André Lewin.
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume I. 236 pages
Chapitre 1. — 11 décembre 1919 ou 9 janvier 1922?
Une date de naissance incertaine
Ahmed Sékou Touré est-il vraiment né le 9 janvier 1922, comme l'affirme sa biographie officielle, ou a-t-il vu le jour environ deux années plus tôt, le 11 décembre 1919 ? Ou était-ce à la fin du mois de novembre de la même année, ainsi qu'il l'a lui-même confié à une amie très proche ? A cette époque, il n'existait pas encore pour les Africains d'état-civil obligatoire, aussi toutes les suppositions sont-elles permises 1. Pourquoi a-t-il voulu à toute force dissimuler la date réelle de sa naissance, lui qui s'affirmait réfractaire à toute “mystification” mais restait profondément imprégné de toutes les pratiques et traditions africaines ? Est-ce la tradition locale, hostile à toute précision parce qu'elle donne à l'“autre” un pouvoir qui pourrait être maléfique ? Ou encore la crainte de manipulations occultes basées sur l'astrologie, comme il l'a parfois laissé entendre ? Peut-être bien. “Le secret est ce qui confère un pouvoir sur l'autre, il joue le rôle d'un instrument de pouvoir, (…) un moyen de se protéger, de se préserver de l'autre.” 2
En revanche, quant au lieu de sa naissance, aucun doute : Sékou est bien né à Faranah, à l'époque très modeste village des plateaux de la Moyenne Guinée comptant à peine un millier d'habitants, mais déjà important centre de commerce et axe de communication de l'Afrique de l'Ouest.
A la fin du XIXème siècle, son père, Alfa Touré, et ses deux oncles, commerçants dioulas d'ethnie sarakolé (soninké 3) originaires de la partie occidentale de l'ancien Soudan français (l'actuel Mali), étaient venus exercer leurs activités de troc en Haute Guinée, région naguère soudanaise, mais rattachée administrativement à partir de 1899 à la Guinée française, colonie récemment créée 4. L'année précédente, les droits de douane frappant les marchandises passant du Soudan en Guinée avaient été supprimés ; le commerce de la région, jusque-là largement drainé vers le Sénégal et vers Bamako, s'orientait progressivement vers Conakry, qui venait d'être consacrée capitale de la colonie ; au début du siècle y débutaient les travaux du chemin de fer Conakry-Niger, qui s'achèveront à Kankan en 1914. Rien d'étonnant donc à ce que les trois frères Touré aient souhaité profiter de l'expansion prévisible de la Haute Guinée.
Ils se rendent d'abord à Siguiri, où s'établissent deux des frères, cependant qu'Alfa poursuit son chemin vers Kankan, Kouroussa, Kissidougou et enfin Faranah, bourgade située non loin des sources du Niger. Le cercle de Faranah, qui contrôle la frontière avec la Sierra Leone — alors colonie anglaise, fut par décret du 15 juin 1895 (celui qui créait également le Gouvernement général de l'Afrique occidentale française — AOF) transféré du Soudan à la Guinée. Kankan exceptée, l'itinéraire familial aura ainsi suivi le cours du Niger (appelé aussi Djoliba — mère nourricière, ou encore grand fleuve — par les Malinkés), fleuve pour lequel Sékou aura toujours une affection particulière.
Et lorsqu'il s'arrêtera à Faranah lors de sa visite officielle en Guinée en décembre 1978, le président français Valéry Giscard d'Estaing saura subtilement utiliser cette donnée pour flatter son hôte dans l'allocution qu'il prononça dans sa ville natale :
“Faranah, c'est la double source: la source du fleuve, la source de la famille (…) Fleuve immense, l'un des plus impressionnants de votre continent, que l'on aperçoit encore modeste sous ce pont et qui va ensuite fertiliser et vivifier des centaines et des milliers de kilomètres de terres africaines ; cette source près de Faranah est le symbole de l'unité africaine. L'autre symbole, c'est celui de la famille : c'est ici que le président Ahmed Sékou Touré plonge ses racines, c'est ici qu'il s'est formé au milieu de ses frères et soeurs, au milieu de ses parents, au milieu de vous tous (…) Comme tous ses frères africains, il est attaché à sa famille, à son village, à son histoire, à sa culture ; il connaît l'importance qu'il y a pour l'homme de se situer sur son territoire, de progresser à partir de son territoire et de se situer dans le temps, chacun étant et restant le maillon d'une longue chaine, d'avoir ainsi la pratique d'une communauté chaleureuse et fraternelle et de se sentir pleinement homme.”
Je regardais Sékou au moment où le président français prononçait cette phrase ; son visage s'éclaira et il sourit de contentement.
Et puisqu'il est question de sa famille, qu'en est-il de sa parenté avec l'illustre almamy Samory Touré, l'un des grands résistants à la pénétration française dans les dernières décennies du XIXème siècle ? Très vite, les griots guinéens feront le parallèle entre Sékou et l'illustre chef de guerre qui mit en difficultés les troupes françaises, unifia dans sa lutte plusieurs des tribus de l'Afrique de l'Ouest, chercha à organiser un État fort et centralisé, pour finir vaincu par la trahison et la division de son entourage.
Certains de ses contempteurs affirment toutefois que cette filiation est fictive ; la grand-mère de Sékou ne serait pas une fille de l'almamy, mais celle de l'un de ses guerriers sofas mort au combat ; Samory l'aurait alors recueillie et élevée 5. D'autres au contraire précisent que la mère de Sékou, Aminata Fadiga, est bien la fille de Bagbé Ramatoulaye Touré, elle-même fille de Bagbé Mara que l'almamy épousa vers 1871 ; celui-ci donna ensuite la toute jeune Bagbé Ramatoulaye comme épouse au marabout Issa Fadiga, un Diakhanké (donc originaire de Diakha, au Soudan-Mali), région réputée pour ses marabouts.
Bien que certains de ses proches parents fussent plus directement que lui-même apparentés à Samory (en ligne directe par les mâles), Sékou Touré mit en avant cette filiation avec l'almamy et n'hésita pas à affirmer clairement sa parenté ; c'est du moins le cas régulièrement après 1960 ; cette année là, il fait savoir qu'il est prêt à acheter à “n'importe quel prix” un exemplaire du Coran qui appartenait à Samory et qui était à ce moment-là en possession d'un Français 6. L'un des premiers discours où il fasse clairement allusion à cette parenté date du mois de janvier de cette année-là 7.
