Editions du Seuil. Paris. 1997. 217 p.
Mon tempérament de novice ne me permet pas encore de saisir tous les coins et replis qui font l'âme d'un vieux briscard. Cependant, je devine aisément les moments où le voile du doute recouvre le regard de Bentè. Bien que chez lui l'embarras se manifeste d'abord dans la voix avant d'atteindre l'expression du visage. Cela aussi, je l'ai suffisamment remarqué pour ne plus me laisser influencer par ses grands airs de maharaja. Quand son ton s'oriente vers les graves, quand dans sa gorge les mots crépitent par dix, je peux mettre ma main au feu qu'il sait encore moins ce qu'il convient de faire que ma petite « tête d'épingle ».
A force, j'ai appris aussi à lire en lui comme dans un livre ouvert, mais cela il ne le devinera jamais, dédaigneux comme il l'est. Il me croit toujours incapable ne serait-ce que d'ouvrir les yeux sur un troupeau de lions qui passe, et c'est cela même qui le perdra. Pourtant, elle commence à peser, la multitude d'ombres et de petites faiblesses que moi, « la bouillie de fonio, le nématode, le corps-aussi-mou-qu'une-feuille-de-taro », comme il se plaît à me nommer, j'ai apprises sur son compte ! ll ne peut pas soupçonner combien j'ai changé depuis le jour où nous nous sommes rencontrés sur le perron du photographe Nabil. ll lui aurait fallu autre chose sous le front que ses deux globes saillants, aveuglés par l'orgueil, pour mesurer toute mon évolution.
Dans son esprit, je ne serai jamais qu'un petit gamin soumis à son humeur à lui, vivrait-on sous l'âge des miracles. Ah, comme il me ferait chaud au coeur de lui prouver le contraire ! Ici, tout de suite, du haut de cette vieille Dodge où j'attends qu'il me dise où nous devons aller, puisque ce soir il n'a pas l'air de goûter La Colline des potences et le tout dernier d'Eddie Constantine. Non, mieux vaut qu'il en soit ainsi, que je le fasse cuire dans le jus de la patience, que je mûrisse mon projet avant de savourer ma vengeance.
Qu'il se trompe jusqu'au bout en croyant pouvoir me blouser ! Parce que, nom d'un chien, à présent, qui de nous deux tient l'autre ? Et à qui la faute si nous n'avons plus autre chose à faire que suivre le chemin escarpé qui conduit vers la mort ? « On verra bien », dis-je tout haut sans le faire exprès pendant que nous descendons de la Dodge. Il ne me répond pas tout suite. Il attend que nous traversions le demi-cercle, que nous contournions la décharge. Au moment où nous nous trouvons sur la passerelle du caniveau, il me prend brusquement par les épaules :
— Alors, que verra-t-on, mon devin précoce ?
— J'ai dit ça, moi, que verra-t-on?… Je devais songer à Shane. Je me disais qu'il y a bien longtemps qu'on n'a pas revu ce film-là et que ce serait une bonne chose si, à la prochaine fête du 2 Octobre, Seeni-Boowal acceptait de nous le rejouer comme il l'avait fait l'an passé… Avec Le Virginien comme dernière séance pour couronner le tout !…
— Entre Jack Palance et Burt Lancaster ? m'interroge-t-il à brûle-pourpoint, sans nul doute pour me rappeler son ascendance d'aîné et de maître.
— Burt Lancaster !
— Hum ! Et entre Jack Palance et Gary Cooper ?
— Gary Cooper !
— Ça se voit que tu les as encore, tes mauvais goûts de môme. Moi, mon petit, mes héros à moi, ils se nomment Jack Palance, John Wayne, Kirk Douglas, Gregory Peck, Errol Flynn, etc. Je parie que tu n'as jamais entendu parler d'Errol Flynn. Et comment, puisque tu n'as jamais vu Aventures en Birmanie ou Les Racines du ciel ! Je me trompe, hein ?
J'aurais préféré Jack Palance qu'il m'aurait évidemment répondu Burt Lancaster, et vice versa. Tout comme au snack libanais, quand pour l'imiter je commande un sandwich au poulet, il échange le sien contre une omelette au lard. Tout pour me froisser et me mettre en boîte. Je caresse de nouveau la crosse du pistolet pendant qu'il me relâche… Allons-y, mon vieux Bentè ! T'en fais pas, je te serai fidèle et loyal le laps de temps qu'il te reste à vivre, comme en ce moment où je te suis sur l'asphalte lézardé de la rue des Contributions diverses, celle qui longe la décharge. Tout à l'heure, en descendant du poteau, je me suis amusé à te regarder errer au milieu du marché, j'aurais pu te loger deux balles dans le crâne sans éveiller les soupçons. Ne me demande pas pourquoi je ne l'ai pas fait, en définitive. Je ne le sais que confusément, enfin, pour le moment…
Il y a maintenant une petite éternité que nous avons quitté l'épave de la Dodge et pourtant nous ne sommes encore qu'à quelques mètres du marché. Qu'est-ce qui peut bien nous retenir encore ici ? Certainement pas les sérénades de Sarsan et cette foule d'abrutis qui se déhanchent près de la décharge, faute de mieux.
— Que faisons-nous ce soir, Oklahoma Kid ?
Je lui demande cela juste pour l'emmerder un peu, alors que nous traînons, je ne sais depuis combien de temps, près de la passerelle du caniveau. Seulement, il fait semblant de ne pas m'entendre, préférant saluer un marchand ambulant ou une dame en retour d'âge. On peut encore voir distinctement le dôme de la décharge et les acrobaties de Sarsan.
