Editions du Seuil. Paris. 1997. 217 p.
Je ne savais pas que le bar de Sow Béla était muni d'une terrasse cernée d'un mur de cinq mètres hérissé de pointes et de tessons de bouteilles. Honnêtement, je ne savais même pas que pour y accéder il fallait passer une massive porte en fer et compter trois marches avant de sombrer dans la nuit noire. Comment aurais-je pu? Passant par là, j'ai toujours eu sur le dos le regard de Moodi Djinna, glaçant et dissuasif (un couteau de preneur d'otage aurait agi de même). Pour peu que mon regard se soit laissé tenter par le « trottoir d'en face » (l'endroit de la ville impossible à purifier, même avec de l'eau venue de La Mecque, selon Karamoko), je n'ai vu que les murs bleus, le balcon en bois et la banne de couleur mauve.
Et maintenant, je suis installé sur la terrasse au milieu du billard et des tables de belote. A ma gauche, le bureau du patron, assis devant son rôti de biche, son livre de caisse et son fusil à deux coups. A ma droite, la rangée des cavalières alignées le long du mur et détendues sur des chaises en osier avec de grands dossiers en fer de pique (il faut sortir un billet de banque ou les régaler d'une bière pour pouvoir les emmener sur la piste).
Bentè l'a promis, Bentè est un ange : une vraie soirée de ducs ! Ngara, le trompettiste, attend que le Guantanamera de la Sonora Matancera s'éteigne sur le tourne-disque pour jouer Kele maa Giɗo dans une aimable cacophonie. Pour l'instant, personne ne danse. Des couples sont assis dans la salle, vers le pilier du fond, là où la flaque rouge du néon a bien du mal à arriver, on les devine à leurs ombres outrageuses et à leurs voix veloutées et basses. Il y en a aussi sur la terrasse, habillés à l'européenne avec des tissus brillants.
Les joueurs viennent par petits groupes devant la table du patron pour louer une paire de cartes ou un jeu de lido en faisant des plaisanteries obscènes et en manipulant des liasses de billets de banque déchiquetés et sales. Certains me regardent au passage en sursautant d'étonnement. Ils mettent une main sur le front en guise de visière pour mieux me distinguer sous la pâle lueur de la terrasse venant de l'applique dévissée du mur. J'ai bien fait de venir en chaussures hautes, pantalon large et veston de gabardine. Je prends une pose de dur pour faire oublier mes yeux trop blancs et ma carrure incertaine d'adolescent qui a trop vite grandi. En vain !
— Tiens, on laisse entrer les benjamins, à présent ? Bientôt, ce sera le tour des nourrissons ! Il doit perdre la tête, ce vieillard de Sow Béla, s'indigne quelqu'un.
— Laisse, il s'agit du protégé de Bentè, tu sais, celui qu'on appelle Oklahoma Kid. Il a déjà un nom lui aussi : l'Homme de l'Ouest !… Ça va, petit ? Ça va bien ?…
Il flotte dans l'air une odeur de piment et d'oignons frits, d'encens et de corps en sueur frictionnés d'eau de mélisse et de brillantine. Bentè devise avec le portier (en tenue extravagante, celle d'un groom, par exemple, ou d'un chauffeur administratif) devant l'entrée du corridor. Parlent-ils encore de moi ? Je suppose que non. Ils l'ont suffisamment fait tout à l'heure pour que je puisse entrer. Je n'ai pas entendu grand-chose, resté que j'étais dans l'obscurité du corridor, mais je les ai vus dans l'entrebâillement du rideau donnant sur la salle. Ils faisaient de grands gestes et des demi-sourires complices mais embarrassés. Il fallut que Sow Béla en personne vienne régler l'affaire :
— Qu'il entre, du moment qu'il a de l'argent en poche et suffisamment de jugeote pour ne pas me créer des bagarres !
— Mais c'est vous-même qui avez dit… commença à protester le portier.