Dans son message au conseil des ministres extraordinaire de l'OUA réuni à Lagos le 9 décembre 1970 pour examiner les suites du débarquement portugais du 22 novembre, il apporte cette précision : “Mes deux grand-pères, l'almamy Samory Touré et Boubacar Sidiki (Bakary) Touré, finirent leur existence loin de notre patrie, de notre Peuple, le premier au Gabon, le second à Madagascar, victimes de l'impérialisme.”
Il le réaffirmera douze années plus tard, le 27 juin 1982, à New York, devant une centaine d'hommes d'affaires et de banquiers américains réunis au 107ème étage de l'Hôtel Vista par David Rockefeller, et encore lors de son discours à l'Hôtel-de-Ville de Paris le 17 septembre de la même année. Il l'avait rappelé enfin, parlant du seul Samory Touré, lors de son voyage à Libreville en juin 1983 : “Ma première visite au Gabon, en juin 1963, était pour moi un pèlerinage; j'avais voulu me rendre à N'Djolé m'incliner sur la tombe de mon grand-père l'almamy Samory Touré, qui a passé ici deux années d'exil et y a trouvé la mort ; malheureusement, à cette occasion-là, le voyage ne fut pas possible 8. C'est bien après que j'eus la charge et le devoir de m'adresser à mes frères du gouvernement gabonais pour solliciter de leur bienveillance le transfert des restes mortels de ce grand-père considéré comme l'un des héros de notre continent. C'est grâce à mon ami et frère le président Omar Bongo que ce rêve a pu être réalisé, et en 1968, nous avons pu recevoir à Conakry les restes mortels de l'almamy.” 9
Ainsi que le note Aimé Césaire 10 : “Quand Sékou Touré, leader d'un peuple libre, affirme fièrement : ‘Je suis le descendant de Samory,’ il ne s'agit pas d'une pure vanité généalogique ; cela, signifie qu'il assume Samory, et ce faisant, il fait une grande chose, il rétablit l'histoire (…) Il dit : la colonisation n'est pas l'histoire, ce n'est que l'accident ; ainsi, il rétablit le continuum historique”
Une légende vient conforter cette assertion : des marabouts malinkés auraient affirmé, peu avant la naissance de Sékou, qu'un descendant de Samory viendrait un jour chasser les Français de la terre de Guinée. Du 29 septembre 1898, date de la capture de Samory par les troupes fançaises, au 28 septembre 1958, date du référendum pour l'indépendance, six décennies se sont écoulées. Les thuriféraires de Sékou en feront donc “l'homme que l'Afrique attendait depuis 60 ans”. Samory a également utilisé une formule qu'on ne manque pas de rappeler très régulièrement dans l'entourage de Sékou : “Quand l'homme refuse, l'homme dit non.” 11
Lors des soirées artistiques données au Palais du Peuple, parmi les morceaux les plus souvent joués, on pouvait entendre “Regards sur le Passé”, du Bembeya Jazz National 12 ou encore “L'épopée du Mandingue”, de la troupe de Kouyaté Sory Kandia. Le chanteur s'avançait toujours sur le devant de la scène lorsqu'il reprenait le refrain sur Samory Touré, et, chaque fois qu'il prononçait ce nom, il s'agenouillait en désignant d'un large geste de la main le président, qui, assis au premier rang, souriait d'un air comblé sous les applaudissements de l'assistance 13.
Lorsqu'une délégation étrangère n'avait pas bien saisi, Sékou passait un long moment à tout lui expliquer ; et si ces hôtes de marque ne comprenaient pas bien le français, les tonitruants flots de musique que déversaient vers la salle d'immenses haut-parleurs réglés au maximum empêchaient bien souvent d'entendre ces commentaires. Mais le président était un hôte très prévenant, un pédagogue inlassable; il répétait intarissablement ses explications, car à toute occasion, on organisait au Palais du Peuple de Conakry des soirées artistiques de ce genre.
Cette attitude de Sékou Touré comporte sa propre logique : pour se projeter comme “Homme-Peuple” (un qualificatif qu'il s'était décerné) et comme chef traditionnel, il lui fallait tout à la fois souligner ses origines familiales modestes et affirmer une ascendance illustre et symbolique.
Si nous voulons trouver des explications de nature psychiatrique, il faut savoir que la psychose paranoïde — et de nombreux chefs d'État semblent en être affectés — se caractérise toujours par une combinaison de craintes de persécution (hostilité généralisée, complots, agressions), de mysticisme (influence, visions, mission divine ou rédemptrice) et de grandeur (filiation illustre, parents inventés, ambition de chef d'État et de rénovateur du monde) 14.
En revanche, rien n'atteste avec certitude la déportation de son grand-père paternel à Madagascar, où il serait mort en 1923 ; il ne figure pas parmi les héros reconnus de la résistance à la colonisation et Sékou lui-même n'y a fait que des allusions épisodiques 15.
Le choix de son prénom donne lui aussi lieu à contestation : sa mère souhaitait l'appeler Samory, mais un marabout mauritanien aurait prédit un destin exceptionnel au jeune garçon à la condition qu'il fût prénommé Ahmed (ou Amadou). Mais le jeune garçon sera appelé Sékou (c'est-à-dire la forme malinké de l'arabe Cheikhou) Tidiane Touré 16. En fait, à l'africaine, il restera surtout connu sous le nom de “Sékou”, qu'il donnera lui-même comme seule indication en dehors de son patronyme familial, par exemple dans la notice qu'il rédigera lorsqu'il devient en 1956 député à l'Assemblée nationale française 17.
Sékou consultera à plusieurs reprises Chérif Fanta Mady de Kankan 18.
Cet illustre marabout lui aurait prédit qu'il régnerait un jour sur la Guinée, mais que ses mains seraient couvertes de sang ; il est en tout cas venu le consulter en 1954 en lui précisant son objectif (“Je veux la liberté de mon pays”) et en demandant sa bénédiction 19. Sékou accompagna également Kwame Nkrumah, le leader ghanéen, lorsque celui-ci, peu après l'indépendance du Ghana, en avril 1957, souhaita se rendre à Kankan sur la tombe du saint homme qui lui avait prédit bien des années auparavant qu'il serait le maître de son pays.
Peut-être Chérif Manta Mady a-t-il — involontairement — inspiré à Sékou sa méfiance, voire à certains moments son hostilité, vis-à-vis des Peuls en lui annonçant de manière ambiguè qu'il perdrait le pouvoir et la vie “quand le Fouta bougera” : dès lors, Sékou fut persuadé qu'il devrait toujours se méfier des Peuls du Fouta-Djalon, attitude qui transparaît dans beaucoup de circonstances de sa vie ; il n'aurait compris son erreur qu'à la fin de l'année 1983, trois mois à peine avant sa disparition, lorsqu'un tremblement de terre, tout à fait exceptionnel dans cette région d'Afrique, fit “bouger le Fouta” 20. Certains ont noté, mais plus tard, qu'en 1976, Mao Tsé Toung avait lui aussi disparu peu de temps après un exceptionnel tremblement de terre en Chine !
