Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)
Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.
Au Préalable: Remarque historique
Pour déterminer le rôle que jouait jadis ce masque, il nous faut remonter tout d'abord aux temps d'avant la conquête. Voici comment se présentait alors la division sociale d'un village kono:
Le nyomou kpman hinè est gardé dans la case d'habitation du kôkoun goundigui, commandant militaire du village. Inutile de dire que toutes les précautions sont prises pour le préserver du regard éventuel d'un non-initié.
De son côté, le koula détient son propre nyomou kpman hinè, qui, suivant l'ordre hiérarchique, est le plus puissant de tous.
Cette détention, confiée dans les temps anciens au meilleur des guerriers est devenu héréditaire de nos jours.
Rôle du masque en cas de guerre. Avant chaque expédition militaire, à l'intérieur de sa case ou dans la cour emmurée de celle-ci, le kôkoun goundigui offrait au masque une ou deux noix de kola blanches qu'il avait mâchées et dont le jus orangé était craché sur le masque.
Ensuite, pour s'assurer d'une victoire, le kôkoun goundigui, en compagnie de ses camarades guerriers, immolait un poulet blanc et aspergeait de son sang la partie faciale du masque (nyomou ngou) qui devait ainsi toujours « renouveler » sa teinte rouge; le symbolisme de cet acte magique est évident.
Le nyomou kpman hinè (ce qui se traduit par le chef militaire déguisé) présidait, naturellement, au partage du butin de guerre :
Manifestement, l'utilisation actuelle de ce type de masque a perdu beaucoup de sa rigueur primitive et nous y retrouvons le nyomou kpman hinè sous un aspect notablement dégradé. Il n'y a cependant rien d'étonnant, dès qu'on se rappelle que toute la structure générale de la société kono a subi, depuis lors, de très importants changements.
De la sorte, outre les descendants des familles qui, strictement parlant, sont les seules personnes autorisées suivant la coutume, l'extension du droit de « posséder » un nyomou kpman hinè s'étendrait en réalité à tout initié (ou circoncis dans les Vépo et Saouro) qui se serait procuré préalablement une autorisation spéciale du dzogo-mou, moyennant le présent habituel d'une kola blanche, d'un poulet et d'une calebasse pleine de riz.
Pourtant dans les cantons à tradition ancienne (Lola, Mossorodougou) le nyomou kpman hinè conserve encore aujourd'hui un caractère plus ou moins sacré, et, peut-être, qui sait ? une parenté mystique avec le Bélier sacré de la mythologie universelle. Ses sorties sont par conséquent restées assez rares (1-2 fois par an), réservées seulement aux occasions de certaine importance, par exemple au moment de la récolte de riz, à laquelle cérémonie il assiste avec sa compagne qui, à l'instar de la nyomou néa, se trouve rapprochée de la notion de fécondité. Ce rapport bélier-fécondité pourra d'ailleurs trouver une explication théorique plus directe dès qu'on se rappellera l'existence du fameux bélier solaire dans la civilisation dite chamito-libyenne (et aussi dans celle des « chasseurs de steppes » des écrivains allemands) que Baumann et Thurnwald 3 retrouvent dans l'Ouest africain (p. ex. chez les Mossi, Gourounsi de la Haute-Volta et chez les Dagomba du Nord du Togo). Cet animal mystique s'y trouve intégré, en passant par le rythme de la végétation et de la récolte, dans le complexe culturel soleil-fécondité-héros (ou représentant des morts) selon la conception de Mircea Eliade 4.
Dans les cantons de Vépo et Saouro, il sert d'amusement aux jeunes gens et ses sorties sont relativement fréquentes. Il jouit même parfois d'une grande popularité.
Fig. 11. Différentes formes de cornes du nyomu kpman sinè :
Suivant le degré de sa dégénérescence, on pourrait distinguer deux ou même trois formes du nyomou kpman hinè:
Lorsqu'il sort, le nyomou kpman hinè porte à sa main droite un fouet dont il n'hésite aucunement à se servir dès que l'occasion s'en présente. Cependant sa main gauche restera toujours recourbée de haut en bas. Lui-même gardera une tenue légèrement penchée en avant qui lui est d'ailleurs particulière; souvenir peut-être de sa figuration zoomorphe primitive ?