— Je l'avais dit ? Je ne le dis plus ! Allez, entre, mon gaillard, et attention : tu piétines la bienséance, je te jette par la fenêtre !
Alors que diable peuvent-ils bien se dire avec des mines aussi graves ? Le portier se dirige vers le fond de la salle et s'incline devant une personne qui a l'air d'être une dame (il me semble voir un mouchoir de tête et un teemure indigo) assise dans la pénombre. Leur étrange conciliabule continue quand même tandis qu'il revient vers le rideau. Mon regard se tourne à présent vers la caisse, lassé de leur mystère. Sow Béla a l'air d'un pacha dans son cagibi à double guichet (un pour la salle et un pour la terrasse). Au juste, il l'est bien un peu, dans cet univers chatouilleux et imprévisible. Quand il tape du poing sur la table, tout le monde s'incline. J'ai intérêt à me souvenir de sa précieuse recommandation : boire mon verre en silence et m'occuper de mes affaires (je sens que je supporterais facilement une ou deux autres bières !). Il n'est pas du genre de mec auquel il faut chercher des poux. On raconte sur lui des choses dignes d'un Bambaaɗo. Il aurait tué l'amant de sa femme d'un coup de torche appliqué sur la nuque. Ensuite, il s'était évadé du cachot des îles de Loos, en gagnant à la nage la plage de Conakry. Mais il n'eut pas de pot, le vieux : quand il sortit la tête de l'eau, il se retrouva devant un gendarme. Le garde lui intima l'ordre de faire demi-tour, et de la même manière qu'à l'aller. Ce qu'il fit, semble-t-il, sans prendre une crampe.
Sa peine accomplie, il se rendit en pèlerinage à La Mecque pour, quitte du pardon des hommes, recueillir celui de Dieu. Vous devinez la stupéfaction générale quand, après cela, il ouvrit son bistro. On le convoqua à la mosquée pour lui signifier de fermer son pandémonium sous peine de lui confisquer son turban de hadj. Sa réponse fut si véhémente qu'à part Karamoko et quelques autres irascibles orthodoxes plus personne ne l'importune à ce sujet. Il y revient parfois, lui, quand la colère lui monte à la tête :
— J'ai bu ma part d'alcool et de sang. Et j'ai payé ; suffisamment payé pour ce monde-ci. Pour l'autre, on verra bien. En attendant, que personne ne me casse les pieds au sujet de mon bar. Je n'ai jamais emmené quelqu'un ici attaché à une chaîne. Non plus, je n'ai jamais vidé dans le ventre de quelqu'un le contenu d'une bouteille de Pernod ou de Cheval Blanc. On vient chez moi quand on veut et à ses risques et périls. Vous savez tous, tas d'idiots, que Dieu vous retournera en enfer si vous buvez et que, moi, je vous brûlerai vif si vous le faites sans payer ou si vous me cassez une broutille. Alors, pourquoi venez-vous, hein ?