C'est donc à Faranah, localité à l'époque encore englobée dans le cercle administratif de Dabola, que naît le jeune Sékou, cadet d'une famille de huit enfants ; son père Alfa Touré 21 a pratiqué le commerce itinérant comme ses frères, puis un peu d'agriculture, avant de se sédentariser pour exercer le commerce de boucherie 22.
Sékou Touré lui-même dira bien plus tard que c'est “dans un milieu paysan, avec une infrastructure scolaire insuffisante, doté d'un simple dispensaire sans maternité ni hôpital, (…) sans adduction d'eau, sans électricité, sans cinéma, que nous avons passé notre tendre jeunesse. ” 23
Sa mère, Aminata Fadiga, donnera après lui naissance à d'autres enfants : Bakari mort prématurément ; ensuite deux filles, Ramata et Nounkoumba qui survivront à Sékou et seront emprisonnées avec le reste de sa famille en avril 1984 avant d'être libérées au début de 1988 ; et enfin un enfant mort-né, qui causera la disparition de l'accouchée 24.
L'ambiance familiale ne semble pas excellente, son père, très distant, parfois violent, ne témoigne guère d'affection et le petit Sékou en souffrira. A la mère de celui-ci, Alfa préfère ses deux autres épouses 25 et les disputes sont fréquentes ; Aminata n'est pas heureuse ; petite, de santé fragile, elle est également très dure d'oreille : elle n'entend pratiquement plus de l'oreille gauche, sans doute parce qu'elle a été frappée à la tête par son mari 26. Certains psychanalystes attachent une grande importance à la surdité d'une mère pour le développement d'un enfant : tout le reste de sa vie d'homme, il connaîtra l'angoisse de ne pas être entendu, de ne pas être compris, de devoir crier pour subjuguer et lutter pour s'imposer. Un jour, Sékou expliquera à l'auteur que s'il avait tendance à élever la voix lors de ses discours, et qu'en particulier, s'il a paru apostropher si fort le général de Gaulle lors de la fameuse visite d'août 1958, c'est parce que tout jeune, il devait déjà crier plus fort que les autres enfants pour obtenir du lait !
Sékou reste auprès de sa mère jusqu'à l'âge de sept ans, comme le font les petits garçons malinkés, puis il entre à l'école coranique, où le karamoko (enseignant islamique) lui inculque les versets du Coran indispensables à la pratique de l'Islam, ainsi que quelques rudiments de langue arabe. A huit ans, il est placé à l'école rurale primaire de Faranah. Selon certains témoins, il aurait ensuite fréquenté pendant quelques semaines l'école catholique de Kankan, où il aurait même fait partie d'une troupe de Scouts de France alors qu'il avait douze ans 27.
Mais il est régulièrement inscrit à l'école régionale de Kissidougou, où il reste deux années pour suivre le cycle du Cours moyen ; il racontera plus tard que, lors des périodes de congés, il devait faire à pied le trajet Faranah-Kissidougou, qui demandait quatre jours de marche. Il s'y lie avec un petit camarade chrétien, libanais d'origine, Albert Constantin, futur planteur et industriel prospère à Conakry (un carrefour important y porte encore aujourd'hui son nom) ; cette amitié d'enfance n'empêchera pas Sékou de faire nationaliser après 1970 les entreprises de son ami Albert 28 … quelques années après lui avoir fait organiser des obsèques nationales !
Un jour, raconte la saga familiale, le père de Sékou Touré avait acheté une quantité importante de bétail, mais une maladie avait décimé le troupeau. Incapable d'honorer sa dette, il était menacé de prison par ses créanciers. L'un des employés de la poste, Noumandian Keita, n'hésita pas à puiser nuitamment dans la caisse pour permettre au père de Sékou de payer son dû. Le larcin fut découvert, et l'administrateur local demanda à Conakry d'envoyer un inspecteur pour vérifier les comptes. Pris de peur, le jeune Noumandian Keita prit la fuite et se rendit à Labé puis à Dakar, où il s'engagea dans l'armée 29.
L'un des camarades de Sékou, Ansoumane Magassouba, remarque sa soif d'apprendre et de tout savoir : le jeune Sékou détient un calepin sur lequel il note avec ardeur tout ce qui l'intéresse dans tous les domaines, et qu'il appelle “Tout en Un”, sur le modèle d'un petit dictionnaire très complet que la Librairie Hachette, qui l'a lancé en 1905, vend alors dans les colomes françaises au prix modique de 30 francs.
Simple et gentil, Sékou aime ses camarades et sait se faire apprécier d'eux. Mais déjà forte tête, il est considéré par ses surveillants comme un trublion et se fait parfois renvoyer de l'école : un jour par exemple, pour avoir violemment protesté lorsque le rôle de l'almamy Samory Touré fut mis en cause au cours d'une leçon d'histoire. Une autre fois, il s'en prend au directeur qui emploie illégalement des élèves sur sa plantation personnelle et a refusé de déclarer au médecin la morsure de serpent dont l'un d'entre eux, ami de Sékou, avait été victime.
Son dossier scolaire comporte l'appréciation suivante, rédigée avant les épreuves du certificat d'études : “Élève intelligent, assidu, ponctuel, mais un danger pour l'autorité. En cas d'admission, l'orienter plutôt sur l'Ecole Georges-Poiret” (cet établissement était seulement un collège technique ne donnant pas accès à des études plus poussées). Sékou obtient pourtant de bonnes notes aux épreuves du certificat d'études et devrait décrocher le fameux diplôme ; le lui décerne-t-on effectivement ? Une incertitude a longtemps existé à ce sujet et certains auteurs le contestent 30. Il ne fait pourtant guère de doute qu'il a obtenu son certificat d'études 31.
