sahara de la première bombe atomique française. Radio-Conakry qualifie cette expérience d'“acte agressif et criminel contre tout un continent”, cependant que l'Agence guinéenne de presse précise : “Nous n'aurons de cesse que la France ne soit balayée économiquement et politiquement du continent africain.”
Lors de la conférence économique tenue à Kankan du 2 au 5 avril 1960, un mois après la réforme monétaire et la sortie de la Guinée de la zone Franc, Sékou Touré déclare dans son discours d'ouverture :
“Nous refusons l'entrée de la Guinée dans quelque communauté que ce soit en dehors de la communauté africaine. Nous sommes prêts à signer tous accords sous forme de contrats librement négociés, parce que nous refusons d'hypothéquer notre avenir. Dans nos rapports avec la France, nous ne devons pas nous laisser dépasser par des considérations subjectives ou affectives, car il y a des étreintes qui étouffent et il y a des embrassades qui tuent”.
Le 19 avril 1960, le BPN organise une réunion inopinée des cadres de Conakry. Sékou Touré y dénonce un “complot monstrueux” fomenté à l'instigation de l'étranger ; des préparatifs militaires seraient en cours aux frontières du Sénégal, du Mali et de la Côte d'Ivoire ; des avions devaient survoler la Guinée et y répandre des tracts appelant au soulèvement 95 ; les comités des sections devaient réunir les militants ; les responsables étaient investis de tous les pouvoirs pour perquisitionner chez les suspects et procéder à des arrestations. Dès le soir, les comités des quartiers se réunissent. De premières arrestations sont effectuées. Toute la nuit, des patrouilles armées circulent dans la capitale, arrêtant et fouillant les véhicules.
Le lendemain 20 avril, les rumeurs les plus folles circulent ; on donne comme certaine l'arrestation de quatre membres du gouvernement (dont Barry III et Fodé Cissé).
L'après-midi, Sékou Touré s'adresse en soussou à une foule de militants (la radio dit 60.000) et reprend avec violence les accusations de la veille ; dans un discours de 2 heures et demi, il accuse “une certaine ambassade” de distribuer des subsides aux conspirateurs. Une panne de courant interrompt ses propos 96 ; au même moment surgit une voiture de police ; tout ceci provoque un mouvement de panique dans la foule, et plusieurs personnes sont piétinées.
Le 21 avril, Sékou tient une conférence de presse, à laquelle le corps diplomatique est lui aussi convié. Il parle plus d'une heure, n'accuse plus personne, mais plaide un dossier. Il démontre que petit à petit, il a fini par incarner le pays lui-même, ce qui explique l'acharnement des “colonialistes” à le détruire. Le président brandit un tract, qu'il ne fait d'ailleurs pas circuler.
Il annonce une répression impitoyable, refuse de donner des précisions sur l'identité des personnes arrêtées, mais il promet que la liste des conspirateurs sera rendue publique. Un Tribunal Populaire est constitué pour juger les personnes arrêtées 97.
Sékou Touré affirme aussi qu'une opposition politique pourrait être légale, et que si un tel mouvement ou un parti déposait ses statuts et s'ils étaient reconnus conformes aux intérêts supérieurs du pays, le PDG s'engageait à lui accorder une subvention de démarrage d'un million de francs guinéens, ainsi que des véhicules et un local 98.
D'autres conférences sont organisées les jours suivants, rassemblant les femmes, les jeunes, les syndicalistes, les cheminots. Le palais présidentiel, la poste centrale, les dépôts d'essence sont gardés par des militaires. Les arrestations se multiplient à Conakry et en province, mais visent surtout des personnages de second plan.
Barry III, donné par les rumeurs comme l'âme de la conspiration, apparaît à plusieurs reprises aux côtés de Sékou. Mais on affirme aussi qu'à Kankan, lors d'une récente conférence nationale, des propos très vifs auraient été échangés entre Sékou Touré et Barry III, qui aurait été jusqu'à menacer de faire descendre les Peuls sur la capitale si sa sécurité personnelle était menacée.
On parle aussi de l'opposition larvée de Diawadou Barry.
A New York, Diallo Telli aurait laissé entendre l'imminence d'événements susceptibles d'entraîner une répartition plus équilibrée des tendances au sein du gouvernement.
Finalement, Sékou Touré ménage ces personnalités qui se sont ralliées, ménage aussi son entourage direct, préserve l'équilibre entre les radicaux et les modérés, et donc sa position propre, tout en mobilisant l'intérêt de la population et en désignant du doigt les responsables des difficultés que rencontre le pays : le colonialisme, la France.
