Paris, Maspéro, Coll. Cahiers libres, 1964. 205 pages
Les chefs africains, même lorsque les règles de leur nomination étaient très strictes, même lorsque les lois de succession étaient très précises, devaient traditionnellement être reconnus par un collège de notables.
En ses premiers temps, la colonisation respecta la coutume. Encore en 1932, par circulaire en date des 27 et 28 octobre, Jules Brévié, Gouverneur de l'Afrique Occidentale Francaise, recommandait à ses subalternes:
D'une manière générale, on sera toujours bien inspiré de tenir le plus grand compte des desiderata de la population, de donner la préférence aux candidats qu'elle aura présentés, de respecter le privilège des familles spécialement désignées au commandement par la tradition, d'observer les règles de la dévolution coutumière, de ne négliger aucun des rites de l'intronisation. Obéir aux coutumes, quand elles sont acceptables, c'est encore la meilleure façon de commander.
Cependant l'administration francaise n'hésita pas à se servir de cette tradition pour tenter d'assujettir au maximum la chefferie. Elle conserva le principe de la reconnaissance mais la composition du collège chargé de l'appliquer ne fut pas déterminée par des textes généraux. Y étaient appelés localement les seuls notables, marabouts, imans (chefs religieux musulmans), chefs de village ou médaillés militaires qu'avait inscrits, en toute souveraineté, le Commandant de Cercle français, sur une liste soumise au Gouverneur français. Ces collèges élisaient ainsi le candidat que l'administration colonial souhaitait. Bien plus, en cas de rebellion pourtant peu vraisemblable, l'administration coloniale n'était pas tenue de suivre la décision du collège électoral, un arrêt du Conseil d'Etat stipulait encore le 7 juillet 1954 qu'aucune disposition réglementaire n'impose au Gouverneur de désigner le candidat qui a obtenu la majorité des suffrages de la Commission Cantonale, laquelle n'est appelée à jouer qu'un role consultatif.
Les résultats de cette politique furent différents selon les contextes économiques.
Dans les zones de moindre colonisation économique, c'est-à-dire les zones de l'intérieur peu facilement accessibles qui coincidaient avec la zone traditionnelle des grands royaumes africains, à vaste amplitude territoriale et à forte organisation politique, l'administration coloniale dut s'inclner, et admettre les chefs ancestraux. Ce fut notamment le cas pour toute la zone soudanaise qui, en Afrique Occidentale Française, couvre en particulier le Niger, la Haute-Volta, le Soudan (Mali), le Sénégal, abstraction faite de la Casamance.
Dans les zones de fixation de la colonisation économique, les zones littorales singulièrement, l'administration ne se trouva en face que de petites chefferies, accoutumées depuis des siècles à commercer d'or, d'ivoire et d'esclaves. Dans ce cas, sauf rares exceptions, les chefferies traditionnelles avaient été contaminées par leur intégration ancienne dans le circuit économique monétaire. Elles étaient peu soutenues par des populations par ailleurs atomisées en une infinité de petits royaumes. Elles offrirent donc peu de résistance à l'administration coloniale qui put imposer, sans grande difficulté, ses créatures. Le plus souvent, ces chefs n'avaient pour seul but que de s'enrichir. Ils acquirent des plantations et prirent souvent l'allure de propriétaires fonciers.
L'entité géographiquement, ethniquement, économiquement artificielle que constituait la circonscription coloniale appelée Guinée, n'était placée ni dans dans l'un ni dans l'autre de ces deux cas. Par sa zone maritime, par sa zone forestière, elle entrait dans le deuxième groupe. Par contre par la vaste zone montagneuse qui occupait son centre, le Fouta-Djalon, elle ressortissait au premier.
