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Guinée Française
Ethnographie


Pierre-Dominique Gaisseau
Forêt Sacrée
Magie et rites secrets des Tomas

Paris. Editions Albin Michel. 317 pages

Avec la collaboration de Henri Robillot
Voiné Koywogi, Zézé Sohowogi, Wego Béawogi


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Depuis ce matin, arrivent de tous les coins du canton de Gueriguerika les notables et les féticheurs précédés leurs porteurs de chaises. Jamais ils ne se déplacent sans ces petits sièges sculptés, insignes de leurs prérogatives transmis de père en fils.
Dès leur entrée dans le village ils se repartissent comme ils peuvent dans les cases de leurs parents. Il est sans exemple qu'un Toma ne retrouve pas de la famille dans n'importe quel village. Et les lois de l'hospitalité sont sacrées. Voiné Koywogi accueille tous ceux qui viennent nous saluer avec d'interminables démonstrations d'amitié : il ne faut jamais négliger un allié possible. Vers midi, Mamady Guilawogui, toujours en béret basque et leggins fait une entrée solennelle, au pas, sur son cheval blanc. A coté de lui marche sa meilleure femme. Derrière suivent quatre ou cinq des épouses accessoires… Il laisse son cheval à son boy [domestique]. Les Toma ont emprunté ce mot au vocabulaire des Blancs, mais ont inversé le sens. Pour eux, le boy est investi de fonctions importantes. Celui de Mamady, l'un de ses pires neveux, est une sorte de chambellan.
Après avoir bavardé avec nous un moment, jovial et pompeux, Mamady remonte-vers la grande esplanade pour ouvrir la séance.
Nous restons dans notre case pour montrer notre volonté de ne pas intervenir dans les délibérations. L'assemblée a été convoquée avant tout pour designer les candidats chefs de canton, et notre cas ne sera discuté qu'accessoirement ; nous ne pourrons pas défendre nous-mêmes notre cause ; quand les féticheurs nous appelleront, leur décision sera prise.

Le temps ne passe guère vite. Cette aventure devient une épreuve de résistance nerveuse.
Sur la place, en face de nous, un dioula est venu s'installer devant une case. Sa marchandise est étalée par terre, sur une natte ou accrochée sous l'auvent de chaume.
Assis devant notre porte, nous attendons.
Une fille jeune et élancée en pagne multicolore passe et repasse devant nous. C'est une Malinké. Elle est beaucoup plus attirante que la majorité des femmes toma. Malgré nous, nous l'observons dans ses allée et venues. En face, le dioula nous surveille du coin l'oeil. C'est une de ses femmes qui s'amuse à jouer pour nous les tentatrices.
Au bout d'un moment, le dioula traverse la place et vient nous trouver. Il sait que nous possédons médicaments miraculeux et veut se faire soigner les yeux.
Nous lui instillons quelques gouttes sous les paupières et il repart, très satisfait.
Vers la fin de l'après-midi, nous voyons arriver Voiné, avec soulagement. Les féticheurs l'ont chargée de nous amener. En chemin, il nous indique rapidement la conduite à suivre. Nous devons avouer que nous connaissons les secrets et promettre une fois de plus de ne pas les révéler.
De longues effilochures de brume s'accrochent au sommet des fromagers. Le jour baisse. Dans une lumière glauque d'aquarium, quatre-vingts féticheurs nous attendent, assis en demi-cercle sur l'esplanade. Mamady, qui préside, se lève, s'avance vers nous, et me demande d'expliquer a l'assemblée ce que nous désirons. L'interprète officiel du canton traduira fidèlement mes paroles.
Debout, au milieu des notables, je répète ce que j'ai déjà exposé à Voiné et à Zézé :

Nous voulons connaître les Tomas en partageant leur vie, afin de les comprendre et de pouvoir les aider.
Déjà un de leurs plus grands féticheurs nous a fait entrer dans la forêt sacrée ; s'ils voient dans ce geste sacrilège, nous sommes prêts à payer les amendes rituelles et à nous soumettre a toutes les expiations exigées par les lois ancestrales. Jamais nous n'avons utilisé la force, et d'ailleurs nous ne possédons pas d'armes, même un coupe-coupe, pourtant indispensable pourtant dans la brousse. Nous ne voulons pas non plus agir par ruse, et filmerons seulement ce que les Toma nous autoriseront à tourner.
S'ils le désirent, nous renouvellerons pour eux et par écrit l'engagement que nous avons pris vis-à-vis de Zézé.

Mon discours fini, je vais me rasseoir à l'écart, sous un arbre, près de mes camarades.
Plusieurs notables prennent tour à tour la parole. Les uns nous sont favorables et se détournent de temps en temps vers nous en souriant ; les autres, indignés, nous ignorent. L'un d'eux surtout, un petit gnome difforme, qui marche de long en large à pas saccadés exhale sa fureur en faisant des moulinets avec un manche de parapluie privé de ses baleines.
Au crépuscule, rien n'est encore décidé. Comme toujours, lorsqu'il s'agit d'une affaire importante, les Toma se donnent la nuit pour réfléchir.
Toute la soirée, notre case est envahie par les notables qui nous questionnent sur Paris et sur la France. Ils veulent surtout se faire répéter ce qu'ont déjà pu leur raconter leurs compatriotes démobilisés. Avec force gestes, nous nous ingénions à trouver des points de comparaison. Le métro les fascine. Certains tirailleurs y sont entres le matin pour n'en ressortir qu'avec la dernière rame. Nous leur décrivons un Conakry-Kankan mais bien plus rapide et roulant sous terre. Les immeubles modernes et la Tour Eiffel, superposition de cases géantes ou de fromagers, leur arrachent « Egow » pénétrés. Nous avons ouvert une bonbonne de vin et le quart d'aluminium passe de main en main.
Apres leur départ, Voiné nous communique son nouveau plan : il veut proposer aux féticheurs d'organiser à Touweleou des fêtes expiatoires, uniquement réservées aux hommes ; tout le monde sera satisfait et nous pourrons sans doute assister à d'autres rites secrets.