Des preuves auraient été ramenées par des réfugiés de la Côte d'Ivoire, mais Sékou ne les produit pas ; il y a seulement une exposition d'armes qui auraient été saisies. Les conspirateurs arrêtés sont surtout des trafiquants notoires, des fonctionnaires corrompus, des mécontents qui avaient eu l'imprudence de dévoiler leurs intentions et leurs ambitions. Est-ce donc une pure machination, ou une opération dirigée contre des personnages de second plan pour ménager (encore) les véritables instigateurs ? En tout cas, le Parti a repris pour un temps ses troupes en mains. Un coup d'arrêt brutal a été donné aux manifestations de plus en plus nombreuses de mécontentement. Et les messages de soutien des pays africains et communistes affluent. Le président indonésien Soekarno, de passage à Conakry fin avril, puis le président libérien Tubman, expriment leur solidarité. Mais les observateurs (peut-être prévenus ?) notent, lors de leurs voyages à travers le pays, que les acclamations de la foule sont moins chaleureuses, moins bruyantes. Sékou Touré s'en plaint même à Kankan auprès des responsables locaux du Parti.
Le 22 avril, Paris dément toute implication dans un complot en Guinée. Réaction un peu intempestive, car la France a été visée, mais pas encore mise en cause directement.
Finalement, le 23 avril 1960, Sékou Touré annonce la découverte d'un “complot contre-révolutionnaire pro-français”, le premier d'une longue série.
Le 9 mai, Sékou utilise pour la première fois l'appellation du “complot permanent” contre la Guinée.
Le même jour, dans le cadre de l'enquête déclenchée par le gouvernement de Dakar à la suite des accusations lancées par Sékou Touré, un inspecteur de police sénégalais découvre dans la région de Kédougou un dépôt d'armes de guerre, ainsi que trois caisses de tracts et d'affiches. Le président du Conseil Mamadou Dia se rend sur place depuis Dakar. Un second dépôt d'armes est découvert peu après dans la même région 99.
Ce complot, également appelé “complot Ibrahima Diallo”, donne lieu fin avril 1960 à une centaine d'arrestations ; une dizaine de personnalités mourront sous la torture (comme Fodé Touré, ingénieur agronome 100) ou seront exécutées.
Dix-neuf personnes seront condamnées à mort (dont huit par contumace) ; celles qui ont été arrêtées seront exécutées dans le plus grand secret près de Coyah.
Parmi elles, Maître Ibrahima Diallo, un Peul, avocat nommé inspecteur national du travail après la suppression des professions juridiques, ancien Président des Étudiants guinéens en France, qui avait tenté de créer un parti d'opposition (comme l'y autorisait en principe la Constitution) avec la caution de l'Imam de Coronthie El Hadj Lamine Kaba. On dit qu'Ibrahima Diallo mène un train de vie dépassant largement les possibilités de son traitement, mais qu'il ne s'intéresse pas particulièrement à la politique.
Avant d'être expulsée vers la France, sa femme a pu lui rendre visite et a constaté de graves sévices 101.
D'autres personnalités arrêtées en revanche ne cachent pas leur opposition ; Soumah Facinet déclarait la veille de son arrestation qu'il allait déposer incessamment les statuts d'un nouveau parti politique. Une telle démarche aurait été effectuée le 21 avril auprès de Sékou Touré lui-même par le procureur général Paul Faber au nom d'une nouvelle “Union Progressiste Guinéenne”. L'exécution de cette notabilité peule et musulmane très populaire dans la capitale choque fortement les milieux religieux.
Quelques étrangers, trois Français, un Suisse, un Libanais, plusieurs Sénégalais, sont eux aussi mis en cause. Le Libanais, Said Chaoul, déjà expulsé à l'époque coloniale à la suite d'un trafic de fausse monnaie et revenu en Guinée après l'indépendance, est soupçonné d'être l'un des inspirateurs du complot ; on découvre à son domicile un émetteur radio, des magnétophones, une correspondance et des documents comptables compromettants ; il est retrouvé pendu dans sa cellule.
L'un des Français, Claude Bachelard, gérant d'un magasin de radioélectricité (on le dit “ingénieur des télécommunications”), qui a été en relations avec Chaoul, est convoqué le 22 avril par le commissaire central de Conakry ; mais il réussit à s'enfuir à Dakar en s'emparant d'un avion Jodel à l'aéro-club de Conakry, dont il est membre. Il est accompagné par un autre Français, André Havas, également électricien. Sa fuite est considérée comme un aveu. Sékou Touré demande leur extradition au gouvernement sénégalais, qui les a inculpés de “vol d'avion de tourisme” et d'immigration illégale 102 ; l'ambassade de France intervient vigoureusement en leur faveur, et ils sont finalement assignés à résidence à Saint-Louis, ce qui assure également leur protection contre d'éventuelles tentatives guinéennes d'attenter à leur vie et permet à la justice sénégalaise de vérifier s'ils sont impliqués dans le trafic d'armes à la frontière de la Guinée.