Les nyomou kpmanga (fig. 12) du Vépo et du Saouro passent pour être les plus dangereux et les plus redoutables ; aussi ne sortent-ils que solidement attachés. Par contre, ceux des cantons de Lola et de Mossorodougou, plus placides, se promènent librement et les jeunes gens leur font même défi en frappant la terre avec des bâtons et des balais, et en poussant le cri : déa-déa guè, plabo! Écoute: viens ici, cours après moi !
A plusieurs reprises, nous avons posé aux anciens du pays kono la question : quel personnage légendaire ou quelle idée matérialise ce masque ?
On serait peut-être autorisé à aller chercher une explication dans une très haute antiquité. Et, bien que nous n'ayons pas la moindre intention d'en pousser la théorie trop loin, des trouvailles récentes semblent nettement plaider en faveur de la théorie des influences, sur les territoires de I'Ouest africain, de la civilisation de l'Égypte ancienne, si chère à M. Delafosse et à ses disciples. Avouons cependant qu'il ne pouvait s'agir, alors, que d'un simple « pressentiment » et c'est seulement aujourd'hui qu'on voit combien ce « pressentiment » contenait d'intuition, de cette intuition qui fait nécessairement partie de toute recherche scientifique ! Et ce n'est que depuis peu que nous disposons des premières preuves indiscutables, grâce aux découvertes de A. J. Arkell 8, concernant « des relations directes qui ont existé entre la vallée du Nil et l'Afrique occidentale, et probablement dès avant la conquête musulmane », pour emprunter les mots de Th. Monod 9. Et ce petit mot « avant »... quel développement « horizontal » ne prendra-t-il pas peut-être, un jour, quand un heureux coup de pioche aura permis de découvrir d'autres preuves, encore plus anciennes ?
Mais revenons maintenant à notre idée concernant la signification symbolique primitive du nyomou cornu.
Pour plusieurs raisons, et toute réflexion faite, nous sommes en effet porté à y voir encore une des innombrables figurations du bélier sacré.
L'image du bélier est toujours vivante dans la pensée religieuse de l'Afrique noire actuelle, et nous la trouvons fréquemment aussi bien dans la statuaire rituelle des Baoulé éburnéens que dans les conceptions cosmogoniques des Kokomba nord-togolais 10.
A l'échelle du temps, on se souviendra à cette occasion de nombreuses gravures libyco-berbères représentant le Bélier en tant que symbole solaire. Pour les anciens Égyptiens auxquels nous nous adressons pour notre cas tout spécialement, le Bélier fut l'animal consacré au dieu solaire Amon (ou Amon-Râ) et on en trouve force témoignages surtout dans la glyptique cultuelle du Nouvel Empire. Mais bien avant encore, Khnoum, le Créateur et dieu des sources du Nil, se présente à nous sous la forme du Bélier 11.
Il serait cependant erroné d'envisager le Bélier comme un animal paisible. Les effigies criocéphales montaient toujours la garde le long du « chemin du dieu » des temples de la Haute Époque, en tant que symboles protecteurs redoutables. Une autre fois, nous lisons dans l'Am-douat, le « Livre de celui qui est dans le monde inférieur », la mention du Bélier armé d'un glaive qui est le tueur de ses ennemis... 12.
D'autre part, par exemple H.-M. de Campigny 13 définit nettement le Bélier comme un animal puissant, voire redoutable (op. cit., p. 227).
Et c'est plus particulièrement le caractère belliqueux du Bélier qui semble justifier notre parabole, qui pourrait paraître un peu hardie au premier coup d'il, avec le nyomou guerrier.
Toutefois, la ressemblance extérieure n'aurait à notre avis qu'une importance secondaire. On n'ignore cependant pas une coïncidence à Iaquelle il serait parfaitement déplacé d'attribuer une plus profonde signification : la dualité de la forme des cornes. Les animaux amoniens de Thèbes ne se présentent-ils pas sous un double aspect eux aussi ? Les uns ont des cornes qui retombent et ne s'écartent pas de la tête (c'est aussi le cas des nyomou kpmanga de vieille facture) et les autres, des cornes horizontales, spiralées. A ce dernier phénomène architectural nous ne trouvons pas de parallèle dans les arts kono: les masques aux cornes droites, verticales rappelant plutôt celles du bouc, sont en effet toujours considérés par les Kono comme étant une simple imitation d'un masque de modèle étranger 14.
