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Ethnographie


Jacques Germain
Administrateur en chef des Affaires d'Outre-Mer (ER)
Guinée. Peuples de la Forêt

Académie des Sciences d'Outre-Mer. Paris. 1984. 380 p.


CHAPITRE IX
LA RELIGION
LES FORMES PARA-RELIGIEUSES ET MAGIQUES

L'IDEE DE DIEU

Il n'existe pas de domaine plus délicat abordé par l'ethnologue, que celui des faits religieux en Afrique noire. L'imprécision et l'inadaptation des termes occidentaux pour traduire les concepts de l'animisme africain constituent un premier écueil. Parler de corps et d'âme, de diables et de sorciers, de réincarnation, c'est simplifier, et fausser, les problèmes. Il faut donc au-delà des mots et de leur approximation, étudier le contenu et ne pas se hâter de conclure, la difficulté étant qu'en ce domaine on ne peut se contenter de description et qu'il faut bien interpréter !

Les premiers auteurs ou bien ont nié l'existence du concept d'Etre suprême dans le domaine du surnaturel chez les populations de la région forestière ou bien tout en en reconnaissant l'existence n'y ont attaché aucune importance.

Pour Duffner étudiant les Kpellé et les Manon en 1934 :

« Pas de Dieu. Quelques rares traces de déisme non explicables d'ailleurs » 64.

Pour P.M. Gamory-Dubourdeau étudiant les Toma en 1926 :

« Si Dieu existe il n'est pas créateur et c'est une conception d'origine étrangère » 65.

Le nom qui est donné à l'Etre suprême par chacun des peuples de la région forestière peut à première vue accréditer l'idée qu'il s'agit d'un emprunt étranger et Th. Mengrelis qui énumère ces noms, conclue sans détour qu'ils proviennent tous de l'Arabe via le Malinké ! 66.

Dieu serait Hala en Kissi, Gala en Toma, Ana en Toura, Wala en Manon (bien que D. Paulme indique le nom de Go pour ce dernier peuple, nous avouons n'avoir pu recouper à notre époque cette information que l'auteur n'a pu obtenir qu'indirectement puisque ce ne sont pas les Manon mais les Kissi qu'elle étudiait 67 et n'est-ce pas simplement une altération du God anglo-saxon de la côte libérienne ?).

Cette dernière indication pourrait cependant être précieuse car elle laisserait supposer que l'Etre suprême serait bien un concept autochtone à l'origine, mais que sous l'influence musulmane, il y aurait eu substitution de nom : Wala à Go ?

Mais au cas où cette hypothèse ne saurait être vérifiée, il ne s'ensuivrait pas que le mot et le concept aient été forcément empruntés à l'Arabe malgré la similitude. On pourrait aussi bien, à ce moment avancer une origine juive car il y a autant de similitude entre Yaveh et Vala (Kpellé) qu'entre Allah et Wala, Hala, Gala. Mais il est vrai qu'hébreu et arabe sont toutes deux des langues sémitiques et ont des racines communes.

On pourrait aussi penser qu'à un concept universel corresponde une appellation qui ne le serait pas moins. La chose existe bien pour des concepts de base : père et mère.

Pour les missionnaires l'autonomie de l'idée de Dieu en région forestière ne fait pas de doute et le R.P. Casthelain cité par B. Holas est péremptoire :

« Malgré les apparences, ce mot ne vient pas de l'Arabe ni du Malinké ».

Pour L. Tauxier, l'Anra des Toura « c'est le Allah islamique amalgamé avec l'antique Dieu Atmosphère du pays» 68. A l'autre extrémité de la région forestière, on retrouve ce même amalgame avec le Dieu Atmosphère. D. Paulme nous dit que chez les Kissi, Hala se confond avec le ciel où il réside et la calebasse rappelant la voûte céleste se nomme Hala Tala, tandis que les phénomènes atmosphériques se réfèrent à Hala. Hala Telia : la tornade, Hala Sia : la pluie. Hala serait le dieu de l'atmosphère, dispensateur de la pluie source de vie.

D'une façon générale les auteurs comme les populations elles-mêmes que nous avons pu approcher, non seulement admettent la transcendance de l'Etre supérieur, mais en font un être inaccessible et lointain, pas forcément créateur au sens où nous l'entendons et se désintéressant de la vie quotidienne des créatures. Il s'ensuit qu'il ne fait l'objet d'aucun culte, d'aucune prière directe et que ceux-ci sont réservés à d'autres agents du monde invisible plus proches de ceux du monde visible. Ce monde visible comprend les être animés (hommes et animaux) et les êtres inanimés (végétaux) tandis que le monde invisible comprend les génies et les esprits des morts sans que l'on soit sûr qu'il s'agisse de deux groupes distincts, les génies n'étant peut-être que des esprits des morts spécialisés.

Mais en rendant un culte aux ancêtres toujours présents, l'Etre supérieur n'est pas en fait oublié car les esprits sont les intermédiaires pour aller à lui. B. Holas à la suite de son étude sur le culte de Zié a abordé ce problème qu'il a éclairé d'un jour nouveau.

Pour mieux préciser la nature des relations Dieu-Esprits- Hommes, il nous faut nous arrêter sur cette notion d'Esprit. Nous écrivions au début de ce chapitre qu'il fallait éviter l'écueil de la traduction des concepts autochtones par les termes occidentaux mal adaptés pour rendre compte de la réalité. C'est vrai particulièrement pour le couple occidental corps-âme qui n'a pas son équivalent chez nos forestiers. Ceux-ci distinguent trois entités qu'il n'est d'ailleurs pas aisé de définir.

Le corps est l'enveloppe de l'homme, la partie physique, créée, temporaire, de sa personnalité. Elle disparaît avec la mort, en libérant les autres composants qui sont au nombre de deux, le cœur et l'ombre, pour reprendre les termes occidentaux utilisés par D. Paulme, le Nyama et le Ni pour s'en tenir aux termes Kono que B. Holas, à juste titre, préfère ne pas traduire mais expliciter. On retrouve ces mêmes notions en Toma où le Nyama est le Gové et le Ni, le Nienvui.

C'est la mort qui libère le Nyama qui est en quelque sorte l'âme matérielle, la conscience de l'homme. Existe-t-elle du vivant de l'individu ? Suivant la formule Thomiste cette âme en tant qu'animante n'est peut-être que le corps en tant qu'animé de telle sorte qu'il apparaît chez certains que le Nyama n'acquiert réellement d'existence qu'au moment de la mort.

Poussant plus loin son analyse B. Holas, distingue dans le Nyama, d'une part le Nyama proprement dit qui est le sang circulant dans les veines, donc notion purement physiologique à rapprocher du Gové Toma qui réside dans le cœur, le sang et le foie, ainsi que du coeur considéré par les Kissi comme l'organe où est localisée l'énergie du vivant, et d'autre part, le Nyamwa, l'âme matérielle qui cesse non d'exister, semble-t-il, mais de se manifester lors de la disparition de l'enveloppe, du corps physique.

Ce Nyama, si tous les devoirs ont été rendus au défunt selon la coutume telle que nous l'avons décrite au chapitre VI, se rend au Nyamata, au village des morts d'où il ne reviendra pas. Les Nyama de tous les défunts au cours des siècles s'accumulent sans se réincarner et s'additionnent en se dépersonnalisant pour peu à peu se fondre dans « une entité métaphysique globale et impersonnelle » 69. Il n'en va autrement que pour les défunts pour lesquels tous les devoirs n'ont pas été accomplis et dont le Nyama ne peut se rendre au village des morts. Le Nyama erre alors, c'est un Ha-Nyamou qui vient tourmenter les vivants et peut même se réincarner pour donner un enfant sorcier.

Le Ni est tout à fait autre, souffle ou fluide vital, il manifeste l'esprit, c'est l'âme, spirituelle, immortelle elle aussi.

Sans que cela doive entraîner de confusion, les Ni se rassemblent eux aussi, comme les Nyama, au village des morts, le Nyamata, qui apparaît ainsi comme « une expression topographique de tout ce qui est impérissable dans l'homme » 70. Contrairement aux Nyama, les Ni ne s'accumulent pas, ils constituent une entité d'un volume à peu près constant car c'est d'eux que part le principe vital qui va se réincarner à chaque nouvelle naissance. Il s'établit donc un système de vases communicants entre le monde visible et le monde invisible.

Il faut se garder de donner à la notion de réincarnation le même contenu que celui que nous rencontrons dans la conception occidentale courante. Le R.P. Tempels dans son étude sur la philosophie Banto)u l'explique clairement :

« L'ancêtre prédécédé ou l'esprit, n'est pas l'agent de la conception et ce n'est pas non plus sa personne qui renaît au sens propre du mot. C'est l'homme qui déjà possède la vie dans le sein de sa mère qui vient à se trouver sous l'influence vitale, sous l'influence ontologique d'un aïeul déterminé ». 71

Le Ni est le fluide vital qui va se répandre dans l'enfant déjà conçu et l'ancêtre dont il émane se fera connaître de la mère par les rêves qu'il suscite ou par les traits du bébé à sa naissance.

La force vitale du Ni doit être maintenue par les sacrifices que lui font les vivants, d'où le culte des ancêtres qui n'a pas seulement pour but d'empêcher ceux-ci de nuire (ils ne le font que si les devoirs ne leur ont pas été strictement rendus lors du décès), mais surtout de maintenir le potentiel vital.

Si les relations Ni (ou Nienvui) — monde visible peuvent ainsi être précisées, comment comprendre les relations Ni — Etre supérieur et donc monde visible <—>Etre supérieur ?

Les Ni sont les intermédiaires et les serviteurs de l'Etre supérieur que les humains ne peuvent approcher, c'est à ce dernier que par eux, ceux-ci s'adressent au cours des sacrifices et des libations accompagnant les prières.

Alors qu'en l'homme la réalité non corporelle se divise en deux principes : le Nyama et le Ni, le Gové et le Nienvui, en l'Etre supérieur qui n'est pourtant pas du monde visible, se retrouvent le Ni et le Nyama réunis.

« Ala (Tangana) n'est que le Ni de l'univers phénoménal mais c'est aussi le Nyama, cela ressort de son rôle créateur. Dans sa première nature les hommes, les animaux, les plantes puisent leurs forces vives, dans la seconde s'amoncellent leurs existences périmées » 72

Et peu à peu on arrive à conclure que l'Etre supérieur, dit lointain et inaccessible, des peuples africains, n'est pas le produit d'un monothéisme dégradé introduit par l'Islam voisin puis influencé par le christianisme à une époque récente, mais une construction encore inachevée au moment où la société forestière sortait de son isolement, les Ni étant les matériaux avec lesquels l'idée déiste s'est ébauchée. Les Ni des ancêtres ne sont pas seulement les intermédiaires, ils peuvent être les parties de ce tout qui est Dieu.