Le propriétaire du magasin de Bachelard est le pharmacien Pierre Rossignol (en fait, c'est sa femme qui a un diplôme de pharmacienne).
Associé à un dénommé Seguin, il a ouvert à Conakry deux commerces, l'un appelé Pharmacie Optique du Fouta Djallon, l'autre Optique Photo du Fouta-Djallon, installés sur le 6ème boulevard, le premier spécialisé dans les produits pharmaceutiques et chimiques ainsi que la parfumerie, le second dans l'optique médicale et industrielle : jumelles, caméras, appareils photo, thermomètres, baromètres, microscopes, etc. …, tous matériels qui peuvent effectivement servir dans des activités “parallèles”. Il possède également au port un petit bateau de plaisance, muni d'émetteurs et récepteurs radio.
Rossignol sera à son tour arrêté le 25 avril 103.
Comme le ressortissant suisse Francis Fritschy, il sera condamné à vingt ans de travaux forcés. Les étrangers seront par la suite libérés, les Sénégalais assez rapidement, le Suisse en novembre 1961 ; Rossignol le sera peu de jours après la signature du cessez-le-feu en Algérie, le ler avril 1962 104.
Le budget des services de sécurité est doublé. Le 25 mai 1960, on annonce la découverte d'un dépôt clandestin de 69 caisses d'armes et de munitions dans la région de Youkounkoun, près de la frontière sénégalaise. Certains affirmèrent qu'il s'agit là d'armes tchécoslovaques identiques à celles qui venaient d'être livrées à l'armée guinéenne, et qu'il s'agissait, soit d'une mise en scène, soit de détournements dus à des responsables de l'armée guinéenne.
Le 7 juin, le corps diplomatique est convoqué, et le ministre du plan et celui des banques, Nfamara Keita et Moussa Diakité, font part de certaines restrictions aux privilèges diplomatiques des ambassades. Ils rappellent au nom du gouvernement l'interdiction édictée lors de la réforme monétaire de procéder à toute importation ou exportation de la nouvelle monnaie ; ils signalent que certaines ambassades auraient facilité des sorties frauduleuses de capitaux. Ils demandent aux ambassades d'ouvrir des comptes auprès de la Banque Centrale de Guinée. Nfamara Keita affirme que certaines missions diplomatiques sont fortement accusées par l'opinion publique d'avoir “apporté une assistance morale, financière et matérielle à des milieux subversifs”, et fait allusion à des importations d'armes effectuées sous couvert de la franchise diplomatique. Les envois volumineux en caisses fermées devront désormais faire l'objet de déclarations détaillées. En rendant compte de cette réunion, l'Agence Guinéenne de Presse ne mentionne pas que le ministre a fait état seulement de rumeurs, et présente ces insinuations comme des faits établis 105 ; elle rappelle aussi l'accusation formulée contre la France de chercher à compromettre la situation économique et financière du pays par la fabrication et la circulation de fausse monnaie. Ainsi, sans que les autorités le fassent formellement, la France se voit directement mise en cause auprès de la population.
Le 8 mai 1960, le Tribunal Populaire de Conakry [??!!] prononce une série de condamnations, dont plusieurs par contumace :
- onze condamnations à la peine capitale avec confiscation des biens (dont Ibrahima Diallo et Chaoul, déclaré par ailleurs “suicidé”)
- sept condamnations à mort par contumace avec confiscation des biens (dont Claude Bachelard)
- une condamnation à vingt ans de travaux forcés avec confiscation des biens (Pierre Rossignol)
- une condamnation à quinze ans de travaux forcés avec confiscation des biens (Francis Fritschy)
- 21 condamnations à cinq ans de travaux forcés
- neuf relaxes (dont Fodé Touré, dont le corps a cependant déjà été rendu à son épouse française)
Sékou Touré rend lui-même publiques ces sentences dans son discours du 9 mai 1960. Il le termine en assurant :
“De Gaulle croit en certains traîtres et pense qu'avec leur aide, il pourra reconquérir la Guinée et y replacer le drapeau bleu-blanc-rouge. Il se trompe.”
Plusieurs Sénégalais, après avoir été détenus quelques jours, ont été relâchés. La nervosité des services policiers a cependant entraîné une recrudescence des arrestations plus ou moins arbitraires de ressortissants français, sans toutefois que soit invoquée une participation au complot 106.
Le ministre de la Défense nationale et de la Sécurité Keita Fodéba, et l'ancien maire de Kankan, Magassouba Moriba, nouveau Directeur général de la sécurité, prennent les choses en mains avec vigueur.
