André Lewin.
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume I. 236 pages
Introduction
Sékou Touré (1922-1984)
Premier président de la Guinée (1958-1984)
Cette biographie, divisée en plusieurs tomes, est la reproduction, avec quelques adjonctions et mises à jour, de la thèse de doctorat d'histoire que j'ai présentée en octobre 2008 à l'Université de Provence (Marseille et Aix-en-Provence), Maison méditéranéenne des Sciences de l'Homme, Centre d'études des mondes africains (CEMAF). Le jury était composé de Mme Odile Goerg, Professeure à l'Université Paris-7, MM. Jean-Jacques Becker, Professeur émérite de l'Université Paris-X Nanterre et président du jury, Elikia M'Bokolo, Directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, Marc Michel, Directeur de recherches à l'Université de Provence (qui fut mon patient et avisé directeur de thèse), Francis Simonis, Maître de confêrences à l'Université de Provence (Aix-Marseille-1), assistés par Mme Catherine Atlan, Maître de conférences à l'Université de Provence (Aix-Marseille).
L'idée de rédiger une biographie de l'ancien président de la Guinée remonte à près d'un tiers de siècle. Et le 2 octobre 2008, la Guinée a fêté le cinquantième anniversaire de son indépendance, proclamée ce jour-là, quatre jours après qu'au référendum du 28 septembre, la très grande majorité du peuple guinéen eût, à l'appel de Sékou Touré, voté “non”. Cette commémoration aurait dû être pour tous les Guinéens un jour de fête, mais pour certains, cette célébration ne visait qu'à justifier Sékou Touré — on peut les comprendre sans pour autant les approuver, mais une sérieuse opération de dialogue-vérité-réhabilitation-réconciliation est effectivement indispensable pour expliquer sans admettre et pour pardonner sans oublier. C'est vrai que la Guinée a payé cher — et d'une certaine mesure paie encore — les conséquences de l'amertume que son choix a provoquée chez le général de Gaulle, l'ostracisme parfois extrême des réactions de Paris, l'exaspération des oppositions, l'évolution vers une révolution impitoyable qui a dévoré trop de ses fils, souvent parmi les meilleurs. Pour d'autres, c'étaient les morts et exactions intervenues sous la 2ème République, qui exigeaient également un bilan et des explications. Un tel dialogue devait être lancé en mai 2008, sous l'autorité morale du doyen Nabi Youla. Avec la nomination à cette date, au sein d'un nouveau gouvernement, d'un ministre de la réconciliation nationale, de la solidarité et des relations avec les institutions, et avec la décision d'étaler sur tout une année les célébrations du Cinquantenaire, un tel dialogue avait sans doute une chance de s'établir et d'aboutir. Les intentions des nouvelles autorités du pays, après la mort de Lansana Conté en décembre 2008, vont dans le même sens ; il reste à prendre les décisions et à les mettre en oeuvre.
De son côté, Madame Andrée, la veuve de Sékou Touré, a annoncé que le Club Ahmed Sékou Touré allait tenir à Conakry un Forum au cours duquel seront invitées “les victimes du Camp Boiro pour des débats, afin que la vérité triomphe”. Car, dit-elle “la vérité historique a été déformée, il faut la rétablir (…)”. Poursuivant, elle qualifie le bilan de son feu mari de “largement positif” ; mais elle admet aussi qu'“aucune oeuvre humaine n'est parfaite.” II y a déjà eu une rencontre entre Mohamed Touré, le fils de Sékou Touré, et Thierno Telli, le fils de Diallo Telli. Il faut qu'il en ait d'autres du même type. Il serait inconvenant de nier l'effroyable réalité du Camp Boiro, mais tout aussi impossible de nier qu'il y ait eu des tentatives — internes ou externes — pour renverser le régime de Sékou Touré. En revanche, je suis incrédule quand Madame Andrée affirme que la France cherchait encore à éliminer Sékou Touré lors du Sommet de l'OUA prévu à Conakry en 1984, et que seule sa mort a empêché de se tenir.