Sékou lui-même affirme dans un discours du 6 décembre 1982 : “Le droit syndical ne concernait que le travailleur noir dit ‘évolué’ ; il fallait être titulaire du certificat d'études élémentaires pour pouvoir bénéficier de ce droit ; nous pouvons vous dire qu'en 1937, en Guinée, il n y avait pas dix éléments pouvant bénéficier du certificat d'études par an ; nous qui vous parlons en savons quelque chose puisque notre promotion était d'un effectif pas très éloigné de ce chiffre pour tout le pays.” 32
Les titulaires devenaient élèves de l'École primaire supérieure Camille-Guy 33, qui leur ouvrait ensuite la porte des écoles normales ou leur assurait des postes plus intéressants ; ceux qui avaient échoué devenaient au contraire élèves de l'École professionnelle Georges-Poiret, qui formait surtout des ouvriers peu qualifiés 34 ; or, c'est dans cette dernière école que fut admis le jeune Sékou 35. C'est que le directeur de son école, Fodé Bokar Marega, avait finalement rayé son nom de la liste des élèves reçus à l'EPS Camille-Guy. Sékou se souviendra-t-il de ce camouflet lorsque le docteur Bokar Maréga, diplômé en 1949 de l'École de médecine et de pharmacie de Dakar, médecin-chef de l'Hôpital Donka, mais surtout fils de son ancien maître, sera arrêté en 1969 dans le cadre du “complot militaire”, et exécuté deux ans plus tard ? 36
Ce coup d'arrêt dans la marche vers des études plus poussées — dont le jeune Sékou était certainement capable — et cette absence relative de diplômes expliqueraient-ils son attitude méfiante vis-à-vis des intellectuels et des cadres guinéens, particulièrement nombreux parmi les Peuls ? Mais ce sont plutôt les diplômés, sortis de l'École William Ponty ou d'autres établissements cotés, qui le mépriseront, ne prendront longtemps pas ses avis au sérieux, le considéreront comme un simple syndicaliste peut-être doué pour la lutte et pour l'organisation, mais n'ayant pas l'étoffe d'un véritable homme d'État.
Devenu maître incontesté du pays, il ne ressentira aucun complexe d'infériorité, mais éprouvera confusément le sentiment d'une injustice doublée d'une jalouse et instinctive méfiance envers ceux qui ont tendance à prendre de haut ce dirigeant dépourvu de brillants parchemins 37. Parmi les sujets les plus susceptibles d'être affectés par des facteurs paranoïaques, les psychanalystes mentionnent précisément “les autodidactes ambitieux issus du prolétariat” 38.
Et lorsque bien plus tard, en 1964, Sékou instaurera l'éducation révolutionnaire et lancera la Révolution culturelle, en privilégiant l'enseignement idéologique basé sur ses propres théories plutôt que sur les connaissances universitaires classiques, il le décidera peut-être avec le sentiment d'une revanche personnelle sur l'orthodoxie académique et sur les intellectuels diplômés 39.
Il y fera d'ailleurs une rare et assez émouvante allusion — les éléments personnels ne sont pas fréquents dans ses discours — le 17 septembre 1982, à l'occasion de sa visite officielle en France, lors de sa réception par Jacques Chirac à la mairie de Paris. Parlant de lui à la troisième personne, il déclare, répondant par avance à une question que pouvaient se poser les auditeurs :
“Qui est ce Monsieur Sékou Touré ?… Nous voudrions vous mettre à l'aise. Cet homme est un fils de la Guinée. Cet homme est un être simple qui a commencé la vie à 17 ans, qui n'a bénéficié que de l'enseignement primaire. Cet homme a été brimé tout jeune, un arrêté interdisant aux secteurs public et privé de lui donner un emploi. Cet homme n'avait rien… ”
En 1930, il perd en quelques jours son père puis sa mère 40. Conformément à la tradition, son oncle, le frère cadet de son père, vient de Siguiri pour prendre la direction de la famille ; et c'est la seconde épouse de son père, Bintou Savané, la mère d'Ismaël (né en 1925), qui s'occupera des enfants, en particulier de Sékou et de son demi-frère aîné Amara, né en 1918. Sékou aura toujours une préférence et une affection particulières pour sa marâtre Bintou, qu'il hébergera jusqu'à la fin de ses jours au Palais présidentiel, alors qu'elle était déjà très malade.
Quant à Amara, il sera ultérieurement le “parrain du clan Touré” à Faranah. Trônant sur la concession familiale de plus en plus vaste et moderne 41, il aura la haute main sur le patrimoine de la famille — qui s'accroîtra sensiblement — et jouera le rôle du patriarche traditionnel dans la société malinké, sans lequel aucune décision majeure concernant la famille ne peut être prise ; il deviendra en outre secrétaire fédéral du parti unique (PDG) pour la région de Faranah, omnipotent, autoritaire, mais plutôt débonnaire. En revanche, Ismaël, dont la mère était l'épouse préférée de leur père commun, se considérera toujours comme un fils “plus légitime” que Sékou, ce qui expliquera leur complexe relation 42, faite de jalousie et de méfiance, sentiments qui émergent à certains moments mais s'estompent au nom de la solidarité familiale.
Lors des réunions de famille, Amara Touré estimera parfois que Sékou n'avait pas vraiment droit à la parole, alors même qu'il était déjà chef d'État !
Notes
1. Sur ce sujet, l'historien guinéen Ibrahima Baba Kaké (qui fut un opposant notoire de Sékou Touré) ne tranche pas. Dans son ouvrage Sékou Touré : le héros et le tyran (Paris, Jeune Afrique Livres, collection Destins, 1987), il parle de “date que l'on ne saurait préciser avec certitude. La plupart des biographes donnent 1922 comme date de sa naissance. Rien n'est moins sûr … Sékou Touré lui-même … affirmait qu'il n'était pas né en 1922. Mais il n'a jamais pu dire quelle était sa véritable date de naissance. Celle-ci se situe selon toute vraisemblance entre 1918 et 1920.” Mais la maman de Sékou Touré ayant affirmé que la naissance avait eu lieu un lundi, jour de la semaine consacré à la lune et considéré comme faste, on peut en inférer que la date réelle est bien le lundi 9 janvier 1922. Sékou Touré ne semblait cependant pas avoir la même opinion du lundi comme d'un jour favorable pour lui, car il aurait souhaité ne pas se faire opérer le 26 mars 1984, parce que c'était précisément un lundi ; ce lundi là lui fut finalement fatal.
2. Arnaud Lévy, “Évaluation du mot ‘secret’”, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, numéro 14, automne 1976, Gallimard. En octobre 1959, Sékou Touré demande à une astrologue qu'il a rencontrée peu auparavant, Viviane B., de lui établir son horoscope ; il a donc dû — en principe — lui donner sa vraie date de naissance.
3. Les Sarakolés sont considérés comme Malinkés car ils ont été sujets de l'empire mandingue. Mais leurs ancêtres, tres tôt islamisés, avaient des liens ethniques avec les Almoravides venus du Nord du continent africain.
