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Littérature


Tierno Monenembo
Cinéma

Editions du Seuil. Paris. 1997. 217 p.


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Chapitre IV

Les rares fois où je me présentais à l'école, Mlle Saval me recevait de la même manière que si je revenais des toilettes ou du tableau noir : debout et épanouie comme une fleur de lys dans son long tailleur de zéphyr. Maintenant qu'elle est définitivement partie d'ici, je me demande ce dont je me souviens le mieux. Son tailleur (en vérité, elle en avait plusieurs, de divers coloris mais d'une même coupe, à l'élégance passée de mode) ?
Ses insondables moments de silence ? Son troublant corps de Blanche, rosâtre et élancé ? Ou alors son extraordinaire aversion pour tout ce qui pouvait rappeler le désordre ou la négligence ? Rien ne pouvait déranger ses cahiers et ses livres — impeccablement rangés dans une sacoche de cuir — ou la pile de chiffons repassés qu'elle se réservait jalousement pour effacer le tableau.
On pouvait la contrarier ou l'exposer à la fureur d'un grand ouragan sans arriver à défaire sa coiffure ou souiller sa socquette. Il n'existait pas une chose à même de déranger le noeud de son foulard ou le bleu calme de son regard, fût-ce la trace d'une colère ou d'un grain de poussière. Hassana l'avait surnommée Mlle Sans-Plis. Il voulait évidemment parler de la jeune femme fascinante et dure qui nous fit l'école plusieurs années sans une ride au visage ou un froissement à la jupe.

Il m'arrivait de déserter l'école un mois ou plus pour écouter les histoires fantastiques d'Arɗo ou pour partir avec Bentè vers les prairies de Saabu, arnaquer les laitières ou taquiner l'anguille. Mais il fut une fois où mon escapade dura près d'un trimestre. L'ennui est que je suis incapable de dire avec exactitude quel type de foucades Bentè m'avait fait faire alors. Ce légendaire voyage à Kindia, en vérité stoppé à Linsan (où nous avions malencontreusement croisé Moodi Djinna de retour de Freetown), et qui m'avait valu une bastonnade si corsée que Mère-Griefs avait longuement pleuré ?
L'épisode du taureau que nous avions abattu à Tialéré de deux coups de revolver (mais ce n'était qu'un bison, n'est-ce pas, vous autres trappeurs du Nevada ?) et que mon père avait dû payer — deux fois sa valeur — sur ordre du tribunal ? L'accident survenu à Teli Laabiko (Bentè lui avait dit que, s'il bougeait, il lui crevait un oeil et, le con, il avait bougé) alors que nous le punissions dans la forêt de Tambassa pour avoir volé la caisse de Maarouf le boucher?… J'avais dans tous les cas raté l'essentiel de mon année scolaire, c'est-à-dire la semaine de vaccinations et la traditionnelle visite de M. Mouton, l'inspecteur d'académie. Je préfère ne pas parler des jeux inter-écoles et des jours de composition que j'avais l'habitude de sauter comme on saute une flaque d'eau. Je me sentais coupable surtout pour Mlle Saval. Je savais en effet que M. Mouton était intransigeant devant l'absentéisme des élèves :
— La France ne peut pas continuer à payer l'instruction des Colonies si vos petits broussards n'y montrent aucun intérêt, vous me suivez, mademoiselle Saval ?
Aussi, je crus qu'en me revoyant cette fois-ci elle perdrait son sang-froid, me traiterait de petit voyou ou me corrigerait avec un fouet d'acacia. Eh bien, elle se racla doucement la gorge et m'indiqua de sa main veinulée et pâle le banc râpeux où j'usais (inutilement selon lui) les précieuses culottes de drill que Moodi Djinna me commandait spécialement de France.
— Comme vous le voyez, monsieur Ɓingel, nous en sommes à la géographie. Il en fut de même la dernière fois que nous nous sommes vus, il me semble. C'est-à-dire, il y a une décade. A se demander si avec vous la terre arrive encore à tourner !
Je dus montrer discrètement à mes petits camarades la lame de mon couteau à virole pour faire cesser leurs railleries. Quand elle parlait de moi, leurs rires ne s'arrêtaient que comme ça. Et pourtant il aurait été bien injuste de voir dans son attitude le signe de quelque animosité. Sous ses airs de bénédictine, elle savait faire parler son coeur. J'en eus l'éclatante preuve, ce jour-là, quand Hassana m'eut raconté la visite de M. Mouton.
Le coléreux inspecteur, en constatant ma trop longue absence, voulut me renvoyer de l'école et envisagea de présenter à Moodi Djinna la note de mes trois années de scolarité. Mlle Saval me sauva in extremis en faisant appel à sa splendide imagination. Elle se souvint que j'avais présenté les signes d'une maladie qui ressemblait fort à la variole et que, ce faisant, elle avait été amenée à son grand regret à me mettre en quarantaine. Une seule fois, je l'ai vraiment vue sévir. Un des élèves (il devait s'appeler Dian, si mes souvenirs sont exacts) avait outrepassé tout ce qui était permis. Il avait, il est vrai, tendance à plastronner un peu parce que fils du seul Noir à occuper l'un des trois postes de commandant de Cercle adjoint. Un jour que l'on jouait à se lancer des petits bouts de papier, il envoya sur la tête de Hassana un encrier de porcelaine qui lui fendit en deux l'arcade sourcilière.
— Présentez vos excuses à votre camarade ! lui ordonna Mlle Saval.
— Non ! Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous.
Le genre de bourde que même sous l'injonction de ce diable de Bentè (il me fascinait tant, alors !) je n'aurais pas osée. On se disait tous que, cette fois-ci, il se passerait quelque chose. Elle rougirait. Elle jetterait le morceau de craie qu'elle avait à la main par la fenêtre. Mieux, elle donnerait à Dian une ou deux retentissantes baffes pour le remettre à sa place. Nous étions tellement préparés à cette idée-là que nous roulions déjà nos petits yeux vers les tempes concaves de l'ami Dian.
Non, elle s'avança vers le bureau pour déposer le livre qu'elle tenait sous l'aisselle. Ensuite, elle revint s'arrêter devant le coupable. Ce fut d'un calme ! Elle allait simplement lui demander de dire sa récitation, pensions-nous.
— Sortez ! fit-elle de la même voix douce et ferme que nous lui connaissions.