Depuis les premières lueurs du jour, l'assemblée discute sans nous. Les heures passent. Enfin Voiné nous rejoint, triomphant, il a réussi a les convaincre :
— Venez sur la place, ils vous le diront eux-mêmes. Un grand vieillard parcheminé, en chéchia et boubou blanc, visiblement le chef spirituel de l'assemblée, nous transmet d'un air morose le résultat des délibérations. Voiné et Zézé, mandatés par les autres féticheurs, doivent sacrifier le taureau, le coq et le bélier. Nous pénétrerons dans la forêt sacrée pour assister aux rites secrets des hommes, mais à nos risques et périls ; tout homme non tatoué qui voit le grand esprit doit mourir, ainsi que tous ceux qui l'ont introduit dans on domaine. En principe, tous les féticheurs devraient assister aux cérémonies d'expiation, mais en raison du danger, réel pour les Toma, seuls viendront ceux qu'aucune crainte ne paralyse.
Un rapide regard circulaire suffit à nous renseigner : nous sommes loin d'avoir réuni l'unanimité des suffrages. Les visages renfrognés sont nombreux ; nos adversaires déclarés s'inclinent pour le moment devant la décision de la majorité, mais ils ne reviendront pas sur leur hostilité envers nous, ni surtout envers Zézé et Voiné.
— Ils vont faire le complot contre nous, dit Voiné, soucieux. Donne-moi cent francs pour acheter un boubou rouge ; quand tu as un complot contre toi, il faut mettre un boubou rouge. Pendant la nuit, tes ennemis rêvent de toi dans cette couleur, et ils ne peuvent plus rien 1.
Voiné ne s'explique pas sur l'origine de cette croyance, mais il a bien mérite d'enrichir sa garde-robe.
Mamady parait très satisfait. Il a réussi à nous contenter sans intervenir directement et sans user de son autorité en notre faveur.
Avant de regagner son village, il vient nous fair ses adieux. L'interprète officiel l'accompagne. C'est un jeune homme assez timide, en élégant complet blanc et souliers à triple semelle crêpe. Il parle avec recherche et ses tournures de phrases rappellent le style de Kowo.
— Je boirais bien un peu de vin, dit Mamady jovial.
La bonbonne est toujours prête dans un coin la case.
La conversation devient très cordiale et animée. Mamady nous raconte sa guerre du Rif, nous parle de Casablanca au temps de la conquête. La nuit tombe il est toujours là et décide de remettre son départ au lendemain.
Nous avons déjà décrit à nos hôtes tout ce qui les intéresse le plus dans notre civilisation, distribution d'eau courante chaude et froide par robinets, moyens de transport — en particulier l'avion sans moteur, c'est-à-dire à réaction, et bien entendu, le métro, les ascenseurs, les restaurants…
A notre tour, nous essayons de les faire parler de la grande forêt et de ses animaux. Avec animation, ils nous racontent leurs chasses à la panthère ou à l'antilope.
Voiné écoute d'un air condescendant. Il déteste l'interprète, son rival auprès d'une des filles de Mamady.
— Et les éléphants, dis-je à Mamady.
J'ai remarqué que les grandes trompes d'appel qui dans les villages jouent un peu le rôle des tambours de ville, sont creusées dans des défenses d'ivoire.
— Je n'ai jamais vu d'éléphant, avoue Mamady. Ici personne n'a jamais vu ça. Il n'y en a que de l'autre côté de Beyla.
A leur grande stupéfaction, je leur apprends que les Blancs parviennent à dresser ce pachyderme et j'en viens très rapidement à leur expliquer ce qu'est un cirque ; le dompteur qui met sa tête dans la gueule du lion les remplit d'admiration.
— Mais, dit Mamady, les blancs n'ont peur de rien. J'ai même entendu dire qu'ils faisaient des courses de camion.
— On en fait aussi avec des bicyclettes, déclare Voiné qui veut toujours avoir le dernier mot. Quand j'étais chez les Pères Blancs à la Mission, j'ai gagné la grande course.

Dans l'après-midi du lendemain, nous repartons pour Touweleou, sous un ciel plombé.
Voiné arbore son nouveau boubou protecteur : une chemise Lacoste sang de boeuf qu'il avait repérée hier à l'éventaire du dioula.
Les tornades se succèdent toute la journée. Leur fréquence ne cessera d'augmenter au cours des semaines à venir. La saison des pluies approche.
Dans la nuit, sous des torrents d'eau, pieds nus, nous approchons de Touweleou. Les marigots ont doublé de volume. Nous dérapons sur l'argile humide de la piste. Les broussailles nous cinglent la figure. Nous butons contre d'énormes branches abattues par le vent. Il fait noir comme dans un four. Seule nous guident la lueur, des éclairs qui sillonnent le ciel presque sans interruption.
De temps en temps, j'aperçois Voiné en avant, son chapeau noir dégoulinant enfonce jusqu'aux oreilles.
— Attention, dit-il en se retournant au passage d'un ruisseau. Attention, c'est grillant !
Trempés jusqu'aux os, éreintés, nous arrivons au village.
Voiné a l'air passé au minium. Sa chemise a complètement déteint pendant le trajet.
Il nous a vu, de jour en jour prendre des notes et déclare soudain :
— Des blancs qui marchent comme des bêtes dans la brousse, j'ai pas encore vu ça. Vous avez trop souffert. Il faut que j'écrive sur vos souffrances.
— Mais tu ne peux pas écrire, dit Virel.
— Tu écriras pour moi. Je te dirai ce qu'il faut mettre.