Je me souviens d'avoir assisté, en 1998, invité depuis Dakar où j'étais alors ambassadeur de France, aux manifestations du 40ème anniversaire de l'indépendance de la Guinée ; le président Lansana Conté a alors inauguré le nouveau Palais présidentiel, construit par les Chinois — et à la chinoise — à la place de l'ancien Palais des gouverneurs français, où Sékou Touré a habité, travaillé, gouverné et reçu de janvier 1959 jusqu'en 1983, date à laquelle ce bâtiment a été démoli, au grand regret de beaucoup — dont le mien, quelques mois avant sa mort ; le président Lansana Conté, après avoir remercié les Chinois, a ajouté : “Et maintenant, puisqu'il faut bien baptiser ce nouveau Palais, on va l'appeler Sekoutoureya” — ce qui veut dire “Chez Sékou Touré” en soussou, langue parlée sur la côte guinéenne et dans la capitale. Il y eut des mouvements divers dans l'assistance, et Lansana Conté a réagi d'un ton sans réplique: “On lui doit bien ça !” Et la promotion sortante des étudiants de l'Université Julius Nyerere de Kankan a décidé en 2008 de prendre le nom de “Promotion Ahmed Sékou Touré” ; il est vrai que Kankan est une ville située en pleine région malinké, l'ethnie de Sékou Touré.
Permettez-moi encore une incidente.
On connaît l'éminent écrivain d'origine ivoirienne Ahmadou Kourouma, qui a obtenu en 2000 le prix Renaudot et le prix Goncourt des Lycéens pour “Allah n'est pas obligé”, qui retrace le drame des enfants soldats, et dont le dernier livre, “Quand on refuse, on dit non”, est un roman inachevé d'après une réflexion de l'Almamy Samory Touré, qui préfigure évidemment l'attitude de Sékou Touré en 1958. Je lui avais téléphoné à la suite de la parution de ce dernier ouvrage en 2004, lui disant que je préparais une biographie de Sékou Touré et lui expliquant mes liens avec la Guinée. Il me demanda alors de l'aider à réunir des informations qui lui seraient utiles pour un roman qui se passerait en Guinée et justement sous le régime de Sékou Touré. Et puis en parlant davantage, nous avons évoqué la possibilité que son roman et ma biographie paraissent en même temps au Seuil, et soient présentés parallèlement, de manière à permettre aux lecteurs de se faire une idée du personnage de Sékou Touré, à partir de la double perspective d'une description romancée et d'une description historique, et de choisir la personnalité qui leur paraîtrait la plus proche de la vérité. Ahmadou Kourouma est mort en 2006, et ce roman n'a pas été écrit. Mais voici finalement ma biographie.
A quand remonte ce projet ? Peut-être est-ce aux années 1974-75, au moins inconsciemment, alors que, sous l'égide de l'ONU, je menais des négociations, d'abord pour la libération de ressortissants de la république fédérale d'Allemagne et la normalisation des relations entre Bonn et Conakry, ce qui fut réalisé en juillet 1974, ensuite, et ce fut plus difficile et plus long, pour la libération d'une vingtaine de compatriotes français et pour la normalisation entre Conakry et Paris. Cette deuxième étape fut heureusement franchie à la date symbolique —voulue par Sékou Touré — du 14 juillet 1975. Ainsi j'ai pu associer et réconcilier dans cette négociation trois pays qui me sont particulièrement proches et chers, l'Allemagne, dont je suis originaire, la France, qui m'a accueilli, formé et permis de faire, la carrière diplomatique dont je rêvais depuis mon adolescence, et la Guinée, dont vous avez compris combien j'y suis et j'y reste attaché.
Et puis, consciemment, lorsque fin 1975, je fus nommé ambassadeur de France en Guinée pour y rester jusque fin 1979. Si consciemment qu'une fois, je déclarai à Sékou Touré : “Un jour, j'écrirai votre biographie”. Il fit d'abord un geste de la main, comme pour exhorter un mauvais sort, se disant qu'on n'écrit de biographies que de personnes disparues ; ensuite, conformément à ses positions idéologiques, il répondit que ce n'était pas sa personne qui importait, mais le peuple guinéen; et puis finalement, sans doute séduit par l'idée il se mit à me raconter quelques souvenirs d'enfance ou d'adolescence et à se tourner vers quelques uns des ministres présents pour les encourager à me parler. Et au fil de nos rencontres ultérieures (fréquentes de 1974 à 1979, plus irrégulières de 1980 à sa mort en 1984), il me citait des faits me racontait des anecdotes, faisait reference a des réminiscences du passé, faisait allusion à des histoires familiales, en appelait au témoignage d'un visiteur dans son bureau ou d'un convive lors d'un repas, me conseillait d'aller voir telle ou telle personne.