Quand le petit fut au seuil de la porte, elle continua :
— Attendez un peu, jeune homme, qu'on dissipe tout malentendu. Il est évident que, si je vous dis de vous en aller, c'est pour ne plus jamais vous revoir. Si par miracle vous reveniez dans cette classe, eh bien, je m'en irais à votre place.
L'affaire fit beaucoup de bruit. Mlle Saval fut convoquée plusieurs fois par jour dans le bureau de M. Camille, le directeur, et M. Baldé, le père de notre camarade, franchit le portail de l'école, où de mémoire de potache personne n'avait jamais vu sa rutilante Peugeot 203.
On murmura qu'on allait renvoyer Mlle Saval. Et pas seulement de l'école, mais de Guinée aussi. — Ouste, qu'elle s'en retourne chez elle dans son froid pays de France, personne ne cesserait pour autant de mentir au voisin ou de manger du taro chaud ! s'était exclamé Arɗo, déjà plus nationaliste que la moyenne des Mamounais.
Cela me paraissait d'autant plus possible que l'idée de l'Indépendance échauffait déjà les quartiers périphériques. Il s'y produisait de rudes bagarres suivies d'explosions et d'incendies. D'un côté les Flèches, de l'autre les Eléphants ! « D'un côté l'imposture, de l'autre l'honneur », précisait Arɗo pour les rares dubitatifs.
De quel côté était M. Baldé ? Je n'en savais fichtre rien. Mais on disait que, les choses évoluant, il pouvait maintenant faire arrêter ou expulser qui il voulait. Mais non, tout redevint normal une semaine plus tard. Dian disparut dans la nature (il paraît qu'on l'avait inscrit à Dalaba, à l'école des Métropolitains). C'est ainsi que Mlle Saval sortit sans égratignure de son combat contre M. Baldé. Elle continua à nous enseigner après l'Indépendance jusqu'à ce que, l'an passé, pour des raisons non avouées mais finalement connues de tous, elle décidât de regagner la France.

Sacrée Mlle Saval ! Elle devait être bien particulière pour me pardonner comme elle l'a fait. Pas une fois elle ne m'aura dénoncé à Moodi Djinna. Même ce jour où j'avais coupé au couteau une abondante mèche des cheveux de Muriel, la fille de M. Goude. Elle se contenta de m'amener dans le bureau de M. Camille, qui me bastonna avec une rage plus démontée que les autres fois. Une semaine plus tard, elle me demanda pourquoi diable j'avais fait cela. Je lui répondis :
— Pour devenir milliardaire, mademoiselle.
Je n'eus jamais la force de lui avouer que j'avais agi sous l'injonction de Bentè. En effet, l'une des premières leçons que celui-ci m'apprit quand je tombai sous les lois de son enseignement consistait à croire que les cheveux des Blancs portaient chance :
— Il suffit que tu t'en mettes un peu dans les poches pour que tu deviennes riche !
Je ne sais toujours pas si cela est vrai ou faux. En revanche, deux ans après l'Indépendance, une question continue de trotter dans ma tête : pourquoi M. Goude avait-il inscrit sa fille parmi nous et non à l'école des Métropolitains de Dalaba ? Probablement parce qu'il n'était « qu'un misérable Blanc de village, crevant de froid et arriéré de la tête », selon l'avis indiscutable de l'ami Arɗo…
Elle laissait le directeur se débrouiller avec moi, ma sibylline et inoubliable maîtresse d'école, quand cela commençait à faire. Le plus souvent, celui-ci griffonnait un mot à mon père ou menaçait de me livrer aux gendarmes.
M. Camille, on disait qu'il venait du Togo et parfois d'Oubangui-Chari. Ce qui était sûr, c'est qu'il boitait du pied droit et avait des balafres suffisamment nombreuses (et brillantes même sous l'ombrage du fameux chapeau) pour inquiéter une famille de pachydermes.
Au fond, il me suffisait d'associer ces trois détails pour comprendre pourquoi nous ne nous sommes jamais aimés. Le voyant entre les manguiers et les parterres de citronnelle, à l'affût des diseurs de gros mots et des retardataires — sa lugubre cravache cachée derrière le dos —, je me disais que je lui mettrais bien un scorpion dans la culotte si j'en avais un. Il fallait une forte dose de cruauté pour nous cingler le postérieur comme il se plaisait à le faire. Ici, il était vraiment dans son rôle. En quelque sorte, il en avait eu de la chance, de trouver un endroit aussi bien indiqué pour cultiver son goût du fouet et de l'invective. Son léger handicap expliquait mieux que tout sa propension à honnir et à brutaliser les petits de l'Homme. Je ne sais toujours pas comment cette idée avait pu germer dans ma tête, mais à la fin elle avait pris une telle importance que je m'en étais ouvert à Bentè peu de temps après l'avoir connu. — Tu comprends, maintenant, pourquoi je ne compatis à la misère de personne? Ton instit, un seul voeu l'anime : que tous vous deveniez laids, sadiques, pieds-bots et, de préférence, maîtres d'école. Qu'est-ce que tu crois, mon cher ?… L'aveugle ne rêve qu'à une chose : que tout le monde voie comme lui, se dépêcha-t-il de m'enseigner.
Mais à l'époque je fondais de plaisir quand il me parlait sur ce ton véhément de gourou et de grand frère. Ma raison d'être visait alors à contrefaire sa voix, à répéter les lents mouvements de sa bouche quand il mâchait du chewing-gum ou prononçait le mot “merde”. Sa manière de fermer les poings et de raidir le cou en marchant, son franc dégoût pour le sentimentalisme et l'hypocrisie, j'en avais déjà fait mes lois. Etre un homme, cela voulait dire avoir sa taille à lui, son teint, sa jaquette de toile au col tout le temps relevé, son détachement soigneusement entretenu et qui lui était si naturel que j'y voyais une marque de gentillesse ou de suprême élégance. Il représentait une grande force, une espèce de morale absolue en son genre. Je mesurais avec beaucoup d'appréhension toute la mare des émois nuisibles et des scrupules inutiles qu'il me faudrait assécher pour arriver à sa hauteur. C'est ainsi qu'il se passa un bon bout de temps avant que je le regarde catapulter une pierre sur le visage purulent de King-Kong sans frémir.
J'avais néanmoins fini par comprendre le dessous des apparences : King-Kong n'aurait pas été manchot, hémiplégique et à demi aveugle, c'est la trajectoire inverse que les pierres qu'il lui lançait auraient suivie.