« L'Etre suprême finira par se confondre avec la totalité des défunts tribaux divinisés à partir du moment où leur souvenir disparaît de la mémoire des vivants » 73

Cette construction inachevée n'aboutit d'ailleurs pas à un concept parfaitement défini. Au contraire les traits que prêtent les Forestiers à l'Etre supérieur sont parfois contradictoires, soit qu'on le présente comme se pliant « aux mêmes lois bio-sociologiques que celles de ses créatures », ou au contraire comme « affranchi de tout ce qui est humain et matériel, Etre unique sans association féminine ».

Plus précisément chez les Kono, l'attribut de Tangana, accolé à Ala, peut signifier Père vénéré (ce qui n'ajouterait rien à l'idée de Créateur) ou bien « fourche », « bifurcation » ce qui est plus plausible et Ala Tangana deviendrait ainsi, toujours selon B. Holas, le Père des deux bouts, le Maître des deux principes qui sont la vie et la mort, figurant ainsi son double rôle de créateur et de destructeur, du bien et du mal. On sait d'ailleurs que du pays Kissi au pays Dan ou Toura, la bifurcation des pistes est toujours le lieu privilégié du dépôt des offrandes, nous l'avons indiqué à plusieurs reprises.

En lui se retrouvent le divin et l'humain, le Ni étant une émanation du divin et le Nyama une sublimation de l'humain, ainsi que cela apparaît pour Atana, l'Etre supérieur de la religion Toura étudiée par L. Tauxier entre les deux guerres et plus récemment par B. Holas 74.

Une fois de plus se pose la question des relations entre l'Afrique Noire et l'Egypte ancienne et certains de nos auteurs pensent à une correspondance entre le Ni Kono ou Nienvui Toma avec le Ba Egyptien et entre le Nyama ou Gové et le Ka Egyptien? L'ouverture des civilisations forestières sur l'extérieur, la pénétration de l'Islam et l'implantation du christianisme depuis trois quarts de siècles, rendent plus ardues les recherches pour retrouver les croyances autochtones et leur signification profonde dépouillées de tous apports étrangers, à supposer encore que dans les siècles passés aucun apport étranger n'ait contribué à les former alors que ces apports se retrouvent justement dans bien d'autres domaines.

LE CULTE DES ANCETRES

Le culte des ancêtres revêt des formes multiples tout au moins quant aux lieux où il est rendu car en ce qui concerne la forme il se concrétise toujours par l'Invocation, le Sacrifice et la Prière.

Le fond des eaux et la montagne sont les lieux privilégiés de ce culte qui peut aussi être célébré sur les autels familiaux ou sur les tombes elles-mêmes.

En pays Kissi D. Paulme cite le village de Koladu dans le canton de Moussama Kossilan, qui possède un point d'eau où vivent de très gros silures qui semblent apprivoisés et viennent manger des grains de riz et des quartiers de papaye dans la main du vieillard qui en est le gardien. Ces silures seraient considérés plus ou moins comme les parents des habitants. L'auteur a raison de ne pas être affirmative car d'une façon générale et en tout cas en pays Kono, les poissons ne sont pas l'incarnation des ancêtres qui sont au Nyamata au fond des eaux, mais la propriété de ceux-ci, bien que les cicatrices de tel ou tel ancêtre se retrouvent sur les nageoires de tel ou tel silure.

Le gardien nourrit les poissons puis verse de l'eau sur son corps. On y offre les prémices de la récolte, on apporte des offrandes lorsque la pluie tarde ou n'est pas assez abondante. La femme stérile vient demander la faveur de porter un enfant. Les parents y présentent le nouveau-né : le bébé est déposé sur un van, si les silures l'entraînent au fond de l'eau et qu'il remonte au même endroit, c'est signe de longue vie. Si le courant veut l'emporter il n'a pas de chance de survivre plus de quelques mois.

Au village de Tengi dans le Kouroumandou, l'ancêtre devenu vieux se rendit accompagné de sa famille au point d'eau du village en emportant ses armes, ses couvertures, ses vêtements et sa marmite. Il déroula sa natte sur la surface de l'étang, s'y installa avec ses affaires et devant les siens disparut en s'enfonçant dans l'eau: c'est là au fond de la vasque située derrière la chute de la rivière Ouaou que se situa désormais le village des morts où il fut rejoint par tous les morts du village successivement.

Le descendant de ce premier ancêtre est traditionnellement le gardien du point d'eau. Chaque année on y apporte des offrandes et le gardien descend au fond rendre visite aux anciens disparus. Réciproquement un crocodile viendrait lui rendre la politesse au village où on lui offrirait des boules de riz.

Dans le même ordre d'idées à Dandadu dans le canton de Farmaya, le crocodile est remplacé par un hippopotame. La rivière proche du village est le Niandan, un affluent du Niger. La veille de la circoncision les garçons accompagnés des adultes se rendaient à la rivière où ils plongeaient et une fumée s'élevait au-dessus de l'eau: c'étaient, disait-on, les coups de feu que tiraient les ancêtres pour les accueillir. D. Paulme suppose que l'opération subie le lendemain était la marque visible de la visite rendue par eux au pays des ancêtres et qui aurait été en fait l'essentiel du rituel 75.

Plus loin à l'Est en pays Kono nous retrouvons un culte des ancêtres lié à l'élément liquide mettant en jeu les poissons sacrés qui ne sont pas l'incarnation du Ni des défunts mais leur propriété semble-t-il. Ces Ni ne seraient d'ailleurs que les intermédiaires et non les destinataires finaux des prières rituelles qu'on leur demanderait de porter devant l'Etre supérieur, Ala Tangana, inaccessible aux humains 76.

Les deux points du pays Kono où un tel culte a été observé, et étudié en détail par B. Holas, sont le Zié, affluent du Cavally situé au pied du mont Nimba et la vasque de la cascade tombant devant la grotte-abri Blandé par ailleurs gisement préhistorique dont nous avons parlé au chapitre II.

La cérémonie sur le Zié dure deux jours. Le premier jour a lieu un rite préparatoire où le contact est pris avec l'au-delà.

Le responsable du culte commence par disposer des cailloux sortis de l'eau sur une couche de larges feuilles et fixe le lieu de communion avec le monde surnaturel. Puis accroupi face à la rivière, il se purifie, fait le vide en lui et se concentre pour accumuler en lui un potentiel psychique suffisant.

Enfin s'adressant à son grand-père qui fut un magicien exceptionnellement puissant dans le canton du Vépo, et dont le Ni est assez récent pour rester individualisé, assez lointain pour recevoir et transmettre les prières des vivants, il annonce la cérémonie du lendemain et lui adresse ses salutations.

Un assistant dépose une cola blanche fendue sur une des pierres plates qui émergent de l'eau, asperge l'autel avec de la farine de riz et invite les poissons sacrés à être fidèles au rendez-vous le lendemain en leur jetant une poignée de farine. S'ils font surface pour la manger, l'assistant se rend auprès du chef du culte et l'informe du bon déroulement de la cérémonie.

Le deuxième jour, c'est la cérémonie cultuelle proprement dite que commence par la présentation des participants qui apportent leurs offrandes et énoncent leurs voeux.

C'est en procession qu'on se rend au lieu de culte. L'officiant proclame plusieurs fois de suite « Vous tous, venez, nous allons sacrifier ». Puis le sacrificateur s'assied sur une petite chaise face à l'autel et sort ses outils, d'autres forgerons font de même et la foule se rapproche.

Le neveu utérin du chef de culte, tourné vers l'eau énonce les voeux tandis que les postulants déposent leurs offrandes. Le chef, lui-même, invoque son grand-père, qui en son temps fut lui-même chef du culte et il affirme son sacerdoce. Il offre une première victime, modeste, et promet une victime plus importante si tout se passe bien.

Les postulants sont invités à placer leurs pierres votives et divers objets sur l'autel où l'officiant répand, ainsi que sur les outils, des poignées de farine prélevées sur les offrandes, quelques gouttes d'huile et des condiments. Puis une vingtaine de moitiés de colas rouges et blanches sont disposées au-dessus.

Ces pierres votives et ces objets seront gardés comme reliques et seront censés posséder un pouvoir fécondant. D'autres seront emportées pour être remises à ceux qui ont été empêchés de se rendre à la cérémonie.

Les femmes présentes reçoivent les offrandes ainsi consacrées pour préparer le repas communiel. Elles jettent quelques grains de riz aux poissons.

L'officiant se concentre puis entre en transe et sa nervosité gagne le public. Il adresse une prière à son grand-père. Il jette les colas à ses pieds (elles doivent retomber sur la partie bombée) et en même temps il pose les questions aux Ni. Il rejette les colas jusqu'à ce que la position soit satisfaisante ce qui constitue la réponse des Ni. L'officiant remercie alors son grand-père et les postulants l'officiant. Des chants terminent cette partie de la cérémonie.

La communion comprend des rites préliminaires, les sacrifices des victimes, le repas communautaire avant qu'un discours ne clôture le tout.

Dans les rites préliminaires, l'officiant met une pincée de farine dans sa bouche et la mâche avec une cola blanche et une demi-cola rouge puis s'avançant dans le Zié, il crache le tout qui est absorbé par les poissons.

Les aides de l'officiant font de même mais avec une moitié de cola seulement et en crachant par terre, puis c'est le tour de tous les hommes présents.

Ceux qui ont consulté le devin et qui en ont reçu l'ordre s'enduisent de farine certaines parties du corps (la tête pour les hommes et la région lombaire pour les femmes) en formulant des souhaits relatifs à la santé et à la fécondité. Les femmes entrant dans le Zié boivent de son eau et s'en enduisent le front.

Alors vient le moment du sacrifice des victimes. L'officiant jette un peu de poudre de tabac dans l'eau au-delà des pierres d'autel. Il invite les postulants à remettre les victimes aux sacrificateurs qui sont ses neveux utérins. En remettant leur offrande ils énoncent leurs vœux.

Le sacrificateur doit immoler la victime d'un seul coup et de façon à ce que le sang jaillisse sur l'autel et les objets qui s'y trouvent exposés.

Le poulet, ou la pintade, est jeté dans le Zié : s'il se renverse sur le dos, c'est de bonne augure et il est repêché.

Pour le bélier, un chasseur trempe la crosse de son fusil dans le sang et tire un coup de feu marquant ainsi la clôture de la phase sacrificatoire de la cérémonie.

Le sacrifice du bélier suit un rituel spécial : le bélier est lavé, dépouillé de sa peau et les entrailles sont extraites tandis que la tête est portée sur l'autel et qu'un petit morceau de chair prélevé sur la poitrine est jeté aux Ni.

Pendant ce temps les danses ne s'arrêtent pas. L'officiant fait une libation de Lo, le vin de palme, dans le Zié, puis les hommes s'accroupissent et boivent à tour de rôle, dans l'ordre hiérarchique, de l'eau de la rivière.