Et j'ai pu rencontrer et entendre de nombreux témoins, en Afrique et ailleurs, des plus notables, comme plusieurs chefs d'État ou ministres, des universitaires, des écrivains, des artistes, aux plus modestes comme des employés, des étudiants, des secrétaires, des militaires, aussi bien parmi ses partisans les plus farouches que parmi ses adversaires les plus déterminés, y compris également parmi d'anciens détenus.
Et j'ai pu consulter de multiples archives, guinéennes, sénégalaises, françaises, américaines, israéliennes, allemandes, suédoises, ainsi que celles de l'ONU. En dehors des Archives nationales et de celles du Quai d'Orsay (dont je suis membre de la commission des archives diplomatiques), je dois une reconnaissance toute particulière aux Archives de la France d'Outre-mer installées à Aix-en-Provence. J'ai également eu accès aux archives de Jacques Foccart (conservées aux Archives de France) et à celles de Michel Debré (conservées à la Fondation nationale des Sciences Politiques).
Mais je ne pouvais m'abstraire de l'idée que m'intéresser à un homme aussi controversé posait des problèmes éthiques et moraux. Entretenir avec le chef de l'État auprès duquel on est accrédité des relations étroites, régulières, franches et confiantes faisait partie de ma mission ; c'est ainsi que je la concevais, pour la réussite même du nouvel ancrage des liens entre les deux pays et entre les deux peuples ; j'étais d'autant plus déterminé qu'une détérioration des relations aurait signifié pour moi l'échec de ce que je m'étais employé à édifier dès le début de ma mission onusienne ; de plus, le président Valéry Giscard d'Estaing, sans l'appui personnel de qui la normalisation n'aurait pu aboutir, m'avait bien entendu donné comme instructions de nouer et de maintenir Les meilleures relations possible avec “cet homme hors du commun”.
Fallait-il aller au-delà, et se lier avec lui d'une réelle amitié ? Au risque d'être, désavoué par les opposants à Sékou Touré (nombreux parmi les Guinéens, mais également dans certains milieux français, aussi bien chez les gaullistes traditionnels que parmi les défenseurs des droits de l'homme), et même d'être traité de complice de ses faits et gestes; cela m'est en effet arrivé. Bien entendu, Sékou Touré avait tendance, comme beaucoup de chefs d'Etat en Afrique et ailleurs, à qualifier tel ou tel de ses interlocuteurs d'“ami personnel”, ce qui était généralement une clause de style protocolaire. Il a assez rapidement utilisé cette formule à mon égard. Et beaucoup de ses proches, familiers ou collaborateurs, m'ont dit qu'il le pensait réellement, et qu'il ne le cachait pas, même en privé; et j'en étais satisfait et même flatté. Et sans que j'aie pour ma part usé de cette même expression, je puis dire que j'avais à son égard des sentiments similaires.
Sans pouvoir l'expliquer fondamentalement, je dois bien reconnaître que cette amitié a existé, et, contrairement à d'autres, je ne la renie pas aujourd'hui. Même si je suis lucide sur le personnage et sur les crimes qu'il a laissé ou fait commettre en son nom, ou au nom de la Révolution, ce qui pour lui était la même chose. Même si, ayant écrit il y a près de vingt ans, une biographie de Diallo Telli, j'ai pu entrer dans le détail de la mécanique à broyer progressivement les hommes, présumés adversaires, concurrents potentiels ou simplement réticents. Cette biographie a d'ailleurs été préfacée par Siradiou Diallo, alors rédacteur en chef de Jeune Afrique, opposant déterminé de Sékou Touré, qui, après y avoir exprimé ses doutes sur la capacité d'un ami de Sékou Touré de traiter objectivement de la plus illustre de ses victimes, a reconnu que j'avais réussi cette gageure.