— Les choses sont ainsi faites. Tous des ennemis, qu'ils soient toubibs ou borgnes ! La salopardise, mon vieux, c'est de ne pas se défendre, car si toi tu hésites, les autres, ils ne te ratent jamais, avait-il coutume de me répéter après avoir corrigé un malappris ou dévoré un sandwich au poulet au snack libanais, non loin de l'église.

Revenant à M. Camille, je réalise soudain avec quelle ingéniosité toutes les maximes que m'énonçait Bentè collaient réellement aux faits. Tout bien considéré, l'infirmité confère un légitime degré de haine. Les indigents, faut jamais les plaindre mais les gruger, les vaincre. Je savais maintenant que M. Camille s'était cassé une jambe juste pour décupler la terreur des enfants de l'école. Sa silhouette devant le portail donnait des cauchemars aux insomnieux. Le matin, on pouvait l'apercevoir depuis le talus de la mairie, dressé dans la brume, la braise d'une cigarette lui illuminant le visage et légèrement ployé en avant à cause de sa jambe, donnant pour s'exercer de cinglants coups de cravache sur le bigaradier surplombant la clôture. Nous devions arriver en rangs formés depuis la rue et passer un à un devant sa redoutable perspicacité. Gare à celui qui avait perdu un porte-plume ou un bouton de chemise. Gare aux lève-tard et aux malpropres ! Il sifflait pendant ce morne défilé, regardait l'individu confondu, soulevait son menton à l'aide de sa cravache pour mieux reconnaître son visage et ses forfaits. Il parlait sans élever la voix mais, en bon maître, répétait cent fois les mêmes mots pour être sûr d'être compris.
— En rang ! Au bureau !… Au bureau ! En rang !…
Ceux qui n'avaient rien à craindre allaient s'aligner devant leur classe. Les autres, c'est-à-dire le plus souvent moi et quelques autres petits diables de ma ressemblance, nous devions attendre au bureau qu'il ait fini de recompter les effectifs et de saluer les instituteurs. Ensuite, nous allions nous entasser face aux deux traits qu'il avait tracés entre l'encoignure de la porte et l'appui de la fenêtre situé après l'angle droit du mur, accroupis, les bras croisés. A son arrivée, rebelote, le défilé ! Chacun était tenu d'épeler son nom et de rappeler en quelle classe il était. Alors, il soulevait le gros registre noir et débitait avec une rare délectation les méfaits de chacun.
« Collé une boule de chewing-gum sur la chaise de Mme Keïta ! Refusé de croiser les bras à l'ordre de M. Barry ! Lancé des navires en papier dans le cours de M. Onivogui ! Porté son béret dans la classe de Mlle Yansané ! Venu avec une culotte trouée et une crasse de dix jours au moins… Ah, disait-il quand venait mon tour, la voilà, la grande crapule ! On est encore sur terre, hum ? Eh bien, je vais te le faire regretter, d'être encore sur terre… » Les autres, il ne leur enlevait que la culotte ou le pagne (pour lui, une crapule était une crapule dans un corps de fille ou de garçon), mais moi je devais tout ôter, montre et chaussettes.
— Ainsi donc, tu étais au cinéma ? Eh bien, ici, nous sommes au cirque. Devine qui de nous deux fera le clown !
Il me frappait d'un angle à l'autre de la pièce et m'obligeait à imiter le chien et toutes sortes d'oiseaux. Ce cynique ne rigolait jamais des pitreries qu'il m'obligeait à jouer. Une fois (qu'avais-je fait au juste : volé la Baby-Brousse de Moodi Djinna ou dévasté la bananeraie du Libanais Khoury ?… ), sentant que mes larmes allaient couler, je courus me cacher dans l'armoire, répandant par terre tout ce qu'il y avait dessus. Le plus dur ne fut pas de ramasser les manuels et les cartons de compas et porte-plumes mais bien de reconstituer l'énorme globe en puzzle. Ses injures devinrent névrotiques pendant que je présentais mon derrière sous la morsure de la cravache :
— Je nous connais nous autres Nègres puisque j'en suis moi-même un. Nous sommes des tortues, des tortues d'un autre genre. Suffit pas de nous chauffer le cul pour voir émerger la tête. Il faut aussi briser la carcasse. C'est bien ce que je vais te faire. Ou tu fais preuve d'effort pour t'instruire, ou moi je te prends tout ce que tu as de sang. Et… si… si… je n'ai pas ce droit, eh bien, je le prends ! On verra bien qui pourra m' empêcher de t'écorcher pour ton bien… Ah, parce que monsieur ne veut plus de l'école ? Il veut vadrouiller avec la racaille au lieu de préparer l'avenir. Tu veux donc rester un bougre de con toute ta vie, un boy à deux sous le mois, un esclave ? C'est bien vrai, tout ce que disent les autres, le Nègre est une vraie mule, et plus c'est petit, plus ça mange de foin. Allez tiens ça, ça et ça encore ! Tiens jusqu'à ce que tu me remontes ce puzzle. Tiens jusqu'à ce que tu en crèves !
Quand la raclée devenait trop saignante, je refusais de rentrer déjeuner. Je longeais les murs pour rejoindre la table à cirage du bienfaiteur Arɗo. Mais je me mettais d'abord derrière un pilier, à quelques mètres de lui. J'attendais le moment le plus propice, par exemple celui où il était occupé à faire ce qu'il appelait un « cul de muezzin » sur les santiags d'un fonctionnaire ; ou celui où il discutait avec un compère sur le fait de savoir si la scène que l'on voit dans Le Magicien de l'Enfer (toute une armée y est soudainement statufiée) est réelle ou si c'est ce ventripotent de Seeni-Boowal qui traficote les machines pour gruger le bon peuple. Au moment où il me semblait le plus absorbé, je me glissais furtivement et m'asseyais auprès de lui en cachant à l'aide de mon cartable les blessures que j'avais aux jambes… Il décrivait un mouvement de tête, pour contredire son interlocuteur ou pour marquer son étonnement, il me voyait et se détournait illico de ce qui l'occupait :
— Monsieur le grand écolier ! Quelle quantité de savoir avez-vous gagnée en cette matinée ? Bonsour ! Bonsour ! Ça wa ! Ça wa !