Bentè se tourne vers le barman et lui murmure quelque chose en me montrant du doigt, puis de nouveau vers le portier avec un intérêt décuplé. Décidément, ils ne finiront jamais !… J'ai remarqué qu'une foule de gars trichent autour des tables de jeu. Et je pense : « Aucune chance de m'échapper d'ici si jamais il se produisait une bagarre ! » Seule la toiture du cinéma est visible quand on jette un coup d'oeil par-dessus le mur. Mais celui-ci n'a pas l'air d'être bien épais puisqu'on entend presque tout ce qui se passe dans les concessions, derrière. J'ai remarqué aussi que, parmi les cavalières, il y en a deux qui ont l'air de s'intéresser à moi. Je fais semblant d'admirer le houppier fleuri du manguier qui surplombe le coin du mur pour les regarder de près. Elles ont à peu près la même taille et elles sont minces, toutes les deux avec des tresses qui leur tombent sur la nuque et de volumineuses boucles d'oreilles créoles. J'opte pour celle qui porte un taille-princesse de bazin et une de ces longues jupes ornées de volants que les plaisantins de Loppe appellent un quinze-étages quand ils voient passer les minettes. Elle m'a l'air plus raffinée, plus dégourdie. Son front est un peu plus bombé que nécessaire mais elle a de délicieux yeux coquins et fuselés qui compensent tout… Ça y est, mon charme a dû opérer. La voilà qui se lève, slalome entre les tables de jeu pour venir vers moi. Je m' apprêtais à me lever et à lui faire une révérence comme j'en ai vu dans Le Tombeau hindou ou Le Tigre du Bengale mais ce qu'elle me dit m'arrête net :
— Petit, hé ! Peux-tu aller à la devanture m'acheter pour deux cents francs de cigarettes mentholées ? Tu peux le faire, n'est-ce pas ? Allez, lève-toi et fais-le. Je te donnerai un pourboire, vingt-cinq francs, si tu veux !
Je l'aurais giflée, cette maritorne, cette poufiasse, cette horrible gourgandine, si Sow Béla n'était pas aussi près de moi !
— Moi, t'acheter des cigarettes ! Tu me prends pour un boy ? Tu n'as pas vu mes chaussures et mon veston ? Hein ?
Elle recule, intimidée par ma réaction. Elle s'apprête à retourner à sa place au moment où je lui lance dans l'oreille :
— Poufiasse !
— Ah bon, hein? Poufiasse, c'est ça ?
Bien fait pour elle ! Tellement secouée, la pauvre, qu'elle n'ose même pas parler de sa mésaventure à sa copine. Elle lape son Martini en faisant tout pour échapper à mon méchant regard.
Je ne sais si Bentè a suivi la scène ou s'il en a fini avec le portier, en tout cas, le voilà qui se dirige vers notre table.
— Alors, vieux cowboy ? Tout se passe comme tu le souhaites ?… Comment, ils ne t'ont pas encore servi à boire ?… Barman, qu'est-ce que je t'ai dit ? Deux TsinTsao et deux grandes !… Que te voulait-elle, la grande star ?
— Oh, rien de bien important ! Simplement, elle brûle d'envie que ce soit moi qui l'embarque.
— Ha ha! Je crois que j'ai bien fait de te nommer l'Homme de l'Ouest !
Entre-temps, le bal est commencé et un de ses neveux a remplacé Sow Béla qui est parti se reposer. Ngara et son toumbiste chauffent la salle sans se faire prier. Et c'est un mouvement d'ensemble du plus bel effet que cela entraîne sur la piste. On entend les crissements des chaussures sur les traces de sable et les capsules de bière. Un tourbillon de poussière s' élève par petits cercles pour envahir la terrasse et grossir les fumées de tabac.
Entre deux danses, je vois sortir de la salle les deux jeunes filles accompagnées de deux messieurs.
— Les messieurs que nous avons vus tout à l'heure chez la veuve ! dis-je à Bentè.
— Eux ou les deux commissionnaires du roi, quelle importance à cette heure ? Allez, buvons puisque « à boire, il y a », comme le disait l'ami Arɗo ! Surtout, buvons dans un verre. Dans ce bar-ci, malheureusement, c'est comme ça, une manie du vieux Sow Béla. Allez, ça nous donnera un peu de classe devant toutes ces beautés.
— Je croyais qu'il était rentré dormir, le vieux.
— Il n'est jamais bien loin, celui-là. Au fait, je voulais que ce soit une surprise mais, dans le fond, mieux vaut que je te prévienne, j'ai fait inviter deux cavalières, deux belles Sierra-Léonaises.
— C'était donc pour ça que tu causais avec le portier ?
— Je t'avais promis, non, que ce serait une soirée de ducs ! Eh bien, c'en sera une ! Alors, mon vieux cowboy, évite de te faire embarquer par la première rombière venue.