Mes premières démarches en Guinée concernaient des détenus politiques, souvent emprisonnés depuis quatre ou cinq ans, parfois condamnés, parfois non, le plus souvent torturés pour leur arracher des confessions où une accumulation de faits parfois exacts donnait lieu à une interprétation totalement négative : c'était la volonté de démontrer que dès son indépendance, ou peu après, la Guinée était victime d'un “complot permanent” auquel contribuaient pêle-mêle les services secrets français, portugais et sud africains, la CIA, le réseau SS-nazi (!), bref, l'impérialisme international déterminé à briser la Révolution guinéenne. Ayant eu la possibilité de rendre visite à plusieurs d'entre les détenus au Camp Boiro, situé en plein centre de la capitale guinéenne, ayant pu m'entretenir longuement avec ceux que j'étais parvenu à faire libérer, j'étais sans illusion sur la manière dont les libertés individuelles et les droits de l'homme étaient bafoués en Guinée sous Sékou Touré. Même si la normalisation avec la France en 1975, puis celle intervenue avec le Sénégal et la Côte-d'Ivoire en 1978, avaient permis une sensible libéralisation du régime. Mais le mal était fait : entre les détenus torturés puis exécutés, ceux qui mouraient de la diète noire (privation d'eau et de nourriture jusqu'à ce que mort s'ensuive), ceux qui disparaissaient sans laisser de traces, on compte certainement plusieurs milliers, peut-être des dizaines de milliers, de victimes africaines (essentiellement des Guinéens, mais pas seulement), et plusieurs dizaines d'Européens et de Libanais. Quelques centaines de grâces présidentielles ou de libérations n'ont pas vraiment modifié le bilan global.
Et puis, plusieurs centaines de milliers d'exilés pour des raisons politiques ou économiques sont venus s'ajouter aux centaines de milliers de Guinéens qui traditionnellement allaient s'employer comme “navétanes”, saisonniers, cadres ou employés dans les pays voisins : ce sont deux millions de Guinéens, soit un tiers environ de la population globale, qui vivaient hors de leur patrie. A partir de 1978, les amnisties ou les appels au retour des Guinéens de l'extérieur ont ramené certains d'entre eux de manière définitive, mais le plus grand nombre ont décidé de ne pas rentrer, soit encore pour des motifs politiques, soit par prudence et méfiance, mais aussi pour des raisons économiques ; toutefois, cette libéralisation relative et progressive du régime a permis des retrouvailles familiales et des visites plus fréquentes.
Il existe plusieurs ouvrages biographiques sur Sékou Touré, les uns écrits par des opposants de toujours, d'autres par des partisans déçus ou révoltés, d'autres encore par des victimes de son régime, d'autres enfin par des thuriféraires sans nuances.
J'essaie de m'inscrire dans une autre voie, qui sera sans nul doute critiquée par les uns comme par les autres. Je cherche à décrire, à comprendre, à expliquer, non pas à justifier Sékou Touré ou à réhabiliter une personnalité complexe, qui parvenait à séduire certains même parmi ceux qu'il faisait condamner.
Il faut évidemment faire la part du caractère de l'homme, qui aimait la discussion, où il excellait, mais n'appréciait guère la contradiction, surtout sur les principes “révolutionnaires” qu'il considérait comme fondamentaux et intangibles. Mais je l'ai souvent vu et entendu infléchir ses positions, modifier des décisions, admettre des erreurs, parfois sur des points importants. Il y a sans nul doute chez lui des traces de comportement paranoïde, comme chez beaucoup de leaders politiques, mais d'autres facteurs ont influencé l'homme et le cours des choses.