Il me serrait la main avec une déférence passablement comique et me montrait fièrement à son interlocuteur :
— Tu vois celui-là, mieux vaut commencer à le respecter tout de suite ! Quand on aura arraché l'Indépendance, c'est des gens comme lui qui nous montreront le chemin. Regardez, tous deux, on est de la même taille, mais on nous donnerait du papier je mettrai le mien où vous savez, tellement ma tête est vide !… Ensuite, il récriminait longuement contre son « naïf de père » qui n'avait pas eu la présence d'esprit de l' inscrire à l'école.
— Tu n'avais qu'à y aller toi-même ! lui répliquait-on.
— Tout seul et contre la volonté de mon père ? Plutôt me couper le copulateur ! Je préférerais encore vivre sans sexe que sans la bénédiction de celui qui m'a fait naître.
Pendant ce temps, je déployais mille efforts pour lui cacher mes souffrances. Je m'asseyais à même le sol, les jambes soigneusement repliées sous les fesses, les genoux recouverts par tout ce que je pouvais récupérer sous les arcades : vieux sacs de jute, morceaux de carton ou une de ces inévitables affiches publicitaires vantant les mérites d'Aspro. Mais il finissait toujours par remarquer mon embarras :
— Toi, mon grand camarade, tu as mangé du piment ! Ah ce sont ces boulettes de viande vendues près de la salle des fêtes, hein ? Deux parts de piment pour une part de boeuf, à supposer que ce ne soit pas du sanglier… Prends donc le petit escabeau, t'y seras bien mieux !
Je finissais par céder à son empressement, ce qui me conduisait à lui montrer les affres de mon martyre.
— Mais dis donc! se mettait-il à crier. Tu es passé par un champ de barbelés ?
— Je suis tombé dans une crevasse. Un moment d'inattention !
— Donc, tu es tombé tout seul dans cette crevasse ? Allah est le plus grand ! Il peut faire tomber les astres si telle est sa volonté… Seulement, il y a une chose que je ne comprends pas : comment peut-on tomber en s'écorchant aussi bien les tibias que les genoux ? Et puis j'ai beau regarder, je ne vois dans tes plaies aucune trace de tesson ou de détritus…
Son enquête durait aussi longtemps que je ne lui avais pas tout dit. En sus de sa sympathie et de son talent de conteur, j'aimais sa ruse incroyable et son esprit pointilleux. Serviable et drôle, mon ami Arɗo, jamais fâché ! Ami des uns et des autres, et cependant toujours sur ses gardes ! J'ai grandi et mûri sous l'égide de Bentè, mais j'ai découvert Mamou par son regard à lui. Il n'y avait personne comme lui pour évoquer ses carrefours et ses personnages ! Discret et subtil, il avait fini par devenir la confluence naturelle des potins. Ce qui me permit très tôt de repérer les visages et les noms dans cette ville qui m'avait vu naître et où, selon son propre mot, on ne fait jamais rien pour soi mais tout pour l'oeil du voisin. Il me donnait un discret coup de coude dans le flanc, étirait sa lèvre inférieure pour m'indiquer les vies secrètes et drôles qui se bousculaient sur la rue du Commerce :
— Celui qui tient une sacoche, oui… avec la chemise de flanelle… Ne le vois pas si gringalet ! Il est ceinture de judo. Je le sais parce que c'est lui qui a déboîté le bassin de l'adjudant Lemoine. Ce qui te permettra de comprendre que l'homme en question n'était autre que l'amant de la femme de l'adjudant… Malingre, pas beau, et pourtant judoka et amant !…Comme ça, un beau soir, l'adjudant les a surpris au caravansérail, armé d'un pistolet.
— Et alors ?
— Alors, on n'a plus revu ce pistolet tellement la prise de judo fut monumentale !… Le roux avec une barbe à deux pointes, celui qui conduit la Vespa, tout le monde le prend pour un Métropolitain, moi, je sais qu'il est Américain. Les Américains, ils sont tous protestants et ils habitent dans un petit village à eux, il faut faire comme si on allait à Conakry puis bifurquer sur la gauche. On dit qu'ils y cherchent de l'or et élèvent des coqs aussi grands que nos agneaux à nous… Tiens, la Savane de M. Trélissac… la Dauphine de M. Bamoud. Ces deux-là sont bel et bien Français, ce qui fait que dans pas longtemps on ne verra plus leur blancheur ici. Le premier est le président du tribunal de grande instance. Le second, inspecteur des affaires administratives et financières pour tout le Fouta-Djallon. En plus de sa Dauphine, il a une Pick-Up pour voyager en brousse. Quand il n'est pas là, sa femme rend visite à M. Langeron, le percepteur, à des heures suffisamment tardives pour qu'on ne se doute de rien.
Il me décodait point par point les secrets de la rue, repérait les délinquants et les hadj, les Blancs omnipotents et les Libanais aux somptueuses boutiques. Il me citait avec une ferveur inimitable la marque des voitures et des cycles. Une Peugeot 203 ! Une Renault ! Une Pontiac ! Une Chevrolet ! Une Chrysler ! Une Mobylette Motobécane ! Une bicyclette Paterson Zochonis!… Je le sentais si emballé que je me disais qu'il avait oublié mes petites blessures aux jambes. Peine perdue ! Il y revenait immanquablement avec une fougue et un souci du détail qui m'exaspéraient un peu. Quand mon esprit désarmé finissait par lui avouer que j'avais reçu une bastonnade de la part de M. Camille, il éructait d'indignation et scrutait mes jambes. Comme s'il n'avait pas évalué toute l'étendue des dégâts. Et, du coup, son intérêt pour l'école changeait de but en blanc :
— Vous autres écoliers, il vous en arrive des choses ! Je dis tout bonnement que vous êtes bien braves pour en supporter autant ! A ce compte-là, mieux vaut naître et mourir ignorant !
Je sentais ses larmes venir. Aussi, j'inventais n'importe quoi pour redoubler sa compassion :
— Mais tu n'as pas tout vu, mon bon ami Arɗo ! Mon copain Fodé, il lui a arraché l'oreille à force de tirer dessus.
— Allah peut vous maintenir vivant avec un court bouillon à la place du sang si telle est sa libre fantaisie… Et comment va-t-il s'en tirer, ce pauvre petit enfant ?