— Regarde donc : l'homme au gilet et au bonnet brodé et le second avec son étrange foulard entre le crâne et le casque, ce sont bien eux que nous avons rencontrés tout à l'heure, pas vrai ?
— Eh bien, tant mieux ! Avec un peu de chance, ils me rembourseront peut-être la tournée que je leur ai offerte, parce que les Sierra-Léonaises, ma foi, ne sont pas comme celles de chez nous. Elles en boivent autant qu'un bistro peut en servir. Et il paraît que pour ce qui est du lit…
Je me lève avant qu'il ne finisse sa phrase et demande les toilettes. Je ne suis pas encore soûl, juste un petit peu grisé, mais ce qu'il vient de dire me fout une vraie trouille. Pour être honnête, je n'envisageais pas les choses sous cet angle-là, enfin pas aussi vite, du moins pas si crûment. Je me suis déjà maintes fois vu dans un lit avec une fille toute nue sous son pagne, mais seulement en rêve. Et j'ai des milliers de fois évoqué ce troublant petit problème avec les copains de mon âge. Et j'ai cru longtemps que, comme moi, tous fabulaient quand ils racontaient leurs prouesses avec telle ou telle nouvelle mariée au milieu d'un lougan ou sous la véranda d'une case.
Et puis, il y a deux semaines, je surpris mon ami Hassana (oui, ce dadais-là !) couché avec la femme du blanchisseur dans la cabane de la carrière. La jeune femme reprit son pagne et s'enfuit à toute vitesse à travers les herbes en offrant au souffle de l'air son petit cul noirâtre et luisant. Et Hassana reboutonna lentement sa culotte en jetant des coups d'oeil suggestifs sur le tas de paille où tous les deux venaient de s'accoupler comme pour m'en décrire la tiédeur et l'agrément. Le feu de la jalousie me consumait dehors et dedans mais je n'en fis rien paraître.
Je me dressai devant lui avec un aplomb de cadi et, de très belle manière, lui exprimai mon mépris :
— Ah bon, c'est avec une telle mocheté que tu te coltines ? N'as-tu pas honte? Une femme de blanchisseur, en plus ! Je vais le dire aux copains.
Il me supplia longtemps pour que je n'en fasse rien. Après quoi, je lui fis tout un tralala sur une supposée amante que j'avais dénichée à Kimbeli. Femme d'un administrateur et ancienne miss de Kindia, bien sûr ! Quand son mari s'en allait en tournée dans les villages, elle attachait un mouchoir blanc sur la poignée de sa porte. Je venais la rejoindre dans sa chambre où elle me servait du couscous au lait et de la limonade importée avant de passer aux choses sérieuses.
— Alors, fit-il, file-moi une de ses copines !
— C'est bien ce que je vais faire, lui promis-je sans oser lui avouer que l'amante en question n'était autre que Bissa, sa grande soeur. Bissa qui, justement, depuis qu'elle avait été au collège, ne me disait même plus bonjour quand je la voyais en ville.
Et voilà que maintenant cette question de lit se pose de nouveau et cette fois-ci en termes concrets et inéluctables. Je reste un bon quart d'heure, accroupi sur le water turc, tournant et retournant la question sans entrevoir une lueur de solution. Patatras, revenant à notre table, sur qui je tombe ?… Deux monstres de beauté ! Deux houris, deux vraies ! J'hésite à leur serrer la main quand Bentè me présente. Où diable a-t-il pu les dénicher ? Sierra-Léonaises, forcément ! Je n'aurais pas manqué de les remarquer si elles avaient été d'ici. D'ailleurs, je suis profondément déçu en apprenant plus tard qu'elles sont aussi peules et originaires toutes les deux du village de Sankaréla.
Il reste tout de même que l'une est née à Bô et l'autre à Freetown.