L'entourage a certainement joué un rôle, en particulier l'entourage familial, même si d'autres proches, je pense en particulier à la Première Dame, Madame Andrée Touré, ont cherché à exercer une influence modératrice. Mais, que ce soit par ambition personnelle, par antagonisme jaloux, par esprit de vengeance, par bouillonnement idéologique ou par opportunisme, d'autres proches, membres de la famille du président ou de la première Dame, ont à mon avis toujours poussé dans le sens de la rigueur et de la répression. Je me souviens en particulier de la démarche qu'a fait effectuer auprès de moi le redoutable demi-frère de Sékou Touré Ismaël Touré, alors qu'il avait fait l'objet d'une brève disgrâce, m'assurant par un intermédiaire, que si la France lui fournissait sur ma recommandation de l'argent et des armes pour conquérir le pouvoir, Paris n'aurait pas à le regretter. Et à la question directe : “Qu'êtes vous prêt à faire pour Ismaël Touré ?”, j'ai répondu que ce que je pouvais faire de mieux pour lui, c'était de ne pas parler de sa proposition à Sékou Touré, auprès de qui j'avais été nommé personnellement par le président français, et que je n'avais pas l'intention de trahir leur confiance. Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai pensé qu'en plus, il pouvait s'agir d'une provocation !
Et puis, il y a l'action de certains hommes politiques africains, comme Félix Houphouët-Boigny, qui avait misé pendant des années sur celui qu'il considérait et traitait comme son jeune frère guinéen, et dont il a estimé en septembre 1958 qu'il l'avait trahi ; l'influence que le président ivoirien avait à Paris et dans maintes capitales africaines s'est au moins pendant une quinzaine d'années exercée au détriment de Sékou Touré. Son argument était que l'on ne pouvait traiter de la même manière la colonie qui avait voté “non” et les colonies qui avaient voté “oui”. Il fallait “mettre la Guinée au coin”.
Par ailleurs, il aurait été inconcevable qu'une évolution aussi radicale et aussi engagée que celle qu'a connue la Guinée dès les années 60, n'ait pas entraîné des oppositions déterminées, tant sur place que chez des exilés de plus en plus nombreux. Et il serait pas vraisemblable que cette opposition n'ait pas cherché — et parfois trouvé — des appuis politiques, financiers et matériels, tant à Paris qu'à Dakar ou à Abidjan. Des personnalités aussi remarquables que Siradiou Diallo, Charles Diané, Nabi Youla, Diallo Telli, et bien d'autres, ont certainement été contactées, ou ont été tentées, ou ont peut-être même été mêlées ou impliquées dans des réflexions, dans des planifications, ou dans des tentatives. Sans tomber dans la hantise du “complot permanent”, qui était sans nul doute excessive et qui a servi à tenter de justifier l'injustifiable, il n'y a dans mon esprit aucun doute qu'il y a eu de multiples contacts et de multiples ébauches, le plus souvent éventées parce que mal préparées, ou dénoncées par des participants qui jouaient double-jeu. Il existe des témoignages précis, mais dont certains tiennent à rester pour le moment encore secrets, par exemple sur la présence effective de Siradiou Diallo dans la capitale guinéenne lors du débarquement du 22 novembre 1970.
Enfin, tout en représentant de mon mieux la France en Guinée, je n'ai jamais cherché à cacher ou à minimiser le rôle que la politique française avait joué, dès le soir du 28 septembre 1958 et pratiquement sans discontinuité depuis cette date jusque dans les années 70, pour s'en prendre au régime guinéen et à celui qui l'incarnait, aux yeux en particulier du général de Gaulle.
J'ai une grande admiration pour ce dernier. Militaire du contingent en Algérie de 1957 à 1959, puis administrateur de la sous-préfecture de Ghardaïa en 1961-62, j'ai été le témoin des événements du 13 mai 1958 et du voyage de de Gaulle à Alger en juin 1958, j'ai entendu le fameux “je vous ai compris” lancé sur la place du gouvernement général (et par intuition, je l'ai peut-être mieux compris que certains autres); je l'ai revu en Algérie puis en d'autres occasions; chef de cabinet d'un de ses ministres, André Bettencourt, j'ai entre 1967 et 1969 maintes fois participé à des réunions qu'il présidait, et j'ai pu le saluer lors de réceptions qu'il donnait : par exemple pour le président Kennedy accompagné de son épouse Jackie, pour l'Indonésien Soekarno, pour l'Indien Nehru accompagné de sa fille Indira, pour le Cambodgien Sihanouk, pour le Togolais Eyadéma, pour le Centrafricain Bokassa.