— Pour le moment, il est entre la vie et la mort au bloc opératoire. Mais si je me fie à tout le sang que j'ai vu couler…
— Maintenant que j'y pense bien, je me demande si je me serais bien senti dans une salle de classe. Tu comprends, ma tare incurable à moi, c'est la bougeotte. Cela arrive sans prévenir, comme on attrape une balle perdue, voire une épilepsie. Je tremble de la tête aux pieds et puis je grommelle. On m'interrogerait dans ces conditions que je répondrais tout de travers. Et ton M. Camille, il me battrait et moi je lui enfoncerais une alêne de Touareg dans le blanc de l'oeil. Tu vois qu'elle n'est pas faite pour moi, votre saloperie d'école… On pourrait quand même vous apprendre à compter sans oublier la tendresse. Mais, t'en fais pas, les choses vont pouvoir changer. Je sens cela comme l'odeur d'une femme qui s'approche de votre maison. Demain, ce sera différent, pas possible qu'on vous étrille sans raison valable.
Je lui rétorquais que l'école coranique aussi pouvait avoir ses bourreaux et évoquais l'exemple de Karamoko qui m'avait plus d'une fois écorché le dos à coups de fouet.
— Sais-tu, Arɗo, que l'histoire que l'on raconte à ce sujet est authentique ? Une nuit, il m'a effectivement attaché au cimetière parce que je n'arrivais pas à la savoir, la sourate Yaa-Sîn.
— Tu sais ce que cela signifie ? Que tu es le plus verni de tous. Chaque coup de bâton que ton maître de Coran t'inflige te sera rendu au centuple en quiétude et délices une fois que tu seras mort.
— Alors, je ferais peut-être mieux de quitter l'école française, où l'on me torture pour rien.
Il se tordait longuement la bouche puis faisait claquer ses doigts, visiblement désarçonné dans son raisonnement.
— Ce n'est pas si facile de régler ces choses-là ! Ecoute, grand camarade, Dieu a créé deux écoles pour les deux mondes de son royaume : l'ici-bas et l'au-delà ! Le premier, il l'a réservé aux Blancs et, le second, à nous autres les Noirs. Et toi, comme par hasard, il t'a concocté deux vies pleines : une vraie vie de Blanc et une vraie vie de Noir ! Nanti sur terre et béni dans l'au-delà ! Tu crois que cela court les rues, les gens qui se targuent d'un destin pareil ? Ah moi, si j'étais à ta place, je prierais pour qu'on me fouette un peu plus que ça ! Tu imagines ce que cela pourrait te rapporter une fois que tu seras devenu grand : cent billets de banque pour chaque coup donné par M. Camille et mille ans de paradis pour la férule de Karamoko !
— Karamoko m'a dit que les portes du paradis sont fermées à celui qui fréquente l'école des Blancs.
— Mais tu n'as rien compris ! Personne n'a jamais dit ça. Seulement, le moment venu, Satan te fera vomir tous les mensonges qu'on t'y a appris à ingurgiter avant que les anges ne t'indiquent la Bienheureuse Demeure.
— M. Camille dit que l'école coranique, c'est juste pour nourrir les charlatans.
— Qu'est-ce que ce mangeur de phacochère sait des roueries du bon Dieu ? Il ne perd rien pour attendre ! Bientôt, il brûlera plus vite que la graisse de porc dont il a façonné sa vie.
— Malgré tout, elle a peut-être ses bons petits côtés, l'école française…
— Pour apprendre à faire un pansement ou à conduire une Pontiac, je ne dis pas non. Le reste ne vaut même pas la peine qu'on l'écoute. Seulement, on doit savoir ruser. La terre est ronde, le gri-gri est sans force ? Réponds-leur d'accord jusqu'à ce qu'ils te donnent le papier qu'il faut pour prendre la place du gouverneur.
— Finalement, tu aurais pu t'inscrire aussi.
— Dieu a fait définitivement les choses, mon grand camarade. Chacun dans le tiroir à lui prédestiné ! Certains, les fauteuils des bureaux, et moi un coin de terre pour cirer. Mais qu'ils nous l'amènent donc, leur foutue Indépendance, et tu verras si en moins d'un an je ne vais pas racheter le snack du Libanais ou le garage de M. Massaloux !
Et pendant qu'il devisait sur M. Camille ou sur le contenu du dernier film qu'on avait vu dans la ville (« Je trouve que Gary Cooper commence à flancher. Pourquoi lambine-t-il tant dans Le train sifflera trois fois ? A sa place, j'aurais d'abord occis cette bande de trouillards qui l'abandonnent ; ensuite seulement, je me serais toumé vers Franck Miller et ses acolytes pour leur faire la peau »), il m'arrivait de poser ma tête sur son tabouret et de dormir une heure ou deux, insensible au vacarme et aux mouches.
J'étais si jeune, si « gogo », pour reprendre l'expression de Bentè. Je confondais la cola et l'arachide, la semoule et la poudre à canon. Mon esprit se brisait contre de nombreuses énigmes. En général, mes réveils se passaient sous une brûlante envie de comprendre : mes envies et mes doutes, ainsi que la passion sans fin des autres. Je me demandais par exemple pourquoi ce vieux Libanais de Seeni-Boowal attendait la tombée de la nuit pour ouvrir son cinéma. Et il m'avait fallu des semaines avant que l'étincelante réponse n'illumine ma pauvre tête : les cow-boys ne pouvaient arriver qu'à ce moment-là, même si par extrême gentillesse pour notre cité ils avaient quitté depuis l'aube le lointain et fabuleux pays qu'ils se devaient d'habiter. Enfin, je comprenais pourquoi le vieux Libanais sortait de ses gonds quand un malappris lui demandait de repasser le lendemain Les Cavaliers ou Le Bourreau du Nevada :
— Faut d'abord que je leur écrive, bougres de cons ! On ne vient pas à Mamou à n'importe quel moment quand on est un héros de cinéma.
Voilà : Seeni-Boowal écrivait ou téléphonait ou télégraphiait —lequel de ces termes était-il le juste ? — et les chevaux, les cow-boys, les vallées et les Indiens venaient osciller et grossir, se détériorer et mourir pour vingt-cinq francs l'entrée.
Pourquoi, en revanche, le reste de l'existence paraissait-il si étrange, si insoluble ? J'imaginais parfois Mère-Griefs, Moodi Djinna et Neene-Goree comme un de ces attelages de diligence maintes fois vus dans La Poursuite infernale ou dans La Rivière sans retour. Mais un attelage divergent, où chaque cheval tirerait de son côté (moi, je serais la fameuse mouche du coche, qui leur piquerait les flancs de peur de se faire avaler). Entre eux et moi, la gueule silencieuse du vide. Le sort voulait se jouer de moi pour me faire naître dans une maison où, à part Dick et ma douzaine d'atlas, il n'y avait pas grand-chose d'autre que les comas de Neene-Goree et le gong sans faille de l'horloge à carillon. Sans eux j'aurais sûrement habité ailleurs que sur cette colline, peut-être la plus escarpée de Mamou, d'où je pouvais tout voir sans rien pouvoir toucher.
