Editions du Seuil. Paris. 1997. 217 p.
Lama-Diallo vient nous rejoindre sur les arceaux de la vieille Dodge abandonnée près de la décharge. Sarsan fait signe à ses musiciens de marquer une petite pause. Il a raison, le virtuose : cela frise l'indécence que de profiter du talent artistique des autres sans se remuer les poches.
— Maintenant, montrez un peu la couleur de vos billets ! dit-il, ruisselant de colère. Je ne saurais me suffire de celle de vos mensonges et de vos crimes, tas de pleuremisère ! Sortez l'argent ! Je sais où vous le cachez : tout près du coccyx, à croire que vous le considérez comme un organe pudique… Ne donnez donc pas tout aux muezzins et aux putes ! Donnez-en aussi un peu à Sarsan le flûtiste, le seul à pouvoir encore vous sortir du cercle infernal des querelles et des dettes. Et vite, la nuit ne doit rien à personne pour attendre qui que ce soit. Tels que je vous connais, elle aura bientôt disparu avant que vous n'ayez fini d'hésiter. Allons, je ne veux pas vous bousculer mais au prix où est le gombo…
Et pour montrer sa détermination, il jette sa flûte vers la décharge, traverse le demi-cercle de badauds et disparaît derrière les baraques sans un regard pour les nombreux déçus qui poussent un couplet de lamentations.
— J'en connais qui préféreraient donner leur fortune aux termites plutôt que de la partager. Je serais à la place de Sarsan, j'émigrerais vers une ville où les gens sont plus généreux, dit Bentè.
Il le dit d'un seul jet, ramassé, brûlant comme s'il voulait fusiller l'assistance. Ou peut-être a-t-il simplement voulu signifier la présence d'Oklahoma Kid, le redoutable justicier des plaines, avis aux petits-colts et aux dégonflés ! En tout cas, le laïus produit son effet : une liasse de billets a vite rejoint la flûte tombée dans le margouillis et dont personne, malgré l'impatience, n'a osé toucher le fourreau de cuir frangé et l'assortiment de pièces d'argent et de cauris. Ce qui n'empêche pas une jeune femme, bébé sur le dos, de sortir du demi-cercle pour abonder dans son sens et narguer le coin des hommes :
— Jamais un pagne pour vos épouses ou une noix de cola pour la souffrance du griot ! A quoi vous sert-il de besogner si nous, vos femmes — regardez comment nous nous sommes faites belles ! —, devons baisser le front chaque fois qu'on vous demande de payer ? Qu'est-ce qu'une poignée de francs devant la voix fraîche de Sarsan ? Faites un effort, maris-prête-moi-la-dépense ! Nous voulons une belle nappe d'argent, plus brillante et large que la grande mare de Kuumi !
Les copines applaudissent et les musiciens restés jusqu'à présent penauds devant leurs instruments de musique les accompagnent d'une petite rafale de tambours et de castagnettes. Entendu, me dis-je, amusé par la scène, les poches vont devoir se vider. Le plus dur sera de retrouver la bonne baraque parmi les dizaines alignées en rangs d'oignons dans l'aile gauche du marché et où l'on profite de la nuit pour vendre, outre des brochettes et de la bière (hâtivement tiédie dans des bassines remplies de glace crevassée et sale), des bijoux trafiqués et de la cigarette de contrebande. Ensuite de le ramener, ce capricieux musicien, dans un état relativement potable vers le lieu où se déroule la fête…
Les couleurs du crépuscule accordent au marché un inattendu moment de grâce. Son énergie se dissipe en un poudroiement de loupiotes. Les marchands de cola s'étirent, poussent le pas jusqu'au perron des Halles, manifestement encore engourdis par le dur soleil de l'après-midi et par l'atroce ankylose d'une journée entière de station assise. Ainsi peuvent-ils voir l'éblouissante apparition des jeunes filles, entendre bien mieux qu'imaginer le toussotement raffiné des camions de Labé et vociférer les voyous et les bonimenteurs. C'est ainsi que cela se passe tous les jours que fait le bon Dieu. On se rencontre aux abords du marché par le monotone réseau de ruelles escarpées et disposées en damier avant tout pour s'acquitter du devoir de l'habitude.