Keita Fodéba aurait déclaré :
“Avant six mois, je ne veux plus voir un Français en Guinée”.
Keita Fodéba déclare que désormais, il sera seul à accorder des visas de sortie aux ressortissants libanais. Le 24 avril, la police s'oppose au départ de 25 Libanais qui devaient prendre le vol d'Air-France.
En revanche, plusieurs des personnes arrêtées ne cachaient pas leur opposition au régime et militaient probablement pour la création d'un mouvement politique. Comme nous l'avons vu, Soumah Facinet déclarait la veille de son inculpation que les statuts d'un nouveau parti seraient incessamment déposés ; cette démarche aurait été effectivement accomplie auprès de Sékou Touré le 19 avril par le Procureur général Faber, au nom d'une “Union Progressiste Guinéenne”.
Le 27 mai 1960, Damantang Camara, ministre de l'intérieur, et Camara Gadiri Mangue, consul de Guinée à Freetown, se rendent à Dakar pour discuter des conséquences du “complot pro-français”.
Pierre Messmer lui-même a parlé de ce “complot” dans les termes suivants :
“Jacques Foccart a essayé de monter une opération pour renverser Sékou Touré dans le courant de l'année 1959-60. C'est après l'indépendance de la Guinée que Foccart et les services secrets français ont commencé à monter ce coup qui a été un ratage complet, pour des raisons qui sont presque ridicules … mais c'est une autre affaire. Mamadou Dia ne vous a pas trompés, ce qu'il vous a dit est la vérité, il y a bien eu une tentative, une tentative qui a été montée principalement à partir du Sénégal ; accessoirement à partir de la Côte-d'Ivoire 107. L'objectif était de se servir de l'opposition latente des Peuls du Fouta Djalon et de les soulever contre Sékou Touré. Mais l'opération n'a pas marché parce qu'elle a été décelée à temps par Sékou Touré, et par conséquent, elle a été démontée. Il y a eu une préparation, mais une préparation qui n'a pas abouti à une tentative de coup d'État ou de putsch. Dans l'esprit de Foccart, le but précis de l'opération était de faire sauter Sékou Touré. C'est évident.” 108
Le 3 juin 1960, le ministre français des affaire étrangères Maurice Couve de Murville s'adresse à Paris au Sénat de la Communauté. Parlant de la transformation de l'Afrique, il remarque que “vont se créer sur ce continent des rapports directs de voisinage qui mettront à l'épreuve la sagesse des nouveaux gouvernants. Une expérience séculaire et souvent douloureuse nous l'a appris en Europe, où nous savons que les relations peuvent être d'autant plus orageuses que les affinités sont plus grandes et que les frontières ne sont pas — c'est presque toujours le cas — des frontières naturelles. Notre expérience depuis dix-huit mois avec la Guinée montre les difficultés de la tâche, encore que nous-mêmes et nos amis africains directement intéressés ne désespérions pas de voir finalement nos rapports avec ce pays reprendre et se normaliser.”
Le lendemain 4 juin, les deux chambres du Parlement français et le Sénat de la Communauté franco-africaine adoptent dans les mêmes termes une loi constitutionnelle qui rend compatible dans la Constitution de 1958 l'indépendance des États africains avec leur appartenance à la Communauté.
Progressivement, on n'évoque plus guère le “complot pro-français”.
Mais les services français n'ont pas dit leur dernier mot. Lorsque le 15 mars 1961, moins d'un an plus tard, Jean-Louis Pons est nommé comme premier ambassadeur en titre en Guinée, et qu'il passe peu après par Dakar pour rejoindre son poste, il s'entend répondre par des officiers français à qui il disait qu'il se rendait à Conakry :
“Ne vous pressez pas; de toutes façons, nous y serons avant vous !”.
En fait, le 15 avril 1961, il présentera ses lettres de créance à Sékou Touré 109.
En janvier 1961, Nabi Youla a été nommé secrétaire général de l'Assemblée nationale, ce qui ne lui déplaît pas, car il s'entend bien avec son président Saïfoulaye Diallo ; mais il ne quitte pas Paris tout de suite, et ne fera sa visite d'adieu au général de Gaulle que le 28 mars 110.
Son successeur Tibou Tounkara ne rejoindra pas Paris avant plusieurs mois, et c'est Nanamoudou Diakité qui est chargé d'affaires en attendant.