Depuis ce matin, de gros nuages noirs se traînent sur la forêt. Sera-t-il possible même de filmer ? C'est aujourd'hui que doit avoir lieu la grande cérémonie d'expiation. Durant ces huit derniers jours, Zézé et
Voiné se sont montres de plus en plus inquiets ; ils ont parcouru le pays en tous sens, pour essayer de défaire maille à maille le complot grandissant qui nous enserre maintenant comme un filet, et pour consulter les devins célèbres. Chez les Toma, le féticheur et le devin se partagent l'univers magique. Le féticheur, gardien et dépositaire des secrets de la tribu, connaît le rituel de tous les sacrifices, combat les mauvais esprits, transmet les volontés de l'Afwi et peut, s'il est aussi sorcier, lancer des sorts ; mais il incombe au devin de dévoiler l'avenir et de fixer la nature et la date des ces sacrifices. Entre devins et féticheurs, dont les fonctions s'interpénètrent sans cesse, les rivalités sont fréquentes. Mais l'affaire paraît si grave à Zézé qu'il n'a pas hésité à se confier à ses ennemis mêmes. Peut-être a-t-il aussi entrepris ses démarches par politique.
Une dernière fois, Zézé interroge le devin du village, son meilleur ami, le vieux Wego. Assis autour de lui, dans la demi-obscurité de la case, nous attendons avec anxiété l'arrêt du sort. Wego, accroupi sur une natte sort d'un petit sac une poignée de cailloux multicolores de fèves et de noyaux durs et polis. Il les jette devant lui, en ramasse quelques-uns d'un geste vif et compose un mystérieux dessin géométrique. Il plonge à nouveau la main dans le sac, et peu à peu trace sur le sol une véritable page d'écriture. Puis, la tête dans mains, il se recueille ; tous nos regards convergent vers lui. Il lève vers nous un visage impassible, et parle lentement que ses lèvres remuent à peine. Voiné oublie de traduire.
— Attends, dit-il, après.
L'oracle du devin a été bref. La cérémonie doit avoir lieu aujourd'hui, même si les autres féticheurs viennent pas ; et ce soir, nous passerons la deuxième barrière de la foret pour pénétrer dans le saint des saints, réservés aux grands inities et sacrifier un chien sur le grand masque, incarnation de l'Afwi.
Coût -de la consultation : un coq rouge à égorger la tombe des ancêtres.
Jusqu'à la dernière limite, Zézé assis devant sa case très abattu, a attendu l'arrivée des principaux féticheurs invités. L'après-midi s'avance. Il est inutile tergiverser plus longtemps. Tous ceux qui devaient venir sont déjà là, tous amis personnels de Zézé quelques curieux venus du village voisin, se sont joints à leur groupe.
L'un d'eux, en vieil uniforme kaki, vient nous trouver :
— Je suis le tirailleur Noël Akoï. Je reviens de la guerre d'Indochine. Mais j'ai quitté le pays avant d'être tatoué, et les autres Toma ne m'acceptent pas dans toutes leurs fêtes ; si je viens avec vous, ils ne diront rien.
Nous ne voyons aucun inconvénient à lui donner cette satisfaction, les habitants de Touweleou ne le considèrent visiblement pas comme un des leurs, mais ne montrent aucune animosité à son égard. D'après les féticheurs, seuls six Toma sur quinze mille environ sont pas tatoués. La situation de Noël Akoï n'est pas facile. Apres avoir suivi les cours de l'école de la mission, il a continué ses études à Conakry, avant de s'engager dans l'armée. Blessé et rapatrié, il est démobilisé depuis deux ans, mais, converti au catholicisme, il a refusé de se soumettre aux lois fétichistes, et vit dans son pays en étranger.
— J'avais vu, nous raconte-t-il, travailler les buffles Indochine, et je voulais faire la même chose ici, j'aurais pu cultiver un plus grand lougan. Mais tout pays s'est mis contre moi et mon père m'a défendu le faire. Il a dit : « Si tu es aussi méchant avec les animaux, on ne veut plus de toi ici, retourne chez les Blancs. » Et j'ai dû y renoncer.
La voûte sombre des nuages se déchire. Un rayon de soleil illumine le village. Zézé s'installe sur sa chaise sculptée, entouré de tous les notables, de tous les hommes. Il attend au milieu de la place. Deux jeunes garçons déposent à ses pieds le couteau du sacrifice, et les objets rituels : faisceaux de guinzé, noix de cola, un canari noir et le long sabre droit, emblème de l'ancienne caste de guerriers. Un vieillard à barbe blanche ; l'aveugle de Touweleou, se lève, fait l'éloge des aïeux. Puis, les bras écartés, il invoque les esprits de la forêt. Il récite d'un ton monotone ses incantations. D'une seule voix, la foule scande chacune de ses phrases : « Egow ! » les paumes levées vers le ciel. On amène les animaux, un jeune taureau superbe, un bélier noir et blanc aux cornes en spirale, un coq rouge. Le soleil se cache a nouveau.

J'ai déjà vu tuer beaucoup d'animaux dans le pays Toma, où les sacrifices sont chose courante mais cette fois, une sensation pénible m'étreint. Jamais cette sorte de cérémonie n'a eu un caractère aussi cruel, aussi dépouille ; le sacrificateur, d'un seul coup de couteau, long, appliqué, précis, tranche la gorge des bêtes, puis les laisse, livrées à elles-mêmes. Le taureau, les quatre pattes entravées, la tête encore relié au garrot par la colonne vertébrale, tente de se relever au milieu des flots de sang ; le bélier se redresse, titube et s'affaisse, les pattes raidies, dans un dernier frémissement. Le coq, décapité, sautille sur les dalles, culbute, retombe entre deux pierres. Les hommes, perplexes, osent à peine se regarder. Tous les sages se contredisent. La foule silencieuse s'écoule lentement sous un ciel gris, triste comme un ciel de Toussaint.