A six heures, il ne doit rester dans les cases et les maisonnettes aux relents de soumbara et de tôle roussie que les contagieux et les paralytiques. Les autres, qu'ils viennent des belles demeures d'Almamya ou des recoins de Loppe, sortent impérativement, « saluer le chemin », comme l'on dit ici. Et, dans l'esprit des gens, aucune promenade digne de ce nom ne pouvant exister sans le marché ( « Ma tête voudrait la gare, mais mes pieds m'entraînent au marché », dit une chanson de Sarsan) l'attroupement commence dès six heures entre la rue de la Poste et la rue des Contributions diverses. D'autant que, quand on ne danse pas au son de la flûte, il ne manque jamais les spectaculaires vols à la tire, les bagarres derrière le coin des marchandes de poisson et les longues promenades sous les frondaisons touffues des kahiije qui bordent mètre après mètre la route de Conakry. Le marché ne ferme jamais à vrai dire. Il épouse les variations du temps : dolent mais sacrément probe en plein midi ; fébrile et louche, quand la nuit tombe ou quand le voile d'un orage confère à la ville un climat de conjuration. Pour ma part, ils m'exaspèrent un peu, tous ces flâneurs dont beaucoup ne sortent que pour rapporter dans leur quartier la négligence vestimentaire d'untel et les idylles qui se nouent et se dénouent entre les zazous et les honorables dames, si lestes à devenir des ombres à l'heure précise de l'amour. Je déteste leurs fringues, leur outrecuidance, leur hilarité convenue et les claquements incessants de leurs boules de chewing-gum. Si je pouvais, je les aurais occis tour à tour d'un triple coup de lance. Si je pouvais…
En ce moment, si Bentè savait lire dans mes pensées, il m'aurait illico rappelé ses grands principes :
— Quoi ? Je t'apprends à dominer et vaincre, au lieu de quoi tu méprises ! Je méprise parce que je mouille dans ma culotte au moindre bruit de pigeon. Je vais te dire ce que c'est que d'être con : en vouloir à quelqu'un parce qu'on n'a pas su lui arracher son oeil ou sa paie ou sa bobonne, n'importe quoi d'utile ou de désirable. Mon gaillard, un brave type n'a pas le temps de dédaigner l'ennemi : il l'anéantit avant que les miasmes de l'aigreur ne lui remontent au nez. Quand donc te mettras-tu ça dans la tête ?…
De toute façon, je suis moi-même trop impliqué dans ce jeu-là (surtout depuis que j'ai abandonné l'école) pour jeter la pierre à Paul ou à Jacques. Je rumine de mauvaises pensées juste pour conjurer mon impuissance, « ta veulerie de gonzesse qui poignarde dans le dos », dirait Bentè si seulement il voyait le fin fond de mon coeur au lieu de converser bizarrement avec Lama-Diallo. Parfois, je me sens de trop avec mon terrible mentor, un dérisoire objet de cuisine usagé, et pesant avec ça dès qu'il s'agit de traiter d'affaires sérieuses…
Ça y est, Sarsan a consenti à revenir, sans doute pour donner une raison à ma présence et, du coup, m'éviter d'attraper un torticolis à force de tourner mon regard empli d'ennui vers l'agitation des hangars, les tuiles de la gare ou l'insignifiance absolue des mendiants de la rue du Commerce. Je suppose qu'une bonne âme s'est dévouée pour le sortir du baraquement où il avait été noyer sa colère suffisamment tôt pour qu'il puisse reprendre sa flûte sans tomber à la renverse sous l'effet de l'alcool. Il me semble bien que oui : sa musique est devenue plus exaltée, elle est suivie de joyeux mouvements de tête aussi bien des vendeuses de maïs grillé que des voyageurs perchés sur les camions de Labé, la preuve qu'il a bu juste de quoi vaincre son restant de timidité. Kaŋŋe, son danseur-acrobate, fait des miracles en jonglant avec des boules et en remuant avec agilité son pantalon bouffant. Il nargue les marchands et les automobilistes avec son vieux sifflet de clown et ses étourdissantes cabrioles. Tout de même plus excitant que de me laisser injustement snober par Bentè qui continue d'échanger avec Lama-Diallo des confidences si bien codées que j'en ressens presque comme une insulte.