Mais sa position à propos de la Guinée et de Sékou Touré, dont je ne soupçonnais pas à l'époque combien elle était viscéralement antagoniste et totalement négative, est évidemment un point sur lequel je me sens en complet désaccord avec lui; comment l'homme qui a dit “non” en juin 1940, n'a-t-il pas compris le “non” de Sékou Touré ; comment celui qui un mois après le référendum, en octobre 1958, offrait la “paix des braves” aux maquisards algériens du FLN qui combattaient la France les armes à la main, alors qu'il ne pardonnait pas à ceux qui avaient démocratiquement exprimé leur point de vue par un simple bulletin de vote ; comment celui qui, moins de dix ans plus tard, a crié au balcon de l'hôtel-de-ville de Montréal “Vive le Québec libre”, n'a-t-il pas compris le “Vive la Guinée libre” que lui signifiait le jeune leader guinéen ? Je considère que l'attitude du général, et sans doute plus encore l'interprétation qu'en faisaient ses collaborateurs, ses ministres, ses services secrets, ont joué un rôle notable dans l'évolution totalitaire et répressive de la jeune république de Guinée, dans celle du régime révolutionnaire, dans l'esprit et l'attitude de Sékou Touré lui-même.
Si je ne crois pas à la théorie du “complot permanent” de l'impérialisme contre lui et son régime, je crois — et je sais — qu'il y a eu de nombreuses tentatives menées à partir de la France, du Sénégal ou de la Côte d'Ivoire. Les ouvrages ou Mémoires de Jacques Foccart, Pierre Messmer, Mamadou Dia, Maurice Robert, Constantin Melnik, Pierre Clostermann, du général Paul Aussaresses et de quelques autres, en apportent maints témoignages sans équivoque.
Et à ma très grande surprise, alors que je n'étais plus ambassadeur en Guinée depuis plusieurs années déjà, Sékou Touré m'a un jour téléphoné pour me demander d'inviter de sa part Jacques Foccart, qu'il avait pendant deux décennies dénoncé comme son adversaire no.1, à venir à Conakry; et à ma non moins grande surprise, Jacques Foccart a immédiatement accepté; Ils se sont donc vus pendant plusieurs heures, et j'aurais aimé être petite souris sous la table pour les entendre s'expliquer; ils en étaient l'un et l'autre sortis rassérénés et réconciliés, et s'étaient promis de se revoir mais le sort c'est-à-dire la mort, en a pour l'un comme pour l'autre décidé autrement.
Cette biographie d'Ahmed Sékou Touré suit la chronologie des evènements qui ont rythmé l'existence privée et publique de l'ancien président de la Guinée, de sa naissance en janvier 1922 à sa mort en mars 1984. A partir de la deuxième guerre mondiale, et de plus en plus, les circonstances de la vie personnelle et de l'engagement syndical puis politique de Sékou Touré se confondent avec l'histoire de la Guinée elle-même, et il a parfois été difficile de faire le partage. De même, ayant été mêlé à partir de 1974 à bien des développements de la vie de ce pays, j'apparais moi-même dans cette biographie, comme témoin ou comme acteur.
Je dédie ce livre à toutes les Guinéennes et à tous les Guinéens, en espérant qu'ils comprendont l'état d'esprit qui est le mien. Certains, je le sais, m'apprécient, et d'autres, je le sais aussi, me critiquent et parfois même me souhaitent un sort que les comités révolutionnaires d'antan n'auraient pas désavoué. Au terme de cinq décennies d'indépendance mais aussi de difficultés et d'espoirs déçus de tous ordres, j'espère par dessus tout que les uns et les autres parviendront à surmonter leurs divergences et que le peuple guinéen tout entier arrivera à oeuvrer enfin dans l'union et dans la ferveur à la mise en valeur de leur exceptionnel potentiel économique, culturel et humain, de manière à assurer à la Guinée le développement et la prospérité qu'elle mérite.