Un rayon de soleil oblique perce entre deux nuages. Un jeu d'ombres dures et de lumières vives découpe le village. La porte de la case-médicament, le temple Toma, s'ouvre. Zézé et Wego en sortent, fourche à la main, revêtus de tous leurs talismans. Derrière eux, un homme porte sur l'épaule une grande statue de femme en bois, couronnée d'un cimier, et vêtue d'un boubou grisâtre ; les bras cerclés d'anneaux de cuivre, elle est ornée de colliers de verroterie.
On sent la tornade toute proche mais Voiné n'a pas l'air inquiet.
— Quand Vollolibeï sort, il ne peut pas pleuvoir.
Vollolibeï, le nom de la statue, signifie selon Voiné : « Tellement il est beau, tu restes a le regarder jusqu'à ce que le soleil descende. » Sans doute sa traduction est-elle un peu libre. Le Vollolibeï de Touweleou est femelle ; le mâle habite un village voisin. Parfois, on organise une grande fête pour les réunir, et ils dansent ensemble, accompagnes par la voix de l'Afwi. Aujourd'hui, il restera seul, car les féticheurs invités n'ont pas répondu à l'appel de Zézé, mais la volonté des esprits doit s'accomplir en dépit de tous les mauvais présages, et la procession commence.
Indifférent à tout, le visage levé vers le ciel menaçant, Zézé, en transe, chante d'une voix que nous ne lui connaissions pas. Derrière lui, un féticheur porte la statue sur l'épaule. A la suite, les hommes reprennent en choeur. La tornade fonce sur le village, à la vitesse d'une lame de fond. Toute la foret tremble déjà. Les feuilles arrachées aux cimes des arbres tourbillonnent dans l'air brûlant. Zézé défie toutes les forces mauvaises, il les repousse de sa fourche. Sa voix prend un volume formidable. Excites par cette lutte contre les éléments déchaînés, les hommes lui répondent avec des rugissements. Voiné, à côté de nous, est secoué d'un grand rire hystérique :
— Jamais il ne pleut quand on sort Vollolibeï, repète-t-il. Zézé est plus fort que tous, il va chasser la tempête.
Le dénouement paraît inévitable. Déjà, les rafales ont noyé les collines toutes proches ; les éclairs se multiplient et zèbrent le ciel noir. La voix des hommes se perd dans le roulement ininterrompu du tonnerre. Ils ont déposé Vollolibeï sur le sol. Seul, plus puissant que Zézé, il luttera contre la tornade.
Trop tard, les premières lames de pluie, drue, opaque, attaquent le village; Zézé ne parait pas être décontenance, mais furieux. Porté par Voiné, Vollolibeï regagne l'obscurité de la case-médicament, et pour la première fois nous y pénétrons nous-mêmes.
Des lattes du plafond, verni par la fumée, pendent de longues toiles d'araignées, alourdies de poussière, comme des voiles funèbres. Au fond d'une niche encombrée de talismans, repose le vieux coffre qui contient les poteries de l' Afwi ; de chaque côté, se dressent deux hottes de vannerie dont les flancs sont couverts de crânes de chiens. Zézé, Wego et Voiné, accroupis au centre de la case, autour de Vollolibeï, jette les noix de cola : elles retombent bien ; la tornade, qui fait rage, ne peut donc être imputée aux esprits de la forêt. Zézé soulève le boubou de Vollolibeï et découvre le sexe, sur lequel Voiné souffle la cola, mâchée. Ce sacrifice doit apaiser définitivement sa colère. Nos amis se rassurent un peu ; le grand féticheur nous dévisage
— Les esprits sont avec nous, nous fait-il dire par Voiné. Seuls, les mauvais féticheurs lancent contre moi les diables de la brousse, mais je n'ai pas peur. Cette nuit, je vous amènerai au lieu où seuls pénètrent les initiés. Vous verrez le grand esprit, et je lui ferai le sacrifice de mon chien.
Ce soir, après la tornade, la forêt, plus dense et plus stridente que d'habitude, semble étouffer le village. Un pas s'approche de notre case… Voiné entre et dépose avec beaucoup de précautions une vieille bouteille de rhum près de la lampe-tempête.
— Debout, dit-il d'un ton sec, je dois vous laver la figure.
Nous étions déjà au courant de ce rite. Nul ne peut affronter la vue du grand esprit sans s'être passé sur le visage l'eau magique. Voiné en verse quelques gouttes dans le creux de sa main, et nous frictionne à tour de rôle. L'odeur fraîche et douceâtre de ce liquide me rappelle un peu celle de la foret mouillée.
— Et maintenant, venez.
Nous avions déjà préparé le matériel de prises de vues, torches au magnésium, caméras, batteries. Il ne nous reste plus qu'à suivre notre guide dans la nuit.