Voilà qu'ils m'abandonnent tous les deux pour se diriger vers les baraques.
— Tout bien réfléchi, viens plutôt avec nous !
Bentè a fait demi-tour une seconde à peine après avoir disparu avec son acolyte dans la dernière virole que trace la lumière du côté des baraquements. J'ai un peu de mal à réaliser qu'il s'adresse bien à moi. Je descends des arceaux de la camionnette Dodge, somme toute un peu déçu de quitter la fête pour je ne sais quelle aventure, et sur les traces de qui ? De Lama-Diallo ! Je ne l'ai jamais vu s'occuper de choses qui vaillent, ce funeste marchand de cola ! Mais je dois oublier ses caries et ses insolubles problèmes de ménage car, de tous nos clients, il est le plus coopératif mais aussi le plus large en compliments et en pourboires. Qu'a-t-il de bien excitant à nous soumettre aujourd'hui ? Ils attendent tous le crépuscule pour nous exposer leurs problèmes. Ils doivent choisir cette heure-là sur les conseils d'un devin. Et puis, bof, on verra bien si c'est une affaire d'argent ou d'adultère.
Entre l'allée aux épices et la rue de la Poste s'étend un intervalle sombre, hérissé de limaille et de tessons de bouteille. Son sol se lézarde d'un entrelacs de rigoles débordant d'eaux grasses et de coulées d' excréments. Avec de bons yeux, on peut y braver les ténèbres, le temps de visualiser le scintillement des bougies par les trous des toits ou les jointures des planches. Les baraquements, en dépit de l'environnement chaotique, sont d'une parfaite similarité (cubes de bois noircis à l'huile de ricin et surplombés à la hâte d'une casquette de tôle ébréchée). Entre les portes dévissées, que croyez-vous que l'on trouve ? De minces couloirs où les gens s'agglutinent pour échanger des combines et écouler du toc. Nous arrivons devant une cour étroite empestant l'urine et le gratin de riz pourri. Nous nous y arrêtons quand même, probablement parce que la foule y est plus clairsemée (quelques bruyants portefaix et quelques femmes pissant dans la fange).
— Va le chercher, me dit Bentè, plus pète-sec que naguère.
— Lequel ?
— Vas-y ! Derrière la bicoque que tu aperçois à gauche, tu en trouveras une autre avec des nids de gendarmes à l'encoignure de la porte. Ce doit être une droguerie ou un bar à putes, plus plausiblement les deux. Tu entendras des voix, s'ils ne sont pas tous déjà ivres morts. L'homme que l'on cherche a un stigmate au cou et un chapeau de feutre bien élimé. Ton rôle est de lui remuer les méninges pour qu'il nous rejoigne ici.
Je retrouve le lieu en question après avoir risqué de me casser le fémur un nombre incalculable de fois. Je me garde bien d'ouvrir la porte. Je frappe trois légers coups suffisamment espacés pour attirer l'attention.
— Je ne sais pas si derrière cette porte se trouve un bel homme avec une médaille au cou et un somptueux chapeau à la Eddie Constantine. Je sais en revanche qu'une personne le demande dehors.
— A quoi ressemble cette présumée personne ? répond une voix profonde et impérieuse.
— A vrai dire, je n'ai vu que ses habits : un pagne de wax et un brillant corsage de madopolan.
— Et pourquoi n'entres-tu pas si tout ce que tu dis est vrai ?
Je cours rejoindre Bentè et Lama-Diallo avec le sentiment d'avoir commis une belle gaffe. Et si le monstre que j'ai entendu derrière la porte refuse de tomber dans mon piège ? Comment réagira ce cruel Oklahoma Kid ? Ma main effleure machinalement le contour du revolver : aucun risque, s'il m'enquiquine, je l'abats comme un chien ! Qu'il essaie un peu pour voir, me dis-je en débouchant dans la petite cour.
Je les trouve debout près d'un vieux fût en train d'écouter — du moins le crus-je d'abord — les lointains aboiements d'un chien. Non, il ne s'agit pas de ça, je n'ai pas compris tout de suite à cause de la distance et de l'obscurité qui m'empêchent de les distinguer convenablement. En vérité, ils n'écoutent rien, ils me regardent en silence comme s'ils s'apprêtaient à me lyncher. Sans doute ont-ils deviné la maladresse avec laquelle je me suis débrouillé. Je m'empresse de me justifier et tâte — on ne sait jamais — le métal de l'arme.