4. Un décret du 17 décembre 1891 crée la Guinée française, territoire jusque-là rattaché au Sénégal sous le nom de Rivières du Sud. Elle fera ensuite partie de l'AOF (Afrique occidentale française) creee par le décret du 16 juin 1895. Le 19 décembre 1892, le Conseil général du Sénégal avait protesté contre le décret consacrant l'autonomie des Rivières du Sud et la création de la Guinée française (Archives Nationales du Sénégal, Sénégal VII, 16).
5. Dr. Charles Diané Sékou Touré, l'homme et son régime. (2ème édition, 1984, Paris, Berger-Levrault). A l'inverse, le professeur Ibrahima Baba Kaké, pourtant adversaire déterminé de Sékou, accrédite cette filiation (Sékou Touré : Le héros et le tyran, op. cité). Il en est de même d'Yves Person — qui fut administrateur en Guinée, notamment à Beyla, jusqu'en 1958 — dans son ouvrage Samori. une révolution dyula, et de l'historien Ibrahima Khalil Fofana dans L'Almami Samori Touré. Empereur, paru chez Présence Africaine en 1998. Cette parenté est même mentionnée sans être contestée dans un rapport du SDECE en date du 17 avril 1959 (Archives Foccart, fonds privé, carton 226).
6. Un tambour historique ayant appartenu à Samory a fait son apparition en 1998, lorsqu'il fut ramené en Guinée par Jean Haab, un Français, et un Guinéen, Alpha Bah, mandataires d'une nonagenaire, Madame Gisèle Binsse, fille du sous-lieutenant Paul Chanoine, qui participa à l'arrestation de l'almamy et en profita pour emporter en France de nombreux objets et armes laissés sur place. D'autres objets, plus d'une centaine (surtout des armes), provenant également du butin pris à Samory lors de la défaite de ce dernier, ont été ramenés en Guinée par Alpha Bah au cours des années récentes. Ils se trouvent maintenant au Musée de Conakry.
7. Mais il avait déjà, en octobre 1951, affirmé ses liens avec une “famille illustre” (voir au chapitre 11 le témoignage du cadre communiste Marcel Dufriche). Le dernier fils survivant de l'almamy, El Hadj Abdoulaye Touré, mort à Lola le 5 juillet 1983 à l'âge de 87 ans agriculteur de son état et fidèle militant du PDG n'a jamais infirmé ni à vrai dire confirmé cette parenté.
8. Il ne put se rendre sur place, mais rendit visite aux descendants de Samory installés au quartier Sainte-Anne.
9. C'est Léon Mba, d'ascendance gabonaise, président de l'Assemblée nationale guinéenne, qui fut chargé d'aller chercher et de convoyer les cendres de Samory.
[Erratum. — André Lewin confond ici deux Léon différents. Il s'agit plutôt de Léon Maka — membre du BPN du PDG, président de l'Assemblée nationale —, et non de Léon Mba, premier président du Gabon. — T.S. Bah. Celles-ci furent exposées dans plusieurs villes guinéennes et reposent aujourd'hui dans le Mausolée de Camayenne à Conakry, avec celles de plusieurs autres illustres personnalités guinéennes, parmi lesquelles Sékou Touré lui-même. — Tierno S. Bah]
10. Cité par l'universitaire sénégalais Amadou Makhtar Mbow (ministre de l'éducation nationale du Sénégal, futur directeur général de l'UNESCO) in Nouveau dossier Afrique, éditions Marabout Verviers Belgique, 1971. Césaire, qui a rendu visite à la Guinée indépendante en 1961, a consacré au moins deux écrits au leader guinéen : “La pensée politique de Sékou Touré”. Présence Africaine, XXIX ( 1959-1960) et une partie d'un ouvrage collectif : Marton (Imre), Césaire (Aimé), Rabemananjara (Jacques) et Price-Mars (Jean) La pensée politique du président Ahmed Sékou Touré. Conakry, RDA, No 90, 1976, 197 p.
11. L'écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma la rappelle dans son ouvrage posthume Quand on refuse, on dit non. Paris, Seuil, 2004, 150 p., qui a déjà précédemment cité cette “fameuse parole samorienne” dans Monnè, outrages et défis. En Malinké, cette “forte parole” se dit : kè bi ban a fo ntè, ainsi que l'a indiqué à l'auteur l'historien guinéen Djibril Tamsir Niane (courriel du 20 juillet 2004). Ahmadou Kourouma avait aussi en projet un roman dont le héros devait être Sékou Touré ; à la suite de contacts entre Kourouma et l'auteur, il avait même été envisagé de faire paraître simultanément le roman et cette biographie de Sékou Touré, laissant ainsi au lecteur le soin de choisir lequel des deux serait le plus conforme à la réalité !
12. A l'indépendance de la Guinée, de nouveaux orchestres modernes se constituent dans toutes les villes importantes. Fondé en 1958 et lancé officiellement en 1961 dans la localité de Beyla (que traverse la rivière Bembeya), le Bembeya Jazz National regroupe deux saxos, deux trompettes, une clarinette et une contrebasse. Bientôt complété par le guitariste electrique vedette Sékou Diabaté, dit “Diamond Fingers” (doigts de diamant) ; puis par le chanteur Demba Camara, future idole de l'Afrique de l'Ouest, qui meurt avec deux autres musiciens lors d'un accident de la circulation à Dakar en avril 1973, le groupe obtient rapidement un statut national. Jaloux, ses rivaux incitent le bureau politique du Parti Démocratique de Guinée à faire concourir les ensembles nationaux sur un thème historique. Créé au Palais du Peuple de Conakry en 1967 et enregistré en 1968, “Regards sur le Passé”, qui retrace l'épopée de Samory Touré, inclut des airs traditionnels de griots consacrés à Samory adaptés aux instruments modernes, et propulse le groupe au faîte du succès.
13. La popularité de Sékou Touré déborde les frontières, puisque le grand chanteur malien Salif Keita, par exemple, compose en 1977 l'un de ses plus grands succès, “Mandjou”, à la gloire du leader guinéen, considéré comme un véritable père dans un continent meurtri par l'esclavage et dominé par les préjugés ; c'est également un vibrant hommage à l'ethnie mandingue, commune à l'albinos malien et au leader guinéen.
14. Jacques Borel, médecin-chef des Hôpitaux psychiatriques de la Seine, Précis de diagnostic psychiatrique. Causse-Gratlle-Castelnau éditeurs, Montpellier, sans date (vieille édition).