Au fond de la clairière où nous avons déjà entendu la grande voix de l' Afwi , s'ouvre un sentier étroit.
Voiné élève sa lampe, coupe deux branches vertes, bien droites, les jette en croix à travers la piste, et s'y engage ; d'un geste, il a érigé une barrière magique qu'aucun Toma n'osera franchir ; au delà de cette croix, les féticheurs nous attendent dans un trou forêt à peine débroussaillé. A la lueur de la lampe-tempête, j'aperçois entre eux, couché sur le sol, un masque noir de près d'un mètre de haut, mi-caïman, mi-bélier, gluant du sang des sacrifices et rugueux de cola pulvérisé. Zézé, accroupi, rassure son chien avec des gestes tendres. Fichter fouille nerveusement dans la valise-caméra.
— On a oublié les chargeurs, dit-il à voix basse.
La cérémonie va commencer, rien ne l'arrêtera ; ni Fichter, ni cameraman, ni Tony, photographe, ne pouvons aller les chercher.
Virel se décide, saisit une lampe-tempête, et rebrousse chemin. Le village est tout proche, dans cinq minutes, au plus il sera revenu. Entre temps, nous tournerons le premier chargeur.
Zézé semble nerveux et inquiet. Il regrette de nous avoir fait passer la deuxième barrière, mais il ne peut plus reculer. Il jette les noix de cola, tout en continuant à caresser son chien, et, d'une voix presque imperceptible, commence ses incantations. Soudain, un cri angoissé déchire la nuit. C'est Virel. Tous les hommes se sont redressés, furieux. Aucun éclat de voix ne éclat de voix ne doit troubler le silence de la forêt sacrée. Voiné qui nous considère un peu comme ses élèves, essaie vainement de guider Virel en imitant des cris d'animaux. Virel, sans doute en mauvaise posture, ne les distingue pas des autres bruits de la foret, et continue à appeler Zézé et Voiné s'enfoncent dans la brousse à sa Recherche. Les autres féticheurs nous observent avec rancune.
Quelques instants lus tard, Zézé regagne la clairière, suivi de Voiné et de Virel, consterné et les mains vides. Ce n'est pas le moment des explications. Nos amis féticheurs maintenant pressés d'en finir, commencent immédiatement la cérémonie. Zézé reprend ses incantations, essaie le fil de son couteau sur un brin d'herbe. Puis, brutalement, des mains surgissent de l'ombre et saisissent le chien, en lui maintenant le museau ferme pour étouffer ses gémissements. Un sacrifice solennel est en train de s'accomplir. Tous les féticheurs ont le visage grave. L'émotion de ces hommes me fait entrevoir ce que pouvait être chez les Toma, un sacrifice humain.
L'animal ne s'est même pas débattu, son sang arrose tout le masque, les féticheurs le déposent avec douceur sur le sol et lui couvrent la tête d'une large feuille.
Wego se déshabille… Nu des pieds à la tête, il s'incline et se glisse sous les peaux de panthère et de singes du lourd masque noir qui lui retombent jusqu'aux, genoux. Puis il se relève, soutenant le masque à la hauteur des tempes : l'incarnation du grand esprit commence à vivre sous nos yeux et à tourner lentement devant Vollolibeï, tenu a bout de bras par Voiné. La flamme de la lampe-tempête accroche des reflets sombres sur le sang qui coule le long du masque et tombe goutte a goutte sur les peaux de bêtes. La cérémonie se termine dans le silence, et nous nous séparons pour regagner le village en plusieurs groupes, par des pistes différentes.
Depuis un long moment, allongés dans nos hamacs, nous n'avons pas échangé un mot. Nous en voulons à Virel de sa maladresse involontaire qui aurait pu nous coûter la confiance des féticheurs. Il n'en ignore rien et se décide a rompre ce silence pénible.
— Demain, j'irai trouver Zézé et je lui expliquerai ce qui m'est arrivé dans la forêt.
A notre réveil, le lendemain, Virel est déjà parti. Nous apprenons qu'il est dans la case de Zézé, avec lequel il discute depuis le lever du jour.
Nous sommes en train de boire notre thé quand il réapparaît. Derrière lui, le vieux Zézé semble très satisfait. Nous ne voulons pas le questionner maintenant, en présence des féticheurs, mais dès que nous sommes seuls nous lui demandons ce qui s'est passé.
— J'ai simplement raconte à Zézé mon rêve de cette nuit, dit-il. Et il nous en refait le récit. Il était seul dans la foret sacrée, perdu au milieu des ronces et des lianes, avec une sensation d'asphyxie, quand le chien surgit devant lui, et lui fit comprendre qu'il devait le suivre. Tout à coup, la nuit profonde s'éclaircit, le coq chanta et il se retrouva dans la clairière, à l'aube, devant le chien que l'on sacrifiait. Zézé lui fit répondre que l' Afwi lui avait sûrement parlé pendant son sommeil, qu'Il l'avait égaré hier soir volontairement, pour lui faire comprendre sa force, et pour retarder le sacrifice du chien, qui ne devait en principe, avoir lieu qu'à l'aube.
— Puis il m'a donne sa bénédiction conclut Virel, et m'a dit : « Si tu avais la peau noire, tu serais mon égal comme féticheur. » Et je lui ai donné la somme nécessaire au paiement du sacrifice d'un coq rouge en mon nom.

Les explications de Virel ont relevé son prestige et, par là même, le notre ; Zézé a maintenant oublié sa rancune momentanée. Chaque jour, il passe de longues heures dans notre case et nous parle des coutumes Toma. Il ne fait aucune difficulté pour nous fournir les renseignements que nous désirons, mais ne comprend pas toujours le sens de nos questions.
Le sacrifice du chien dans la forêt sacrée nous a tous vivement impressionnés, et l'image du grand masque noir, à gueule de caïman et cornes de bélier, s'est gravée dans notre mémoire.
— Comment s'appelle ce masque ? dis-je à Zézé.
— C'est Okobuzogui, le neveu de l' Afwi . Et petit à petit, j'arrive à lui arracher presque tout ce que nous désirons savoir à ce sujet. Okobuzogui tient son nom de l'ancêtre de Zézé, le fondateur du village, celui qui le premier marqua de J'empreinte de son pied le grand rocher noir. C'est l'incarnation secrète du grand esprit de la forêt. Les femmes et les non initiés ne doivent pas le voir, sous peine de mort ; aussi ne se manifeste-t-il que la nuit. Parfois, à l'occasion de cérémonies fétichistes exceptionnelles, il sort de son domaine en plein jour, et fait le tour du village. Les femmes doivent alors s'enfuir très loin dans la brousse.
— C'est le plus important de tous les fétiches ?
— Non, l' Afwi , qu'on ne voit pas, est plus fort que tout. C'est l'union de tous les Toma.
Je comprends maintenant la fureur des autres féticheurs. Zézé nous a dévoilé, non un secret personnel, comme l'avait fait Voiné pour Angbaï, mais le grand secret. Tous les autres fétiches sont de moindre importance, et certains même, proviennent des tribus voisines, car le pouvoir magique qu'ils confèrent à leurs propriétaires peut s'acheter par des sacrifices et des offrandes, ou même une simple marchandise.
Le Vollolibeï, par exemple, vient du Sierra Leone, et parmi tous les personnages de la forêt sacrée que nous connaissons, trois seulement sont d'origine Toma :

Les deux premiers doivent parler Toma, sous peine d'amende ; Ouenilegagui est muet. Quant au Bakorogui, masque barbu, gardien de la forêt-sacrée, il a été emprunté aux Guerzé, une tribu voisine dont les coutumes sont très proches de celles des Toma et ne peut s'exprimer que dans leur langue. Une autre catégorie d'hommes-oiseaux, les Zavelegui, dont le visage même est dissimulé par les plumes, ont acheté des Malinké.
— Et, ajoute Voiné, c'est un médicament très fort.