Nous sommes debout devant l'échoppe de Sawdatou, la veuve de Lasidan, l'ancien tirailleur, mort subitement l'année dernière, d'une maladie de coeur selon l'infirmier, victime de la magie noire de son village natal de Dahra selon la rumeur. Alors, pour nourrir ses huit enfants (l'aînée, la belle Salé, il faudrait avoir une araignée au plafond pour ne pas en tomber amoureux), elle a ouvert cette boutique, en vérité un réduit traversé d'un angle du mur à l'autre par un comptoir de bambou et orné d'un rayonnage qui va du plafond au sol. Elle y vend des boîtes de conserve et des boissons fraîches, des pagnes de Hollande et du riz en vrac. Devant la porte d'entrée, une volumineuse glacière sur les rebords de laquelle on peut s'asseoir pour boire sa bière ou son Fruitaguinée et une vieille table de palmier surchargée de cure-dents, de noix de cola, de cigarettes vendues au détail et de cubes de savon à la potasse.
Une dizaine de clients s'agitent dans la cour mal nivelée qui s'étend entre l'échoppe et le caniveau. Un endroit idéal pour contempler le marché ! La foule ressemble à un corps de ballet célébrant le culte de la masse humaine trônant sur la décharge. Pauvre King-Kong ! Regardant son buste immobile et sombre, je ne peux m'empêcher de me demander qui a bien pu lui coller un surnom aussi avenant. Qui que ce soit, il ne se sera pas beaucoup cassé la tête. Il suffit de voir le célèbre film une seule petite fois pour mesurer la ressemblance entre le monstre de la décharge et son frère jumeau de l'écran. OK, au fil du temps, il a perdu ses jambes, sa virilité et son bras (l'esprit, il l'avait déjà perdu avant d'arriver ici), mais cela ne change pas grand-chose à cette époustouflante évidence. On banderait les yeux d'un Mamounais de souche qu'il pourrait le reconnaître, serait-ce dans un autre monde. Sauf qu'il n'y a plus personne pour le regarder. Il est devenu démodé, le vieux King-Kong ; démodé, immuable, affreusement banal. A force, il est permis de le confondre avec l'église ou le carré du cimetière. Tout bien réfléchi, tant mieux pour sa malheureuse figure.
Car, pour être honnête, la ville ne lui donna pas le temps de s'expliquer ou de plaire. Dès son arrivée, on l'avait lapidé. Les tailleurs et les gargotières avaient commencé, bien avant que les enfants ne s'y mettent à leur tour. Les raisons n'y manquaient pas, dans l'esprit des braves gens. Primo, il ne parlait pas le peul, et, secundo, parmi ses nombreux traits de monstre, il avait quelque chose de plus monstrueux encore : il portait des cheveux lisses.
— Voyez donc, mes frères, un Nègre aux cheveux lisses, ça ne peut être qu'une plaisanterie du diable, s'était-on empressé de prévenir d'une colline de la ville à l'autre.
D'où venait-il, comment était-il arrivé là ? Aucun chauffeur de Mille-Kilos ne se souvient de l'avoir transporté, et aurait-il pris le train que les dioula et les banabana en auraient fait des gorges chaudes. Il reste que les gens s'irritèrent moins — ce trait de son caractère fut remarqué dès le premier jour — de ce qu'il ne parlait pas le peul que du fait qu'il ne parlait pour ainsi dire pas. Il se contentait d'arpenter la rue du Commerce, de l'école de la Poudrière à la gendarmerie, dans les deux sens, et de noircir les poteaux et les murs d'énigmatiques graffitis (certains ne tardèrent pas à y voir les traces d'un message codé, tout droit descendu du ciel).
Au début, il ne disait que deux mots : Fucking life ! Il lui fallut des semaines pour y ajouter un troisième, cette fois autochtone et archiconnu de tous : Jaaraama, ce qui veut autant dire salut, merci, que louange éternelle à Dieu. Jaaraama fucking life !
Il n'y eut plus personne pour chercher à comprendre ce qu'il voulait bien dire par là dès lors qu'on le vit manger ses propres excréments et tenter de boire dans les petits restaurants avant de s'essuyer sur les patrons des ateliers de couture. On glosa longtemps sur sa malédiction, sa force surnaturelle, son pays et sa race. Il ne pouvait être qu'Américain avec son étrange vocabulaire, ses blue-jeans et sa casquette. Il avait dû s'engager comme marin sur un minéralier. Et cette idée-là ayant fini par s'installer dans les têtes, il fut naturellement associé à un bateau qui avait fait naufrage en mer de Chine. Il était devenu fou là-bas, sur une plage de Haiphong ou de Manille, après avoir échappé à la noyade, aux requins et aux pirates…
Puis Mamou l'avait laissé vivre, c'est-à-dire déféquer et grogner, sans plus s'ahurir, avec ce fatalisme naturel et complu qui lui appartient.
Très vite, cependant, la ville et lui durent ferrailler. D'abord, on lui arracha les ongles pour avoir griffé au marché ceux qui refusaient de lui donner de quoi acheter ses crayons et son tabac à priser. Ensuite, on lui coupa un bras pour avoir giflé l'imam. Enfin, on l'émascula à l'hôpital quand on le surprit dans la forêt de Tambassa en train de dévierger une jeune laitière.
Mais le clou de ses frasques innombrables se produisit bien après l'Indépendance. Il profita de la première visite officielle de Boubou-Blanc pour s'introduire dans la tribune d'honneur et jeter une poignée de caca sur son auguste bonnet. On l'enferma un bout de temps dans la prison de la Poudrière, il en ressortit à demi sourd et amputé des deux jambes. Ce ne furent pas les seules conséquences de l'incident : il permit au pays d'édicter l'une de ses toutes premières lois de république indépendante souveraine, à savoir que, dorénavant, tous les fous devaient se trouver en prison ou sous anesthésie au moment où Boubou-Blanc entrait dans une ville.
Devenu à la fin une simple masse de chair spongieuse et coprophage, la ville s'en débarrassa en le hissant à l'aide d'un engin des T.P. tout au sommet de la décharge. De sorte qu'il n'y a plus que ce timbré de Bentè pour persister à lui jeter des pierres.
— Assois-toi donc ! m'ordonne justement celui-ci, une fois que nous avons fini de saluer la veuve. Reste donc pas là au milieu de tous ! Tu n'es pas une souche de baobab, que je sache ! Ce n'est pourtant pas que tu sois
un fêlé de la tête, seulement certains jours tu as l'air plus songe-creux que shérif ! Cela m'étonnerait que tu remarques quoi que ce soit de nouveau sur le doux visage de King-Kong, pas vrai ?