— C'est mieux que de naître comme nous au pays des discours et de la pénurie, dit Bentè qui, voyant sûrement qu'elles me pétrifient littéralement, cherche à chahuter pour me décoincer un peu.
Il va lui-même quérir le barman. J'en profite pour les regarder pendant qu'elles conversent et que leurs voix mélodieuses vont sans transition du peul au français et du français au créole.
— Elle, c'est Marly, dit Bentè.
— Et moi, Aïssatou, continue l'autre en laissant longtemps son index sur sa poitrine. Moi, je suis née à Bô, et elle à Freetown. Mais nous étudions toutes les deux à Freetown. La coiffure ! Et toi ?
— Hum… Moi, je suis au collège, enfin, je vais y entrer…
— Que buvez-vous ? interrompt Bentè.
— Du whisky, répondent-elles en choeur.
— Et toi ?
— Tu me demandes ça ? Cheval Blanc, mon vieux !
— OK! White Horse for all! crient-elles en tapant des mains.
Les choses commencent à se gâter dès ce moment-là. Elles vident cul sec leurs verres et nous regardent avec suspicion :
— Allez, boys, cul sec ! dit Aïssatou. Savez-vous que j'ai un petit cousin de la même taille que toi, l'Homme de l'Ouest ? Eh bien, mon petit cousin, sa devise à lui, c'est de ne jamais vider un verre de whisky plus d'une fois.
— Oh, il ne va pas bien loin, ton petit cousin ! Moi aussi, je sais le faire, ça… et sur trois verres de suite.
— Et quel âge as-tu pour résister aussi bien ?
— Ben, dix-huit ans !
— On ne le dirait pas, n'est-ce pas, Marly ?
Avant que la bouteille soit à moitié vide, je me suis déjà éclipsé dans les toilettes pour vomir et me débarbouiller. Dois-je compter mes chutes entre la piste et la terrasse ? Ma bouche ne quitte plus celle d'Aïssatou. Bentè, qui est bien avancé aussi, me regarde la tripoter et lui susurrer à l'oreille des mots obscènes :
— Tout à l'heure, tu verras ce que je te ferai, quand nous serons au lit. Tout tout tout ! Tout ce que je te ferai…
Et elle a ses mains entrelacées autour de mon cou et elle murmure en me suçotant la joue avec son délicieux accent d'anglophone :
— Oui, chéri, oui oui !…
— Harry Belafonte ! crie Marly quand elle entend jouer It's a day.
Nous gagnons la piste, tous les quatre, bras dessus bras dessous. Nous renversons des bouteilles et des chaises et bousculons quelques couples. Aïssatou et moi, nous improvisons un rock mais en effectuant un périlleux tour sur moi-même je bute contre un pilier et m'écroule au sol. Parmi les nombreuses images burlesques et hallucinantes, j'aperçois en particulier Aïssatou et Bentè, pliés de rire au-dessus de moi…
— Je te tuerai, Bentè !
C'est comme si quelqu'un d'autre sortait de moi, en plus fort et plus lucide que je ne peux l'être en ce moment, pour crier cela. Seulement, Bentè ne voit rien, n'entend rien. Au contraire, il rit de plus belle, tenant les deux jeunes filles par les épaules et penché sur moi. Je suis allongé entre le pilier et les premières tables du fond et, à vrai dire, je suis incapable de m'expliquer pourquoi je n'arrive pas à me relever : l'extraordinaire comique de la scène ou l'effet de la bière et du whisky ? Je suis maintenant bien obligé de me l'avouer : ma tête est devenue le siège d'un épouvantable chaos. L'image de Bentè est progressivement aspirée par la multitude d'étoiles qui accapare mon regard. Quand il a complètement disparu, c'est la jeune fille de tout à l'heure qui prend sa place. Je ne vois plus que ses longues tresses, refringentes et filamenteuses : son visage ovale et désenchanté, par-dessus tout, le bleu de son taille-princesse, vaporeux et tumultueux comme si le ciel s'était mis en ébullition. Je sens son haleine et son parfum. Elle veut peut-être m'embrasser, ses lèvres sont tout près de mon oreille :
— Tu m'as piétinée, petit !
