Paris. Librairie Plon. 1954, 1970. 324 p.
Dans la mesure où l'on saisit ce que pensent les Kissi (que ces questions semblent préoccuper assez peu) un vivant se distinguerait par la possession de trois éléments : le corps (les « os »), le cur, l'ombre.
Support des deux autres, le corps est fait de chair et d'os, pã, pl. paaã, paarã chez l'homme comme chez les animaux. Le cadavre, sitôt la mort, est dit wana wisilèyo, ou wan'wilèyo, « homme sec » comparable à la chair séchée du gibier abattu. Il gardera ce nom jusqu'au sacrifice de levée du deuil (sara wan'wilèyo). Le sentiment s'exprime ici d'un lien entre les notions de sécheresse et de mort, lien commun aux mondes animal et végétal; comme ailleurs transparaît l'association fécondité, naissance, vie, d'une part; et eau, humidité 1.
Deuxième élément, le coeur, köllo, désigne à la fois l'organe et une qualité de l'être vivant, qu'on pourrait appeler, d'un terme d'ailleurs peu satisfaisant, son énergie. Nous avons déjà vu qu'au cours d'un sacrifice funéraire (sacrifice « pour enlever la terre de la bouche du mort ») et jusqu'à la levée du deuil, le coeur de l'animal égorgé est toujours attribué au fils aîné du défunt. Lors d'un sacrifice aux ancêtres, le même organe reviendra au doyen ou à son représentant, c'est-à-dire au personnage le plus important.
Le cur est tenu pour responsable non seulement des actions accomplies par son possesseur, mais de ses pensées et de ses sentiments jusqu'aux plus fugitifs. Désignant une amulette faite d'une grosse coquine d'escargot et qui devait tenir les voleurs éloignés de ses colatiers, un vieillard ajoutait en souriant : « ce n'est rien, mon coeur n'est pas dedans. » D'un chef redouté mais juste, l'on dira qu'il possède un coeur « bon », un cur droit : o nö kö kèndo. Souvent aussi, ce cur « bon » est un coeur « dur », kö'karu. L'expression n'offrirait aucun sens péjoratif, les Kissi parlant français la traduisent non par égoïsme ou insensibilité, mais par intelligence, force de caractère ; parfois aussi, par don de clairvoyance : posséder le kö'karu permet de « connaître les choses cachées », de prédire l'avenir. Peuvent être ainsi qualifiés les jumeaux, les devins )en principe des jumeaux), les chasseurs de sorciers, les doyens de lignage et d'une manière générale tous les vieillards, pour qui le simple fait d'avoir derrière eux une vie déjà longue implique une lutte victorieuse sur la malignité de leurs ennemis ; cette lutte, ils n'auraient pu la soutenir sans l'aide d'une qualité supérieure, sans leur « cur dur », leur kö'karu.
Possesseur, lui aussi, de kö'karu, un sorcier se définit plus souvent par son « mauvais cur », kö'wöndo. L'expression, qui nous paraît bénigne, couvre une accusation grave : le sorcier, kuino, est l'envieux qui désire la mort ou la ruine de ses voisins et ce simple souhait ne le cède guère en efficacité à l'action correspondante. Comment d'ailleurs serait-on sûr que le geste meurtrier n'a pas été réalisé, alors que le sorcier s'attaque à ses victimes en « prenant leur cur» durant leur sommeil ? seule ensuite demeure visible l'enveloppe extérieure du malade, qui dépérit très vite pour expirer sitôt cet organe « mangé ». Une autre expression veut que le sorcier ait « mis son cur » dans le sambiö, amulette mortelle quand elle est vraie, quand elle est « sèche » (sambiö wisilèyo). Une fois l'amulette découverte par un chasseur de sorciers et noyée dans une décoction de certaines feuilles, le coupable, privé, avec son « cur », de moyen d'action et d'un organe vital, meurt sans tarder, dans les souffrances.