J'ai l'impression que l'on vient de me dénuder devant la veuve, ses clients et, suprême humiliation, devant Salé, qui se passe du rouge sur les ongles et me regarde avec un surcroît de tristesse et de compassion. J'ai envie de prendre Bentè par le collet et de lui arracher le nez d'un bon coup de mâchoire.
— Pose-toi donc sur un bout du congélateur, puisqu'il n'y a plus d'escabeau libre. Est-ce bien difficile d'imaginer cela ? continue-t-il à me remuer le couteau dans la plaie, le scélérat.
Cela fait sourire la jeune fille d'un de ces sourires moqueurs et insidieux que la gent féminine adresse aux amants éconduits ou aux maris trompés. J'entends des commentaires peu amènes s'élever des murmures des clients. Alors, je fais ce que je n'avais jamais osé faire : je m'approche de Ben té et retire violemment le siège sur lequel il est assis.
— Eh bien si : il en reste encore un tabouret, celui que tu as sous les fesses, justement.
ll vacille et s'agrippe en vain à la table de palmier. Salé me regarde longuement sans daigner refaire son sourire. Les clients se bidonnent en le montrant allongé malgré lui sur le sol humide et pierreux. Un rictus de criminel lui éclaire le visage avant qu'il ne réussisse à esquisser un sourire à son tour et à se relever. Je le savais déjà perfide et diablement hâbleur, je suis néanmoins époustouflé par la dextérité dont il use pour sortir de l'embarras :
— Voyez ce que peut donner une graine saine et bien soignée. Ce petit, je l'ai récupéré chez Arɗo — vous vous souvenez d'Arɗo ? —, oui, tout à côté d'ici, sur le perron du photographe Nabil. Vous lui donniez de l'or, il le mettait dans la bouche tellement il était naïf. Et maintenant, regardez ce que j'en ai fait: Un petit crack qui ira loin, très loin !
ll me passe la main dans la chevelure et s'assoit au bord du congélateur.
— Et savez-vous le nom que je lui ai donné ? L'Homme de l'Ouest !
De sorte que les murmures admiratifs et les coups d'oeil envieux furent une nouvelle fois pour lui. Il en profita pour enlever son passe-montagne et son gant de boxe et s'adressa à la veuve, plus à l'aise que jamais dans son rôle de vieux sage :
— Donnez-moi, s'il vous plaît, une grande bouteille de Tsin-Tsao et peut-être (il me fit un clin d'oeil)… un Fruitaguinée pour mon illustre compagnon.
— Un Fruitaguinée ? criai-je en épiant la réaction de Salé. Pour qui donc ? Jamais je ne boirai de ce breuvage-là !
Bentè me regarde comme s'il venait de me voir terrasser un gorille. J'use de toutes mes forces pour soutenir son regard, tâchant de paraître aussi naturellement placide que l'émail de la vieille glacière.
— Eh bien, deux grandes Tsin-Tsao ! Avec ça, beau cow-boy, tu optes pour une coupelle de cacahouètes ou une cuillerée d'olives ?
— Achète-moi plutôt pour cent francs de Rothmans !
Je saisis le décapsuleur des mains de Salé et ouvre les bouteilles à sa place. Mais Bentè m'arrête quand je fais mine de remplir mon verre.
— Pas de ça, mon vieux ! Quand on se veut un homme, on boit à même la bouteille. Allez, ami, à nos prochaines aventures ! Parce que des aventures, je te promets qu'il va y en avoir, ce soir. Les lieux neufs, mon gars, ça vous déforme les habitudes.
— Quand ? dis-je, enhardi par mes trois premières gorgées de bière.
— Rien ne presse. (il regarde sa montre.) Vingt heures dix ! Il en reste une bonne dizaine avant que le soleil ne se lève. Dix heures, c'est déjà assez de temps pour naître et prendre corps.
Il regarde la rue du Commerce d'où nous arrive maintenant, par le vieux et nasillard micro, la musique de l'Antillais Léardé, signe que la projection ne va plus tarder. Je savais bien que nous finirions par aller au cinéma comme les autres jours, même si c'était un navet hindou ou un film d'amour. Mais peut-être n'a-t-il pas un liard en poche, comme dirait M. Massaloux. Il est fini, bel et bien fini, Oklahoma Kid. Cela, il y a longtemps que je m'en doute, sans oser me l'avouer. Seulement depuis que mes yeux ont commencé à se dessiller, je les compte par dizaines de petits milliers, les indices de sa décrépitude. Je le vois le plus souvent acheter sa cigarette au lieu de la racketter. Et puis franchement, se faire voler son revolver sans même se douter de qui il pouvait bien s'agir. Sans parler de cet après-midi : la manière impensable dont il est entré au marché !