C'est du jeu combiné de deux séries causales distinctes, mais réagissant l'une sur l'autre que s'était créée en Guinée une situation originale: la Guinée offrait le contraste d'une économie largement monétisée et d'une organisation sociale sclérosée. La plupart des régions naturelles guinéennes avaient été touchées par l'économie coloniale: le nord et l'ouest, en zone soudanienne, vendaient de l'arachide, la forêt de l'est vendait du café. La zone côtière vendait des bananes. Mais par effet de démonstration tous les chefs de Guinée, de quelque région qu'ils soient, avaient calqué leur attitude sur celle des "Almamys" du Fouta-Djalon qui bénéficiaient d'un passé historique glorieux et du maintien de leur région hors des circuits commerciaux. Aussi, malgré l'attention dont ils avaient été l'objet, au même titre que les autres chefs, de la part de l'administration française, les chefs guinéens n'avaient-ils su acquérir ni connaissances ni fortune solide. Peu d'entre eux savaient seulement lire et écrire. Ils n'étaient généralement ni usagers au sens traditionnel ni propriétaires au sens du Code Civil. lls avaient certes, au long des siècles, accumulé terres et maisons à force de travaux volontaires, cadeaux, spontanés plus ou moins extorqués aux paysans, mais, et c'est là l'essentiel, cette propriété ne reposait sur aucun titre foncier, à l'exception du cas de quelques chefs avisés qui avaient senti vaciller l'organisation sociale traditionnelle.
En outre, parce qu'ils voulaient, eux aussi à l'instar des Européens, rouler voiture et construire en dur, les chefs exigeaient des redevances plus élevées que par le passé et les gardaient par devers eux, n'assurant plus le rôle de redistributeur qui avait été, au moins théoriquement, le leur avant la colonisation.
Incapables donc, dans leur ensemble, de s'intégrer dans une société nouvelle qu'ils enviaient par ailleurs, les chefs guinéens et leurs dauphins ne surent qu'adopter une attitude d'oppression à l'égard de la masse et de mépris affecté à l'égard des manants sortis des écoles qui accaparaient les postes administratifs ou des débrouillards qui commerçaient. En même temps leur dépendance à l'égard de l'administration française s'accentuait.
Cette inféodation finit par être totale.
Par un retournement complet de l'histoire, le Fouta-Djalon, dernière région à être soumise, était devenu, parce qu'ultime bastion de la chefferie guinéenne, le meilleur soutien de la France. Cependant l'administration s'affranchissait des prétentions des familles traditionnelles autres que celles du Fouta-Djalon. Elle caporalisait systématiquement la chefferie à laquelle accédèrent surtout d'anciens militaires, particulièrement dociles aux diktats administratifs et ce, en application de l'article 12 de l'arrêté du 15 novembre 1934 sur l'administration indigène de la Guinée qui stipulait: les chefs de canton sont nommés par le lieutenant-gouverneur sur proposition du Commandant de Cercle, appuyée d'un procès-verbal, attestant que les formes coutumières ont été respectées.
Plutôt que de périr sous le flot montant des sous-officiers en retraite, les représentants des vieilles familles se soumirent. Dès lors le sort de la chefferie traditionnelle guinéenne était lié à celui de l'administration coloniale. Celle-ci attribuait aux chefs des traitements de plus en plus élevés. Celle-là remplissait avec tout le zèle dont elle pouvait être capable, étant données son inculture et sa peu scrupuleuse honnêteté, le rôle que lui réservaient les textes métropolitains : perception des impôts, maintien de l'ordre. Sa seule protestation porta sur l'appel fait à des familles non traditionnelles. On en trouve des échos dans les débats des Conseils Généraux dès leur création en 1946. S'y firent jour les sentiments les plus purement nobiliaires. C'est ainsi par exemple que s'exprimait un défenseur de la chefferie, Mamady Kourouma, à la session budgétaire du 25 octobre 1948 du Conseil Général de Conakry :
ll n'y a pas que les chefs de canton coutumiers, il y a aussi des anciens boys, des cuisiniers qui nous ont été imposés et qui sont actuellement chefs de canton… Or, nul ne peut être chef de canton, s'il n'est de famille régnante… Il ne faut pas que les enfants de ces anciens boys ou cuisiniers prennent la place des enfants de la famille régnante.
Et de proposer que les chefs ne puissent être élus que parmi les grandes familles.
Sauf dans certaines régions bien délimitées, soit que par une confusion locale du temporel et du spirituel, la chefferie bénéficiât de l'appui de la religion, soit que, dans des zones demeurées à l'écart des courants d'échange, l'économie traditionnelle fût restée presqu'intacte et que la chefferie continuât à traduire fidèlement l'infra-structure, tel le Fouta-Djalon, le chef guinéen était donc devenu un privilégié onéreux et inutile, comme devaient le constater les administrateurs lors de la Conférence des Commandants de Cercle qui se tint à Conakry du 25-27 juillet 1957.
Voir aussi Guinée, prélude à l'indépendance. Présence Africaine.
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