L'acceptation des sacrifices par les Ni est concrétisée par l'apparition aux pieds de l'officiant du crabe Nyo, qui amphibie, fait le lien entre la terre et l'eau, le monde visible et le monde invisible.

Le repas commence par un premier plat de riz. Le principal postulant souffle dans une trompe qui, déposée sur l'autel, a été maculée de sang et de farine de riz. Le son serait agréable aux Ni et les disposeraient à pénétrer mystiquement dans l'utérus de la femme.

Puis c'est le grand repas que les femmes ont préparé avec les offrandes et qu'elles apportent dans des calebasses neuves. L'officiant prélève sur le premier plat quatre poignées de riz dont il fait des boulettes qu'il trempe dans la sauce à l'huile de palme avant de les déposer sur l'autel, puis il en jette une cinquième préparée de la même façon, aux poissons du Zié.

Les hommes groupés par famille sans distinction d'âge, mangent à part des femmes, qui consomment leur portion près des foyers où le repas a été préparé. A la fin du repas le apporté dans des gourdes en calebasse coule à flot.

Après le repas a lieu la clôture de la cérémonie prononcée par le chef de culte qui proclame la réussite des rites et énonce les voeux qui seront exaucés : les femmes stériles enfanteront, le fils prodigue reviendra chez son père, la chance reviendra dans tel ou tel village, etc.

Puis se succèdent les remerciements : aux Ni, aux poissons, à ceux qui ont fourni les offrandes en leur rappelant qu'ils devront faire une offrande supplémentaire lorsque leurs vœux auront été exaucés.

L'homélie ne comporte qu'une allusion vague à l'Etre supérieur, Ala Tangana, les Ni dont la mémoire a disparu ne sont-ils pas confondus avec lui, et ne suffit-il pas de s'adresser à eux pour être entendu de lui ?

L'officiant termine en avertissant ses ancêtres de son emploi du temps dans les prochains mois. Et c'est alors la dispersion. Celui qui a offert le bélier emporte les pattes et la tête qui seront la matière d'un repas familial le lendemain à l'aube. Les participants reprennent les objets qu'ils avaient apportés et les cailloux arrosés de sang et de farine de riz et les emmènent dans les sacoches en raphia et en ce qui concerne les femmes, dans le dos à la manière du bébé tenu par un pagne. Ces objets seront déposés sur l'autel du culte familial que l'on trouve dans la case Kono à droite en entrant, ainsi que les éléments prélevés dans le cours d'eau. La consécration de ces objets aux poissons sacrés, agents auguraux, et serviteurs des Ni, en font avant tout des agents de fécondité pour la famille et de la cérémonie aux ancêtres un culte de la fertilité 77.

D'autres lieux de culte similaires sont connus dans la région de N'zo, telle la vasque située sous la cascade de la Grotte Blandé et qui serait considérée comme une porte donnant accès au Nyomata 78. C'est un lieu de séjour de prédilection des Ni tout comme à Tengi en pays Kissi, mais elle est plus particulièrement consacrée à l'initiation des postulants à la fonction de devin, ce dont nous aurons l'occasion de parler plus loin.

En pays Toura, Louis Tauxier a exactement fait la même notation :

« Dans le marigot du village où reposent les âmes des ancêtres l'on ne pêche jamais les poissons qui sont sacrés et appartiennent aux morts sans être les morts eux-mêmes... Pendant les fêtes pour les morts du ruisseau, tout le monde boit autant qu'il peut, de l'eau de celui-ci. Les femmes stériles notamment font ainsi et offrent en outre des sacrifices particuliers au marigot, demandant que les mânes leur donnent des enfants, c'est-à-dire veuillent bien se réincarner dans leur sein » 79.

La montagne également est le lieu de retraite des esprits des ancêtres décédés. Dans les grottes comme celle nommée G'bié, on procédait à des sacrifices d'animaux en leur honneur et on tenait en secret, sous la protection des génies masqués, les Nyomounga, les réunions à caractère à la fois politique et religieux.

Toutes les légendes se rapportant aux génies de la montagne ne sont pas absolument précises quant à l'origine de ces génies : même si ce n'est pas dit explicitement il semble bien que ce soit en fait les esprits sinon des ancêtres de ceux qui leur rendent un culte, mais des occupants primitifs de la région où ceux-ci sont venus s'implanter.

Les génies malfaisants qui s'y trouvent et en descendent pour tourmenter les vivants, sont bien les esprits des morts auxquels les devoirs coutumiers n'ont pas été rendus, de même que dans le folklore de nos provinces les âmes errantes des défunts qui n'avaient pas reçu une sépulture chrétienne, étaient aussi des âmes tourmentées et tourmenteuses.

Quel qu'en soit le lieu, qui est toujours un endroit remarquable : rochers, chute d'eau, arbre, montagne, forêt qui reçoit son caractère sacré parce que le culte y est rendu aux morts, le culte des ancêtres est intimement mêlé au culte agraire parce qu'il est lié à la fois à la fécondité de la femme et à la fertilité du sol. Les offrandes y suivent souvent le calendrier agricole : les semailles et les prémices de la récolte sont les deux temps forts de culte.

Mais il est en pays Kissi une forme particulièrement originale du culte des ancêtres, c'est l'utilisation de la statue de pierre de l'ancêtre, le pòmdo, dont nous avons déjà longuement parlé sur le plan historique.

Pòmdo vient de pòm, le mort (le village des morts, le Nyomata Kpellé, est en Kissi le Tyé-pòm).

Ces statuettes taillées dans une pierre tendre, la stéatite, sont de dimensions modestes, elles ont en général la forme d'un cylindre et portent une figure humaine, rarement animale. Elles peuvent être remplacées par un galet gravé ou une hache de pierre polie.

Lorsqu'un chef ou un notable est décédé, son pòmdo « sort » c'est-à-dire qu'il est découvert ou qu'il se révèle.

Quelques temps après en retournant un champ, ou en creusant des fondations, une tombe, près d'un colatier, dans la rizière ou aux alentours du village, un habitant découvre un pòmdo. On interroge alors le devin sur l'identité de la statuette en la promenant sur un brancard ; si celui-ci penche à gauche la réponse à la question posée est négative, si c'est à droite elle est positive.

L'identification peut être préalable à la découverte. L'héritier du défunt reçoit en rêve l'ordre d'aller déterrer son pòmdo à tel ou tel endroit. Ou bien il fait interroger par le devin un pòmdo déjà « baptisé » et celui-ci indique ou se trouve la statuette du défunt.

Lorsque le pòmdo est trouvé et identifié, a lieu la fête de l'installation. La statuette est emmaillotée de bandes de coton, on lui passe au cou un collier de cauris ou de perles, agrémenté de dents de panthère, de bagues de laiton, de corne de biche contenant de la graisse ou des poudres et une clochette. Elle est surmontée d'une touffe de plumes de pintade, elle peut être entourée d'un morceau de pagne.

En certains endroits le pòmdo ainsi empaqueté est enfermé dans une sorte de bouteille de bois dont le haut est lui aussi sculpté en forme de figure humaine.

Puis a lieu une fête à laquelle sont associées toutes les statuettes des ancêtres précédemment découvertes. Un boeuf est sacrifié, on offre des colas et on tire des coups de feu, suivant un cérémonial classique. La viande est partagée entre les adultes qui la consomment par sexe.

« A partir de ce moment, l'ancêtre ne sera plus invoqué sur l'autel familial, mais les sacrifices qui lui sont destinés seront offerts au pòmdo » 80.

Le gardien du pòmdo est le fils ou le petit-fils de l'ancêtre représenté.
« A la mort de son gardien le pòmdo passe aux mains du frère cadet ou au fils ; à défaut d'héritier direct, la statuette sera déposée dans la tombe ».

L'ancêtre n'habite pas en permanence le pòmdo. C'est le gardien qui l'appelle en frappant avec un anneau de métal une cloche de fer. On peut prêter serment sur lui, lui demander la réalisation d'un voeu, un conseil, son aide en vue d'une vengeance.

Le mode d'interrogation usité est celui du brancard porté à chaque extrémité sur la tête de deux aides, sur lequel on a déposé le pòmdo. L'ancêtre guide les porteurs et commande les oscillations qui sont interprétées.

Des sacrifices sont offerts au pòmdo. Le sang des victimes séchera sur les bandes de coton dont il est enveloppé. A la fin des semailles et au début de la moisson on lui offre aussi de la bouillie de riz et son culte revêt lui aussi une forme agraire comme il est normal dans une civilisation de ce type.

Ainsi donc avec le culte des ancêtres, nous ne sortons pas des phénomènes religieux même si ceux-ci semblent estompés à des degrés plus ou moins grands comme nous venons de le voir, et même si l'extrême importance qui lui est donnée cache le lien entre l'Homme et l'Etre suprême 81.

Il en va tout autrement avec la magie et la sorcellerie en lesquelles certains ont voulu réduire l'animisme des peuples forestiers et qui, si elles s'adressent bien au monde invisible, ne le font pas pour assurer la continuité de la communion avec lui du monde des vivants, mais pour l'asservir à des fins personnelles et matérielles.

LES GENIES

Dans quelle mesure les génies se distinguent-ils des esprits des ancêtres, des premiers occupants du sol ou des nouveaux venus détenteurs du pouvoir politique et guerrier ? Nous avons déjà posé la question et exprimé l'avis qu'il s'agit des esprits des défunts les plus reculés.

Il n'y a pas un panthéon forestier avec des dieux ou des génies de tel ou tel élément : un Poséidon divinité de l'élément liquide, un Ouranos divinité céleste, etc. ne sont pas des concepts Kpellé, Toma ou Kissi. Lorsqu'on parle de génie de la montagne, de génie de la brousse, de génie du marigot, il s'agit du génie de telle montagne, de tel marigot bien précis et c'est ce qui nous fait dire que ce sont là les premiers occupants qui ont peuplé de leurs esprits toute la nature.

Propriétaires éminents de la terre, les génies du sol se manifestent souvent sous l'apparence de pythons et le culte qui leur est rendu est un culte agraire : les chefs et les notables apportent leurs dons aux abords du lieu de culte mais seul l'officiant, gardien du génie, pénètre dans le bois sacré pour présenter les offrandes et sacrifier les victimes. La chair des animaux et le riz sont consommés sur place par les villageois après que les prémices aient été offertes.

D'autres génies tutélaires sont les génies de la famille. Ils se sont révélés jadis ou se révèlent encore. Si l'on découvre un serpent cracheur dans une case par exemple, on interroge le devin qui détermine s'il s'agit d'un génie. Dans ce cas, on doit respecter l'endroit où il s'enroule pour dormir. Un culte lui est rendu pour conserver sa protection, pour le remercier d'un bienfait. Les sacrifices peuvent avoir lieu dans la case du chef de famille, ou dans la cour sur laquelle donnent les cases de la famille ou bien dans la forêt.