Enfin le terme de wundule, pl. wunduã, désigne quelque chose de plus que l'ombre projetée. La possession de l'ombre, comme celle du cur, est une condition essentielle de la vie. A la mort, l'ombre quitte le cadavre, s'échappe. Pendant le sommeil, un dédoublement se produit parfois, attesté par le rêve. Un flottement dans la pensée indigène ne permet pas de préciser ce qui, de l'ombre ou du corps demeure apparent durant le sommeil, couché dans la case; l'opinion générale semble toutefois incliner à ce que le corps (« les os ») reste visible tandis que l'ombre vagabonde. Si l'on rêve d'un mort ou d'un absent, c'est son ombre qui apparaît au dormeur. Qu'un malade (« son ombre ») traverse le rêve d'un parent habitant un autre village : présage favorable, le malade guérira. L'activité déployée durant le rêve par l'ombre ne laisserait d'autre trace au réveil qu'une sensation de lassitude. Enfin, certains vivants peuvent en rêve ou en état de catalepsie, wuwo, se rendre chez les Morts ; ils en ramèneront des prédictions, la révélation de faits demeurés inconnus, l'ordre d'accomplir tel sacrifice ou de réaliser une amulette particulière.
L'ombre entre dans le corps au moment de la naissance. Très faible durant les premiers jours, elle prend des forces peu à peu. Selon certains, l'aspect des traits à la naissance permettrait d'identifier l'aïeul ainsi « revenu » : « c'est ma mère, c'est mon grand frère... » On dit aussi parfois que le dernier mort du lignage, à condition qu'il soit plus âgé que le père ou la mère, revit dans le nouveau-né de même sexe. Enfin la mère durant sa grossesse peut voir en songe un aïeul qui lui dit son intention de renaître dans le corps de l'enfant. On offrira un peu de riz cuit à cet aïeul (qu'aucun terme spécial ne désigne) en remerciement et pour lui demander de ne pas retirer sa protection à l'enfant ; l'offrande sera renouvelée si le bébé tombe malade. Toutefois, si l'on veut pousser l'entretien, l'interlocuteur toujours un vieillard, les jeunes refusent pareille discussion qui leur semble sans objet se dérobe : l'ancêtre est resté au tye pöm, au séjour des morts, son action se bornerait à implorer cette naissance de Hala, Dieu tout-puissant et que les vivants ne peuvent atteindre sans l'intermédiaire des ancêtres.
L'entrée du tye pöm, du « village des morts », demeure strictement interdite aux morts sinistres : foudroyés, étrangers, infirmes, « premiers morts » ou enfants des feuilles, tua pèya. La pensée indigène, si indécise par ailleurs, apparaît ici très ferme, ces morts infortunés se changeront en niña (gyinu, « diables ») réfugiés dans les arbres ou dans les gros rochers, parfois aussi dans les tourbillons de poussière qu'on voit se lever à la surface du sol en saison sèche. De là, les niña cherchent à jouer de mauvais tours aux vivants, se précipitent sur eux pour les faire tomber, etc... Les morts sinistres ne reçoivent aucune offrande, aucune nourriture : on les ignore. Dans le seul cas de malheur général : incendie, épidémie.... ils seront honorés tous ensemble et anonymement par l'offrande du fanadama.
Pas d'idée spéciale sur le voyage que le défunt doit accomplir pour rejoindre le pays des morts : nous n'avons jamais entendu parler de rivière à franchir, de montagne à gravir... comme il en serait question chez plusieurs populations voisines 2. La vie que mènent les défunts, au tye pöm se présente comme une exacte réplique de celle qu'ils ont connue ici-bas : le riche y demeure puissant, le mari y retrouve sa femme... Mentionnée par bienséance, du bout des lèvres, l'idée d'une justice distributive, récompense du bien accompli durant la vie, punition du mal, n'emporte aucune conviction profonde. Il est bien parfois question d'un « pays des bons », Dene kèndo (pour lende ne kèndo) qui se situerait à l'est (influence islamique ?) et où le juste obtiendrait après sa mort la récompense des services rendus autrefois plus exactement, le défunt doit retrouver à Denekèndo tous les cadeaux qu'il a offerts durant sa vie, sans exception; l'interlocuteur s'anime un peu en insistant sur ce qui, pour lui, correspondrait à un encouragement aux dépenses fastueuses beaucoup plus qu'à une notion morale. On assure que les habitants de Denekèndo connaissent une température toujours fraîche, des greniers pleins, des fêtes nombreuses où l'on peut manger et danser sans limite ; ils savent l'avenir; surtout, ils suivent avec attention le comportement des vivants : action ou simple pensée, rien ne leur échappe. La route pour Denekèndo est droite et facile, au contraire de celle qui conduit à Denewöndo, le « pays des méchants », orienté à l'ouest ; cette dernière difficile, sale et semée d'embûches. Parlant de ce « pays des méchants », on insiste toujours sur le fait qu'à Denewöndo, le mort se trouvera seul, séparé des siens; il devra cultiver son champ lui-même, lui-même préparer ses repas. La nuit y est éternelle, car l'ouest c'est la nuit et « il est plus facile de faire le mal la nuit ». A chaque instant l'on y peut craindre la malévolence des sorciers. Enfin le mort ne sortira pas de Denewöndo, ne pourra jamais revenir sur terre, comme reviennent, le fait est bien connu, tous les ancêtres de quelque importance.