15. En revanche, Sékou Touré n'a jamais prétendu avoir El Hadj Omar comme ancêtre, comme ancêtre, contrairement à ce qu'écrit Pierre Messmer dans son livre : Les blancs s'en vont. Paris, Albin Michel, 1998, p. 46). Il est vrai que l'auteur reconnaît qu'il n'aimait pas Sékou, “avec lequel ses relaton étaient exécrables”. (p. 109).
16. Un marabout mauritanien aurait prédit un destin exceptionnel au jeune garçon s'il était prénommé Ahmed. En fait, il ne semble pas que ce prénom lui ait été réellement donné, et que ce ne soit qu'à partir du début des années 60 qu'il se soit mis a en faire usage régulièrement, peut-être sur la suggestion de Nasser, comme nous le verrons. Lorsqu'il est élu député français en 1956, il déclare à l'Assemblée nationale son prénom comme étant Sékou.
17. Selon certaines sources, le prénom d'Ahmed aurait été systématiquement utilisé à partir des années 1960, parce que, lors de ses fréquents passages par Le Caire, Nasser auratt pris l'habitude de l'appeler ainsi lors de réunions publiques (témoignage cité par Philippe Aziz, “La Mecque et les pétro-dollars”, in Sékou Touré : ce qu'il fut, ce qu'il a fait, ce qu'il faut défaire. Jeune Afrique Plus, 1984).
18. Fils du marabout Sidiki Chérif (qui resta l'un des guides spirituels de l'almamy Samory Touré après lui avoir enseigné le Coran), Cheikh Mohamed Chérif, dit Fanta Mady Haidara, ou encore Kankan-Sékouba d'ascendance réputée chérifienne, est né à Kankan vers 1870 et il est mort le 8 septembre 1955. Ce marabout mystique et réputé à travers toute l'Afrique de l'Ouest. Sa loyauté apparente vis-à-vis de la France lui valut la construction dune grande mosquée, cependant qu'il manifestait dans les annees 50 une vive hostilité à l'égard du PDG, qu'il accusait d'être hostile à l'Islam. A la même époque, il intervenait directement dans la vie politique locale de la Haute Guinée, s'opposant à certains chefs de canton, se mêlant aussi de l'élection des députés Lamine Kaba et Mamba Sano. Il se lia d'amitié avec Mgr Raymond Lerouge, vicaire apostolique de Guinée, et n'hésita jamais à participer aux offices catholtques importants. Pour obtenir de sa part une certaine tranquillité, l'administration coloniale le décora de la Légion d'Honneur quelques années avant sa mort. Il sera également fait — à titre posthume — Compagnon de l'Indépendance dans la première promotion de cet ordre, 1er octobre 1958. Voir aussi Lansiné Kaba (historien guinéen, ancien président des Africanistes des États-Unis.)
[Erratum. — Il fut président en 2000 de l'African Studies Association, c'est-à-dire pour la durée statutaire de cette fonction ; il distinguer ASA (en majorité blanche) de l'African Heritage Studies Association (en majorité noire). Cheikh Mouhammad Chérif et son temps : Islam et société à Kankan 1874-1955, Paris, Présence Africaine, 2004. — Tierno S. Bah]
19. Déclaration du président du comité du PDG de Chérifoulaye (Kankan) au cours d'une conférence publique du 17 mars 1957 (archives Guinée française. Kankan. Renseignements). L'historien Lansiné Kaba (voir note précédente) qualifie Cherif de “parrain” de Sékou Touré (dans une émission de Radio France Internationale RFI sur son ouvrage biographique le 11 janvier 2005).
20. La région de Gaoual et plusieurs autres régions de Guinée subissent dans la nuit du 21 au 22 décembre 1983 deux secousses de vaste amplitude (magnitude 6,3 sur l'échelle de Richter), suivies jusqu'au 24 de nouvelles secousses. Dans une lettre du 25 mars 1999 à l'auteur, le professeur Jean Suret-Canale écrit que les régions de Gaoual et de Koumbia sont “extérieures au Fouta-Djalon ; conquises par les chefs de diiwal du Labé, elles étaient originairement peuplées de non-peuls.” Toutefois, dans son livre La République de Guinée (Paris, Éditions Sociales, 1970) qui fait autorité, l'éminent universitaire classe bien Gaoual dans les “plateaux de transition” de la Moyenne-Guinée (Fouta-Djalon) (pages 14 et 39). On peut donc penser que, pour Sékou Touré, le Fouta a effectivement bougé.
21. A propos de la rumeur (encore une, nous en rencontrerons beaucoup concernant Sékou Touré lui-même et son entourage, en général suscitées par l'hostilité plus que par le souci de la vérité) selon laquelle Alfa Touré ne serait en réalité pas son véritable père, voir note du chapitre 9.
22. Pour s'installer, il reçoit l'aide financière d'un notable libano-guinéen de la ville, Alexandre Accar. C'est sans doute en souvenir de ce geste que son fils, le docteur Roger Najib (ou Nagib) Accar, diplômé en 1941 de l'École africaine de médecine et de pharmacie de Dakar, ministre de la santé du Conseil de gouvernement des années 57-58, puis ministre (de la santé puis des transports) dans les gouvernements d'après l'indépendance, put quitter la Guinée alors qu'il était menacé d'arrestation au lendemain du débarquement du 22 novembre 1970. Il fut cependant obligé de montrer à Sékou de (faux) certificats prouvant qu'il était atteint d'un cancer à un stade avancé afin que celui-ci le laisse partir ! (divers entretiens de l'auteur avec le docteur Accar, Paris, entre 1980 et 1984). Le docteur Accar exerça ensuite en France à l'hôpital de Sens, mais fit encore l'objet d'une tentative d'assassinat par le redoutable Sylla Momo Jo, envoyé en France peu avant la visite de Sékou Touré en 1982. Il ne dut la vie qu'au fait qu'ayant encore gardé son masque blanc de chirurgien, il ne fut pas identifié par le tueur (information donnée par Nadine Bari, lors d'une rencontre avec l'auteur à Conakry, le 7 mai 2003). Le docteur Accar est décédé à Conakry en janvier 2005.
23. D'après Mohamed Maouche, “Sékou Touré s'explique”, in Révolution Africaine, no 399: 15-21 octobre 1971. Sékou dira pourtant un jour à l'auteur qu'il avait tout jeune garçon assisté à des séances de cinéma données dans les petites villes par des commerçants libanais qui utilisaient des projecteurs et des écrans mobiles montés sur camions.
24. Hadja Ramata Touré est décédée le 27 avril 2007 à l'hôpital militaire royal de Rabat. Son fils unique Kabiné Camara est décédé en février 2009, et ses obsèques ont permis à la famille Touré de se retrouver en Guinée pour les obsèques.