Je ne saisis pas très bien cette confusion constante entre masque et médicament. J'ignore le sens qu'attribue Voiné à ce dernier mot, mais à force de patience, j'obtiens des explications. Quand Voiné a fait le sacrifice de la reine des termites, il a posé sur Angbaï des talismans et une réduction du grand masque. Ces objets font toute la valeur du fétiche. Sans eux, il n'aurait plus aucun pouvoir magique ; en revanche, le talisman, même seul, conserve toute son efficacité. Zézé consent à m'expliquer la composition de ces médicaments. Dans l'ensemble, elle est assez conforme aux recettes les plus extravagantes de la sorcellerie traditionnelle des Blancs, avec, en plus, une pointe d'exotisme : aux rognures d'ongles et aux cheveux s'ajoutent parfois une reine des termites, des lambeaux de chair humaine prélevés sur les cadavres ou recueillis à la suite des rites d'initiation 2. Elle diffère suivant beaucoup, suivant le but recherché ; l'un des médicaments les plus rares et les plus efficaces s'appelle, selon nos féticheurs : « le gri-gri qui respire ». Sa préparation comporte de nombreux sacrifices, et une condition difficile à réaliser : il doit être enroulé dans une ceinture de flanelle rouge volée à un tirailleur.
— Si tu le possèdes, termine Voiné, tous tes ennemis te craignent. Quand tu le regardes, tu le vois remuer. Pour le changer de place, il faut le tenir dans tes bras contre toi, et courir sans respirer. Quand tu ne peux plus, il faut le poser et recommencer après seulement.
Puis il nous raconte une histoire dont l'authenticité est pour lui indiscutable :
Au temps de la force, le commandant ordonna aux féticheurs de venir à Macenta lui remettre tous leurs médicaments. Ils obéirent, par crainte des représailles. Mais sur le chemin, avant d'arriver à la ville, ils s'arrêtèrent pour tenter une dernière opération magique. Le plus fort de tous invoqua les esprits de la forêt ; à son appel, les diables de la brousse se déchaînèrent et soulevèrent un vent si terrible qu'il arracha tous les toits et détruisit les cases de Macenta. Le commandant envoya un tirailleur pour leur dire de tout ramener dans leurs villages ; il ne voulait pas garder dans le poste des médicaments aussi dangereux.
— Et, conclut Voiné, tout ça est écrit dans les livres, au bureau, à Macenta.
Je n'ai pas remarqué, dans la nuit, le médicament d'Okobuzogui et Zézé nous propose de nous le montrer. Après le sacrifice, il l'a laissé dans la forêt sacrée.
— Maintenant, dit-il, vous avez le droit d'y entrer. Mais les femmes ne doivent pas vous voir.
Voiné nous entraîne par un chemin détourné, et bientôt nous retrouvons le maître-féticheur dans la petite clairière, accroupi devant le masque. Sur un lit de feuilles de bananier repose Okobuzogui, au milieu des peaux étalées. Il me paraît beaucoup moins effrayant au jour que la nuit du sacrifice, dégoulinant de sang frais a la lumière crue du magnésium. Zézé nous désigne entre les cornes, une petite poterie noire.
— Voila le médicament qui fait la force d'Okobuzogui .
Puis il se déshabille une fois de plus, revêt le masque et nous fait dire par Voiné que nous pouvons le photographier. En bravant ainsi la coutume, il ne peut pas nous donner une preuve plus grande de sa confiance et de son amitié.
En rentrant dans le village, Voiné s'arrête devant une grande case.
— Ici, il y a le médicament des femmes. Regardez-le sans toucher et sans poser de questions ; vous verrez, il est juste en face de la porte.
A l'intérieur, s'affairent trois femmes vieilles et grosses.
Deux d'entre elles, filent le coton. L'une , échevelée, les yeux cerclés de kaolin doit porter le deuil d'un parent. La troisième, accroupie devant une marmite, surveille le riz qui cuit sur un feu de bois. Trois pierres posées au milieu de la case constituent le foyer.
Elles se lèvent pour nous accueillir et semblent très heureuses de notre visite. Par l'intermédiaire de Voiné, nous échangeons les formules de politesse habituelles. Elles nous font asseoir, et nous offrent une poignée de noix de cola. Nous avons tout le temps d'examiner la case ; c'est une grande pièce blanchie au kaolin, autour de laquelle court une large banquette, divisée en alcôves réservées, chacune, à l'une des femmes et a ses enfants. Le plafond est aussi noir de fumée, aussi poussiéreux que celui de la case-médicament : dans une niche, face à la porte, j'aperçois une sorte de petite case, comme un jouet à côté de laquelle se dresse une termitière-colonnette, vidée de ses occupants et surmontée d'une poterie. Au-dessus, le long du mur s'étagent les sacrifices, roulés dans de petites nattes. Le médicament des femmes est sans doute à l'intérieur de la petite case.
Le cordon bleu se met à nettoyer des légumes blanchâtres. Ce sont des champignons de la brousse à longue tige.
— Ce soir, déclare Voiné, vous allez manger des champignons Toma. Je vais demander à la vieille et vous lui ferez le cadeau.
Nous nous regardons, à moitié rassurés, mais l'envie de varier le menu l'emporte.
Voiné trouve bientôt que la visite a assez duré et donne le signal du départ.
Les trois vieilles nous suivent jusqu'au milieu de la place et nous couvrent de bénédictions avec des « Balika » répétés.
« Balika » signifie merci en Malinké, [de l'arabe barak]. C'est l'unique langue étrangère que connaissent les Toma. Comme nous sommes nous-mêmes des étrangers, ils l'utilisent tout naturellement avec nous dans l'espoir d'être mieux compris.
— C'est la première fois, nous dit Voiné, que des Blancs entrent dans la case des vieilles, et elles vous trouvent très galants.
Le poulet aux champignons, préparé par Voiné, qui consent de temps a autre à superviser la cuisine était succulent. Pas le moindre signe d'intoxication au réveil. Nous n'avons pas été « poisonnés ».
Voiné est très satisfait.