Ceux même qui décrivent ce tableau sombre ne semblent guère convaincus de son exactitude ; ils paraissent guidés surtout, dans leur exposé, par le souci d'offrir à leur interlocuteur étranger un reflet des pensées qu'ils lui attribuent en se fondant sur les propos de mallam musulmans ou de missionnaires chrétiens. Comment accorder ce dualisme si net, cette opposition tranchée entre bons et méchants, avec une autre croyance fréquemment exprimée et qui, elle, correspond à un sentiment simplement les vieillards, en un mot les membres influents de la société, « sont tous sorciers » ? Parmi eux, les grands chefs (les plus âgés) apparaissent les plus puissants, rien ne leur demeure interdit, ils sont au-dessus des lois. Or si tous les sorciers reconnus et châtiés vont à Denewindo, «le pays des méchants », il ne peut être question que de hauts personnages, après des funérailles dont eux-mêmes se complaisent parfois à ordonner le luxe, disparaissent sans retour dans cet obscur séjour. Bien au contraire, ce sont eux surtout que les vivants chercheront à se concilier, ou dont au moins ils s'efforceront d'écarter le courroux par des offrandes répétées, offrandes de nature analogue à celles que ces grands morts recevaient de leur vivant. Ces mêmes chefs, avant leur mort, se disent encore assurés de revenir sur terre : beaucoup plus qu'à une re-naissance dans le corps d'un nouveau-né de leur lignage, ils pensent alors aux statuettes en pierre, nombreuses dans le pays et dont certaines portent le nom d'un ancêtre. Il est avéré que tous les hommes puissants, un temps plus ou moins long après leur décès, « sortent pömdo ».
Ce terme de pömdo, pyömdo (pl. pömta, de pöm, la mort) désigne les pierres sculptées dont on trouve encore maintenant quelques spécimens, usés par les intempéries, sur presque tous les autels du culte familial, mãndu : figures humaines, plus rarement figurations animales, souvent aussi cylindres ou petits pilons dont certains à base quadrillée, haches en pierre polie, parfois enfin simples galets gravés. L'âge de ces statuettes, toujours taillées dans une pierre tendre (en général de la stéatite), demeure incertain. Tout au plus certaines peuvent-elles être datées par des détails de costume rappelant les armures portugaises du XVIe siècle. La diversité des styles, évidente dans une collection un peu importante comme il en existe plusieurs en Europe, laisserait supposer des âges très différents. L'aire d'extension déborde largement le pays kissi : on trouve de ces pierres sculptées en Sierra Leone, notamment en pays mendi et jusque sur la côte (îles Sherbro).
Une chose au moins paraît certaine : ces statuettes que les Mendi appellent nomoli et emploieraient surtout dans leur rituel agraire 3, ne sont pas, en pays kissi, l'oeuvre des occupants actuels de la région, non plus que celle de leurs ancêtres immédiats : les Kissi ne sont pas des sculpteurs. Certes, sachant que nous recherchions de ces pierres pour les musées de Dakar et de Conakry, certains nous en ont parfois offertes qu'ils venaient de fabriquer, non plus en pierre, mais en argile modelée, à peine cuite (terre recueillie dans le lit d'un cours d'eau ou au fond d'une mare, les eaux étant, aussi bien, le séjour des morts). Ces images grossières ne sauraient faire illusion, leurs auteurs eux-mêmes manquaient de conviction et s'amusaient beaucoup de voir leur supercherie aussitôt dévoilée.