L'ambassadeur Pons quittera Conakry le 31 janvier 1964, après un dîner offert par Sékou Touré. Il aura été aussi actif et aussi présent que possible, mais ne conservera pas un bon souvenir de la Guinée. Quinze ans plus tard, début 1980, lorsque l'auteur lui proposera de devenir membre d'honneur de l'Association d'amitié France-Guinée qu'il vient de créer, et contrairement à d'autres diplomates français ayant servi en Guinée, Jean-Louis Pons opposera une fin de non recevoir en disant qu'il ne voulait aucun bien à ce pays, compte tenu des épreuves qu'il avait dû y traverser.
Notes.
83. En fait, il s'agit de la délégation ministérielle dirigée par Keita Fodéba qui se rend en Europe de l'Est et en République fédérale d'Allemagne.
84. C'est l'un des deux officiers de police chargés de le surveiller qui conduit cette voiture. Nabi Youla a identifié quelque temps auparavant ces derniers lorsque leur voiture a légèrement heurté la sienne, et qu'ils lui expliqué qu'ils étaient chargés de le protéger ... (ou de le surveiller ?) (Conversation de Nabi Youla avec l'auteur, Paris, 18 mai 2009)
85. Le texte presque intégral de cet entretien figure en annexe au chapitre 35.
86. Parmi eux, Guy Fleury, installé à Conakry depuis février 1954, partira le 23 juin 1959, après avoir défendu à Dalaba des inculpés Peuls à la suite de violents mouvements populaires d'opposition ; il avait réussi à les faire acquitter en invoquant un vice de procédure : le jury de la Cour d'assises n'avait pas été changé depuis l'indépendance. Fleury avait parfois plaidé face à Sékou Touré, notamment lors d'affaires devant les juridictions des Prud'hommes, où lui-mêle défendait des entrepreneurs et Sékou Touré représentait les intérêts des syndicats. Fleury (qui avait également avant l'indépendance fait condamner Mgr Tchidimbo, comme nous le verrons au chapitre 52), n'a pas voulu prendre la nationalité guinéenne, comme le lui proposait Sekou Touré, pour lui permettre de rester en Guinée (plusieurs conversations avec Maitre Fleury, notamment le 30 septembre 2009).
87. La rue Oudinot abritait jusqu'en janvier 1959, date de leur suppression, les services du ministère de la France d'Outre-mer. Depuis lors, ces bâtiments abritent les services du ministère des Départements et Territoires d'Outre-mer (DOM-TOM), mais aussi certains services du ministère des affaires étrangères. Dans l'esprit de Sékou Touré, cependant, l'appellation “rue Oudinot” continuait à symboliser un état d'esprit “colonial”, comme ultérieurement l'expression “rue Monsieur” symbolisera la politique française de coopération avec l'Afrique francophone.
88. Sékou Touré lui dit qu'il compte après la visite du leader ghanéen prendre “plusieurs semaines de repos” en Guinée même, ce qu'il ne fera évidemment pas. Quelques semaines plus tard, il parle même de son souhait de faire un séjour privé en France, qui n'aura jamais lieu. En revanche, son épouse Madame Andrée passera au moins une fois quelques jours à Paris pendant cette période où les relations entre les deux pays subsistent, bien que déjà tendues. Elle sera notamment reçue par le couple Bettencourt pour un dîner en leur domicile privé de Neuilly (diverses conversations de l'auteur avec André Bettencourt et son épouse Liliane).
89. Pendant les premiers mois, Nabi Youla a travaillé depuis le petit appartement qu'il possédait personnellement à Paris dans le 10ème arrondissement, rue Chaudron. Puis William Gemayel, qui est également le correspondant en France du Comptoir guinéen du commerce extérieur a été chargé de trouver des locaux. C'est ainsi qu'a été acquis l'immeuble au 51 rue de la Faisanderie dans le XVIème arrondissement, où elle est toujours installée aujourd'hui.
Selon certaines rumeurs, cette maison aurait appartenu à Keita Fodéba ; Nabi Youla a expliqué à l'auteur, le 20 mai 2009 à Paris, que l'immeuble appartenait à une Américaine à qui il a été acheté. Le 21 mai 1959. Nabi Youla est revenu de Conakry à Paris, muni de 80 millions de francs CFA pour l'installation de l'ambassade en France. Au lendemain de la rupture de novembre 1965, Sékou Touré a prêté cet immeuble à Cuba. Au moment de la reprise des relations en 1975. Sékou Touré n'a pas voulu obliger les Cubains — il ne s'agissait pas de l'ambassade, mais de services administratifs — à l'évacuer subitement ; la chancellerie guinéenne a donc été installée — provisoirement mais pendant plusieurs années — 24 rue Émile Menier. Les ambassadeurs avaient leur résidence boulevard de Courcelles, en attendant de récupérer l'immeuble de la rue de la Faisanderie.