Je me rongeais dans la solitude mais j'enrageais par-dessus tout contre le mutisme, l'affolante incapacité des autres à répondre à mes questions. Il me revenait à moi seul de fouiller les poubelles, de tirer les cartes et les vieux rideaux ; de lorgner dans les trous de serrure pour en savoir un peu plus sur les dessous du monde…
Ainsi, les Libanais promenaient leurs panses sur les hauts balcons de la rue du Commerce. Tous les Blancs avaient une voiture, fréquentaient le Buffet de la Gare et logeaient au quartier Dumez. Pourquoi, alors, Mlle Saval vivait-elle sans voiture et sans chien dans une maisonnette à la Poudrière ? Mais Mlle Saval était-elle vraiment blanche après ce qui était arrivé à Cellou-le-Poète ? Il y avait une multitude de gens (et pas seulement des Métropolitains) pour insinuer cela. Le fait de s'afficher avec un Indigène (fût-il commis comptable, émule de Mallarmé et, il faut bien le dire, impétueux et féru de la dive bouteille) revenait à pousser nombre d'Africains à émettre un doute sur la pureté de son sang. Épouser la cause d'un Nègre pédant et farfelu qui, dans ses moments éthyliques, divaguait avec des termes aussi incongrus qu'« Indépendance » et « prolétariat » n'était pas normal, encore moins digne de représenter la France pour les Européens. Et pourquoi, dès que Cellou fut tué devant le Buffet de la Gare, les ragots sur ses liens avec M. Massaloux furent-ils aussi nombreux et précis ? Ces questions et bien d'autres étaient pour moi une source intarissable de migraines, dont seule la gaieté communicative d'Arɗo pouvait me soulager.
Hélas, je ne pouvais rien, moi, contre son redoutable bon sens quand j'essayais par quelques allusions bien placées de défendre l'honneur de mon institutrice.
— Tu verras, ils coïtent ! me répondait-il invariablement.
Cela me choquait mais je savais que tout autre argument aurait été superflu.
— Tu n'as pas l'air de me croire, continuait-il pour tenter d'atténuer mon dépit. Et pourtant, mon grand camarade, la vie est encore plus simple que boire quand on a soif. Imagine un homme et une femme seuls au milieu de la nuit… Un chat et une souris dans un grenier, tu crois que c'est pour faire l'éloge du moissonneur ou vanter la récolte ?… Ce sont là des choses que tu ne saisiras que quand tu seras un peu plus haut que ça.
Justement, j'avais l'insoutenable impression de comprendre de moins en moins les gens et les choses à mesure que je grandissais. Je me hâtais de sortir du lit dès que l'aube léchait mes persiennes, le plus souvent après avoir cauchemardé sur ce bandit de Bambaaɗo. Pieds nus, je traversais la grande salle oblongue. Ronflements de Moodi Djinna. Respiration sifflante de Neene-Goree. Frêle linceul du dehors. Le monde était mort. Adieu, intrigues et blâmes, croque-morts et Mère-Griefs ! C'était moi, le grand solitaire condamné à frôler les nuages et l'éternité…
J'ouvrais doucement la porte pour guetter les premiers boutons de lumière sur le front du mont Kuumi. Le brouillard dessinait entre les dentelures des nuages et les crêtes encombrées des montagnes le mur de ma nouvelle demeure. Vu du perron, le monde était juste assez grand pour atteindre ce mur-là. Mais c'était déjà toute une contrée avec ses buissons et ses trouées, ses lignes droites et ses dénivellations. Jusqu'à ce qu'avec Bentè je tente cette escapade vers Kindia, je pensais que le vide commençait peu après la vallée de Teliko et les toitures en ardoise de Dumez. Quand Moodi Djinna et son chauffeur Oussou devisaient dans la tanière, j'entendais prononcer d'étranges noms de villes : Télimélé, Youkounkoun, Siguiri, Bamako, Kénéma, Ziguinchor ! Des lieux irréels, charmants, délicieusement inquiétants, que je devinais juste après le pont de Mamounwol, là où la route décrit de malicieux serpentins avant de décoller du sol pour se perdre dans le rougeoiement du ciel. Comment donc pouvais-je les apercevoir alors que ma taille égalait à peine la hauteur du perron ? Trop petit pour mériter de songer à l'inconnu mais suffisamment costaud pour braver la chicotte de Karamoko, de Moodi Djinna et de M. Camille. Que dire du supplice que me causait le corps parfumé et charnu de Mlle Saval ?
Impossible de l'imaginer dans les bras de ce cochon de M. Massaloux, quoi qu'en dît Arɗo ! Son idylle avec Cellou à la rigueur ! Mais alors un simple flirt autour des livres de ce poète nommé Mallarmé que toute la ville avait fini par citer à cause de ce malheureux esclandre survenu au Buffet de la Gare. Car, comme moi, elle devait savoir la profonde injustice qui régnait autour de notre inavouable amour. ll suffisait d'attendre un peu et bientôt il n'y aurait plus ni l'école, ni Moodi Djinna, ni M. Camille… Ainsi, les choses deviendraient normales : je grandirais ou elle rajeunirait, en tout cas il n'y aurait plus entre nous aucun obstacle pour nous empêcher de vivre notre vie…
Arrivé à ce stade de mes secrètes chimères, la figure de Karamoko surgissait pour me remettre les pieds sur terre. Comment ? Convoler avec une chrétienne ! Cela ne te suffit donc pas de pécher dans tous ces nouveaux lieux (école, cinéma, échoppes de contrebande), maintenant, tout d'un coup, c'est la chair blanche qui t'attire… Ça y est, j'ai tout compris, le diable qui corrompt tout s'en prend spécialement à toi.
Arɗo a tort de croire qu'entre les écoles française et coranique la différence ne tienne qu'à l'au-delà. Il en existe une autre, plus dramatique encore. Quand sous ses coups je m'avisais de pleurer, M. Camille me mettait dans la bouche le chiffon du tableau :
— Ils ont classe à côté, comprends-tu, saligaud ?