Il existe encore une multitude de génies inconnus qui résident dans les arbres, les rochers, les termitières, les cours d'eau et qui peuvent prendre l'apparence d'un animal, serpent, biche, etc.

C'est ainsi qu'à chaque défrichement, on offre un sacrifice aux génies inconnus du lieu et si malgré tout survient un malheur, le devin est interrogé et il prescrit soit un sacrifice plus conséquent, soit l'arrêt des travaux.

Le génie malfaisant peut aussi prendre l'apparence d'un homme ou d'un animal pour commettre ses méfaits dont le plus habituel est de coucher avec une femme enceinte, ce qui aboutit à un avortement ou à la naissance d'un monstre. A l'accouchement les matrones le reconnaissent pour fils de monstre (Inedui en Toma) et le tuent. Pour protéger les femmes enceintes des entreprises de tels génies, des amulettes sont disposées sur leur couche.

D'après P.M. Gamory-Dubourdeau si ces génies peuvent acquérir un pouvoir sur les hommes, ils n'en ont aucun sur les défunts qui au contraire leurs sont supérieurs et qui vont même jusqu'à les employer en vue de l'exécution de leurs décisions vis-à-vis des vivants.

Quant aux humains, c'est par la magie qu'ils peuvent asservir les génies ou les neutraliser alors que cette magie est inefficace à l'égard de l'esprit des défunts. « Les magiciens peuvent les asservir par les incantations appropriées. Ils peuvent même les obliger à venir résider dans une demeure, Salé (amulette, statuette de bois gardée soigneusement cachée à la vue des profanes) 82.

Il y a donc là trois plans différents :

Les cultes secondaires dont D. Paulme a noté le foisonnement en pays Kissi et qu'elle attribue à un désir de développer un fonds spirituel que les conditions d'insécurité dans lesquelles la Société Kissi a vécu pendant des siècles avant l'implantation de la présence française et la pacification, avaient réduit considérablement, ont un lien certain avec le culte des ancêtres.

Si on rend ce culte, spécialement au fondateur du village ou du lignage, c'est certes pour obtenir une récolte abondante, pour protéger les personnes et les biens, pour obtenir la révélation des coupables, mais c'est aussi pour reconnaître son rôle éminent parmi ses descendants actuels.

Le culte de Yallo a un triple rôle : juridique, agraire et de purification : son support est une décoction « d'herbe des morts » ayant poussé sur le lieu de culte.

Le Kundo que l'on ne rencontre qu'au sud du pays Kissi viendrait des Kono (Sierra-Leone) : sa fonction est la protection des champs, son support un canari peint contenant un produit qui est un mélange de bouillie de riz, de sable provenant du point d'eau du village, et de plantes poussant sur le lieu de culte.

Ce culte est rendu par des initiés formant une société ( à laquelle appartiennent en fait tous les mâles du village) : il y a un maître de la société auquel sont présentés les bébés dont il frotte le corps à l'huile, les enfants étant instruits des secrets vers l'âge de huit ans.

La société accompagne les cérémonies d'une musique sacrée qui rappelle la voix de l'Afoui Toma ou du Nyomou Kpellé: poterie-tambourin de bois, sifflet en corne ou en pierre.

Les cérémonies ont lieu trois fois par an et sont nettement liées à un culte agraire : lors du défrichement, des semailles, de la moisson.

D. Paulme a décrit ces différents cultes Tumbye, Kanda, Kundo, Yallo et nous renvoyons le lecteur à son ouvrage 83.

Nous avons repoussé à ce moment, la question de savoir s'il convenait d'intégrer les masques, ou tout au moins ce qu'ils représentent, au phénomène religieux.

Leur importance dans la vie des peuples de la forêt, se situe non seulement au plan religieux, mais aussi au plan social, voire politique et l'aspect artistique ne peut être négligé encore que cet aspect soit perçu plutôt par un observateur extérieur et comme qualité indépendante de toutes les autres.

Le masque n'est pas un agent sacerdotal, il n'est pas non plus à lui seul une divinité bienfaisante ou malfaisante. Le nom de « Diable » qui lui est souvent donné par les forestiers s'exprimant en français, est un contre-sens dont l'origine peut facilement être trouvée dans l'enseignement des missionnaires que les néophytes veulent adapter aux réalités locales. Génies multiples ou esprit multiforme, les masques et leur voix ont fait l'objet d'études et de réflexions nombreuses : la plus complète et la plus synthétique à la fois, est celle de B. Holas (Les masques Kono : leur rôle dans la vie sociale et politique), tandis que P.D. Gaisseau (Forêt sacrée, magie et rites secrets des Toma), après avoir décrit les différents masques, a tenté de définir une cosmogonie des Toma.

Ajoutons que si les Kissi ne connaissent pas les masques en bois, le Koma Malinké s'est introduit dans le nord du pays et qu'on le retrouve également chez les Kpellé, mais il y reste propre aux communautés Malinké animistes pré-islamiques qui vivent en symbiose avec les Kpellé leurs hôtes.

Il faut distinguer l'agent sacerdotal qui peut aussi être sorcier en même temps (mais alors il s'agit de deux fonctions distinctes dont un seul individu peut être titulaire), du porteur du masque qui lui est subordonné. L'agent sacerdotal, le Zohomou Kpellé-Kono ou Zogui Toma, est connu de tous, par contre, et c'est fort compréhensible, le porteur de masque est anonyme: en effet aux yeux des non-initiés il ne doit pas s'agir d'un déguisement mais d'un être existant véritablement.

D'après B. Holas, cette séparation n'est que le fait d'une évolution: primitivement il y aurait eu identité de l'agent sacerdotal et du porteur de masque. Il veut voir dans le fait, signalé par G. W. Harley et G. Schwab, que parfois en pays manon du Libéria, le rôle du porteur de masque soit encore aujourd'hui assuré par un Zohomou, la confirmation de cette identité primitive 84.

Nous avouons n'avoir noté que la dissociation dans tout le cercle de Nzérékoré que ce soit en pays Kpellé, Kono ou Manon et n'avoir pas trouvé de trace d'identification en pays Toma.

Autre différence : alors que chez les Toura et chez les Toma, le masque peut être soit anthropomorphe soit représentatif d'un animal, chez les Kpellé, les Kono et les Manon il n'est à notre connaissance qu'anthropomorphe mais il peut figurer soit l'aspect mâle, soit l'aspect femelle de l'esprit représenté. Seul le masque du Nyomu Lébé représente en pays Kono un crapaud.

Enfin le masque, dans la plupart des cas, ne doit être connu que des initiés du sexe masculin (même s'il représente le principe féminin) et il marque ainsi la domination de l'élément mâle dans la société forestière.

Ces différentes observations ont été rassemblées par B. Holas dans son étude sur les Toura.

« Nous devons mettre ici encore en vedette une institution liturgique particulièrement appréciée du mâle dominateur : celle des collectivités closes employant le masque sacré. En effet, le masque tantôt matérialisant une entité chtonienne, tantôt incarnant l'aïeul agissant de la lignée (plus précisément du Siya, groupement familial aux aspects totémiques) assume chez les Toura la fonction d'un éminent auxiliaire de culte, participant notamment à la plupart des spectacles sacrés. Mais le masque ne se contente pas de jouer le rôle d'acteur hiératique: il se constitue en dernière analyse, le porte-parole attitré des oligarchies du groupe social et se présente alors fréquemment comme le garant symbolique de l'ordre public. Par conséquent, ses activités à l'origine essentiellement religieuses, débordent, on le voit, largement dans le domaine politique. Sans jamais agir de sa propre initiative, le masque Toura bénéficie, en tant que délégué sympathique de l'au-delà d'une autorité incontestée » 85.

L'institution du masque, malgré la grande diversité des représentations, est la marque de l'unité foncière de la civilisation forestière haut-guinéenne et chaque peuple, s'il présente en la matière ses propres créations, montre d'ouest en est des emprunts significatifs à ses voisins.

C'est ainsi que Bakorogui, masque Toma, semble avoir été emprunté aux Kpellé (Nyon Hilé) car il ne peut s'exprimer que dans la langue de ceux-ci.

En pays Kono, certains masques sont d'origine Dan et parlent uniquement ou principalement en cette langue, tel le Nyomou-Kuya ou échassier. Le Zagbwe serait également un masque de la région nord de la subdivision de Danané.

Les masques peuvent se diviser en deux catégories :

La fabrication du masque, objet rituel, est également un acte rituel et comme tel, soumis à des prescriptions dont la première est l'autorisation du Zohomou, et la seconde le maintien du caractère secret de l'opération. L'artiste doit également se soumettre à des rites purificatoires.

On distingue la fabrication et l'intronisation d'un nouveau masque devant remplacer un ancien du même type devenu inutilisable.

Le lieu de travail en forêt est protégé par des ficelles de raphia tendues entre les arbres et que les non-initiés savent être des limites à ne pas franchir. Parfois de jeunes initiés montent la garde par surcroît de précaution.

Trois espèces de bois sont utilisées et l'artiste abat les arbres nécessaires. Il travaille sous la haute surveillance des dignitaires du Polon en s'essayant à reproduire avec la plus grande fidélité le modèle à remplacer : ainsi d'âge en âge se perpétue le même masque.

L'artisan, avant de commencer son travail, partage une noix de cola avec le Zohomou qui adresse une invocation à l'ancien masque et au nouveau. Le masque une fois sculpté est teint en noir et poli suivant des procédés qui varient selon les régions. Le plus courant est d'enduire le masque de la sève d'un arbre et de l'enterrer dans une terre argileuse : au bout d'un certain temps le bois acquiert une patine noire qu'il ne reste plus qu'à rendre brillante. Le masque est alors complété par ses accessoires : coiffure, barbe, etc.

Alors a lieu l'intronisation du nouveau masque, cérémonie à laquelle les participants se sont préparés par le respect d'interdits d'ordre sexuel. Elle se passe dans la case du Zohomou. Le vieux masque rejoint ses prédécesseurs dans une corbeille et des remerciements lui sont adressés. Le nouveau masque est disposé sur une natte neuve avec les différentes amulettes propres au Zohomou. Prières et sacrifices lui sont adressés : il faut cependant noter que ce n'est pas au masque lui-même, simple support matériel, mais au génie du masque. Coutumièrement on retrouve les offrandes habituelles : le poulet dont le sang arrose le front du masque, la farine de riz, qu'elle saupoudre, la noix de cola à raison d'une demie rouge et d'une demie blanche, mâchées par le Zohomou et crachées par lui au milieu du front du masque. Le poulet a été fourni par le porteur du masque auquel celui-ci est remis après un repas communiel qui réunit le Zohomou, le porteur du masque (Nyomou-Koulomou) et des initiés invités. Puis a lieu la première sortie au village, qui est l'occasion d'une fête avec réception d'offrandes et repas 87.