— Tant pis, dites ce que vous voulez mais la porte du type en question, elle était doublement verrouillée… commencé-je à bredouiller.
— Enfin, te voilà, salaud de Lingii ! crie Lama-Diallo.
Lingii ?… Je me retourne, incrédule, et aperçois un grand type avec une écharpe et un vieux chapeau tout gondolé.
— Pas besoin de te présenter Oklahoma Kid, n'est-ce pas ?
— Quoi ? s'étonne le type.
— Cherche pas à nous divertir ! En vérité, on l'appelle Bentè. Mais dès que la gent humaine s'avise de louvoyer, il devient Oklahoma Kid, une vraie bête de jungle. Tu ne vas pas me dire que tu ne connais pas Oklahoma Kid ! Au cas où tu l'aurais oublié, regarde sous la serviette qui te pend au cou. Il t'a laissé là il y a quelques années un délicieux souvenir, et pour moins grave que ce que tu viens de faire…
— Une insignifiante bricole, ponctue Bentè en jouant avec la lumière de la torche de Lama-Diallo. Mais pourquoi déjà, au juste ? Ah oui, n'aurais-tu par hasard pioché dans les comptes de mon ami Saadu ?… Te souviens-tu de Saadu le tailleur, celui dont l'échoppe ouvre sur la rue du Commerce ?… Je parie que tu n'as rien oublié de tout ça, bâtard…
Une lueur jaillit dans le noir, suivie d'un clic métallique très précis. Lingii bondit du fond de la courette et, au passage, m'envoie valser dans le décor. Bentè lui attrape le bras, le tord facilement pour lui faire lâcher le couteau. Ensuite, il lui ramène le coude sur le dos, lui plaque le front au sol en le prenant par la chevelure.
— Viens, petit ! m'ordonne-t-il. Viens que je t'instruise ! Tu vois, seul le réflexe compte dans le cursus d'un être humain. Le reste, muscles ou parchemins, c'est juste pour se bomber la poitrine. Tout à l'heure, quand tu m'as sauté dessus près de la décharge, seul le réflexe m'a sauvé. Toujours aux aguets, le grand Oklahoma Kid, au cinéma comme dans la vie ! Le danger, il est partout, mon vieux ! Toi (maintenant il s'adresse à Lingii), reste où tu es ! Allez, vas-y, lape, c'est de la meilleure soupe… Ces femmes tout de même, tout ce qui sort de leur corps permet de nourrir les petits : le lait comme la pisse froide… Alors, Ɓingel, que penses-tu de ça ? Bientôt, c'est à toi que je confierai la ville. En attendant, faut bien que tu apprennes ! Parce que sauter sur l'ennemi et le braquer avec sa pauvre main, ce n'est pas du boulot, ça ! Même pour jouer, il faut un vrai revolver ! D'ailleurs, jouer en soi n'est pas une rigolade non plus… Au fait, t'ai-je déjà dit que j'ai perdu mon revolver ?
— Ah non !
— Quoi Lama-Diallo ? Tu ne veux plus que je le punisse ?
— Si, répond celui-ci en faisant tournoyer son petit bonnet brodé sur le bout de son index. Seulement, faut pas le tuer.
— Le tuer ! Mais mon pauvre, tu ne verras jamais plus coriace qu'une carcasse humaine !
— Il a l'oeil qui tourne !
— Eh bien, maintenant, c'est toi, le plaignant, qui te dégonfles ? Bon !
Il remet Lingii d'aplomb. Celui-ci vacille un bout de temps avant de pouvoir s'appuyer sur le rebord du fût pour cracher et suffoquer.
— Quoi qu'il en soit, reprend Bentè, il ne partira pas d'ici avant d'avoir avoué ses crimes. On ne dérange pas Oklahoma Kid pour rien, tout de même !
— On pourrait remettre ça à demain, risqué-je, apitoyé moi aussi par le piètre état de Lingii.