25. Alfa Touré eut cinq épouses, mais les deux dernières (Sitan Koita et Sayon Camara) ne lui donnèrent pas d'enfants. Sa première épouse, Doussou Touré, donna naissance à Amara et à Bronken ; la troisième, Bintou Savané, une Peule, à Fadima Touré (décédée le 21 juin 1971) et à Ismaël.
[Note. — Savané étant un patronyme soninke, cela signifie que la mère d'Ismael Touré n'était pas ethniquement Peule, même si elle avait eu une éducation peule. — T.S. Bah]
26. Cette petite infirmité de leur mère, ainsi que sa cause, ont été confirmées à l'auteur lors d'une entrevue avec Nounkoumba Touré dans sa maison de Conakry le 4 mai 2003. Nounkoumba (certains écrivent Noukoumba) Touré a été mariée avec Saikou Chérif, plusieurs fois ministre sous la Ière République.
[Erratum. Le prénom de l'intéressé s'écrit Sékou ; il fit partie de la douzaine de parents de Sékou Touré qui furent fusillés sans jugement par le CMRN en juillet 1985. — T.S. Bah]
27. Conversation (à Conakry en juin 1987) de l'auteur avec Fernand Crépu (alors âgé de 68 ans). On disait de ce dernier qu'il était né “de Castellane” et que, rejeté par son aristocratique famille lyonnaise, il vécut en Afrique pendant plus de 50 ans. Il fut en Guinée chef de chantier de travaux publics ; mais c'est surtout à cause de son exemplaire action en faveur des multiples enfants qu'il adopta et éleva qu'il fut populaire dans ce pays ; de nombreux cadres — jusqu'à des niveaux de responsabilité élevée — lui en manifestaient leur gratitude affectueuse. Très modeste, il ne chercha jamais à profiter de ses amitiés, mais échappa également à toute provocation et accusation politiques. C'est en souvenir de ce bref passage à la troupe de Kankan que Sékou Touré aurait accepté d'être chef de troupe d'honneur des Scouts (catholiques) de son quartier de Sandervalia dans les années 1952-53.
28. Le “Groupe Constantin”, essentiellement composé des entreprises “Société Africaine des Plastiques de Guinée”, “Société Industrielle des Peintures de Conakry” et “Constructions Métalliques de Dixinn”, ainsi que d'un librairie (la seule qui n'avait pas prospéré) avait été créé en association avec El Hadj Fofana. Après l'indépendance, Albert Constantin représenta le patronat guinéen lors des réunions de l'Organisation internationale du Travail (OIT) à Genève. Les affaires d'Albert Constantin, décédé d'une crise cardiaque le 21 avril 1963, et dont le fils était alors trop jeune, avaient été reprises après sa mort par son neveu, William Gemayel, qui avait quitté Conakry dans les années 50 pour aller s'installer à Abidjan, mais avait travaillé occasionnellement pour la Guinée immédiatement après l'indépendance (notamment pour lui trouver à Paris un bâtiment pour y installer son ambassade), Gemayel est donc revenu en Guinée en 1963. Arrêté à la suite du débarquement de novembre 1970, il sera libéré du camp Boiro le 14 juillet 1975. Il s'installera ensuite en région parisienne avec son épouse Éliane, qui avait été arrêtée en même temps que son époux, mais expulsée de Guinée en 1971. William Gemayel est décédé en 1993.
29. Noumandian Keita commence ainsi en 1931 sa carrière militaire ; il fait une guerre brillante et il est nommé capitaine en 1949, grade le plus élevé jamais atteint par un militaire guinéen dans l'armée française. Cette même année, à la demande de Sékou, Il assiste en uniforme à un meeting public du PDG à Kouroussa ; il sera sanctionné et envoyé en Indochine. Affecté en Guinée en 1956, il y est présent au moment du référendum ; dans la nuit du 28 septembre, Sékou lui demande d'organiser la nouvelle armée guinéenne. Nommé commandant, il devient en novembre 1958 chef d'État-major général. Promu général, il est arrêté en juillet 1971 dans le cadre de l'épuration déclenchée à la suite de la tentative de débarquement du 22 novembre 1970. Noumandian Keita, que Sékou Touré appelait “Papa”, sera fusillé le 29 juillet 1971.
30. Ainsi, l'écrivain et syndicaliste Ray-Autra (Mamadou Traoré) affirme qu'il n'etait qu'un laissé-pour-compte des écoles professionnelles où étaient envoyés les candidats malheureux au CEPE (“A propos de l'indépendance guinéenne”, in Bingo, décembre 1982) .
31. Par décision du 9 juillet 1936, parue au Journal officiel de la Guinée française le 1er septembre 1936, le gouverneur par intérim de la Guinée française déclare Sékou Touré admis au certificat d'études primaires supérieures, au 44ème rang sur 92 candidats (Sidiki Kobélé Keita, Ahmed Sékou Touré ; l'homme et son combat anti-colonial (1922-1958). Préface de Jean Suret-Canale, Édition SKK, Conakry, 1998). Vérification faite aux Archives de la France d'Outre-mer d'Aix-en-Provence, dans le numéro 853 du Journal Officiel de la Guinée française en date du 1er août 1936, à la page 489, il est indiqué que “par décision du 9 juillet 1936 du lieutenant gouverneur…, est déclaré définitivement admis aux examens du certificat de fin d'études primaires élémentaires de l'année 1936, Touré Seikou (orthographié de cette manière) de l'école régionale de Kissidougou, classé 44ème.
32. Sékou semble faire une erreur de date et de chiffres ; il parle de 1937 et de 30 certifiés, alors qu'il a été reçu l'année précédente et qu'il était lui-même au 44ème rang des admis.
33. Camille Guy (1860-1921), lieutenant-gouverneur du Sénégal de 1902 à 1908, réorganisa le système scolaire de l'AOF notamment par trois arrêtés du 24 novembre 1903. Il fut gouverneur de la Guinée de 1910 à 1916. L'école Camille-Guy, dont Diallo Telli fut élève et dont Nabi Youla fut surveillant général, est l'actuel Lycée du 2 octobre.