Nous poursuivons aujourd'hui notre enquête auprès de Zézé sur l'origine des masques, mais cette fois, le sens de nos questions lui échappe.
— Tout au début de la terre, lui dis-je, les esprits de la brousse devaient bien exister ?
Zézé me regarde avec consternation ; je dois lui paraître stupide.
— Mais non, répond-il en haussant les épaules, c'est nous, les Zogui, qui faisons tout ça.
Il m'explique le sens de ce mot, que je ne connaissais pas. « Zogui » signifie, littéralement « l'homme », mais dans ce sens précis : « Le grand féticheur, le maître des esprits de la forêt, l'homme complet. »
— A la naissance de la terre, ajoute-t-il, existait seulement l'eau, le serpent et deux médicaments : le Belimassaï et le Zazi.
Ces deux mots désignent, d'ailleurs, une seule et même chose : la pierre à foudre, mais le premier est réserve aux hommes et le second aux femmes.
Puisque nous en sommes à la genèse, j'essaie une fois de plus d'apprendre les légendes Toma relatives à la formation du monde et au premier homme, mais, comme toujours, je me heurte non à de la mauvaise volonté, mais à une ignorance totale. Pour nos féticheurs, les souvenirs les plus anciens remontent à la génération antérieure à l'arrivée des Blancs. Par une déformation due à notre civilisation occidentale, je ne peux pas envisager que des hommes ne se soient jamais posé aucune question sur leur origine. Peut-être, le bouleversement causé par l'irruption des troupes françaises dans le pays a-t-il suffi pour arrêter la transmission des traditions orales et les remplacer par les récits de guerres que l'on raconte dans chaque village où nous arrivons.
Il fait nuit maintenant, les féticheurs nous ont quittes. Assis sur une caisse, près de la lampe-tempête, je relis mes notes, et tente d'analyser tout ce que nous ont appris Zézé et Voiné.
Le boubou-médicament, objet de la convoitise de Voiné, appartient à Zézé, qui seul, en détient les pouvoirs magiques. Les différents masques et leurs talismans, sont la propriété d'une certaine catégorie de féticheurs. Le Vollolibeï femelle de Touweleou protège le village, mais il est incomplet sans le mâle du hameau voisin. Okobuzogui lui-même n'étend guère sa puissance au delà des limites du canton. L'efficacité de ces médicaments, pour employer le mot de Voiné, repose, en dehors des prétendus pouvoirs magiques, sur des truquages destinés à provoquer la peur (imitation des rugissements de fauves, déguisements) et à créer une ambiance favorable aux manifestations d'ordre surnaturel.
Mais l' Afwi , invisible et tout-puissant, groupe tous les Toma. Leur magie est essentiellement un phénomène d'ordre collectif.
« L'esprit de trois hommes est plus fort qu'un homme », m'a dit Voiné.
Dans une communauté aussi repliée sur elle-même qu'un village noir, si une douzaine d'hommes se réunissent dans la forêt sacrée pour décider le châtiment ou la mort de l'un des leurs, on imagine aisément que ce dernier ait peu de chances de leur échapper. Sans avoir recours à la force, par simple suggestion, ils obligent la victime désignée à exécuter leur volonté. Au besoin, si elle se rebelle, on l'aide à mourir. Tous les féticheurs manient les poisons avec beaucoup d'habileté, et Voiné, au cours de nos promenades dans la brousse, nous a montré les lianes, les fruits ou les écorces dont on les extrait. Ces connaissances font partie de l'arsenal du féticheur.
Je crois comprendre l'inquiétude du vieux Zézé, pourtant grand Zogui, devant le complot ourdi par ses adversaires. Avant de parvenir au détachement qu'il affiche maintenant vis-à-vis des croyances ancestrales, il les a partagées. Il est lui-même lié par le secret qu'il impose aux autres : ses qualités de maître-féticheur lui permettent de disposer à son gré de la force magique collective, mais il ne peut trahir ni s'évader de cet univers dont il fait partie sans craindre le choc en retour. Son alliance avec nous le met dans une situation fausse ; la divulgation des secrets écarte de lui la grande masse des Toma, et la regroupe autour de ses adversaires, le laissent à leur merci. Il ne peut méconnaître les forces qu'il a utilisées si longtemps, et les redoute. Mais la magie Toma ne peut se résumer si simplement. Nous n'avons pas réussi à élucider l'énigme de notre première nuit ici, de la foudre de Doezia et du dédoublement de Voiné à Sagpaou. D'autre part, lorsque Zézé nous dit : « Ce sont les hommes qui ont tout fabriqué », il n'expose pas là un point de vue personnel sur les esprits de la forêt, mais bien ce que pensent tous les féticheurs ; et quand il repousse la tornade de sa fourche, en répétant les formules magiques transmises par ses prédécesseurs, il croit en leur efficacité ; si ses incantations échouent, il fait alors appel pour sauver la situation, à son intelligence.
Je me débats au milieu de ces contradictions, me rends compte qu'elles n'apparaissent pas comme telles aux yeux des Toma, et ne les gênent absolument pas. Toutes les réactions que je prête à Zézé, les explications que je me donne de son attitude, ne sont valables que pour moi, le Blanc. Il se pose, quant à lui, beaucoup moins de problèmes, et, en tout cas, ne les formule pas de la même façon.
En ce moment même, dans sa case, il doit trembler de peur, la peur insurmontable du châtiment des esprits, créés par les hommes, mais dont il ne songe pas à contester la puissance. Les femmes et les enfants craignent le Bakorogui, et pourtant savent que sous le masque effrayant se cache un homme ; les initiés reculent devant Okobuzogui ; Voiné lui-même redoute Zézé revêtu de son boubou-médicament, et rêve de s'en procurer un semblable. Ses réactions choquent notre goût européen de la logique. Cette notion de jeu peut nous sembler puérile, mais il faut l'admettre si nous voulons comprendre les Toma. Nous cherchons, à résoudre les contradictions, eux les vivent tout simplement.