— Ce soir, pas de ciné, si c'est cela qui t'impatiente. J'ai autre chose pour toi, tu es devenu grand maintenant. Je vais te traiter comme un duc.
— Que me voulez-vous ? gémit Lingii en reprenant péniblement son souffle.
— Pour commencer, où l'as-tu connue, l'honorable épouse de mon ami ? demande Bentè qui a maintenant relâché sa chevelure pour plonger la lumière de la torche dans ses yeux.
— Je traversais le pont quand je l'ai vue se baigner près de la butée.
— Tu ne vas pas nous dire qu'elle était nue…
— Elle avait un petit bout de chiffon noué autour des hanches… En vérité, je ne l'ai pas regardée, je le jure… Les yeux, vous savez, il n'y a rien de plus mal élevé. L'endroit communément interdit, c'est là qu'ils s'en vont se poser.
— Est-ce bien nécessaire, ce…
— Tu n'as pas le choix, Lama-Diallo ! Quand je m'occupe d'une affaire, je la poursuis jusqu'à ce que tout se mette au clair… Reprenons, Lingii ! Ainsi donc, tu l'as vue se laver, la gazelle enviée de notre ami Lama-Diallo, nue comme la paume de ma main hormis ce chiffon noué autour des hanches et qui laissait voir sa vulve et le cratère de son nombril…
— Moi, je n'avais rien prévu. Disons que j'ai eu de la chance. Je lui ai dit comme ça, pour plaisanter : “Qu'est-ce que je vois, ô Dieu faiseur de miracles ? Une créature céleste ou une favorite de roi ?” Elle a souri et cela a suffi pour redoubler mon désarroi… C'est vrai, je n'aurais jamais dû ! Seulement voilà, j'ai payé ma faute. Il reste une injustice cependant : que ce laideron de Lama-Diallo convole avec une femme aussi belle !
— Voyou ! rugit Bentè qui reprend le pauvre Lingii par les cheveux. Tu veux carrément prendre sa place, n'est-ce pas ? Ce que tu as fait ne pourrait te suffire. Il te la faudrait toute la vie, hein, tête de dévergondé !… Ainsi donc, elle t'a souri. Ensuite !
— Elle a souri et elle a dit : “Une simple gonzesse de Petel surprise et embarrassée ! Passe ton chemin, aimable étranger ! Je ne puis rien t'apporter sinon des ragots et des ennuis.” Cela aurait dû s'arrêter là mais elle restait sur la berge, la garce, au lieu de se cacher dans l'eau ; et elle se savonnait les épaules et les cuisses comme si je n' étais pas là… Alors, je suis descendu l'aider et cela nous a conduits à la forêt.
— Pas dans la forêt de Tambassa, quand même ! s'indigne Bentè avec une hypocrisie à peine feinte. Tu entends, Lama-Diallo ? A la forêt, cet endroit bourbeux infesté de limaces et de crottes de chèvres !… La prochaine fois, mon salaud, je te ferai manger une assiette de clous bien servis, vinaigre et rouille… Allons-nous en d'ici ! Je parie qu'il ne recommencera plus.
Nous laissons Lingii planté devant le fût et remuant la langue comme un petit lézard pour ôter de sa bouche les saletés qu'il a dû avaler.
Tel un vizir, Sarsan est juché sur une table qu'un marchand a dû lui apporter pour marquer son admiration. Ses musiciens tournent autour de lui avec des gestes d'illusionnistes. Ça y est, la nuit est tombée pour de bon. Mamou peut renouer avec ses inavouables secrets. Tout le monde s'est mis à chuchoter et à sourire. Un air de folie souffle entre le cinéma et la gare : le parfum des femmes, la douceur de la bise, les mille et une émotions nées de l'abandon et de la volupté.
Doit-on cependant oublier la flûte spirituelle de Sarsan ? Non, murmures et gestes, tout se goupille sous son génie à lui. Sa musique agit comme une sorcellerie : elle soumet et incorpore les êtres et l'endroit. Quand le virtuose improvise sur l'air immortel du Voyage à Hirnaange, les gens sautent en l'air et les véhicules se garent. La marée humaine serpente et se bouscule dans le moindre recoin, épaisse et pusillanime ; d'une cordialité bruyante, comme si elle venait pour de bon de régler les différends et les peines.