Fig. 3. Statuette en pierre, pömdo (Musée de l'Homme, objet no. 46.54-1). Elle porte au cou un talisman fait d'un cauri. |
Fig. 4. Statuette en pierre, pömdo (Musée de l'Homme, objet no. 36.9.52). Figure le transport d'un cadavre. |
Images des morts, les pömtã ne présentent pas tous une égale valeur.
Les pierres qu'on voit sur les autels du culte familial sont tenues pour un simple héritage dont le gardien consent parfois à se séparer. Lorsqu'il refuse, c'est en se fondant uniquement sur cette notion d'un dépôt reçu de ses aînés et qu'il doit transmettre intact. Mais céder de « vrais » pömtã demeure impensable. Ces derniers sont encore dits pöm'wama, pömdo « qui devine »; ou pöom'kandya, pömdo « habillé ». Chaque « vrai » pömdo porte un nom, celui de l'ancêtre dont il est le portrait. Le pöm'wama est conservé à l'abri des curieux, dans une case isolée ou chez son gardien, le plus souvent fils ou petit-fils de l'ancêtre « revenu » du tye pöm, du pays des Morts. Quelque temps après le décès d'un chef de village ou de lignage, ou simplement d'un vieillard influent (ce peut être une femme), le pömdo, explique-t-on, « sort », est déterré, soit par un cultivateur qui retournait sa rizière, buttait son manioc ; soit près d'un colatier planté par le mort ; parfois encore dans le village ou aux abords immédiats, par les travailleurs qui creusaient les fondations d'une nouvelle case ou aménageaient une route. L'identité de la statuette est révélée de manière variable, souvent avant même sa découverte, par un rêve de l'un de ses descendants, homme ou femme auquel l'ancêtre ainsi apparu ordonne d'aller déterrer la pierre à tel endroit précis. Parfois aussi, le découvreur en possession de la statuette encore anonyme s'adresse à un devin et lui demande d'interroger les morts : est-ce Un Tel ? Enfin le nom de l'ancêtre peut être indiqué au cours d'une fête qui suit de près la découverte du pömdo. Les autres statuettes du voisinage, invitées à la fête, sont interrogées selon le procédé habituel d'interrogatoire du cadavre : la pierre solidement fixée sur un brancard tenu sur la tête de deux porteurs (plus rarement sur la tête du seul devin), incline à droite ou à gauche en réponse aux questions posées à droite, la réponse s'interprète affirmative, c'est la vérité, la « santé » à gauche, réponse négative, la maladie, la mort.
L'aspect du pöm'wama, du pömdo « qui devine », diffère beaucoup de celui qu'offrent les statuettes anonymes, demeurées nues. La fête d'installation, qui ne porte pas de nom spécial (kafuo, fête, réunion), a pour but principal d' « habiller » la statuette de l'introniser. Le pöm'kandya se présente sous l'aspect d'un paquet informe, entouré de bandes de coton qui disparaissent elles-mêmes sous une croûte noirâtre de sang séché, sang des sacrifices. La pierre, invisible, a été posée debout dans un petit récipient (bol en bois, aujourd'hui petite cuvette émaillée d'importation) qui contient encore différentes amulettes : piquants de porc-épic, cornes d'antilope enfermant une poudre ou une graisse magique, fer de jumeau, etc... Le tout est soigneusement enveloppé de fils, puis de bandes, de coton ; près du sommet (au « cou »), un collier auquel sont fixées, suivant le matériel dont on dispose, une perle en pierre (qui n'a pas forcément appartenu à l'ancêtre de son vivant), des cauris, une bague en laiton, des canines de panthère, parfois une clochette en laiton ; nous vîmes même un jour au cou d'un pömdo plusieurs sous percés et une médaille bénite à l'image de la Vierge. Le tout peut être coiffé d'une touffe de plumes de pintade. Ailleurs, dissimulé sous un carré d'andrinople formant fichu et porté sur un brancard reposant sur la tête de deux hommes, le pömdo n'était pas sans évoquer la silhouette d'une relique espagnole. Parfois enfin, le paquet contenant la pierre peut être lui-même abrité dans un récipient en bois en forme de bouteille, le haut sculpté à l'image d'une tête humaine ; une cavité ménagée dans la panse abrite alors le pömdo.