Dépasser la fontaine publique sans saluer King-Kong d'une volée de cailloux !…
Je ne te reconnais plus, Oklahoma Kid. Tu as tout trahi, tout échoué. Tu es foutu, mon vieux ! Tu ne vaux plus l'ombre d'un chapeau de cow-boy ! Quel idiot étais-je donc pour ne pas m'en apercevoir plus tôt ? Je t'ai adulé et servi, obéi au doigt et à l'oeil. Je me suis appliqué à ne pas te décevoir, à toujours être à tes côtés parce que tu étais Oklahoma Kid, le seul, le vrai. Tu m'as dit de saccager la roseraie de la mairie et de sauter de l'autorail en marche. J'ai saccagé la roseraie (par une nuit d'orage et à la barbe des gardes) et j'ai sauté de l'autorail alors qu'il s'engouffrait dans le tunnel de Fitakouna. Tu m'as dit de voler le carillon de l'école et de noircir à la crotte les murs du tribunal. J'ai volé le carillon de l'école et peint sur ces murs le juge dénudé, avec des excréments de chat. Pour toi, j'ai dévalé à vélo le rocher de Kuumi et insulté de près le gendarme Pivi sans recevoir une balle ni me faire attraper. Pour toi, j'ai fait de la course à pied et du combat de boxe. Pour toi, j'ai coupé les cheveux de Muriel, la fille de M. Gaude. Au mât de cocagne, j'ai gagné un appareil photo Agfa quand c'était le 14 Juillet ; une montre Poljo et des briquets à gaz depuis que c'est le 2 Octobre qu'on fête. Pourquoi tout ça ? Pour la beauté et pour la forme, pour les besoins de notre sacro-sainte règle. « S'il le faut, expirer mais ne jamais douter de soi ! » tel est le troisième commandement. Et toi, Oklahoma Kid, je sens que tu commences à douter. Sais-tu où, pour la première fois, je m'en suis aperçu ? Eh bien, il y a une semaine, quand je t'ai volé ton colt. Nous étions à l'entrepôt où les marchands de céréales entassent leurs sacs de riz et leur semoule de blé. Nous y étions venus nous cacher pour compter la recette de la journée, plus de vingt mille : les marchandes de poisson avaient été particulièrement généreuses ce jour-là, sans doute à cause de la correction que nous venions d'infliger à Tâlibé, le commis du grossiste qui les truandait en trafiquant la bascule. Nous avions longuement parlé du film que nous avions vu la veille (L'Apache, pour être exact, avec un remake d'Albéla, la fameuse comédie hindoue, en première séance) en ouvrant nos boîtes de sardines. Après que nous eûmes mangé et vidé nos bouteilles de limonade, tu t'étais assoupi comme un nourrisson sur les sacs de jute, c'est ainsi que j'ai pu voir le canon de ton arme que tu avais cachée sous le pantalon.
Au début, c'était juste une blague. Je voulais simplement caresser sa crosse et m'amuser à viser le trou de la serrure et les nids de pigeon accrochés au faîtage. Seulement, à ton réveil, tu n'y pensais plus du tout. Un cow-boy
qui se réveille sans songer à son arme !
C'est d'abord cela qui a fait tilt dans ma petite « tête d'épingle ». Je suppose qu'il y avait déjà eu d'autres raisons de m'inquiéter, mais elles avaient dû m'échapper. J'étais si naif, n'est-ce pas, mon brave petit Bentè ! Ce jour-là, je me suis dit qu'il valait tout de même mieux te regarder de plus près. Et j'avoue que j'ai bien fait. Le lendemain, caché derrière la porte du Comptoir populaire, je t'ai aperçu essuyant une larme devant le perron du photographe Nabil alors que tu m'avais violemment réprimandé quand j'avais émis un sanglot le jour de la mort d'Arɗo.
« Perdre son père ou son oeil, mais ne jamais verser une larme ! » tel est le quatrième commandement. Quelques jours plus tard, tu achetais ton paquet de Job, je dis bien acheter. Et chez qui ? Chez Siré, ce minuscule rat d'égout qui t'aurait tout donné, sa vie et ses tablettes de chewing-gum, si tu lui avais montré ton poing américain.
Et puis, cet après-midi, ton attitude de petit émotif devant cette pourriture de King-Kong. Pourquoi alors, Bentè, pourquoi, mon cher et feu Oklahoma Kid, m'auras-tu fait boire de l'eau croupie et fendu le lobe de l'oreille parce que je n'étais pas encore suffisamment endurci pour te voir lapider King-Kong sans frissonner ? Non, je n'ai plus confiance ! Un cow-boy qui réalise qu'il a perdu son arme une semaine après n'est plus un vrai cow-boy. C'est la raison pour
laquelle j'ai décidé de te tuer…
Je ne savais pas que la bière avait un goût aussi infect. J'ai l'impression d'avaler la sève d'une de ces nombreuses racines que l'on utilise pour se curer les dents. Je suis obligé de mâcher et remâcher le liquide pour le faire admettre à mon palais. A part ça, je suis étonné de mon incroyable prédisposition à supporter l'alcool.
Au fond, en commandant une bière, je ne savais pas du tout ce qui allait m'arriver. Allais-je tomber dans les pommes ? Tituber et vomir ? Ou me déshabiller devant le cinéma et insulter notables et marabouts ? La bouteille que je tiens dans la main m'a l'air bien étrange, avec son air de sculpture inachevée suggérant une fille vénale qui n'attendrait que le dernier coup de ciseau pour jeter ses dessous de corps. Et pourtant, on se connaît déjà. C'est outre-du-diable, c'est jus-d'enfer, lait-de-panthère ou pisse-rose-du-démon. Comme tout ce qui est louche (indics, voyous ou femmes adultères). Oui, j'ai déjà vu cette tête-là, sans m'arrêter, sans lui dire adieu ou bonjour.
Il me semble que depuis que je suis né on ne me parle que d'elle et de son extraordinaire facilité à corrompre et à ruiner. Le monde entier m'a mis en garde contre les méfaits de cette pute-là : Moodi Djinna, Karamoko et Mère-Griefs. Chacun dans son domaine de prédilection : l'argent, la renommée ou le salut de l'âme. Et voilà maintenant que je tiens le cul de cette salope et que j'en aspire la bave et le sang, là, devant les badauds du marché, sans que le stade s'écroule, sans que je devienne manchot. J'en ai sifflé près de la moitié et je n'en ressens aucun vertige. La veuve Sawdatou m'a l'air d'avoir rajeuni et la lumière de l'applique est plus douce que tout à l'heure. Salé, si ça continue, viendra me susurrer à l'oreille tous les mots tendres et fous qu'un homme peut attendre d'une jeune fille de son âge. Sinon, tout me semble régulier, parfaitement normal. Il en serait autrement que Bentè me l'aurait certainement signifié.