Chez les Toma, c'est un chien qui est sacrifié à l'Afoui.

Si le masque est la manifestation visible du génie, celui-ci est également audible et sa voix a peut-être plus d'importance que sa forme matérielle. Plus que la vue du génie masqué, c'est celle des musiciens et des instruments de la « Voix » du Nyomou, qui est interdite.

Masque et coiffure de Nyomu Kpelle
Masque et coiffure de Nyomu Kpelle

Cette voix, comme pour le masque, est double. Celle du mâle est rauque et caverneuse et faite pour semer la terreur. P.D. Gaisseau, avec une certaine emphase romantique, a décrit la voix de l'Afoui en pays Toma.

« Il saisit sa fourche à trois dents et l'un de ses aides lui tend une poterie noire et renflée. Avec lenteur, il la porte à ses lèvres. Un appel rauque, sauvage, déchire la nuit dense de la forêt. Wego, surgi de l'ombre derrière lui, souffle en réponse dans un vase identique. Les deux mugissements s'alternent, respirations gigantesques de monstres antédiluviens, musique inhumaine des premiers âges de la terre qui réveille au fond de l'être une angoisse indicible. Bientôt les autres féticheurs mêlent à ces grandes voix les notes aiguës et diaboliques de leurs sifflets. Les féticheurs tournent lentement au milieu de la place, hagards, perdus dans une sorte d'extase. Ils ont arraché cette musique à la terre, aux rochers, à la végétation monstrueuse et aux animaux de la brousse ; elle ne fait que la traverser pour hurler la grande peur primitive de l'homme » 88.

Toute autre est la voix de l'incarnation féminine du génie, la Nyon Nean des Kpellé. Elle contraste par sa douceur et ses airs mélodieux avec celle du mâle. Emise par une demi-douzaine de musiciens environ, cette voix a une ampleur plus ou moins grande suivant que l'on se trouve pendant une session d'initiation, auquel cas l'orchestre est complété par des instruments profanes (dont sont absents les instruments à percussion), ou en dehors de celle-ci où il peut être réduit.

Masque de Nyon-nean Kpelle
Masque de Nyon-nean Kpelle

Ces instruments particuliers qui ont un caractère sacré, sont confiés par le Zohomou à des initiés du polon qui ont montré des dons particuliers pendant l'initiation et qui ont la garde des instruments à l'abri des regards indiscrets des non-initiés.

Trois instruments à vent sont des cônes de stéatite (la même pierre servant à sculpter le pòmdo kissi) de différentes grandeurs. Le plus grand est muni d'ouvertures comme une flûte, dont l'obturation par les doigts du musicien fait varier la hauteur du son. Le second de taille moyenne n'a pas d'ouverture et le plus petit est assimilable à un sifflet produisant un son strident, variable grâce à la présence d'un ou deux trous pouvant être également obturés.

A ces cônes de pierre s'ajoutent des poteries comme pour la voix mâle : elles sont au nombre de trois de taille différente, celle de taille moyenne est recouverte de peau de boeuf et pourvue d'un couvercle.

Ces instruments peuvent être ornés de cauris incrustés dans de la cire et porter les traces du sang des sacrifices.

Si chez les Manon la voix de la Nyon Nean se fait entendre essentiellement la nuit, chez les Kpellé et les Kono elle accompagne le Nyomou rouge mâle ou le Nyomou noir lorsqu'ils sortent non costumés.

La voix de Nyon Nean ne peut pas sortir en-même temps que le porteur de masque habillé, les deux doivent être dissociés. Mais si Nyon Nean sort habillée, elle le fait avec l'un des mâles et comme celui-ci peut s'exprimer non pas lui-même, mais par la voix humaine de son interprète non masqué, Nyon Nean peut également se servir de ce truchement 89.

Toutes les précautions sont prises pour que la réalité humaine ne puisse être perçue par les non-initiés. Au surplus, le Nyomou marche en dansant, en pivotant sur ses talons avec un mouvement de rotation de telle sorte que sa jupe balaye ses traces dans la poussière.

Seuls les initiés sont censés connaître la réalité car le Nyomou ou l'Afoui sont liés intimement à l'initiation. Là où celle-ci a disparu, Vépo-Saouro, on assiste à une sorte de laïcisation, de dégénérescence des aspects religieux de l'esprit-génie. Le Nyomou a alors pris un aspect social ou bien il n'est plus qu'un « chien qui rapporte » selon une expression Kono, entre les mains du Zohomou, ou encore il s'est transformé en baladin.

Dans la première catégorie nous avons décrit l'aspect et le rôle du Nyomou — service de sécurité incendie —, le Zagbé, et du Nyomou — service d'hygiène—, le Mamou Nyon à propos du village et de son organisation.

Parmi les chiens qui rapportent, le Tokpa Ko Nyon est une sorte de Nyomou en chômage, si l'on peut dire. Il tient à la main le Kéan'go, barre de fer bifourchue qui servait à dépecer soi-disant les postulants à l'initiation ; depuis que celle-ci a disparu, Tokpa Ko Nyon mendie pour son Zohomou, d'où son nom de « chercheur de manioc sec ». Son masque barbu, moustachu et pourvu d'un nez très proéminent est surmonté d'un chapeau fait d'une couronne de cuir ornée de rosaces de cauris et enserrant des plumes, de Touraco ou Bilikolo principalement, formant paquet et coupées au sommet. Il est habillé d'un boubou bleu et d'une jupe en raphia.

Les jours de marché, il se promène muni d'une besace et prélève sur chaque vendeur une part de produits (riz, manioc, piments, bananes, tomates) pour son Zohomou.

Le redoutable Nyon G'pan, esprit de la guerre, offre un exemple remarquable de dégénérescence évidemment dû à l'état de paix qui a régné depuis 1911 en Haute-Guinée.

Le Nyon G'pan ou Nyomou-coureur était autrefois, au temps des guerres, le génie de la force violente. On ne le faisait sortir que pour danser devant les chefs vainqueurs, accompagné de guerriers tirant des coups de fusil et poussant des hurlements. De nos jours, la danse est devenue burlesque et les valeureux guerriers de joyeux farceurs.

Son masque est rouge avec deux cornes (symbole de la force) et une barbe noire en queue de cheval. Son boubou est fait d'étoffe de coton cousue ensemble avec des peaux d'animal (panthère et singe). Il tient à la main une cravache avec laquelle il tente de frapper tout le monde. Le Nyon G'pan ne peut tenir en place, il se démène, fonce sur la foule la cravache levée, danse furieusement, tombe épuisé, se relève et recommence. Deux cordes attachées à sa taille sont tenues par ses suivants qui l'empêchent ainsi de massacrer les assistants. D'autres suivants s'interposent entre lui et le public pour tenter de calmer sa fureur mais ils ne peuvent que la détourner.

Ces suivants ou Nyon Laye Booblã qui, autrefois, étaient des guerriers, sont maintenant des jeunes gens du village vêtus le plus misérablement possible. La figure enduite de boue noire et de kaolin, ils portent des boubous troués, des hamacs usés, des bouts de chiffon. Ils portent à la main des gris-gris qui doivent donner du courage au Nyon G'pan. Ils portent aussi de petits balais en paille, caricature des queues des Tonablã et sifflent de toutes leurs forces pour encourager le Nyomou.

L'orchestre est composé de deux ou trois damang. En certains endroits tous les guerriers accompagnent Nyon G'pan en portant du feuillage à la main.

Enfin le Nyomou échassier n'est plus qu'un agent de divertissement, un danseur, un chanteur et ainsi que nous le verrons dans la troisième partie au chapitre de la vie intellectuelle et artistique, un conteur qui enchante les soirées passées dans les villages Kono.

Le Nyomou Kuia ou Nyomou-long est un échassier que l'on retrouve également chez les Toma à l'Ouest et les Ouobé et Dan à l'Est. Son masque est fait de fibres de palmier teintes à l'indigo, il porte barbe, moustache et nattes, faites de même matière. Sa coiffure est une sorte de tiare en cuir bleu et rouge, entourée de cauris à la base et couronnée au sommet d'une touffe de poils de barbe de bélier. Parfois de la barbe de bélier orne le milieu de la tiare.

Autour du cou il porte un long collier de trois rangs de cauris. Son boubou, à manches longues, cache les mains. Il est fait de bandes de coton à rayures blanches et bleues, ainsi que son pantalon qui descend jusqu'aux échasses. Des clochettes en cuivre font le tour de la taille et un pagne en raphia blanc attaché à la ceinture descend jusqu'aux genoux. Deux cordelettes descendent du chapeau à la taille et se terminent par des pompons en coton bleu.

Les échasses sont entièrement recouvertes d'étoffe brune. Ce Nyomou est devenu un danseur et un acrobate. A la main il tient une queue de boeuf. Sur ses échasses il se trémousse faisant sonner ses clochettes. Il marche les poings sur les hanches puis les deux bras écartés ou tendus en avant. Il croise ses échasses et opère une volte-face. Il se déplace latéralement et son plus beau tour, c'est de plier en arrière sur les genoux, les échasses bien verticales et de se relever d'un seul coup plusieurs fois de suite.

Son orchestre est composé de plusieurs tambours et d'un . Les musiciens chantant également, reprennent en choeur les phrases que lance le Nyomou d'une voix extrêmement aiguë qui lui est particulière. Dans la foule, un compère le flatte pour le stimuler. Enfin il a avec lui son interprète qui traduit ses paroles en langage normal.

Nyamou Kuya a Nzerekore
Nyamou Kuya à Nzérékoré

Le Nyon Léa a ceci de particulier qu'il ne se déplace qu'accroupi et qu'il progresse par bonds. Il est vêtu d'un petit boubou ample qui le recouvre entièrement, attaché à un masque qui dissimule son visage surmonté d'un chapeau à plumes. C'est un simple amusement.

Signalons enfin que le Nyomou est connu chez les Malinké animistes ou Maninwã dans les villages de Oueya, Booué et Oulo du Boo Nord. Ils seraient venus du cercle de Beyla qu'ils auraient fui devant la poussée musulmane. Retenus par Miao, un des premiers chefs du Boo, ils s'installèrent dans la région et oublièrent bientôt leur langage pour adopter celui des Kpellé dont ils possèdent beaucoup de coutumes. C'est ainsi qu'ils connaissent l'Initiation, mais la leur est différente de celle des Kpellé. Ils ont leur propre forêt sacrée et leur Coma, celui-ci sous la forme mâle et sous la forme femelle comme le Nyon Hilé et la Nyon Néan. Seul le mâle est habillé d'un boubou jaune à ronds noirs. Il n'a pas de masque en bois mais en possède parfois un en étoffe noire. Ses manches sont amples et le boubou est parsemé de plumes de bilikoko (Touraco), de toucan et de pintade dont est également fait son chapeau conique. A la main il tient une corde à laquelle sont attachées de nombreux grelots et clochettes.