Au contraire, chez Karamoko, il m'était chaudement recommandé d'exprimer ma pauvre condition de créature humaine.
— Que tes cris montent aux cieux ! Dieu ne te pardonnera que quand tes semblables auront su l'étendue de tes péchés. L'ennui, c'est que je criais jusqu'à m'écorcher la gorge sans parvenir à verser une larme. Moodi Djinna, toujours prêt à noircir mon cas, disait que j'avais déjà tellement péché que je ne pouvais plus ressembler à un être humain avec des yeux pleins de larmes et un coeur qui saigne.
— Pleure ! disait le maître de Coran. Je ne te demande pas de crier, cela tout le monde peut le faire. Pleure, verses-en des larmes pétillantes et chaudes ! Oui, l'eau salée qui se trouve dans les trous de ton visage, c'est celle-là que je veux que tu me donnes. Verses-en sur la terre, verses-en aux orgueilleux pour alléger tes péchés ! Dieu ne pardonne qu'à ceux qui savent peiner et se mouiller les joues.
Au tout début, je pensais aux malheurs de King-Kong et au pâle visage de Dick après sa mort. Me sortaient alors deux braves trombes de larmes qui coulaient sur mes fossettes et s'arrêtaient au milieu des joues, misérables filets d'eau perdus dans le sable de ma propre sécheresse.
— Pleure, jaillis, pétille ! Dieu t'a fait eau et non la pierre damnée des pharaons ! Pleure, mon petit taureau, que je t'entende souffrir ! L'affliction plaît énormément à Dieu ! Pour lui, je te pince, pour lui je te lacère ! Que je voie tes larmes étincelantes et fraîches comme la rosée sur la paille ! Pleure avant que je ne te crève pour le double malheur du pieux : toi au cimetière des orgueilleux, et moi à celui des assassins !
J'avais fini par trouver une géniale astuce pour nous éviter cela. Je profitais de la confusion créée par son fouet pour me rouler en boule et passer subrepticement deux traces de salive sur mes joues. Cela ne suffisait pas pour calmer son impatience.
— Jusqu'aux commissures des lèvres ! Qu'elles confluent sur l'arc de ton menton !
Il mettait ses mains au niveau de ses hanches et grommelait le verset de la Fatiha. Cela voulait dire que j'avais eu ma dose. Sans rien perdre de sa colère, il jetait le fouet dans l'âtre et m'intimait l'ordre de déposer ma tablette pour déjeuner avec lui. Parmi les cinquante gamins qu'il avait sous sa coupe, je devais être son préféré. Du moins, je le pensais profondément. Lui-même ne me l'aura jamais montré. Juste quelques signes que trahissait son extrême réserve… Ensuite, je cachais mes plaies brûlantes sous mon petit boubou et allais retrouver Moodi Djinna, le plus souvent couché dans le hamac ou sur le tapis de la terrasse où il écoutait la radio ou recomptait ses billets de banque. Je saluais Mère-Griefs du bout des lèvres (il veillait attentivement sur ce funeste détail, notant au passage la sincérité que j'y mettais).
— Enlève ton boubou ! Je te l'ai ramené de Dakar juste pour te rouler avec dans la cendre de l'école coranique. Va mettre ton complet de gabardine !
Je mettais mon complet de gabardine, puis je passais dans la grande salle pour m'installer devant la table de formica, sur la chaise en rotin. Commençait alors la scène la plus pénible. Il sortait ses vieux registres de comptabilité, les effeuillait avec une effroyable lenteur. Et si par malheur il ouvrait en même temps le petit carnet vert où étaient marqués les frais du camion, je savais que je pouvais faire mon deuil de la visite promise à Hassana (à sa frangine surtout) et bien souvent à la séance de TSF qu'il lui arrivait de m'accorder. Je suais une bonne partie de la nuit sur les additions, dont la plus brève s'étendait jusqu'en bas de page.
Sanglée dans son pagne kroumen et jamais en reste d'une perfidie, Mère-Griefs restait devant la porte de la cuisine, où en vérité elle n'avait plus grand-chose à faire, pour m'écouter ânonner mes chiffres.
— Qu'est-ce que j'entends ? 9 et 8 font 16 ? Eh bien non, c'est 17 ! Pas besoin d'aller à l'école pour apprendre cela !
Ceci dit, il pouvait tout arriver, même que Moodi Djinna prenne mon parti et la remette à sa place.
— Que personne ne nous dérange ! Nous discutons de budget et non de vils condiments.
Subitement, entre le chargement de tôle livré au Libanais Fawzi et les caisses de margarine prévues pour l'Amicale des boulistes, il revenait brièvement sur mon état de santé (si variable, n'est-ce pas, selon que l'on fût jour d'école ou de Coran).
— Alors, il t'a encore battu ? disait-il sur un ton d'un pathétique déconcertant tout en veillant néanmoins à ce qu'il fût suffisamment sonore et froid pour ne pas trahir sa réputation de Père Fouettard. Oui, hein ? Je t'ai entendu réciter ta sourate pendant que je revenais de la ville. Tu semblais plutôt la connaître. Mais avec tes airs de plus-fort-que-tout… Toi, tu ne seras jamais un bon croyant si tu n'apprends pas à te plier un peu. Tout ce qui vit haut perché finit par tomber. Regarde un peu ce qui arrive aux arbres !
Il entretenait avec la religion des relations tout ce qu'il y avait de pratique. Je prie le bon Dieu pour qu'il m'offre déjà une bonne vie sur terre avant de voir ce que l'au-delà me réserve… Que mon camion ne tombe jamais en panne ! Que ma première épouse soit toujours aussi belle et grasse ! Que la seconde tousse selon ses moyens, puisqu'il en est ainsi de son destin, sans pour autant saigner et mourir ! Que la TSF cesse d'annoncer des grèves à Dakar, des bagarres à Conakry, des émeutes à Abidjan, des attentats en Algérie ! Que la prochaine visite de Général dont tout le monde parle tant fasse arrêter les bagarres et les incendies ! Que tout se passe comme dans le meilleur des mondes ! Que ma boutique grandisse et prospère, que le mendiant ait son aumône ! Il priait comme tout un chacun, faisait le Ramadan et ne manquait jamais de se montrer à la mosquée d'Almamya les vendredis. Quoiqu'on ne le voyait jamais s'exercer dans ces longues séances de lecture du Coran dont faisaient preuve certains de nos voisins.