D'ailleurs, ce qui le préoccupe c'est la demi-douzaine de clients dont les tabourets sont disposés en cercle et qui jouent à la belote sur un vieux drap de cretonne étalé à même le sol. C'est ça, qu'il m'oublie donc un peu ! Outre que cela me permet de lui cacher les difficultés que j'ai à déglutir ma bière, j'ai tout le loisir de passer en revue nos années de « vie commune » et de fignoler la mise en scène de sa mort. Puisque plus le temps passe, plus je découvre sa bassesse… En ce moment, par exemple, devinez ce qu'il fait. Tout bonnement, il offre la tournée. A qui ? Aux six inconnus qui ouvrent leurs bouteilles entre deux mâchoires et échangent sourires et clins d'oeil, heureux de trouver un bon bougre bourré de fric et de sottises pour les soûler à si bon compte. A la veuve, il offre du Martini que celle-ci se dépêche de vider dans une bouteille de Fruitaguinée afin de prévenir les gros yeux et les commérages. Tenir un bar, passe encore ! Boire devant tout le monde, ça jamais, même si l'on a vécu à Fréjus et à Casablanca, même si l'on a un tourne-disque, même s'il vous arrive de porter une jupe de velours ou une robe de taffetas…
— Tu n'as pas besoin de fourrer ta langue dans le goulot, tu sais !
— Il a quand même tout bu, ce brave petit jeune homme, dit un des clients, celui qui porte un petit bonnet brodé et dont les énormes biceps émanent d'un vieux gilet de drap orné de grossiers boutons de bois. Il ne reste plus que le fond. Ah, l'époque est différente ! En mon temps, il aurait fallu attendre ses vingt ans pour songer à faire cela. C'est ton neveu ?
— Si on veut! répond Bentè avec une fierté à peine dissimulée.
— Il te doit une fière chandelle d'être aussi dégourdi que ça ! reprend celui qui a le teint rougeâtre et une lumineuse dent sur bridge.
— Sans me vanter, je l'ai éduqué comme un vrai neveu. Dis donc, Ɓingel, tu en veux une autre ?
— Mais oui! fis-je en vidant jusqu'à la lie ma première bouteille.
Ils peuvent y aller de leurs sournoises remarques. Je n'en ai cure ! Ils m'ont l'air bien insignifiants pour emmerder un homme comme moi. Allez, qu'elles s'agitent, les puces, dans la crinière du lion ! Moi, ce qui m'intéresse, c'est de voir bouger la foule. Sarsan a plus de mal à faire entendre sa musique. Mais il y a des danseurs le long de la rue jusque très haut, là-bas aux confins de l'hôpital, et King-Kong, telle une ombre, fait sa révérence au couchant.
Bentè, je n'y reviendrai plus. Ce n'est plus qu'une vieille chose dont j'ai fait le tour. Rien ne m'étonnera plus de lui. Il a traité de grand frère ce vieux coucou que nous voyons pour la première fois. Et maintenant, voilà qu'il se confesse devant la veuve comme un pauvre petit mendiant, et la bougresse, elle sait y faire : rien sur son nom de cow-boy, rien sur ses hauts faits. A l'entendre, il viendrait d'arriver dans la ville avec un baluchon et une natte trouée pour faire la manche ou le portefaix. Elle a d'abord écouté sans broncher la pauvre conversation qu'il s'est abaissé à tenir avec les obscurs joueurs de belote. Puis elle a plongé dans sa vie comme une pierre dans un bol de soupe :
— Rectifie-moi, si je me trompe, aimable jeune frère : es-tu bien la personne que l'on dénomme Bentè ?
— C'est bien ça, Sawdatou, la grande soeur !
— Et tu habites bien Loppe ?…
Je ne sais pas s'il se rend compte du cloaque vers lequel elle a décidé de le conduire. Je l'entends répondre sans rien faire pour arrêter le naufrage :
— C'est bien ça! J'habite Loppe.
Il va finir par sortir sa carte d'identité et coucher sur le mur de l'échoppe le fil de sa généalogie… Même les singes en ont une, de saloperie de généalogie ! Mais toi, Oklahoma Kid, toi, le bourlingueur du Far-West, ne me dis pas que tu as une maison, un quartier, un père, une mère, un job et tout ce qui s'ensuit, comme les putes ou les gardes-chiourme, comme n'importe quelle autre crevure humaine qui a fait l'effort de naître avec des cheveux sur la tête et des épaules où il le faut…
— J'ai fait l'école coranique avec ton frère et j'ai bien connu ton père…
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Et comme elle n'est pas bête, la veuve, elle en profite pour fourrer ses grosses pattes sentant l'oseille et le soumbara dans les plus petits recoins de son existence. Il se trouve dans la position qui est souvent la mienne
quand, à l'école coranique, Karamoko dresse dans le menu détail la liste des versets que je n'ai pas sus. Je me gratte la nuque ou me tords la bouche, rongé par la gêne et cependant contraint de reconnaître une à une mes fautes.
— C'est bien ça, grande soeur !
Les autres ont fini leur partie de belote. Maintenant, ils se partagent une calebasse de fonio et un demi-poulet braisé nappé de purée de piment. J'entends leurs éructations, leurs grognements, les claquements de leurs langues. Ils transpirent sous l'effet du piment et échangent des propos triviaux tandis que leurs doigts huileux vont et viennent de la calebasse ébréchée à leurs bouches insatiables. Quand ils ont fini, ils s' essuient les mains sur le premier objet venu : de vieux morceaux de journaux, les chiffons ayant servi à emballer les blocs de glace et, plus étonnant, les étiquettes collées sur les bouteilles de bière. Ensuite, ils se partagent de volumineuses noix de cola blanche, allument leurs cigarettes et rotent bruyamment de plaisir. Au moment où ils fendillent des brins d'allumettes pour se curer les dents, mon attention se tourne vers celui qui porte un casque.