Sa voix est si calme, si sérieuse ! Il me semble qu'à l'instar de Bentè, mais à sa manière à elle, elle veut chahuter aussi et prendre part à la fête. Je relève légèrement la tête pour lui dire en plein visage et aussi doucement qu'elle sait le faire elle-même :
— Poufiasse !
Plus tard, en revenant sur la terrasse pour reprendre ma place, je trouve qu'elle s'est rapprochée de notre table. Elle est toujours en compagnie de sa copine et des deux messieurs que nous avons vus chez la veuve.
Je l'entends crier à l'homme au gilet :
— Ne m'as-tu pas dit tout à l'heure que tu as perdu ta montre ?
— Si, si, j'ai bel et bien perdu ma montre !… N'est-ce pas, mon vieux ? dit-il en se tournant vers celui qui a un foulard et un casque.
— Oui, oui ! bougonne celui-ci en se tournant vers le mur.
— Dis-moi alors, Yaya fils de Saadu, pourquoi elle est attachée au poignet de ce gamin ?… Personne ne peut dire qu'il ne s'agit pas d'elle. Regarde un peu le boîtier, il a encore les traces d'indigo que tu y as faites en plongeant malencontreusement ta main dans un seau d'indigo à Kindia. Regarde le bracelet, je te l'ai moi-même fait faire chez un cordonnier de la même ville.
— Cette montre, je l'ai gagnée dans un pari, tout à l'heure chez la veuve. N'est-ce pas, Bentè ?
— Calme-toi, l'Homme de l'Ouest ! Ce mec a simplement envie de blaguer. Personne ne l'a obligé à parier sa montre. S'il nie cela, c'est qu'il vient de perdre la tête.
— Ah bon, tu continues de parier. Tu m'avais juré…
Les Sierra-Léonaises pouffent de rire en recrachant de petits jets de whisky et en lançant des « Oh, my God, my wonderful God! ». Bentè vide au goulot le fond de la bouteille et se lève, crâneur et déterminé comme jadis. J'ai envie de lui sauter au cou et de lui dire :
— Vas-y, vas-y donc, Oklahoma Kid !
Il se penche vers la femme avec le désir manifeste de lui déplaire et parle, en glissant de temps en temps à son homme de méchants clins d'oeil :
— Petite soeur hô, mon ami ainsi que nos deux aimables compagnes ne sont pas spécialement venus ici pour savoir si votre homme a l'autorisation de parier ou d'aller aux toilettes sans votre permission.
— C'est jamais bon, la bagarre, grommelle l'homme au casque.
— Et si on te poussait à la faire, la bagarre, tu te laisserais tabasser comme un môme, sans réagir ? Elle a raison, cette montre est la mienne, cet homme est un voleur !
— Tu appelles ça un homme ? Ce poussin, cette toute petite plante, ce poupard plein de morve ! Tu me déçois, Yaya fils de Saadu !
— Je te certifie qu'il va me rendre ma montre !
— Mais il n'y a pas que ta montre : il n'a pas cessé de m'insulter tout au long de la soirée. Il m'a traitée de poufiasse.
— De quoi?
— Tu as tout entendu, Yaya fils de Saadu !
L'homme me donne une monumentale gifle qui me fait tomber à une table de là. Bentè riposte en lui appliquant une prise de judo qui le fait valser jusqu'au rideau du corridor. A ce moment-là, l'homme au casque se lève pour planter dans le ventre de Bentè la lame d'un poignard de chasseur. Je sors le revolver. Pendant quelques instants, je suis comme hypnotisé par le rire spasmodique et clair des deux Sierra-Léonaises. Je ferme longuement les yeux avant de me décider à tirer.
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