Une question analogue se pose pour la couleur rouge caractéristique de notre masque, celle-ci ayant été considérée, par les mêmes Egyptiens (et depuis l'aurore de l'Humanité peut-être) comme couleur maléfique 15 et, par conséquent, redoutable : visiblement, plusieurs épithètes de ce genre, semblables sinon synonymes, se trouvent ainsi associées dans la matière que nous étudions.
Evidemment, il serait facile trop facile peut-être d'interpréter la couleur écarlate du nyomou kpman hinè comme celle du sang de la guerre (bien que cela puisse être vrai) comme de ne voir dans ses cornes que les armes naturelles des bêtes sauvages.
Mais, malheureusement, les réponses de nos informateurs contemporains ne sont certainement pas assez claires pour fournir une explication satisfaisante.
Au point de vue étymologique, nous avons échoué sur l'interprétation du terme que nous transcrivons approximativement kpman: celui-ci signifierait un individu doué à la fois d'une grande force et d'agilité, et que l'on pourrait également définir par le mot plus usité dans le langage courant, mâfanga.
Mais, en dépit de ces incertitudes, nous sommes porté à voir, dans le nyomou kpman hinè actuel, la survivance d'une véritable divinité de guerre, entité théologique récente, telle qu'elle existe encore de nos jours chez les Fon, Yorouba et autres peuplades guerrières du Golfe de Guinée.
Les noms donnés aux nyon kpmanga mâles font toujours allusion à un trait particulier de leur caractère extraordinaire: Fanga de Doromou
(canton de Vépo) est rapide comme un coup de vent (fanga). Le même nom est donné au nyomou kpman sinè de Gbakoré. Goumbé de Gama, le chef-lieu du Saouro, est redouté car il rappelle une araignée (du même nom) dont la piqûre passe pour être mortelle. Le comportement du nyomou kpman hinè de Zougouta, dans le Mossorodougou, est si violent et bruyant qu'on lui a donné le nom Kèblé qui désigne un arbre sauvage
de la famille des Mimosées), dont les grosses gousses, arrivées à maturité, éclatent avec un craquement qui se fait entendre à une grande distance; on se sert d'ailleurs du même terme pour désigner un enfant criard
Notes
1. Le « I » se rapproche sensiblement du « r » roulé.
2. Ou ngoundigui, mot probablement d'origine bambara = koun-tigui,
chef, d'après Moussa Travélé, Petit Dictionnaire français-bambara et bambara-français, p. 33, Paris, 1913, 26 éd.
1944.
3. H. Baumann, R. Thurnwald und D. Westermann, Völkerkunde
von Afrika, Essen, 1940 (trad. fr. par L. Homburger: Les peuples et les civilisations
de l'Afrique, Paris, 1948).
4. Op. cit., p. 136.
5. D'après l'essai de Classification stylistique du masque dan et guéré de la Côte d'Ivoire occidentale (A.O. F.) par P. J. L. Vandenhoute (E. J. Brill, Leiden 1948), ce type de masque kono appartiendrait vraisemblablement à la « région stylistique dan ». L'auteur, dans son élaboration schématique s'exprime ainsi: « Un dernier type de masque à cornes, extrêmement rare cette fois-ci, est caractérisé par des cornes de bélier qui jadis, remplies d'ingrédients magiques, étaient fixées dans la chevelure des guerriers notables, à l'origine comme amulette protectrice en temps de guerre, comme insigne de dignité ensuite. Les tresses frontales de la coiffure populaire sont imitées de cette garniture en cornes de bélier..., (op. cit., pp. 18-19). Nous ne reconnaissons cependant pas la vraisemblance de cette dernière
assertion.
6. En parlant d'un masque décrit par E. Donner dans Kunst und Handwerk in N.-O. Liberia, Baesler-Archiv., Bd. XXIII, Heft 2-3, Berlin 1940, P. J. L. Vandenhoutte (op. cit., - p. 19) reconnaît à ces trois cicatrices également l'origine diomandé: « Ce masque trahit d'ailleurs facilement son origine septentrionale par le tatouage Diomande, figuré par de lourdes nervures assez pointues... qui s'observe chez les Kono, mais sous l'influence Mandingo ».
7. En effet, certains auteurs ont pris l'habitude d'appeler
ce genre de masques les « masques coureurs ».