Il est assis entre l'angle du mur et le vieux drap de cretonne sur lequel ils ont posé leur repas après avoir fini de jouer aux cartes. De sorte que la lumière de l'applique ne montre de lui que son pantalon bouffant noir brodé sur les deux pans de larges motifs blancs et ses sandales en plastique avec deux grandes boucles de fer. Mais, en me penchant un peu, je peux voir l'espèce de mouchoir (brodé lui aussi) qu'il a entre le crâne et le casque et qui lui recouvre les tempes et une partie du visage comme un turban de bédouin. C'est lui qui a emporté l'essentiel de la mise dans leur jeu de belote. Chaque fois qu'il a gagné, il a empoché l'argent d'un air calme, volontairement modeste, se contentant de pousser de petits soupirs de satisfaction. Sinon, il n'a pas bougé et n'a pas dit grand-chose, à part quelques expressions convenues comme : « Ah, tout cela pour moi » ou : « Mazid, je te bouffe ton coeur ! » Néanmoins, il me semble qu'il cache quelque chose, peut-être une verrue ou une cicatrice sur le cou ou l'embase du nez.
Je ne sais pas au juste pourquoi je dis cela ni pourquoi, tout d'un coup, je me mets à m'intéresser à lui. S'est-il découvert le visage pendant que Bentè se soumettait au questionnaire de la veuve ? Ou plutôt l'ai-je vu avant que je ne le rencontre ici ? Je ne saurais le dire. En tout cas, voilà que je ne peux plus détacher mon regard de lui… Sa voix ? Une vibration métallique et monotone qui donne une impression de malaise et dont on se souvient longtemps. J'allume une cigarette avec des gestes expressément affectés, souffle dans sa direction un long ruban de fumée et dis :
— Il en existe encore, des casques de ce type ?… L'Indépendance est là et tous les casques des colons n'ont pas été mis au bûcher ! Est-ce normal, hein ?
Bentè sursaute et se tourne vers moi avec cet air embarrassé propre aux vieilles dames blanches du quartier Dumez qui tiraient sur la laisse quand leur chiot griffait un passant ou urinait sur le monument aux morts :
— L'Homme de l'Ouest ! Je vois que les deux bières que tu viens de boire commencent à produire leur effet ! Vas-y mollo, petit ! Un vrai caïd doit garder son calme même s'il a bu plus qu'il ne peut supporter… Bon, maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? On en reste là ou on continue ? Réponds-moi, l'Homme de l'Ouest !
— Comment ! Tu douterais de mes capacités ?… Bien sûr qu'on continue ! On est là pour ça, non ? Un bar, c'est fait pour qu'on y chahute et boive. Je veux une autre bière, et cette fois-ci une grande !
— Quand on est aussi dégourdi que ça, eh bien, on paie la tournée, dit l'homme au bonnet brodé.
— Mais c'est ce que j'allais dire ! criai-je pour me faire entendre dans le vacarme que la remarque a fait naître.
— Générale, hein ? Une tournée générale, c'est bien ce que j'ai entendu ? roucoule la veuve, qui semble pencher plus pour son bénef que pour mon inadmissible conduite. Moi, je ne bois que du Martini, mais ça, tu le sais, n'est -ce pas ?
— Oui ! dis-je gaillardement pendant que Salé se lève pour servir.
— Et moi, un Cheval Blanc ! prévient l'homme au casque.
— Tu as apporté de l'argent au moins ? murmure Bentè, un rien paniqué.
— Aucun problème! répond la veuve, à qui rien n'échappe. C'est le fils de Moodi Djinna, le gérant du Comptoir populaire ! Chez ces gens-là, on ne risque jamais de ne pas être payé.
La veuve laisse son verre pour un grand gobelet de troupe et les autres commandent comme moi une bouteille de bière, sauf le mystérieux homme au casque qui réclame son Cheval Blanc « sans glace ni pépin », avec son calme imperturbable qui, je ne sais pourquoi, m'inquiète un petit peu.
— L'Homme de l'Ouest ! me dit Bonnet-Brodé… Tu t'appelles bien ainsi ?
— Il s'agit bien de toi, mot pour mot et nom sur le visage ?…
— Alors, je te propose un jeu. Tu vois ce tabouret, celui-là, le plus haut, celui sur lequel la grande soeur est assise ?… Supposons que l'on pose ce tabouret sur quatre verres renversés, tu vois ce que je veux dire ?… Ah, je t'envie, je t'admire, toi, l'Homme de l'Ouest, mais peux-tu me dire si tu peux t'arrêter sur ce tabouret sur un seul pied avec ta bouteille de bière en équilibre sur
ton crâne sans en verser une goutte ? Je parie ma montre.
Il se lève et pose sa montre sur le rebord du congélateur en prenant toute l'assistance à témoin. Un petit attroupement s'organise sur le bord de la rue, attiré par la passion qui anime l'échoppe de la veuve.
— Ça, il ne le pourra jamais ! rugit l'homme à la dent sur bridge. Je refuse qu'on le soumette à un jeu aussi dangereux ! Il pourrait vaciller et s'écrouler par terre, se fracasser les vertèbres ou le sommet du crâne…
— Je suis du même avis que toi. Ce petit est brave, dégourdi et fier. Seulement, on n'a jamais vu un gosse de quatorze ans se risquer à ce jeu-là sans perdre la face, s'alarme la veuve.
— Il va tout simplement mourir si on le laisse faire cela ! ajoute Salé en se curant les dents avec un brin d'allumette.
— Ça ne vous empêche pas de m'écouter, Sawdatou, la grande soeur, se pavane Bentè. Ce garçon, je peux quand même jurer de lui. Après tout, comme je vous l'ai dit au début, c'est moi qui lui ai montré pour la première fois la mue d'une vipère ou les couleurs d'un caméléon. Sans moi, il aurait les yeux aussi clos qu'un serin qui vient de naître. C'est dire si je sais de quoi je parle. Il est jeune, c'est vrai. Mais tous autant que vous êtes, il ne vous viendrait pas à l'idée de douter de quelqu'un qui a attrapé un lièvre mains nues dans la brousse de Tialeere et traversé le diidere à la brasse, n'est-ce pas ? Car le gosse qui est devant vous, il a fait ça et bien mieux encore.
— C'est bien la raison pour laquelle je me dis qu'il est bon qu'il y ait encore à Mamou des gens comme toi, Oklahoma Kid. Avec toute cette jeunesse qu'on voit flotter dans les rues, moi je dis qu'il en faut pour les soutenir, leur indiquer la différence qui sépare la farine et la poussière.