90. Auxquelles aurait été mêlée l'Allemande Betty Huens, proche de Keita Fodéba.
91. Francis Huré avait suggéré au Quai d'Orsay qu'il soit remplacé par un véritable ambassadeur, et non par un autre simple chargé d'affaires. Paris ne l'a pas suivi. Pourtant, Conakry a dès janvier nommé avec Nabi Youla un ambassadeur en titre (plusieurs conversations de l'auteur avec Francis Huré et Nabi Youla, en avril 2008).
92. Les dossiers sont reçus à l'ambassade de Guinée à Paris, mais aussi directement au ministère guinéen de l'éducation nationale.
93. Afrique Nouvelle, 18 décembre 1959.
94. Plusieurs sections du PDG auraient refusé de reconnaître le nouvel Imam, et beaucoup de fidèles ne veulent plus se réunir à la Mosquée et vont prier au domicile de l'ancien Imam.
95. Voici le texte de l'un de ces tracts, émanant du MLTL (Mouvement de Lutte pour le Triomphe de la Liberté) :
PEUPLE DE GUINEE, DEPUIS QUE SEKOU EST ROI DE CONAKRY, QUE LE PDG EST MAITRE DANS TOUT LE PAYS, DIS-MOl, FRERE DE GUINEE
- Combien on a ouvert d'écoles ?
- Combien d'infirmiers et de médecins as-tu dans ton dispensaire?
- Combien vaut le riz ? Combien on t'achète ton café, tes bananes ?
- Dis-moi si l'impôt a diminué ?
- Dis-moi de combien ton salaire a été augmenté ?
- Dis-moi comment et quand sont payés les fonctionnaires ?
- Dis-moi qui sera responsable des erreurs du PDG ? Sinon les fonctionnaires et les paysans
- Dis-moi si tu peux dire ce que tu penses ? Vendre ton riz comme tu veux? Dormir quand tu en as envie ? Choisir ton Chef de village ? Marier ta fille selon ton désir ?Tout cela n'a aucune importance puisque tu as la liberté, la LIBERTE
- de ne pas manger
- de ne pas apprendre
- de mourir sans médicament
- de travailler gratuitement
- de nourrir gratuitement les fainéants et les escrocs du PDG ; de leur donner ta femme, ta fille !
- de payer encore et toujours des impôts.PEUPLE DE GUINEE, NE COMPTE QUE SUR TOI-MEME. Les pays riches d'Europe se moquent de tes malheurs. SEKOU vend ton héritage, les étrangers arrivent par pleins avions à Conakry.
Pendant des années tu as dit “Oui Commandant”, tu en as eu assez des colonialistes, c'était juste.
Peux-tu dire maintenant “Non SEKOU” ?
Peuple de Guinée on t'a volé ta victoire, le PDG t'a volé la Liberté.
PEUPLE DE GUINÉE, REVEILLE-TOI, SINON DEMAIN IL SERA TROP TARD, TU AURAS TES YEUX POUR PLEURER ET TES MAINS POUR TRAVAILLER. LE MLTL SE BAT POUR QUE TRIOMPHE LA LIBERTE LE MLTL SE FAIT CHAMPION DE LA JUSTICE LE MLTL DEMANDE A TOUS LES GUINEENS D'ETRE SOLIDAIRES DANS LE COMBAT POUR QUE VIVE LA GUINEE
A BAS LA DICTATURE !
96. Les pannes de courant et la pénurie de carburant étaient devenues si fréquentes que certains traduisent les initiales de PDG par : “Pas De Gas-oil” !
97. Ce Tribunal Populaire, distinct de la Haute Cour de Justice, créée le 2 mai 1959, comprend les membres du Bureau Politique National, les députés à l'Assemblée nationale les bureaux nationaux de l'USTG et de la JRDA, les secrétaires généraux des fédérations du PDG de Conakry I, II et III.
[Erratum. — Conakry n'avait pas été divisé en trois fédérations à l'époque. En 1959, l'organisation territoriale du PDG reposait sur les sections, qui furent érigées en fédérations au milieu des années 1960, peut-être. — Tierno S. Bah]
98. Mais un Français proche du parti communiste qui a fait part personnellement à Sékou Touré de son projet de créer un parti communiste guinéen sera arrêté et expulsé. Quelques années plus tard, Petit Touré cherchera à s'appuyer sur ces promesses et sur des textes assez ouverts en ce sens, il sera lui aussi rapidement arrêté et condamné. Voir le chapitre 58 sur “le complot de Petit Touré”.
99. Pour plus de détails, voir le chapitre 45 sur les relations entre Senghor et Sékou Touré. Les quantités découvertes ne sont pas négligeables :
- 76 mitraillettes Sten
- 7682 fusils Mauser
- 764 fusils-mitrailleurs des pistolets
- 76plusieurs centaines de grenades
- 76plusieurs centaines de chargeurs
- 76des mines à retardement
- 76des explosifs, etc. le tout avec des modes d'emploi en français.