Au cours des dernières journées, le complot a pris une importance grandissante dans la conversation et les préoccupations de Voiné.
Après une courte période de détente, les féticheurs du pays ont recommencé à nous poursuivre de leurs malédictions.
Voiné ne peut plus arriver dans notre case le matin sans nous annoncer : « Le complot est sur nous » ou « Le complot est défait » selon le résultat de ses prospections dans les villages voisins. Nous en sommes venus à parier entre nous sur cette alternative.
Aujourd'hui, pourtant, nous avons perdu les uns et les autres.
— J'ai une idée, déclare Voiné en entrant, suivi de Zézé. Il faut aller voir Darazou, le grand charlatan.
Pour lui, ce mot, qu'il prononce avec respect, implique un des plus hauts degrés de pouvoir magique.
Le devin, Darazou Koïwogui, du village d'Anorezia, presque l'égal de Zézé, dirige la cabale montée contre nous au nom des lois ancestrales. Voiné et Zézé, après mûre réflexion, ont estimé qu'il était politique de notre part, d'aller l'affronter en personne.
Nous avons quitté Touweleou de très bonne heure, et déjà traversé plusieurs petits villages.
— Arrêtez, nous dit Voiné tout à coup, d'un ton impérieux. Darazou a le gri-gri qui respire. Je dois vous laver la figure avec l'eau magique ou vous ne pouvez rien faire.
Nous nous soumettons à ce rite, et peu après, atteignons Anorezia. La moitié du village est à l'abandon. Une herbe haute envahit le sol rocailleux autour des cases effondrées aux toits éventrés.
Comme toujours, au milieu de la journée, les habitants travaillent aux lougans et tout paraît désert. Enfin, nous réussissons à trouver un notable qui nous indique la case du devin.
Darazou est un colosse adipeux aux petits yeux rusés. Avec ses trois nattes à l'ancienne mode Toma sur son crâne rasé et sa face lunaire, il évoque plus un asiatique qu'un noir. Dès les premiers mots, il refuse de nous parler hors de la présence du chef du village, et fait venir un coureur qui part le chercher dans son lougan. En attendant, le grand charlatan nous mène dans une case vide et s'installe en face de nous. Deux de ses femmes nous apportent des calebasses d'eau fraîche.
Voiné roule des yeux effarés et nous fait signe de ne rien accepter. Mais nous buvons tous les quatre pour prouver notre confiance à Darazou. Puis nous restons un bon moment, immobiles, en face du devin qui n'ouvre pas la bouche.
Enfin, le chef de village arrive, escorté de tous les notables, qui se groupent autour de nous.
Voiné transmet ma requête :
— Je veux parler seul avec Darazou, et devant le chef s'il y tient.
Ils se montrent très réticents. Chez les Toma, les différends se règlent la plupart du temps par la violence et ici nous sommes les ennemis. Nous leur faisons constater que nous n'avons aucune arme, et qu'ils ne risquent rien.
Apres avoir longuement hésité, Darazou se décide et nous précède jusqu'à une petite clairière, hors du village. Je lui énumère tous les arguments qui ont réussi à convaincre les autres. Assis à côté de moi, pour ne pas me regarder, les yeux mi-clos, la tête baissée, il se contente de tracer des petits dessins dans le sable avec une brindille. Je comprends tout de suite que jamais Darazou ne deviendra notre allié. A ses yeux, Zézé a commis une faute irréparable qui mérite un châtiment exemplaire. Il a, par-dessus le marche, tout intérêt à le supplanter.
— Je ne te demande pas de nous aider, lui dis-je à la fin, mais seulement de ne rien faire contre nous.
Il ne répond pas tout de suite. Un sourire sarcastique apparaît sur ses lèvres. En face de lui, Jean, crispé, ne se contient pas sans mal.
Enfin, Darazou relève la tête et nous expose son point de vue. Il proteste de ses bons sentiments à notre égard, et nous affirme que si son chef de village l'y avait autorisé, il serait sûrement venu aux cérémonies de Touweleou. Malheureusement, personne ne l'a averti. Nous savons tous qu'il ment. Nous l'avons vu à Doezia. Il continue, en nous laissant entendre qu'il ne s'oppose nullement a ce que nous connaissions les secrets de la forêt, mais qu'il ne veut pas nous les dévoiler lui-même.
— J'ai trop peur de la mort.
Sa duplicité est évidente. Nous ne pourrons rien en tirer. Il est inutile d'insister. A côté de lui, le chef de village, l'oeil terne, la lèvre pendante, le visage servile, ponctue ses déclarations d'« Egow » sans timbre.
Toute cette histoire lui échappe, c'est visible et son rôle se borne à approuver mécaniquement Darazou.
— Je ne ferai rien contre vous, répète une dernière fois le grand charlatan.
Il n'a qu'une envie : nous voir partir ; l'entrevue s'est soldée par un échec. Après les formules de politesse d'usage, nous nous séparons. Sur le chemin du retour, je vais rejoindre Voiné qui nous précède sur la piste, l'air morose et lui fais part de ma déception.
— Les gens d'Anorézia, sont très malins, dit Voiné, sentencieux. Ils ont nomme chef le plus idiot de tous. Comme ça, quand le chef de canton lui donne un ordre qui les ennuie, ils ne font rien, et après ils disent que le chef ne sait pas commander. Mais si on veut le changer, rien à faire. Ils ne veulent plus.

Note
1. Voir Appendice 4. « Explication des rêves ».
2. Voir Appendice V : « Extrait de Presse ».

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