La femelle chante la main devant la bouche avec une voix rauque. Le mâle lui répond avec une voix de crécelle. L'interprète parle normalement en ponctuant ses phrases d'un coup du claquoir en métal qu'il tient entre le pouce et les trois autres doigts de la main droite. Tandis que les tambours rythment la danse, de temps en temps le cortège chante une phrase assez grave à laquelle l'écho semble répondre, puis tous poussent des cris suraigus d'un effet vraiment saisissant dans la nuit.

Ce Coma a un rôle particulier : lorsqu'une dispute a lieu dans le village, il se précipite au milieu de la foule, qui, composée en quasi-totalité de Kpellé non-initiés du Coma, se disperse. Le lendemain, les esprits étant calmés, on peut rendre pacifiquement une juste sentence.

Coma semble être une déformation du terme malinké-bambara « Komo » qui servirait à désigner à la fois la divinité et la société de ses fidèles. Delafosse dans un article sur la terminologie religieuse au Soudan paru dans le numéro de décembre 1923 de l'Anthropologie, et L. Tauxier dans son ouvrage sur la religion Bambara (Paris, Geuthner, 1927) ont étudié la société du Komo, la plus importante société religieuse de la région de Segou selon ce dernier, dont le nom signifierait « doué du caractère sacré », suivant le premier.

B. Holas a noté l'existence du Komo à Koradou dans le nord du pays Kissi 90, qui a subi une forte influence malinké.

Le gardien du masque est le chef religieux du village dont la réputation s'étend loin de celui-ci. Peuvent être membres de la société les hommes adultes après un stage d'initiation, mais les jeunes garçons même incirconcis peuvent être admis, sans voix délibérative, si nous osons dire. La première vue du masque coûtait dix francs en 1948 et ce droit d'entrée était évidemment perçu par le gardien.

Lors des sorties du Komo qui ont lieu la nuit, les femmes et les mâles non initiés doivent se cacher sous peine d'être supprimés par le poison. La voix du Komo est composée de cornes de boeuf et de tambours et le masque ou son interprète poussent des cris.

Le rôle du masque et de la société est de soutenir l'autorité des chefs, de maintenir le village dans l'ordre et la sécurité et de préserver les biens des membres. Le Komo doit aussi protéger les habitants du village contre les manœuvres criminelles des sorciers.

S'agit-il comme en pays kpellé de communautés malinké enkystées en pays kissi ou de kissi ayant assimilé une institution malinké ?

Que ce soit en pays Kono, Toma, Kpellé ou Kissi, le danseur masqué n'est que la figuration de l'esprit dont le Zohomou ou Zogui est l'agent sacerdotal, gardien et détenteur des masques. Toutefois, il peut déléguer la détention au porteur du masque lui-même. Son double rôle dans la plupart des cas, de magicien et d'agent sacerdotal, a provoqué l'éclipse du second par le premier et l'aspect religieux du Nyomou ou de l'Afoui a pu ainsi s'estomper au point qu'il est devenu difficile d'en analyser le sens profond, d'autant que la dégénérescence de l'institution en a altéré le caractère sacré.

B. Holas à propos de la Nyon Néan note l'abîme séparant l'éternel principe de la déesse-mère qu'on retrouve partout et sa matérialisation par un simple masque, plus modeste que ses deux époux, sa voix plus douce et basse, la cadence modérée de ses paroles et son attitude générale : alors que les masques mâles utilisent fouets et fourches, le masque femelle armé de la simple queue de vache ne frappe jamais. « Toute son attitude atteste avec éloquence cette incompréhensible chute» 91.

Le Nyomou ou l'Afoui quelles que soient les représentations utilisées par tel ou tel peuple, est l'esprit collectif de la communauté tribale en qui s'incarne la coutume : la soumission absolue, le secret gardé par la menace de mise à mort du non-initié qui l'aurait percé ou de l'initié qui l'aurait divulgué, sont des moyens de protection de la cohésion de cette communauté, de sa structure sociale et de ses institutions.

L'homme de la forêt, qui a connu la lutte tant contre le milieu que contre les tribus voisines, pour survivre a dû se fondre dans la collectivité. L'initiation permet aux nouveaux membres de celle-ci, de s'intégrer totalement à elle, elle les y oblige comme nous le verrons au chapitre suivant.

C'est pourquoi symboles et rites doivent être maintenus sous peine de voir disparaître l'originalité de la communauté, de la voir se diluer dans un milieu dépersonnalisé et de la livrer sans défense à un environnement hostile. Il ne s'agit pas de fétiches mais de l'expression d'un animisme communautaire, refuge d'individus faibles par eux-mêmes.

MAGIE ET SORCELLERIE

La magie est l'asservissement des génies aux fins que se propose le magicien, lesquelles peuvent être bénéfiques ou maléfiques.

Si le culte des ancêtres à l'état pur ne révèle aucune trace de tentative de domination et d'asservissement de leur esprit et des pouvoirs qu'ils détiennent dans l'au-delà, il n'en va pas de même en ce qui concerne les génies qui ne sont ni les mânes, ni les génies du sol (ce qui prouve bien que ces génies ne sont que les esprits des ancêtres soit du lignage, soit des premiers occupants du lieu ainsi que nous l'avons déjà souligné).

Le fait que le Ni des ancêtres soit redouté ne prouve pas que le culte rendu à son égard soit empreint de magie, car ses éléments résident dans la prière et non dans des procédés de contrainte.

Les magiciens, pour utiliser un terme occidental générique, sont des devins dans la mesure où ils découvrent les causes réelles des phénomènes apparents, ou des sorciers dans la mesure où ils prescrivent des recettes maléfiques et en fournissent les moyens : les uns et les autres peuvent d'ailleurs être confondus.

Leur double quitte leur corps et commerce avec les esprits de l'invisible dont ils apprennent les secrets. Par leurs incantations, ils obligent des génies à résider dans des objets matériels allant du masque aux cailloux, plantes, statuettes ou paquets de chiffons informes et autres amulettes qui peuvent d'ailleurs faire l'objet d'un commerce portant sur l'objet lui-même et son mode d'emploi.

Ces amulettes portent le même nom de salé ou sara qui, par l'arabe, viendrait de l'hébreu sadaga (l'aumône volontaire). Sara ou sala est le mot Kissi, salé le mot Toma-Kpellé.

Le salé peut être confectionné à la suite de divers événements : ordre reçu d'un ancêtre pendant un rêve ou durant le passage dans un état cataleptique, instructions données par l'ancêtre durant une cérémonie d'interrogatoire du cadavre ou de la statuette de l'ancêtre (pòmdo).

On peut également non pas asservir mais conjurer les intentions mauvaises des esprits des morts qui n'ont pu être inhumés et qui sont errants : soit en leur portant de la nourriture au bord de la piste, soit en y constituant un brasier avec un tison pris dans chaque foyer sur lequel tous étendent la main tandis qu'un vieillard récite la formule incantatoire 92.

D. Paulme chez les Kissi distingue plusieurs catégories d'amulette :

Et de citer comme exemples :

« Comme souffre ce chien dont je coupe la tête, que souffre et meure mon ennemi »
et on enterre la tête du chien dans la cour de l'ennemi présumé.

Variante pour un ennemi non révélé :

on enterre près du point d'eau du village un crapaud vivant et des oeufs de mouche maçonne, le tout enveloppé dans un chiffon. L'acte est accompagné d'imprécations contre l'ennemi inconnu.

L'auteur décrit aussi une classe particulière d'amulettes à but éminemment maléfique où doit être incorporé ou sur lequel on doit verser du sang. Elle peut aussi constituer un antidote contre le poison.

Le postulant qui désirait l'acquérir devait faire le sacrifice de sa femme ou de le son enfant. Le sorcier en le lui livrant indiquait les interdits à observer et les formules d'imprécation à employer. Périodiquement, pour redonner vigueur à l'amulette, il fallait lui offrir graisse et sang humains. Avec la disparition des guerres il était devenu plus difficile de se procurer ces ingrédients et on s'adressait alors aux hommes-panthères et aux hommes-crocodiles 93. Cette amulette maléfique se nomme sambiò en Kissi. Elle est préparée par le sorcier dans la brousse, nu, oint d'huile, en plein soleil.

Parmi les individus réputés sorciers, il existe deux catégories ou plus exactement deux manifestations de leur inclination maléfique: ceux qui détruisent la personne de leur adversaire en mangeant son esprit, et ceux qui mangent la chair pour acquérir une plus grande force vitale et un plus grand pouvoir magique.

En pays Toma, le mangeur d'esprit est nommé Motai et selon P.M. Gamory-Dubourdeau, leur double s'incarne dans des chouettes et ils dévorent le double (gové) d'autres humains. Ils peuvent aussi communiquer leur pouvoir à leurs victimes, qui deviennent Motai à leur insu.

En pays Kissi, D. Paulme a fait la même observation en ce qui concerne l'incarnation du double du sorcier dans un rapace nocturne.

Le grand kuino (sorcier) de la région confie le couteau de sorcier à tour de rôle à chaque kuino pour qu'il lui fournisse une victime. Tenant l'amulette maléfique (sambiò) d'une main et le couteau de l'autre, le kuino fend la poitrine de sa victime et lui arrache le coeur.

Pour D. Paulme le sorcier Kissi réunit les deux personnages, mangeur d'esprit et mangeur de chair, distincts dans la magie Toma.

A l'heure actuelle le chien aurait été substitué à l'homme dans les sacrifice nécessaires à l'exercice de cette fonction. Nous nous souvenons cependant d'une affaire qui fit du bruit en pays Kissi vers 1946, où un chef fut inculpé de crimes rituels ; comme il était en même temps le principal agent électoral du député de la Guinée dans la région, la position du chef de subdivision était plus que délicate.

Dans son ouvrage « Les gens du riz », D. Paulme a analysé de façon très pénétrante la mentalité Kissi face au phénomène de la sorcellerie. Ce qu'elle en dit peut s'appliquer à toutes les populations de la région forestière de Haute-Guinée (p. 216 à 221).

Aux membres des sociétés d'hommes-panthères existant surtout en pays Kpellé et dans la région frontalière du Diani en pays Toma, il faut ajouter une coutume qui ne concerne nullement des sorciers mais les chefs guerriers connus de tous et qui cependant a sa place dans les pratiques magiques :

« Buvant à même le cou des prisonniers décapités le sang chaud qui jaillit, ils croient nourrir leur gové de celui du supplicié et accroître leur puissance magique et leur bonheur à la guerre » 94

On peut dire que depuis les Dan, Guéré, Toura jusqu'aux Toma, Kissi en passant par les Manon, Kono et Kpellé, les peuples forestiers de la Haute-Guinée et Côte-d'Ivoire vivent dans la hantise du sorcier : la cause première de tout événement est un acte de sorcellerie portant préjudice aux biens comme aux personnes. Même si les causes secondaires apparentes sont naturelles, elles ne font que dissimuler la cause première qui est à leurs yeux bien évidemment un acte de sorcellerie.