100. Par ailleurs cousin de Sékou Touré, qui l'avait chargé de diverses missions, notamment en Allemagne, il est alors chef du service de l'hydraulique. Sa jeune femme, d'origine métropolitaine, arrivée quelques jourrs auparavant de France, se voit rendre le corps mutilé de son mari. Peu après, on lui annonce qu'il avait été arrêté par erreur que son innocence avait éte reconnue, mais qu'il était décédé “à l'hôpital”.
101. Mme Diallo (d'origine hollandaise), avocate de profession employée à Radio-Conakry, est expulsée de Guinée le 11 mai 1960.
102. Le gouvemeur Lami, chef de cabinet du Haut Commissaire de France à Dakar, manifeste dans un télégramme du 3 mai 1960 l'intention “d'employer tous moyens à sa disposition, y compris la force, pour empêcher le transfert sur Conakry.”
103. Bachelard a donné à la sécurité sénégalaise, dès son arrestation lors de son arrivée à Dakar, le nom du pharmacien Rossignol, “parce que c'est un salaud”. C'est sans doute Doukouré, le chef de la sûreté de Dakar, guinéen d'origine et resté en contact régulier avec son homologue de Conakry, Magassouba Moriba, qui a communiqué cette information à Conakry. Mais Rossignol figurait déjà probablement sur la liste des suspects, comme la plupart des étrangers et en particulier des français résidents en Guinée.
104. Pierre Rossignol sera donc resté à peu près deux années en prison. Selon l'ambassade de France, sa femme Anne-Marie aurait été autorisée à lui rendre visite le 27 mai 1960 ; ce fait est formellement contesté par Pierre Rossignol , qui précise que son épouse, soignée par le docteur Accar pour une tumeur maligne, avait été évacuée sur Paris afin d'y être soignée. En revanche, Rossignol reçut dans sa cellule de la prison de Kindia la visite d'un des directeurs de l'usine de Fria, à la suite de quoi lui parvinrent pendant quelque temps des plateaux-repas fournis par le service des Wagons-Lits de la gare de Kindia, ce qui le changeait totalement de l'ordinaire, composé selon lui de “riz parfumé à l'os brûlé”. Ultérieurement, Anne-Marie Rossignol se rendit à Genève pour y rencontrer Maître Nicolet, un avocat suisse qui défendait son compatriote Fritschy ; pour défendre Rossignol, l'avocat exigea une somme d'un million de francs, que le Quai d'Orsay versa à Madame Rossignol sous forme d'un “prêt d'honneur” ; mais les démarches de l'avocat — s'il y en eut — n'aboutirent à rien.
En été 1961 , au moment du séjour en Guinée de François Mitterrand et de Pierre Mendès-France, Alata visita la prison de Kindia sur instructions de Sékou Touré, mais s'il put s'entretenir avec le suisse Fritschy, Sékou ne l'avait pas autorisé à voir Rossignol, qui l'entendit cependant depuis sa cellule demander aux gardiens de mieux le traiter (Conversations de l'auteur avec Pierre Rossignol, Hôtel Ibis de Poitiers-Futuroscope, 23 février 2003, puis ultérieurement dans sa maison de Loches). Au cours de ces entretiens, Rossignol ne dissimulait pas ses activités “secrètes” à l'auteur et lui a même révélé que lors de la visite de Sékou Touré en France en 1982, il avait pour se venger manigancé le projet de l'enlever et de l'enfermer dans sa cave de Loches. Eventé, ce projet fut abandonné sur les instances du Quai d'Orsay.