Nous retrouvons sur les arceaux de la Dodge une bande de petits voyous armés de lance-pierre et de pelures d'orange qu'ils jettent sur les femmes (dont beaucoup remontent plus que nécessaire leurs pagnes avant de rentrer dans la danse) et sur les villageois qui, nouvellement débarqués en ville, ne peuvent s'empêcher de baver ou de somnoler. J'aurais préféré m'asseoir ailleurs à cause de leurs cris et de l'odeur nauséabonde de leurs aisselles. Mais Bentè les a à la bonne, d'une part parce que ce sont des voyous, d'autre part parce qu'il les utilise souvent pour punir ou persuader un client qui rechigne à payer.
Et puis, de la Dodge, on peut tout apercevoir : les trémoussements de Sarsan comme la déglutition de King-Kong, qui dîne d'un reste de charogne. Il fait dos à la fête, notre phénoménal glouton. ll fait toujours dos à tout, aux stupeurs comme aux moqueries. La ville aura tout fait, aucun moyen de l' emballer ! Au début, mais, moi, je n'étais alors qu'un foetus, il faisait face à l'essencerie pour trier dans les ordures les plats de son menu. Ensuite, année après année, il s'est tourné vers l'ouest. Avant cela, personne ici ne savait qu'un homme pouvait pivoter sur lui-même pendant toute une décade comme une aiguille de montre le fait en vingt-quatre heures. Résultat, à présent, c'est vers la route de Conakry et les bananeraies de Kimbeli que sont rivés ses yeux purulents et souvent à demi clos.
Sarsan se paie une nouvelle pause mais, cette fois, sans quitter le demi-cercle, juste le temps de siffler un litron de Tsin-Tsao. Du coup, mon attention se reporte sur Bentè et Lama-Diallo, tous deux assis à ma droite et dans un inquiétant silence. Ah, quand Bentè choisit de se taire ou de débarquer au marché sans emprunter les toitures et les haies (du reste, je ne comprends toujours pas pourquoi il a oublié de jeter des projectiles sur King-Kong aujourd'hui) !… La musique reprend pendant que je pense à cette incongruité-là. Et comme, au même instant, mes deux acolytes choisissent de reprendre la conversation, j'entends tout ce qu'ils se racontent, obligés qu'ils sont de parler fort :
— Tu ne m'as pas l'air heureux, toi. Dois-je regretter d'avoir châtié celui qui voulait ta femme ?
— Tu y as été un peu fort. J'aurais préféré une instructive paire de gifles et une menace bien servie. Et puis, pour parler franchement, je n'ai pas apprécié la façon dont tu as parlé de l'affaire. Je me sentais humilié, surtout devant ce jeunot…
— Lui ! Il s'appelle l'Homme de l'Ouest, mon bras droit ! C'est lui qui me remplacera quand, comme toi, je ne serai plus qu'une bouillie de fonio… Jeunot, lui !… Un conseil, vieux frère, ne le laisse jamais tout seul en compagnie de ta femme ! Il pourrait faire pire que ce que Lingii lui a fait. Un vrai coriace, ce gamin ! A quatorze ans, il en paraît bien seize ou plus…
Je remonte fièrement le col de mon veston ainsi que les pans de mon pantalon pour faire voir mes chaussettes de nylon et mes lumineux souliers de daim ( « As-tu vu un seul petit Noir habillé de la sorte ? » reflue dans mon oreille l'écho de Moodi Djinna).
Après quoi, je fais mine d'épousseter ma casquette et la remets en finesse, vissée jusqu'à mes sourcils. J'ai envie de sauter au cou de Bentè. Mais je n'en fais rien, de peur d'atténuer l'effet que ses paroles ont produit sur la mine de Lama-Diallo. C'est justement cela que j'aimerais l'entendre dire devant tout le monde au cinéma ou au Café de la Poste, au lieu de me flétrir tout le temps en suggérant qu'à mon âge je n'ai toujours pas bu ma première bière ou couché avec une femme. Hélas, il ne sort ses louanges qu'en de telles circonstances et plutôt pour son business que pour ma propre gloriole.