En revanche, il avait une admiration sans bornes pour Karamoko, même si leurs tempéraments et leurs jobs les plaçaient aux antipodes. D'ailleurs, au tout début, un différend faillit les opposer, qui ne put se résorber que grâce à l'hypocrisie experte de mon père. Le jour où il me plaça dans son école, il demanda à Karamoko de lui confectionner un gri-gri pour l'aider à faire fructifier son commerce. Celui-ci entra dans une grande colère et lui demanda de reprendre son enfant sur-le-champ :
— Tous les heurs et malheurs du monde doivent venir du bon Dieu et du bon Dieu seul ! Prie, si tu veux te faire entendre de lui, prie, pauvre créature humaine !
Moodi Djinna dut jurer de ne plus user de ce genre de pratique. Aujourd'hui encore, pour faire venir le vieillard qui lui sert de sorcier, il est obligé de le cacher sous la bâche de son camion afin de ne pas effaroucher Karamoko.

Ses relations avec M. Camille étaient autrement plus ordinaires. Il passait le consulter chaque début d'année pour savoir de quel type de livres et de cahiers son fils avait besoin et m'achetait deux ou trois fois le nombre indiqué. C'est ainsi que j'avais ma douzaine d'atlas, ma dizaine de compas et de porte-plume… Comme j'avais ma douzaine de paires de chaussettes de nylon, ma dizaine de casquettes ou de slips. Au début, M. Camille venait à la maison me donner des cours particuliers.
Mais cela ne dura pas longtemps. A cause de mon peu d'intérêt pour les études ou plus plausiblement à cause de la suspicion qu'il avait fait naître chez mon père en refusant de se faire payer.
— Tu comprends, fiston, me convainquit-il plus tard, je ne peux pas avoir foi dans le talent de ceux qui ignorent combien ils valent.
Autant dire que je me sentais bien seul dans l'espace illimité séparant mes deux maîtres. De quelque côté que je retournais le problème, il me semblait insurmontable. Avoir le certificat d'études et risquer les portes de l'enfer, ou sauver mon âme et traîner une pauvre vie de bohémien ignare et martyrisé comme un « âne bâté », selon l'expression de M. Camille ?
J'enviais le sort d'Arɗo. Lui, il savait se tirer de tout, même des dures lois divines. Il suffisait, croyait-il, d'apprendre à ruser pour venir à bout de tous les tracas, fûssent-ils tombés du ciel. Etre fait comme lui était en soi un gage de pouvoir sauver son portefeuille et son âme. Brave petit Arɗo :
— Un corps chétif ? Pour endormir la vigilance des gros. Une bouche en bec de lièvre, édentée et baveuse ? Ça peut tout de même servir, ne serait-ce que pour appeler au secours et, accessoirement, faire mourir de rire ceux qui s'apprêtaient à vous mordre.
Et puisque rien ne lui suffit jamais pour se défendre et survivre, il avait toujours sur lui la terrible alêne subtilisée au cordonnier de la rue des Eaux-et-Forêts et dont il avait troué la main d'un nigaud qui voulait lui prendre le fruit de son labeur. Moralité, il y a de ces instruments sans importance qu'il vaut mieux ne pas jeter. Car, peu après ce terrible incident, il reconnut au concert de Sarsan l'homme aux phalanges percées et, d'une tablette de chewing-gum, se lia d'amitié avec lui pour mieux le livrer aux gendarmes.
— Avec la malice que tu as, lui disait Bentè, il a intérêt à se méfier, l'archange Gabriel. Il pourrait se retrouver à ta place au purgatoire et toi, sans bruit, à la main droite de Dieu.
Il ne devait pas en penser moins, persuadé qu'il était de pouvoir jouer au ciel des mêmes vieux dés qu'ici-bas. Moodi Djinna, lui, avait une tout autre méthode. Il répugnait à sacrifier à la fantaisie du jeu. Ni risque, ni audace ! Il épousait bêtement les contours du terrain. N'avançait que si la route était dégagée, ne payait le prix du passage qu'assuré d'arriver à bon port. Pas toujours d'accord avec le chauffeur et l'itinéraire, mais prêt à consentir un minimum de sacrifices pourvu que les bénéfices retombent dans sa poche sans tarder en chemin. Voilà comment il jouait : cartes sur table, petites mises et, puisque rien n'est jamais sûr, une main sur le gousset et les yeux sur le code, de peur que l'on change les règles en cours de route, sans l'en avertir. Il savait, par exemple, qu'il n'avait pas à accorder à M. Camille la même importance qu'au maître de Coran.
Après tout, l'un parlait au nom de Dieu tandis que l'autre était moins nanti que lui. N'empêche que quand je revenais de l'école, servi par une bastonnade, il me posait la même question, comme si les deux personnages devenaient soudain similaires :
— Alors, il t'a battu ?
Et je voyais sur son visage le même genre de trouble rapidement maîtrisé. Un jour, j'eus le postérieur si endommagé que je fus une semaine sans pouvoir m'asseoir dessus. Il me soigna lui-même avec du permanganate et, pour la première fois de sa vie, se fendit d'une larme :
— Il va me tuer mon fils, ce gorille d'Oubangui-Chari !
Après m'avoir bandé l'ensemble du bassin et couché sur le tapis, il entrecroisa ses bras sur le dos et effectua une dizaine de tours entre le hamac et les mandariniers.
Puis, sans que je m'y attende, il fila vers Mère-Griefs qui se curait les dents près des fourneaux, et je crus qu'il avait perdu la tête.
— Hé toi, lui cria-t-il, va me chercher les babouches, au lieu de rester là à gaspiller l'air pour rien ! N'oublie pas mon bonnet et mon baka. Je m'en vais faire regretter à cette ordure d'avoir touché à mon fils. Oui (il la regarda comme si elle pouvait ignorer ce qu'il était en train de dire), mon enfant, le seul que le bon Dieu m'a donné !
Il remonta l'allée et j'entendis ses babouches écraser le sable et les graviers. Une minute plus tard, j'apercevais la bâche verte de son camion devant le restaurant Bademba sur la route de Conakry si parallèle aux rails.
A son retour, je me gardai bien de lui demander ce qui s'était passé. Le lendemain, je retrouvai M. Camille devant le portail de l'école. Il n'avait pas une ecchymose au visage.
— Comment, monsieur Camille, il n'est donc pas venu vous voir, mon père ?
— Mais non, mon pauvre Ɓingel, je n'ai pas revu ton père depuis la fête de l'année dernière.

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