8. Arkell (A. J.), Gold Coast Copies of 5th7th
Century Bronze lamps, dans Antiquity, XXIV, March 1950, pp. 38-40, 4 fig.
Monod (Th.), Analyse de l'article cité de Arkell parue dans Bulletin de l'lnstitut Français
d'Afrique Noire, t. XII, janvier 1951, no. 1, pp. 278-279.
9. Voir p. ex. Holas (B), Pour faire tomber la pluie (Togo du Nord), dans Notes africaines, no. 41, janvier 1949, pp. 13-14.
10. On pourra consulter à ce sujet la traduction française de : Erman (Adolph), Die ägyptische Religion, sous le titre: La Religion des Egyptiens, Paris, 1947, et notamment le chapitre Béliers et boucs, pp. 66-67. La bibliographie relative à ce sujet étant d'une extrême richesse, il nous est impossible de donner ici une documentation plus complète. Rappelons seulement au hasard les noms de Plutarque, Hérodote,
Champolion, Moret, Ebers, Lepsius, H. Gauthier, Breasted, E. Meyer, Otto, Lefebvre,
Schubart, etc.
11. Erman, op. cit., trad. fr., p. 274.
12. Campigny (H, d. de), La tadition égyptienne,
Paris, s. d., 256 p. Il, fig.
13. Surtout yacouba, à les en croire. Mais nous soupçonnerions
plus volontiers une influence soudanaise, plus ou moins lointaine.
14. Cf. Erman, op. cit., p. 209.
15. Cf. à ce sujet le récit de Lah,
chef de Kooulenta.
16. Cette croyance ne coïncide d'ailleurs point avec celle des peuplades voisines : chez les Guerzé p. ex. une telle femme sera soumise a des règles spéciales d'extrême rigueur. Les divergences coutumières de cette importance ne sauraient cependant être attribuées qu'à une évolution brusque du coutumier religieux kono, et nous soupçonnons ici des influences récentes. D'autre part, I'extension géographique de pareils phénomènes socio-religleux dépasse
rarement une large limite.
17. Cette superstition ne saurait cependant être considérée comme propre à la civilisation des Kono actuels. On sait combien elle est répandue partout dans le monde (p. ex. M. Eliade affirme que « la foudre est l'arme du dieu du ciel dans toutes les mythologies... », op. cit., p. 59). Sur le plan local, la civilisation mandé ancienne, dont les Kono sont si largement redevables, aurait dû servir de vecteur à cette conception eschatologique. Et ce n'est qu'avec étonnement que l'on constate, en même temps, I'ignorance chez certains Kono du rôle que jouent habituellement les « pierres de foudre » dans ce complexe de symboles. Il est vrai que les outils microlithiques se trouvent plutôt rarement dans cette région, et nous n'en avons trouvé, en 1948, qu'un seul échantillon in situ dans la grotte de Blande, près du village de Kooulenta (voir nos Notes préliminaires sur les fouilles de la grotte de Blande, dans le Bulletin de l'lnstitut Français d'Afrique Noire, t. XII, n° 4,
octobre 1950, p. 999-1006).
La seule superstition communément répandue chez les Kono consiste en la croyance que la foudre (en tant que phénomène météorologique, et non point une pierre tombée du ciel !) est I'instrument utilisé par des « sorciers puissants » pour punir un voleur ou autre malfaiteur, p. ex. un empoisonneur, un de leurs adversaires, etc. On voit nettement que l'intervention des forces célestes se trouve tout à l'arrière-plan
de ces conceptions occultes.
Par ailleurs, p. ex. Fr. de Zeltner (Polissoires et haches en pierre provenant
de la Haute-Volta, dans le Bulletin du Comité d'Etudes historiques el scientifiques de l'Afrique Occidentale Française, tome VII, no. 4, 1924, pp. 617-618) s'est heurté à la même ignorance de la valeur métaphysique des haches polies chez les peuplades habitant le cercle de Dabakala (Côte
d'lvoire):
« Personne n'y attache d'importance, paraît-il, quoiqu'elles soient tombées du ciel. Tout le monde peut les ramasser, elles ont été trouvées en faisant la culture. On n'en fait pas-de gri-gri, et elles n'exercent aucune influence sur la récolte... »
18. Les grosses pièces de pierre étant parfois transportées d'une carrière éloignée.
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