N'empêche, je me sens sur un petit nuage. Je laisse Lama-Diallo me lorgner de cet air paradoxal fait d'éblouissement et de doute propre aux âmes villageoises. Je l'observe du coin de l'oeil alors que tout indique au contraire que je me passionne pour les exhibitions de Sarsan. Il passe furtivement sa langue sur ses lèvres, s'agite pour réarranger son boubou pris dans les arceaux du camion et puis il me regarde ingénument, comme s'il n'arrivait pas à comprendre de quoi on voulait bien lui parler.
— Euh oui, bien sûr, un sacré petit cow-boy ! finit-il tout de même par murmurer.
— Oh, il n'a jamais fait que naître, et, moi, je lui ai modelé l'existence, avance Bentè, redevenu vachard, c'est-à-dire profondément lui-même. Allez, laissons-le s'amuser, à cet âge on aime les foires, et venons-en aux choses sérieuses… Ma prime ?
De nouveau, ma main effleure le contour du revolver.
Un fulgurant sentiment de révolte me traverse le coeur. Je le tuerai ! La première fois que cette idée m'est venue à l'esprit, je la trouvai naïve, improbable, totalement saugrenue. Je suis ravi : à présent, j'ai rompu le doute.
L'idée ne me rebute plus. Au contraire ! Elle est devenue mon but, mon soulagement, ma plaisante obligation. Je le tuerai, c'est fort, c'est voulu, c'est très clair en moi. Je le tuerai et lui ne se doute de rien. Tout à l'heure (oh, le grand nigaud!), ce n'était pas une blague. Non, un test, un réglage, la dernière répétition avant la grande finale. Je me trouve au bout d'un long cycle de délivrances. Et j'avoue qu'il m'en a fallu des efforts pour en arriver là. Pas facile en vérité de tuer son propre héros. Et voilà que je peux le réussir sans excès de remords !… Adieu, Oklahoma Kid ! Je dirai à la postérité une ou deux choses gentilles, par exemple, l'ascendant que tu pouvais exercer sur certaines personnes. Parce que, en ce qui me concerne, tu n'auras plus aucun effet, même pas celui d'une ombre sur un mur de bois. Précisément en ce moment où je t'entends dire, infiniment sûr de tes moyens : “Ma prime, sinon je te montre mon poing américain.” Ce qui me plaît le plus, tout bien analysé, c'est que tu es resté identique à toi-même. C'est moi qui ai changé sans que tu t'en aperçoives (la belle vengeance de l'âne !). Eh non, mon vieux, je ne suis plus celui que tu as connu, en esprit et en corpulence…
Lama-Diallo n'a pas fini de me dévorer des yeux. J'ai compris : je dois être devenu un monstre ou un grand champion. Il sort une noix de cola blanche, en croque la moitié en faisant sauter l'autre dans sa main baguée :
— Cinq mille francs par semaine, du chewing-gum autant que tu en veux, des tickets de cinéma, et tes tournées de bière au Café de la Poste, cela ne te suffit donc pas, Oklahoma Kid ?
— Ça, c'est pour empêcher les gones qui rôdent devant le cinéma de piller ta marchandise ou alors de te tendre un traquenard le soir quand tu rentres chez toi à Petel. Le salaire régulier, quoi ! Tandis que, ce soir, tu m'as fait faire de l'extra. Risqué, en plus ! Tu as vu la lame de couteau que cet abruti voulait m'enfoncer dans le nombril ?
— Combien demandes-tu ?
— Hé, petit, me fit-il, combien pour tout ce que nous venons de faire ? Dis un chiffre, n'importe lequel, et ce sera le bon !
Je regarde les folles enjambées de Sarsan et, derrière le demi-cercle qui l'entoure, la foule des nouveaux arrivants et le chaos des automobiles encombrant la route de Conakry. Je reste ainsi un long moment, pas du tout mécontent d'intriguer Lama-Diallo et d'excéder Bentè.
— Ohé, l'Homme de l'Ouest, réponds quand le shérif te cause !
— Il a un étalage de cola, une Motobécane, un fusil de chasse, un kiosque à pain, finis-je par dire avec une parfaite voix de gendarme ou de magasinier. Et sais-tu, Oklahoma Kid, que sa femme, elle teint des pagnes qu'elle vend au porte à porte ?