34. Cette affirmation doit être nuancée : ainsi, l'écrivain Camara Laye ( 1928-1980), “monté” lui aussi à Conakry de son Kouroussa natal, fit des études à George-Poiret, où il obtint un certificat d'études professionnelles en mécanique automobile. Dans L'Enfant noir, il écrit à ce sujet: “Aux yeux de l'opinion, il y avait une différence énorme entre les élèves de notre école et ceux du collège Camille Guy. Nous, on nous tenait simplement pour de futurs ouvriers ; certes, nous ne serions pas des manoeuvres, mais nous deviendrions tout au plus des contremaîtres ; jamais, comme les élèves du collège Camille Guy, nous n'avions accès aux écoles de Dakar.”
35. Dans le numéro 885 du Journal Officiel de la Guinée Francaise en date du 15 septembre 1937, à la page 529, il est indiqué que “par décision du 28 août 1937 du secrétaire général, passe de la première année à la seconde année de l'école d'apprentissage Georges Poiret, section forge et ajustage, Touré Sekou (orthographié de cette manière), classé 4ème.” (Archives d'Outre-mer, Aix en Provence). Il n'a pas été possible de trouver trace d'un arrêté concernant son admission en première année. Mais divers arrêtés des années 1936 et 1937 concernent des élèves portant le même patronyme (Touré Sékou et Touré Seikou).
36. Bokar Maréga faisait partie d'un petit groupe d'élèves guinéens qui avaient suivi à Dakar jusqu'au baccalauréat les cours du professeur Jean Suret-Canale et les enseignements de l'école William Ponty puis de l'école de médecine de l'AOF (devenue Faculté de médecine de Dakar en 1962). Il a milité pour l'indépendance en 1958, et a été nommé médecin-chef à Labé avant de prendre la direction de l'hôpital Donka à Conakry. Arrêté en 1969, il fit partie des prisonniers du camp Boiro libérés par les Portugais en novembre 1970, mais revint se constituer prisonnier pour permettre à sa famille de quitter la Guinée. Il fut exécuté dans la nuit du 26 au 27 mars 1971. Son fils, également docteur, est president de l'Association des enfants des victimes du camp Boiro.
37. En revanche Sékou est fait Docteur honoris causa de plusieurs universités qu'il visite officiellement au cours de ses voyages : Université de Caroline du Nord (États-Unis) en 1960, Université de Benghazi (Libye) en 1978, Université Al-Azhar du Caire (Egypte) en 1982, Université de Zaria (Nigeria) en 1982.
38. Kretschmer Der sensitive Beziehungswahn. Berlin, Springer, 1927, cité par Jacques Lacan dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Le Seuil, Paris, 1975. Voir aussi Lacan dans “Structure des psychoses paranoïdes”. Revue ORNICAR, printemps 1988) : “On voit parmi eux (les individus possédant une ‘structure paranoïaque’) des autodidactes et on conçoit facilement comment l'autodidactisme, dans ses caractéristiques les plus fâcheuses, trouve là son terrain élu.”
39. Dans L'action du PDG pour l'émancipation de la jeunesse guinéenne, tome 8 de “L'action politique du PDG”, paru en 1962, Sékou Touré écrit même qu'“entre les intellectuels et les analphabètes, le complexe d'infériorité ou de supériorité a disparu”.
40. Selon certains témoignages, celle-ci se serait suicidée cinq jours après la mort de son mari. Selon d'autres, elle serait décédée en accouchant d'un enfant mort-né.
41. Après la mort de Sékou Touré et la prise du pouvoir par les militaires, cette grande bâtisse fut transformée en hôte. Mal entretenue, elle a été très dégradée et même presque en ruines, mais la famille est en train de la transformer en Fondation Ahmed Sékou Touré.
42. Dans un courrier du 15 novembre 1949 à Raymonde Jonvaux (cité par Sidiki Kobélé Keita, dans Ahmed Sékou Touré. L'homme et son combat anti-colonial, 1922-1958. Conakry, Edition SKK, 1998), Sékou fait un portrait ambigu et critique de son demi-frère, avec qui il vient d'échanger quelques lettres :
“Mon jeune frère Ismaïla, un peu grisé par ses connaissances en mathématiques supérieures, croit résoudre les problèmes courants de la vie à l'aide des théorèmes, de règles absolues. Qu'il est loin de la réalité scientifique qu'est le marxisme… Ma lettre lui souligne sa grande ignorance. Plus il méditera mes pensées, plus il mesurera la profondeur de cette ignorance et plus facilement il pourra lutter contre la présomption, la suffisance, la surestimation de ses capacités intellectuelles avec lesquelles il a écrit sa lettre. Ses défauts sont : la sournoiserie, l'orgueil, la susceptibilité, la légèreté de ses propos.”
Selon l'auteur, l'influence d'Ismaël et de ses partisans aura été l'un des facteurs négatifs les plus forts dans l'évolution du régime guinéen. Pourtant, mefiant a son égard, Sékou accumulera contre lui, comme nous le verrons, de nombreuses preuves de corruption et de trahison et cherchera même à le mettre à l'écart des responsabilités du gouvernement et du Parti. Mais, l'esprit de solidarité familiale finira toujours par l'emporter. Ismaël Touré, qui, par sa mère, a du sang peul dans les veines, a fait en France (à Montpellier puis à Paris) des études de météorologie, qui ne paraissent pas avoir été sanctionnées par un diplôme officiel d'ingénieur. Il en a conçu une forte rancoeur contre certains de ses collègues plus diplômés ou davantage titrés, que sa rigueur révolutionnaire constamment mise en avant et d'une certaine manière sa suave perversité dans les relations humaines ont à plusieurs, reprises permis d'humilier, de marginaliser ou même d'éliminer, notamment lorsqu'il dirigeait les interrogatoires des membres de la “Vème colonne” à la tête des comités revolutionnaires, qu'il tenait le plus souvent à présider lui-même : Diallo Telli, Saïfoulaye Diallo, et bien d'autres. L'un des très rares à avoir échappé à cette hargne froide est Camara Sékou Menton (son surnom lui vient de son menton proéminent), qui avait fait en France des études de géomètre à la même époque qu'Ismaël, mais avait obtenu le diplôme d'ingénieur ; il n'a jamais occupé de postes ministériels, mais à enseigné à l'Université et est devenu directeur de L'Institut national de géographie de Guinée. A ce titre, il a conseillé le gouvernement guinéen devant la Cour internationale de Justice dans son litige avec la Guinée-Bissau sur les limites de la mer territoriale. Peut-être Sékou Touré, qui avait de l'estime pour lui, a-t-il voulu le préserver de la jalousie d'Ismaël en n'en faisant jamais un ministre (explication proposée à l'auteur par Pascal Faber fils de Paul Faber, ministre de la justice dans le gouvernement guinéen constitué en 1961, Paris, 31 mars 2006). Sékou Menton est décédé fin 2008.