La fête d'installation est célébrée avec le concours de tous les ancêtres « revenus », de toutes les statuettes, des alentours. On tire des coups de feu, on offre à l'ancêtre des colas, de l'argent ; une victime (un buf de préférence) est égorgée, un petit morceau de foie présenté au pömdo frotté de sang et de jus de colas tandis que son gardien s'adresse au héros de la fête :
Te voici revenu parmi nous, fais que nous demeurions en bonne santé, défends-nous contre les maladies et contre les sorciers .
La viande est partagée entre tous les assistants adultes du même sexe que l'ancêtre, c'est-à-dire tous les hommes initiés si la statuette est celle d'un aïeul mâle, toutes les femmes s'il s'agit d'une femme. (Le gardien toutefois, est toujours un homme).
A partir de ce moment, l'ancêtre ne sera plus invoqué sur l'autel familial les sacrifices qui lui sont destinés seront offerts au pömdo frotté de sang, imprégné du jus des colas, etc... A la fin des semailles et au début de la moisson, on apportera l'offrande de bouillie de riz, kulye, à la statuette comme on l'offrait au vivant. Le gardien est normalement le fils ou le petit-fils de l'ancêtre dont la pierre porte le nom ; il appelle l'attention de son aïeul en frappant avec un anneau en métal passé au pouce de la main gauche sur une cloche de fer, en forme de cosse, tenue par le médius de la même main; l'ancêtre, en effet, n'habite pas le pömdo de manière constante, sa présence s'y manifeste seulement après qu'on l'ait invoqué, par les oscillations du brancard 4.
Fig. 5. Peinture sur la paroi extérieure d'une habitation ;
elle représente une scène de divination par interrogatoire d'un pömdo.
On s'adresse à l'aïeul pour connaître les choses cachées : « ce malade guérira-t-il ? Dois-je entreprendre ce voyage ? Mon fils peut-il épouser cette jeune fille ? On ne dit pas alors que le pömdo a parlé, mais que les « vieux lui ont donné un message », bimba a vim pömdo. On peut encore demander à la statuette le châtiment d'un coupable demeuré impuni. Dans ce but, le mari abandonné, ou le volé, viendra trouver le gardien, offrira quelques colas et devant l'ancêtre, prononcera une formule d'exécration (mena) :
« Le voleur que j'ignore, le ravisseur de ma femme, le sorcier qui veut tuer mon enfant... aïeul, toi qui le connais, poursuis-le, punis-le ».
Ailleurs, la victime, dans le même but, s'adressera au gardien de l'autel familial, mandu; ailleurs encore, au gardien du tumbye sur lequel on prête serment. L'idée n'en demeure pas moins la même, d'un recours aux ancêtres « qui voient tout » et châtieront le coupable que les seules forces humaines ne pourraient atteindre. On prête serment sur certaines statuettes : tel l'« ennemi » contre lequel une formule d'exécration a été prononcée, le parjure sera menacé, selon les cas, de la foudre, de tomber malade ou de devenir fou. Pour guérir, il lui faudra venir trouver le gardien de la statue, confesser sa faute et demander son pardon en offrant un poulet, de l'huile de palme, du sel, une poignée de colas. Le gardien lavera le malade avec une eau où baignent quelques feuilles d'une plante qui a poussé près de l'autel des ancêtres, il lui fera boire un peu de cette même eau. Enfin le pömdo, image d'un chef puissant, pourra suivre les garçons dans leur retraite d'initiation dont l'accès demeure interdit aux femmes et aux non initiés; il protégera les jeunes gens comme l'ancêtre l'eût fait de son vivant.