Je profite de cette vive et flatteuse confusion née autour de mon intéressante personne pour balancer dans le caniveau la majeure partie de ma bière. Je tiens encore largement le coup mais j'ai besoin de m'économiser pour montrer à ces lascars combien ils déblatèrent et pour administrer à Bentè la balle assassine qu'il mérite. L'attroupement au bord de la rue est devenu plus consistant. Je sais qu'on attend ma réaction, qu'on m'observe. J'ai les yeux tournés vers Salé, Bentè et l'imprudent parieur sont absorbés par leur puérile polémique. En vérité, mon attention, je la porte sur les murmures que j'entends derrière moi ( « Oui, oui, c'est bien lui… un gosse de Hoore-Fello… le fils de Moodi Djinna… J'ai toujours dit que Hoore-Fello avait les enfants les plus vaillants de Mamou… Normal, ils savent se battre, eux !… Aucun gamin de leur âge ne songerait à les provoquer !… » ). Aussi, je profite du premier moment de silence pour me lever de mon tabouret :
— Je ne saisis pas bien l'objet de tant de bruit ! Cet homme veut parier avec moi ? Je lui dis tope là, mon ami, et je parie ma propre montre. Une Cartier que mon père m'a importée directement de Suisse !
Peut-être que quelques-uns applaudissent. En tout cas, je me sens porté au sommet de l'euphorie. Mais il me semble que la veuve ne me croit pas, et sa fille encore moins. Elles sont toutes surprises de me voir détacher ma montre et la poser à côté de l'autre sur le rebord du congélateur. Je dois me tourner vers elles et répéter que je ne saurais être un lâche pour qu'elles consentent à me donner le tabouret. Je place moi-même le siège sur les quatre verres renversés. Avant de monter dessus, j'exige que l'on nomme un arbitre.
Un des badauds se présente, au motif que l'arbitre doit forcément être une tierce personne (« on ne peut être juge et parti »), mais demande à se faire rémunérer d'une petite bière de Tsin-Tsao. J'enlève mes chaussures et m'apprête à grimper. Les commentaires, maintenant, sont plus mornes que ceux de tout à l'heure. Quelqu'un m'apostrophe carrément :
— Hé toi, Ɓingel, fils de Moodi Djinna, tu ferais mieux de cesser de faire l'âne et de rentrer à la maison ! Ce soir, tu es bien brave puisque tu as bu de l'alcool (toi, un fils de musulman!), mais demain tu n'auras rien d'autre que tes plaies pour mesurer tes conneries.
Un autre menace de tout confier à la police s'il m'arrivait une égratignure.
Je monte avec la même majesté, les mêmes gestes lents et finement décomposés que ceux d'un magicien s'apprêtant à exhiber un numéro inédit. Je fais décapsuler une nouvelle bouteille et je reste plus d'une minute perché là-haut, une jambe repliée sur le genou de l'autre sans flageoler ni verser de mousse. Je redescends sous les applaudissements, ramasse les deux montres et dis, pour que ce soit bien entendu :
— Tournée générale !
Salé ne dit rien. Mais elle se verse une grosse rasade de Fruitaguinée sans que ses yeux fuselés et clairs ne se détournent de moi. L'homme à la dent sur bridge s'adresse à son compagnon avec des airs de paternel s'en prenant à son rejeton :
— Et voilà où tes stupidités peuvent te conduire ! Se faire subtiliser une montre en plaqué or par un gamin à ton âge !
—Je suis sûr qu'il se rattrapera, bougonne l'homme au casque de sa voix terrifiante et rogue et toujours sans sortir de la pénombre.
Sur ce, l'homme à la dent sur bridge et celui au casque prennent les cartes restées sur le vieux drap de cretonne et s'en vont. Bentè s'épanche d'un autre couplet sur mon intrépidité et sur ses propres qualités de meneur et de pédagogue, puis il commande une tournée pour fêter ma victoire.
La veuve nous demande de l'aider à faire rentrer dans le congélateur des barres de glace qu'elle vient d'acheter à un pousseur de charrette. Pendant que nous sortons de là, j'entends et je reconnais, comme si j'étais assis devant l'écran, l'épouvantable scène de La Colline des potences où les prospecteurs d'or enivrés de mauvais whisky veulent lyncher le bon docteur Frail. Nous enjambons le caniveau pour remonter la rue des Contributions diverses. Je sens que Bentè est vexé. Il marche droit devant lui, sans relever le col de sa jaquette et sans dire un mot. J'entends juste
le frottement de ses bottines sur le macadam et sa respiration sifflante mais régulière en dépit de la rudesse de la côte. Il n'accorde aucun coup d'oeil aux voyous et aux belles et ne fait aucun effort pour éviter les passants. Il ne s'arrête même pas un moment devant l'atelier de Négué, le réparateur de montres, pour plaisanter un peu et s'enquérir des événements de la soirée comme il en a l'habitude. Il n'est pas seulement
fâché, l'ami Oklahoma Kid, il doit être sur un volcan, il s'apprête à exploser. C'est comme si j'entendais les fabuleuses formules qui ponctuent ses menaces… Je t'obligerai à flairer un vrai nid de crotales… Je te ferai avaler un quintal de cadenas chauds… Tu mangeras des clous grillés… Tu chieras du plomb fondu… Mais non, rien. Rien à part sa respiration sifflante, à la régularité irritante. Je me décide alors à désamorcer la bombe
avant que l'on n'arrive au cinéma où je sais par expérience qu'il y aura toujours un petit imbécile pour me reconnaître et se moquer des épreuves qu'il se plaît à me faire subir :
— Tout bien réfléchi, mon héros préféré, c'est James Stewart.
— Loupé, mon gars ! Moi, si tu veux tout savoir, c'est Arthur Kennedy ou Rod Steiger! Tu connais Rod Steiger ?… Bon, alors, on ne se donne pas des airs de grand manitou quand on n'est même pas fichu de connaître Rod Steiger.