Fin mai 1961, des dépêches de l'Agence France-Presse et d'Associated Press, se référant à des sources “généralement bien informées”, annoncent la mort de Rossignol dans sa cellule à Kindia le 20 mai, soit d'une crise cardiaque, soit de sévices. On retrouve ici une pratique constante des médias et des milieux administratifs (militaires ou civils, notamment la “sécurité extérieure de la Communauté”) hostiles au régime guinéen, donnant crédit sans vérification ni réserve, aux informations les plus critiques sur la Guinée, peut-être dans le souci de plaire aux autorités de Paris. Le nombre d'informations alarmistes sur la situation en Guinée, bien au-delà de la simple vérité pourtant déjà édifiante, qui figure dans les dossiers d'archives sur la base de rapports d'“honorables correspondants” français ou guinéens, est proprement stupéfiant (pour ne citer qu'un exemple, une note secrète du 17 février 1960 établie par le Bureau de Sécurité de Dakar se termine comme suit : “La source, que son passé militaire semble rendre digne de confiance, s'est beaucoup déplacée en Guinée récemment. Elle estime que de très nombreux Guinéens passeraient à l'action directe contre le régime s'ils en avaient les moyens. Son opinion d'ensemble est que ”ça ne peut plus durer longtemps“. Une autre note de la même période, affirme : “L'ambiance générale est caractérisée par une baisse très sensible de la popularité de Sékou Touré et par un mécontentement dû au marasme économique, au chômage, à la lourdeur des impôts, à quoi s'ajouterait celui, très général, des Musulmans qui craignent de voir s'établir des entraves à la libre pratique de leur religion…
L'équipe Barry III-Barry Diawadou serait l'espoir de la population et attendrait le moment propice pour agir. Les Foulas seraient particulièrement hostiles au régime, mais Barry Diawadou aurait de très nombreux partisans chez les Soussous.” Une autre note secrète de la Sécurité Extérieure de la Communauté (10 mai 1960) conclut : “Opinion générale : dans un délai de 3 à 6 mois, le régime doit s'effondrer, Sékou le sait, et a donc inventé le complot pour briser les opposants et se maintenir par la terreur.” Il en est de même du choix du vocabulaire employé dans les correspondances ou les compte-rendus sur la Guinée, systématiquement négatifs. Ainsi, l'on parle de “Soussous et Foulahs indignés par les privilèges et sinécures réservés aux ‘congénères Malinkés’ de Sékou Touré” (note secrète du Service de Sécurité de la Communauté en date du 25 mai 1960). Dans les dossiers d'archives que j'ai consultés et où figurent des centaines de notes des “services spécialisés”, je n'en ai pas trouvé une seule qui contienne des appréciations positives sur la situation en Guinée, et la plupart semblent indiquer (est-ce pour faire plaisir aux services “parisiens” ou même pour les inciter à passer à l'action ?) que le renversement du régime de Sékou Touré est à portée de la main et pourrait n'être qu'une affaire de temps. Ainsi, une note secrète diffusée de Dakar le 20 septembre 1961 conclut : “L'ambiance est extrêmement trouble en Guinée. Les masses marquent une indifférence totale à l'égard de la minorité gouvernementale et administrative qui les dirige. Si les leaders actuels disparaissaient brusquement — dans un accident par exemple —, un changement radical surviendrait presqu'à coup sûr, qui ne serait certainement pas défavorable à la France et aux Occidentaux.” Des notes de même origine du mois d'avril 1961 annonçaient que Barry III, ministre de la justice, aurait pris le maquis et appellerait la population à marcher sur Conakry pour s'opposer à la politique pro-communiste du gouvernement : celui-ci envisagerait de se replier sur Kankan !
105. Les milieux officiels guinéens auraient été très irritées devant l'ampleur des importations effectuées par les représentations diplomatiques de la République Arabe Unie d'Égypte et du Libéria, ainsi que par la prétention de cette dernière de continuer à payer son personnel en dollars.
106. Ainsi, MM. Vauthier, commandant du corps des sapeurs-pompiers de Conakry, et Badin, contrôleur des halles et marchés de la capitale, ainsi que leurs familles, sont expulsés le 5 mai 1960. Une quinzaine de Français au total feront l'objet de telles mesures au cours de ces quelques semaines du printemps 1960.
107. Pierre Messmer ne précise pas qu'il était encore en poste comme haut-commissaire général à Dakar pendant la quasi-totalité de l'année 1959 justement, puisqu'il a quitté définitivement Dakar le 22 décembre 1959. L'ambassade de France au Sénégal a été formellement ouverte le 20 août 1960 avec la nomination du général Hettier de Boislambert comme ambassadeur, Haut Représentant de la France.
108. Dans ses conversations avec Valéry Gaillard pour le film Le jour où la Guinée a dit : non (Les films d'Ici, 1998).
109. A peu près à cette date, le général de Gaulle fait savoir au Révérend Père de Benoist (que nous avons souvent cité dans le tome 2 de cet ouvrage) qu'il aimerait s'entretenir avec lui pour en savoir davantage sur Sékou Touré. Mais à la date prévue pour cet entretien, le 21 avril, a lieu à Alger le putsch des généraux, et le rendez-vous est annulé (entretien entre le R.P. de Benoist et l'auteur, en présence de Nabi Youla, Paris, 19 mai 2009).
110. Nabi Youla pense que s'il était resté plus longtemps, il aurait pu convaincre de Gaulle de faire un nouveau voyage en Guinée et de se réconcilier “pour de bon” avec Sékou Touré et de rétablir avec Conakry des relations amicales. (plusieurs conversations de Nabi Youla avec l'auteur à Paris, entre le 14 et le 24 mai 2009).