Dans cette institution du pöm'wama, ancêtre et messager des morts venu un moment animer la statuette en pierre, entreraient plusieurs éléments dont chacun, isolément, a été signalé dans une société voisine. Le nomoli mendi, comme le pömdo kissi, est une statuette en pierre trouvée dans le sol et dont l'âge exact demeure impossible à fixer : le type mendi, au nez d'un modelé puissant, facilement reconnaissable, se retrouve d'ailleurs dans nombre de statuettes exhumées par les Kissi. Tout porte à croire que les Mendi comme les Kissi auront utilisé à des fins qui leur sont propres des témoins d'une civilisation antérieure. Il semble toutefois que les Mendi n'associent pas leurs statuettes au culte des ancêtres, mais fassent intervenir leurs nomoli dans le seul rituel agraire, fustigeant notamment la statuette lorsque la pluie se fait trop attendre ; un tel geste serait inconcevable chez les Kissi. D'autre part, dans tout le nord-est du Liberia, l'usage était jadis, à la mort d'un personnage important, de sculpter un masque en bois qui fixait l'image du défunt, comme la pierre « retrouvée » conserve en pays kissi le souvenir du mort 5. Enfin le ge des Kra (N.-E. du Liberia) est un bloc en terre sculptée, tête humaine monstrueuse, toujours coiffée de plumes, souvent pourvue de deux paires d'yeux, de cornes-amulettes, de défenses de porc sauvage... On demande au ge sa protection contre les sorciers, le retour à la santé, de nouvelles naissances, des moissons abondantes. Trait plus important pour nous, son gardien fait office de devin : le bloc en argile posé sur sa tête, l'homme entre en transe et répond aux questions des assistants sur le passé, le présent, l'avenir; le ge peut encore dénoncer les sorciers 6 . L'analogie dans les fonctions apparaît ainsi à peu près complète avec le pömdo kissi. Sculpture en pierre, image d'un mort, rôle divinatoire, l'institution kissi où se fondent des traits empruntés à plusieurs voisins n'en demeure pas moins unique par le rôle considérable que l'ancêtre ainsi « revenu » est appelé à jouer dans la vie sociale où aucune décision grave n'est prise sans sa consultation on pourrait dire : sans son autorisation.
Tous les grands personnages de la société indigène ont ainsi leur statue. Kissi Kaba, qui accueillit les Français à leur arrivée dans le pays puis se rebella et fut exécuté en 1898, a son pömdo que conserve un frère cadet, doyen du lignage dans le village de Soriandu, canton de Farmaya. Apparu quelques années après sa mort, Kissi Kaba offre l'aspect d'un paquet piriforme, haut de 0 m. 60 environ, enveloppé de coton noirci et luisant de sang séché; au sommet, sous un anneau en coton, des piquants de porc-épic fixés dans un plan presque horizontal donnent au pömdo une vague silhouette d'oiseau de proie.
A la mort de son gardien, le pömdo passe aux mains du frère cadet ou du fils ; à défaut d'héritier direct, la statuette sera déposée dans la tombe. Il est très rare qu'elle soit laissée à l'abandon. Nous devons à pareille négligence, tout à fait exceptionnelle, et à l'amitié des survivants, d'avoir pu recueillir en 1949 au village de Diluadu, canton de Kurumandu, le pömdo d'une aïeule, Mama Yomba, dont le petit-fils et gardien, son seul descendant, était mort récemment ; l'objet gisait dans un coin de la demeure écroulée (cf. pl. XII).
Notes
1. Voir plus loin.
2. Cf. G. Schwab, Tribes, op. cit. pp. 326 et suiv. ; et Dr. S. Hofstra, The Ancestral Spirits of the Mendi in Int. Archiv für Ethnographie, XL (1940), pp. 177-196
3. Cf. S. Brown, The Nomoli of Mende Country, in Africa. XVII (1948), 18-20
4. Dans le même sens, Hofstra, op. cit., p. 188 : « ... les membres de la famille vont sur les tombes la veille d'un sacrifice, appellent leurs ancêtres et les invitent à venir le jour suivant. Les esprits sont supposés voltiger autour des tombes... »
5. G. W. Harley, Masks as agents of social control in N. E. Liberia. La technique de la sculpture du bois paraît aujourd'hui étrangère aux Kissi. Comment, toutefois, ne pas songer à une évocation de masque en voyant le visage et le crâne entièrement peints d'un jeune garçon qui accompagne la sortie des initiés dans le rituel du toma ?
6. G. W. Harley, ibid, pp. 34-35 ; Schwab, qui dit quelques mots rapides du ge (op. cit., p. 316 en note), voit dans son usage la preuve d'un contact direct avec le Grand Dieu, distinct des mânes et qui s'exprimerait par la bouche du possédé; l'information, non recoupée, soumise aux risques de la traduction, paraît suspecte.
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