Aussi face aux sorciers trouvons-nous le chasseur de sorcier, qui est son frère-jumeau et qui peut d'ailleurs être tantôt l'un, tantôt l'autre, utilisant des moyens comparables mais pour découvrir celui qui nuit et non pour nuire. Il détient l'amulette bénéfique qui lui permettra de démasquer le coupable, en révélant l'amulette maléfique dont elle est en quelque sorte l'antidote.

Ce chasseur de sorcier, semble agir de façon différente suivant les peuples. Le Zoovi Toma, et son collègue Kpellé ou Manon, découvrent le sorcier coupable pour le traduire devant le conseil des notables pour y être condamné. Dans les temps anciens les châtiments auraient été exemplaires : enterrés vifs, empalés, brûlés. L'accusé peut d'ailleurs demander une contre-épreuve: serment sur une amulette, absorption d'un poison d'épreuve, ou toute autre ordalie. En pays Toma, l'épreuve pouvait être faite à l'aide d'une farine de riz consacrée, c'est-à-dire préparée avec l'eau du lavage du cadavre des grands morts (Zogui, chef, notable) à laquelle on ajoutait le fruit magique, la noix de cola mâchée.

Par contre en pays Kissi, le chasseur de sorcier, le wulumo, s'efforce avant tout de découvrir à l'aide de l'amulette bénéfique (g'bindé), l'amulette maléfique (sambiò) et par conséquent son possesseur. Mais il peut se contenter de neutraliser le sambiò en le plongeant dans une décoction qui le rend inoffensif. Ce g'bindé, formé de cailloux pris sur chaque lieu de culte, de clochettes, de bagues de métal, est plongé dans une décoction avec laquelle a lieu une cérémonie purificatrice en aspergeant de cette décoction le sol du lieu ensorcelé 95.

Le sorcier peut se confondre avec le devin ou en être distinct. La divination, de toute manière, est une institution très en honneur chez tous les peuples de la région forestière.


Le devin : Toloukpemou en Kpellé, Wanagawa en Kissi, Adobenui en Toma.

Certains devins sont spécialisés dans l'emploi de la queue de boeuf, des cauris ou de la cendre. D'autres se servent indifféremment de l'un ou de l'autre. Signalons aussi la pince-amulette, le bracelet, la statuette, le médium.

La plupart du temps c'est par héritage que l'on acquiert les dons et les objets nécessaires à l'exercice de la profession, mais la transmission des pouvoirs ne se fait jamais du vivant du vieux devin. Après sa mort il apparaît en songe à celui qui sera son successeur. Au soir d'une étape à G'béké dans le Saouro, nous conversions dans notre case avec un devin et voilà ce qu'il nous raconta :

« Mon père était devin ; lorsqu'il tomba gravement malade, je lui demandai si, à sa mort, je devais brûler ses gris-gris. Non, me répondit-il, et si tu es héritier, ma queue de boeuf t'appartiendra, alors je te ferai savoir comment t'en servir, mais je ne puis te l'apprendre dès maintenant.
Un an après le décès de mon père, celui-ci m'apparut en songe. Il me dit d'aller dans la forêt cueillir un paquet de feuilles d'un arbre qu'il me désignait, en tenant la queue de boeuf à la main. Avec ces feuilles, je devais préparer une décoction dont il me fallait me laver la figure, ce qui ouvrirait mes yeux sur les choses de la divination.
Je fis ce qui m'était prescrit et sus dès lors me servir de la queue de boeuf. Si le parent d'un malade vient me consulter, je vois tout de suite le sacrifice qu'il faut faire pour le sauver ».

B. Holas, quelques années après nous et dans la même région, a noté lui aussi la nécessité d'une consécration complémentaire distincte de la simple transmission.
Cette consécration était d'ailleurs plus élaborée que celle de notre devin de G'béké du Saouro.

D'après ses informateurs il y a bien une initiation aux techniques de la divination, du successeur qui peut-être le fils ou un neveu, du vivant du devin, mais l'initié doit attendre un signe de l'autre monde avant d'exercer son art.

C'est à la suite d'un rêve où lui apparaît le devin décédé, que le postulant devin, dès l'aube, se rend à la grotte de Blandé en secret pour y accomplir les rites prescrits : invocation et prière aux Ni et sacrifice.

C'est au cours d'une plongée initiatique au fond du petit lac qui se trouve sous la cascade qu'il acquiert sa puissance magique.

« Au seuil de l'au-delà, le néophyte reste en communion avec les âmes des Tolkpeublã trépassés, qui le nourrissent et lui enseignent la science... ».

Pour plonger « à l'aide de formules de conjuration l'apprenti fait émerger un abri-grenier en miniature et y entre sans se mouiller. La cloche descend au fond de l'eau et en remonte à la fin de l'initiation ».

Puis « il recueille sur les lieux mêmes les pièces fondamentales de son futur matériel professionnel ». Ce sont des petites pierres de forme particulière, certaines racines et feuilles d'arbres, quelques débris de cadavres d'animaux, des poignées de sable, des mottes de terre.

Le nouveau devin revient alors au village en cachette comme il en est parti et son absence est censée être passée inaperçue 95bis.

En pays Kissi, le devin est souvent un jumeau ou l'enfant dont la naissance a suivi celle des jumeaux. Il doit respecter certains interdits : vin de palme, alcool, mil par exemple.

Les devins sont souvent en même temps médecins et chasseurs de sorcier, aussi bien chez les Toura que chez les Toma, mais c'est au devin en tant que tel qu'incombent la révélation de l'avenir, la fixation de la date et de la nature des sacrifices.

Pour les uns et pour les autres B. Holas et P.D. Gaisseau ont fait à peu près les mêmes observations 96.

Désireux de voir opérer notre devin Kono, nous lui fîmes poser une question par le Tomou ; celui-ci demanda :
— Comment faire pour que notre tournée se termine bien et que les Kono ne disent pas que j'ai augmenté le nombre des imposables .
Le devin s'accroupit, la queue de boeuf dans la main droite ; il se concentre maintenant la queue parallèle au sol. Il la porte deux fois à son visage puis par deux fois il y crachote, puis s'immobilise. Quelques instants après sa main entraînant la queue tremblote de plus en plus vite et est agitée d'un mouvement très vif : le bras se déplace dans un plan vertical, la queue balaye le visage puis il se déplace dans un plan horizontal, enfin la queue frappe l'air en tout sens.

C'est à ce moment que l'idée s'impose à son esprit. Le mouvement se ralentit progressivement pour cesser tout-à-fait : le devin pose la queue à terre et donne la réponse :
— N'es-tu pas de la famille des chefs ? Tu n'as pas volé la chefferie, alors que t'importe l'opinion des gens.
Il reprend la queue, est agité du même tremblement, irrésistible semble-t-il. Il parle à nouveau :
— Lorsque tu seras retourné à Gaman, offre un coq blanc aux vieilles femmes, ce sont nos mères, c'est par elles que nous vivons, il faut les respecter et les honorer.

Le métier de devin n'est pas compliqué, la réponse est toujours la même :
— Tu sacrifieras un coq blanc ou une poule noire, ou un bol de riz, ou trois colas rouges, etc.

Le devin à cauris enferme ses coquillages dans un petit sac, en nombre indéterminé. Quand il est consulté, il les vide dans sa main, les secoue et les jette à terre à côté des deux colas qu'on lui a offertes.

La disposition des cauris dicte la réponse : si cinq cauris groupés sont à l'envers c'est signe de chance ; deux cauris superposés représentent l'amour d'un homme et d'une femme. Lorsqu'après examen, les cauris ne livrent aucun message, le devin les reprend, les brasse et les jette à nouveau jusqu'à ce qu'ils veuillent dire quelque chose.

Le devin à sable ou à cendre travaille en liaison avec l'esprit de la terre. Le sable est vidé de son sac sur le sol. Le devin y trace avec son doigt un cercle grossier à l'intérieur duquel il fait des alvéoles en imprimant l'extrémité de deux doigts. Dans une des alvéoles, il pose la cola qui lui a été remise pour avertir l'esprit de la terre du don qui lui est fait. Puis il décortique cette cola au-dessus du sable et la croque. Enfin il rebrasse le sable, l'étend, trace un cercle et du doigt dessine des signes irréguliers dont la plupart se rapprochent de l'alpha ou l'oméga grecs. Sa main est dirigée par l'esprit de la terre et la réponse dépend de la forme de ces signes.

Si le devin à la queue de bœuf nous a paru convaincu, ses deux collègues le semblaient beaucoup moins et comme ces derniers opéraient ensemble, ils se moquaient l'un de l'autre en riant à gorge déployée, le devin à cauris traitant de fumiste le devin à sable et réciproquement.

B. Holas a décrit l'emploi de la pince-amulette chez les Kpellé 97. Cette pince magique se nomme haragbéan.
Le requérant consulte le devin en lui exposant son problème ou en le Iui laissant deviner. Après une première épreuve consistant à lancer un objet (baguette, cailloux, coques de graine) sur la pince dont le devin est détenteur, celui-ci adresse le consultant au forgeron si l'objet est retombé sur la pince.

Le forgeron confectionne la pince demandée en cuivre ou en fer et celle-ci sera portée au cou dans un étui de cuir ou déposée dans la case où elle recevra offrandes et libations accompagnées d'incantations.

Une utilisation spéciale de la pince est l'exorcisme. Devant l'inefficacité des moyens magiques personnels, le chef de famille sollicite l'intervention de l'exorciste. Celui-ci armé de sa pince découvre la cachette du mauvais esprit qu'il coince entre les branches ; puis, après avoir chauffé la pince à blanc il la plonge dans une calebasse contenant une décoction d'herbes magiques. Le bouillonnement de l'eau est la marque de la rage de l'esprit malin. Enfin « en procession, on le reconduit au bord du marigot consacré aux génies tutélaires du lieu ; là, il sera découpé en morceaux par son exorciste, qui seul le voit, et ses débris seront jetés à l'eau ».

D'autres modes divinatoires ont été signalés tant en pays Toma (P.M. Gamory-Dubourdeau) qu'en pays Kissi (D. Paulme).