— Il joue dans quoi ce…
— Voyez-moi ça ? Il joue dans quoi, qu'il me dit, ce petit veau qui me poursuit. Dans Le Jugement des flèches ! On l'a passé ici, il y a deux ans. Deux fois, je t'ai amené le voir et deux fois tu as dormi.
Puis de nouveau le silence dans cette secrète et fiévreuse rue du Commerce qui est à mon enfance ce que le filon d'or est au flibustier : un désir brulant et inassouvi…
Je m'appelle Ɓingel, alias l'Homme de l'Ouest. Je vois la lumière rose des bougies et des lampadaires. Je sais qu'on est vendredi et d'ailleurs il est bientôt minuit. Je me souviens de mes dix ans et des tuiles rouges de la gare. Je ne titube pas, je ne vomis pas. Et pourtant, bonnes gens, je viens d'avaler à moi tout seul plus d'un litre de bière. A moi tout seul, résidents de Petel et d'Almamya ! Je n'ai pas le tournis, je n'ai pas le hoquet. Je suis les pas de Bentè et j'ai peur, preuve que je ne suis pas encore soûl… Devant le perron du photographe Nabil, je me mets à rêvasser. La salive, la finesse, le cirage, l'attachement de l'ami Arɗo ! Il était impossible de deviner que lui aussi pouvait mourir ! Le perron est toujours là, avec ses cinq marches ébréchées et jonchées de vieux cartons comme s'il allait revenir. Mais la porte du magasin est fermée, les deux battants réunis par deux grosses barres de fer minutieusement cadenassées. Ainsi se referment les êtres quand ils ont fini de vous livrer l'énergie et le coeur…
— Tu te doutes que je n'ai pas apprécié la façon dont tu m'as traité en public, tout à l'heure, me rappelle Bentè. Mais enfin, on réglera ça demain dans la forêt de Tambassa… Ce soir, chose promise, chose due, je vais te traiter comme un duc, à condition bien sûr que tu te comportes comme tel…
— Je croyais que nous allions au cinéma…
— A cette heure ? Non, je vais te montrer quelque chose que tu n'as encore jamais vu. Tu es maintenant à deux pas de devenir un vrai homme.
— Tu as vu, tout ce que j'ai bu… et tu ne me demandes pas comment je me porte après ça !
— Nous ferons le point au matin. Pour l'instant, nous n'en sommes qu'au début.
Nous arrivons devant le cinéma. La Colline des potences est terminée. Nous entendons le générique de fin et le long miaulement de la bobine. Puis c'est l'hymne national, et toute la rue se met au garde-à vous. Ensuite, la récente visite de Boubou-Blanc aux États-Unis, où il a rencontré le président Eisenhower ainsi que le tout nouvel élu, John… s'ensuit une brève cacophonie avant le… Kennedy. Enfin, un ou deux messages concernant le prochain feu de camp des pionniers et le nettoyage collectif du quartier de Kimbéli. Nouveaux temps, nouvelles moeurs !
Il y a deux ans, on aurait entendu à la même heure vanter les mérites de Gillette, de Kronenbourg, du lait Bonnet Rouge ou des cigarettes Job Supérieures… Pas un pas sans Bata !… Aspro, le médicament de l'Africain
moderne !…
La foule sort doucement pour s'entasser sur le trottoir où nous nous trouvons à côté des marchands de bonbons et de cigarettes. Voici Niale, voici Sahra, voici Gando-Lemmy Caution et Sory-l'Apache ! Ils arrivent en sifflant comme le font les rangers dans La Prisonnière du désert. Je ne sais toujours pas ce que me réserve Bentè, mais je pressens qu'on ne se débarrassera pas facilement de ces quatre énergumènes-là.
Naturellement, nous commençons par décortiquer La Colline des potences. On parle de ce chenapan de Run et d'Elizabeth, la jeune aveugle.
De fil en aiguille, la conversation en arrive aux films hindous que je me mets à fustiger avec véhémence.
— Tu ne vas pas me dire que Le Magicien de l'Enfer ou Mother India sont de mauvais films ? rétorque Bentè.
— Il dit ça pour frimer, dit Niale, qui me dépasse tout de même d'une tête et demie.
— Pas du tout ! C'est parce qu'il y a trop de musique et de pleurs dans les films hindous… alors que dans les films de cow-boys ! Tu as vu L'Homme aux colts d'or ?
— Et toi, tu as vu Les Grands Espaces ?…
Nous continuons à discuter pendant que la rue se vide. Nous revoyons tous les films, les comparons point par point. Zorro et Le Voleur de Bagdad. Apache et La Môme Vert-de-Gris… Une à une, les voix humaines se perdent dans l'irrésistible silence de la nuit. Maintenant, toutes les lumières s'éteignent. Reste celle, solitaire et rougeâtre, du bar de Sow Béla. La chamaille survient quand Niale me traite de coquelet sans ergot. Moi, un coquelet sans ergot ?… Je saute du mieux que je peux pour lui administrer une gifle. Nous roulons sur le trottoir une bonne minute avant que Bentè ne nous sépare.
— Qu'est-ce qui se passe, bande d'abrutis ? crie-t-il en serrant chacun de nous au collet. Si vous voulez réellement vous battre, on vous organisera un combat dans la forêt de Tambassa !
— Dans ce cas, le plus tôt sera le mieux, affirme mon insolent adversaire.
Je profite du moment où Bentè nous relâche pour faire toucher à Niale le contour du revolver.
— Niale, tu veux vraiment te battre avec lui ? demande Bentè. Je l'ai moi-même nommé l'Homme de l'Ouest, et si tu ne le sais pas, tout petit qu'il peut te paraître, il vient de siffler plus d'un litre de bière chez la veuve. A lui tout seul !
— Non, je ne veux plus me battre.
— Et pourquoi donc ? Tu as quinze ans et lui n'en a que quatorze…
— Parce qu'il a… Je veux dire que je ne suis pas fou pour me battre avec quelqu'un qui…
— Qui ?
— Qui vient de boire à lui seul plus d'un litre de bière.
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