— Je ne sais jamais rien, moi ! Je suis un pauvre petit étranger auquel on ne doit rien dire d'important…
— Dans ce cas, nous demandons trente mille.
Je dis cela sans même les regarder. Je sors calmement ma tablette de chewing-gum et mon paquet de Rothmans. J'allume une cigarette sans leur en proposer. Je me rends compte au long silence qui s'ensuit que le tour est joué : je leur ai cloué le bec. Tant mieux, j'ai gagné du galon ! Et c'est une affaire réglée, ils ne reviendront pas dessus.
Bentè parce qu'il redoute que je continue sur le même registre jusqu'à éprouver son précieux prestige, devant un obligé qui plus est. Lama Diallo parce qu'il sait qu'il n'aura jamais le cran nécessaire pour faire baisser le prix et que toute dispute là-dessus irait à son encontre… Les voilà repartis dans
les confidences. En fait de confidences, de menus potins si affligeants de banalité que je me fais un devoir de changer la conversation :
— Hé, Lama-Diallo, as-tu confié ton étalage avant de venir nous rejoindre ? Je te dis ça parce que tous ces badauds qui dorment devant le cinéma ou sous les arcades de la rue du Commerce ne goûtent pas forcément au répertoire de Sarsan. Certains d'entre eux préfèrent rôder autour du marché pour voir si par hasard il n'y a rien à emporter.
— Oui, à Wirdu, le vendeur de pintades. Après cinq heures, il n'a plus grand-chose à faire : à cette heure-là, ou il a vendu l'ensemble de sa volaille ou elle a crevé d'insolation. Alors, pour l'occuper un peu, je lui confie mes paniers de cola. Pas déshonnête, le gars, mais distrait, toujours bien parti pour somnoler un brin. Tu as bien fait de me le rappeler, euh, l'Homme de l'Ouest. Maintenant, il faut que je parte. Peut-être rêve-t-il déjà à ses aïeux, ce cher étourdi de Wirdu, pendant que d'autres songent à me dérober mon bien.
Et comme Bentè ne dit rien, je continue, un tantinet amusé par l'air perplexe avec lequel il nous regarde discuter comme s'il se retrouvait à ma place : môme, intrus, sinon indésirable du moins strictement négligeable devant les choses sérieuses.
— Je répugne à donner des conseils. Mais, un jour de fête comme celui-ci, tu comprends…
— Je ne te comprends que trop, l'Homme de l'Ouest, et c'est pour cela que je m'en vais…
Je sursaute en entendant la voix chaude de Bentè.
Je m'attendais à tout, sauf qu'il abonde dans mon sens aussi rapidement et, ma foi, sur un ton empreint d'humilité.
— Exact, l'Homme de l'Ouest ! Qu'il file donc, le brave homme. Mais qu'il nous dise d'abord quand il compte nous montrer la fortune qu'il nous doit !
— Je ne promets rien, mais cela pourrait bien être vendredi… Mais oui, c'est ce jour-là que viennent les camions de N'Zérékoré… Vous comprenez, je dois tout aux camions de N'Zérékoré, ce sont eux qui amènent la cola…
— Ça ne me plaît pas du tout, répliqué-je, plus sûr de moi qu'un ponte. On est lundi aujourd'hui ?… Quatre jours à attendre les camions de N'Zérékoré, tu crois que c'est une façon de vivre, ça ?
— Bien sûr que non ! rugit Bentè. Mais puisque nous sommes des gars comme il faut, nous attendrons bien jusqu'à demain?… Discute pas, Lama-Diallo ! Si tu ne les as pas, les trente mille, va donc louer ta femme ! C'est tout de même plus malin que de la laisser tripoter gratis par ce hibou de Lingii !…
Lama-Diallo s'en va, écoeuré, proprement couvert de honte. Nous restons un bon bout de temps sur la Dodge. Sarsan se surpasse, le rang des pickpockets aussi. Puis je demande à Bentè :
— Alors, vieux, on se le paie, ce cinoche ?
— Combien de fois te l'ai-je dit, mon cher et malentendant cow-boy : pas de cinoche aujourd'hui. J'ai mieux que ça pour toi.
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.