On trouve également un mode divinatoire très répandu dans toute l'Afrique noire : l'interrogatoire des morts. Le devin qui le met en œuvre est le Kokoueizenui en Toma et le Kenkeo en Kissi. Ce n'est pas lui-même qui opère mais un sujet désigné par les assistants et qui devient médium. Le sujet s'assied sur une natte les jambes allongées et les mains sur les cuisses. Le devin pose sur sa tête une cuvette contenant un objet magique où repose le génie (en pays kissi ce peut être un pòmdo, une statuette de pierre d'ancêtre). Le devin ordonne au génie d'endormir le sujet : celui-ci se lève en tenant les bords de la cuvette et se met en transes en parcourant le village à vive allure. Le génie l'arrête sur instruction du devin qui confie au sujet la question qu'il devra poser aux ancêtres. Alors entraîné par le génie, le médium court vers la forêt, revient s'asseoir, chuchote la réponse à l'oreille du devin qui ordonne au génie de le réveiller et reprend sa cuvette et son contenu. Le médium réveillé aura tout oublié 98.

Le Zohomou

Si le terme occidental de devin rend bien l'idée de la fonction en milieu forestier, il en va tout autrement pour le Zohomou ou Zogui pour lequel les termes de sorcier, féticheur rendent mal compte de la réalité ou la faussent. Pour éviter toute équivoque nous utiliserons le terme sans le traduire.

Si le devin indique le sacrifice à faire pour guérir d'une maladie, le Zohomou lui, prescrit des remèdes qui sont beaucoup plus efficaces que les dits sacrifices.

Ce sont en général des décoctions d'herbes, de plantes, d'écorces diverses dont les propriétés sont connues de lui seul. C'est donc en quelque sorte un médecin, mais il mêle à ses prescriptions d'autres qui sont complètement étrangères à la médecine : port d'amulettes, abstention ou accomplissement d'actes étranges, invocations, si bien qu'il est tout autant un charlatan qu'un médecin.

C'est lui aussi qui prépare les poisons et les contre-poisons qu'il vend fort cher à ceux qui en ont besoin. Bien entendu, il garde très secret le mode de fabrication et son imagination est fertile sur ce point : poudre dont il suffira de respirer une pincée, pâte enduisant une feuille placée sur le sentier où doit passer la victime. En règle générale, ce poison ne tue pas brutalement, il provoque une maladie qui semble naturelle : pneumonie, péritonite, etc. Souvent même, il n'a d'effet qu'à longue échéance, c'est ce qui explique l'impossibilité où nous nous trouvions la plupart du temps de réprimer les crimes qui étaient perpétrés.

Le Zohomou est enfin le maître du Polon, c'est lui le technicien de l'initiation. Nous avons expliqué en quoi elle consistait et nous y reviendrons plus longuement au chapitre suivant.

Il est le maître des masques cérémoniels, même s'il n'en est pas détenteur physique au cas où il les ait confiés, sous leur responsabilité, aux porteurs de ces masques.

Il existe un ou plusieurs Zohonwã par village mais dans ce cas l'un d'eux est placé hiérarchiquement au-dessus des autres : le classement si l'on peut dire n'est pas effectué selon l'âge mais suivant la « promotion » d'entrée au Polon, ce qui ne coïncide pas toujours.

On devient Zohomou soit par dévolution héréditaire, soit par sélection naturelle. Nous avions déjà noté 99 que le Zohomou n'est pas propriétaire de sa charge et que son successeur doit être agréé par ses confrères. Une des conditions de cet agrément est le rachat du cadavre par l'héritier, neveu ou fils.

Il se peut aussi que l'enfant soit reconnu Zohomou à sa naissance par les matrones. Il est alors élevé d'une façon spéciale à l'écart du village et du milieu familial. Confié à un Zohomou, son éducation est commencée avant l'initiation qu'il subit d'ailleurs comme les autres le moment venu, mais après sa sortie du Polon, son maître continue son éducation. Quand celle-ci est censée être terminée, il doit, avant d'exercer ses fonctions, passer une sorte d'examen de passage. P.D. Gaisseau nous dit qu'il doit en particulier déceler quelle boule de riz est empoisonnée parmi les neuf qu'on lui présente. Il vaut mieux pour lui ne pas se tromper.

La réputation de certains Zohonwã dépasse largement le cadre de leur village et même du canton. Le canton du Zohota, le bien nommé, ne comportant que trois villages, a la réputation de posséder les plus fameux : c'est par là que nous avons d'ailleurs commencé nos tournées en pays Kpellé.

Nous avons été contraints de grouper dans un même chapitre la religion et les formes para-religieuses et magiques de l'activité spirituelle, mais la frontière entre ces différentes formes est imprécise et magie et religion peuvent coexister dans une même activité.

Cette confusion est aidée par une certaine dégradation que l'on observe dans les rites qu'ils soient religieux ou magiques. Même dans le culte des ancêtres B. Holas a remarqué cette dégradation :

« Nous pensons être en droit de supposer à l'origine une bien plus grande rigueur du thème rituel et aussi une plus grande discipline des participants ainsi qu'une répartition mieux définie du rôle des acteurs cérémoniels... A notre avis un relâchement liturgique s'y manifeste d'une manière bien visible » 100.

Nous avons nous-même noté le manque de sérieux et de solennité qui semble présider aux sacrifices rituels : que l'on considère les sacrificateurs ou les assistants, tous ne paraissent ne songer qu'à faire bombance et plaisantent grossièrement.

Lors de l'initiation nous avions été surpris de voir le scarificateur le mégot collé aux lèvres, un vieux canotier crasseux sur la tête taillader le dos de l'initié de centaines d'incisions, celui-ci retenant ses cris mais non ses larmes, tout en devisant avec son compère-assistant de la façon la plus désinvolte en ponctuant d'éclats de rire leurs propos.

Cette dégradation, dans l'aspect religieux aussi bien que magique, provient à notre avis de l'inadéquation actuelle des pratiques coutumières aux conditions nouvelles de la civilisation forestière à la suite de l'établissement de la paix et de l'éclatement plus ou moins prononcé des structures sous les influences occidentales.

Quelques années après, B. Holas, reconnaissant qu'on assistait à une résurrection des institutions initiatiques coutumières (on était en 1954) qu'il analysait en retour aux traditions ancestrales en même temps qu'en reconnaissance parallèle des spéculations théologiques anciennes, n'en admettait pas moins qu'il n'y avait pas de revivification du sentiment éthique :

« Sous le couvert de ce retour spirituel se cachent bien des prétentions politiques... Le domaine religieux n'en bénéficie qu'en surface et secondairement... le processus de dégradation idéologique ne s'en trouve pas arrêté » 101.

Notes
64. Duffner. Croyances et coutumes religieuses chez les Guerzé et les Manon de la Guinée française. Bulletin du C.E.H.S. de l'A.O.F., T. XVII, no 4, Dakar, oct.-déc. 1934, p. 527.
65. P.M. Gamory-Dubourdeau. Notice sur les Toma. Op. cit., p. 291.
66. Th. Mengrelis. L'initiation chez les Guerzé. Notes africaines, no 32, IFAN, Dakar, octobre 1946.
67. D. Paulme. Les gens du riz. Op. cit., p. 151.
68. B. Holas. Le culte de Zié. Op cit., p. 77.
69. B. Holas. Ibidem., p. 91.
70. B. Holas. Ibidem., p. 83.
71. R.P. Tempels. La philosophie Bantou. Paris, 1949, (cité par B. Holas. Le culte de Zié, Op. cit., p. 97).
72. B. Holas. Le culte de Zié. Op. cit., p. 83.
73. B. Holas. Ibidem, op. cit. p. 84.
74. B. Holas. Les Toura, une civilisation montagnarde. Op. cit., p. 172.
75. D. Paulme. Les gens du riz. Op. cit., pp. 47-92 et 93.
76. B. Holas. Nom. Invocation. Prières. Bulletin IFAN, T. XVII, no. 1-2, janvier-avril 1955, pp. 109-113.
77. B. Holas. Le culte de Zié. Op. cit., pp. 14 à 60.
78. B. Holas. La grotte Blandé et la plongée initiatique. Bulletin IFAN, Dakar, octobre 1953, pp. 1605-1618.
79. L. Tauxier. La religion des Toura. Journal des Africanistes, pp. 259-280.
80. D. Paulme. Les gens du riz. Op. cit., p. 148.
81. B. Holas. Les Toura, une civilisation montagnarde. Op. cit., p. 172.

« Ce sont en définitive les ancêtres morts assimilés à une constante énergie vitale de la lignée humaine qui entretiennent un mouvement d'échanges perpétuels entre le souterrain extra-sensoriel et le monde physique des hommes. Sur ce point, les âmes soumises à un incessant mouvement cyclique illustrent l'un des thèmes fondamentaux de l'ontologie existentielle, celui de la participation de l'être créé à la source énergétique suprême, le Dieu créateur ».

82. P.M. Gamory-Dubourdeau. Notice sur les Toma. Op. Cit., p. 293.
83. D. Paulme. Les gens du riz. Op. cit., pp. 167-168, 188 à 191.
84. B. Holas. Les masques Kono. Op. cit., p. 28.
85. G.W. Harley et G. Schwab. Tribes of the Liberian hinterland. Op. cit., p. 274.
86. B. Holas. Les Toura, une civilisation montagnarde. Op. cit., p. 174.
87. B. Holas. Les masques Kono. Op. cit., pp. 37-40.
88. P.D. Gaisseau. Forêt sacrée, magie et rites secrets des Toma. Op. cit., pp. 90-01.
89. B. Holas. Les masques Kono. Op. cit., pp. 74-78.
90. B. Holas. A propos de l'étymologie du Komo. Notes africaines, no. 42, IFAN, Dakar, avril 1948.
91. B. Holas. Les masques Kono. Op. cit., pp. 70-71
92. D. Paulme. Les gens du riz. Op. cit., pp. 173-175.
93. D. Paulme. Ibidem, pp. 179-184 et 205.
94. P.M. Gamory-Dubourdeau. Notice sur les Toma. Op. cit., p. 302.
95. B. Holas. La grotte Blandé et la plongée initiatique. Op. cit., pp. 1605-1618.
96. P.D. Gaisseau. Forêt sacrée, magie et rites secrets des Toma. Op. cit., p. 131. « Chez les Toma, le féticheur et le devin se partagent l'univers magique. Le féticheur gardien et dépositaire des secrets de la tribu connaît le rituel de tous les sacrifices, combat les mauvais esprits, transmet les volontés de l'Afwi, et peut, s'il est aussi sorcier, lancer des sorts. Mais il incombe au devin de dévoiler l'avenir et fixer la nature et la date des sacrifices. Entre devins et féticheurs dont les fonctions s'interpénètrent sans cesse, les rivalités sont fréquentes ».
97. B. Holas. Pince-amulette des Guerzé. Notes africaines, no. 48, IFAN, Dakar, octobre 1950.
98. P.M. Gamory-Dubourdeau. Notices sur les Toma. Op. cit., p. 298.
99. J. Germain. L'au-delà chez les Guerzé. Op, cit., pp. 32-33.
100. B. Holas. Le culte de Zié. Op. cit., p. 49
101. B. Holas. Ibidem, pp. 10-11.


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