Assistant d'Ethnologie à l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN)
Paris. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. 1952. 200 p.
Ce nyomou 2 du sexe féminin (mais porté naturellement par un homme) apparaît sous deux formes dont :
Nyomou néa, l'épouse commune du nyomou rouge et du nyomou noir, vit en une curieuse polyandrie avec le « père » et son « fils ». Dans la philosophie religieuse des Kono, elle joue un rôle cosmogonique très important. Tous les hommes de la tribu qui ont subi l'initiation au poro, portent les traces de ses griffes sur leurs corps. C'est, en effet, leur Mère qui les « a engloutis, dans son énorme ventre pour les enfanter de nouveau ». C'est à Elle qu'incombe la grave responsabilité de la « bonne naissance » des nouveaux membres de la société kono, responsabilité suprême de la bonne marche des rites consécratoires. Aussi, quand les initiations du poro sont en cours, se trouve-t-elle constamment aussi soucieuse qu'agitée.
Et, lorsqu'Elle s'apprête à « accoucher », Elle ne manque jamais de prendre toute mesure utile pour tenir à l'écart les puissances maléfiques (des coups tirés de vieux fusils de chasse figurant parmi les procédés les plus recommandés ou, du moins, les plus spectaculaires).
De la sorte, c'est à Elle que les hommes doivent leur existence valide au sein de la tribu. C'est à Elle enfin que les pères présentent leurs nouveau-nés pour solliciter d'Elle ses faveurs, sa bénédiction.
Sur le plan public, la nyomou néa ne manifeste que très modestement l'énorme extension de ses attributions ésotériques. On se rend en effet difficilement compte que c'est elle qui matérialise l'idée de la Renaissance par le poro, lorsqu'on la voit, timide et effacée, à côté de ses maris ; habillée en masque ou non (= sous forme de la Voix), elle ne sort jamais seule. Soulignons, une fois de plus, que cette voix (six instruments de musique magique) ne pourra jamais accompagner le masque nyomou néa réel, celui-ci parlant, selon le terme de nos informateurs, « par sa propre bouche ».
D'autre part, la Voix représente intégralement l'image de l'Esprit-Mère, conformément aux règles classiques du symbolisme religieux des populations qu'on appelait jadis primitives (p. ex. L. Lévy-Bruhl, Le Roy et leurs écoles).
Déguisé ainsi en un simple masque, matérialisé et par conséquent idéologiquement dégradé, cet éternel Principe semble en effet perdre beaucoup de sa grandeur primordiale.
Comment donc associer à cette notion mystique (et nous pensons en ce moment à toutes les « Grandes Déesses » de l'Humanité) l'humble figurante qu'est, sous sa forme réelle, la nyomou néa ? Toute son attitude atteste avec éloquence cette incompréhensible chute. Quand elle sort pour accompagner un de ses époux (ou, rarement, les deux à la fois) elle parle humblement, d'une voix très basse et plutôt douce. La cadence de ses paroles est modérée. Par compensation elle est, dans la plupart des cas, une excellente danseuse 3, ce qui n'est pas sans lui procurer l'affection enthousiaste du public.
Fig. 7. Attitude caractéristique de la Nyomu Nea réelle ou ancienne, chargée de l'initiation. |
Fig. 8. La tête d'une Nyomu Nea moderne (partie faciale en bois) coiffée du dyibli orné de cauris et plumes. Voir photo originale de G.W. Harley. |
Les masques mâles n'hésitent jamais à utiliser leur fouet : par contre, elle ne frappe jamais.
A vrai dire, la nyomou néa n'est armée que d'une que ne de vache qu'elle porte en guise de chasse-mouches l'insigne de la vieillesse, synonyme de la dignité : n'oublions pas qu'elle personnifie la Mère, et par conséquent une femme âgée, à la différence p. ex. de la nyomou kpman néa (voir plus loin) qui est une jeune fille très dynamique.
On peut distinguer, en ce qui concerne l'aspect morphologique de ce masque, deux formes dont l'une, plus ancienne et plus simple, se maintient dans le secteur d'initiation, et l'autre plus moderne et richement ornée, dans le secteur de la circoncision (voire excision) du pays kono. Les deux formes ont du reste bien des traits communs.
En général, la nyomou néa revêt les caractères suivants:
Puisque la nyomou néa ne sort jamais seule, l'interprète (nyomou lâhébo-mou) non occupé d'un de ses maris se chargera de l'accompagner et de traduire au public ses paroles.
Et c'est toujours le même groupe de musiciens qui l'accompagne.
Mais naturellement il y aura, en plus, quelques amis de bonne volonté, prêts à l'aider pendant les préparatifs et, si besoin est, durant sa sortie.
Dans le cas de la nyomou néa, on le sait déjà, nous ne rencontrons guère de familles spécialisées, avec un système de détention où l'héritage se ferait de père en fils.
Ici, le dzogo-mou (principal) s'adjuge une ingérence directe très marquée, tout en confiant le port du masque à une personne déterminée se trouvant sous ses ordres. C'est de préférence un jeune homme initié du poro qui, pendant son stage dans la forêt sacrée, a fait preuve (au cours de l'entraînement régulier que subissent tous les adeptes) de la plus grande aptitude à reproduire la « voix féminine ». Ce choix ne tient pas compte de l'habileté du danseur, et il y en a même qui ne savent pas bien danser 4.
Pour une raison ou pour une autre, le dzogo-mou peut décider de transférer la détention temporaire de la nyomou néa à un autre initié de confiance, à l'intérieur, toujours, de sa famille 5.
Cependant tous les vieux masques de ce type mis hors d'usage, ou pour d'autres raisons dispensés de paraître dans les manifestations publiques, seront désormais conservés dans la maison du dzogo-mou, et ils n'en cesseront pas pour autant d'intervenir activement dans les rites intéressant surtout la progéniture du village. Vénérés, suivant l'ordre de leur ancienneté, ils recevront les offrandes dans la maison du dzogo-mou (généralement, la première épouse de celui-ci sera une dzogo-néa qualifiée et, par ce fait, la seule femme autorisée à présenter des offrandes au masque qui, dès lors, assumera le rôle de véritable agent de la fécondité). Toutes ces offrandes ont un caractère cultuel exclusif, l'intéressé agissant obligatoirement par l'intermédiaire du sacerdoce du village.
La nyomou néa de Kokota (canton de Lola), qui a un caractère paisible et empêche les querelles, a reçu le surnom de Léla, la Paix.
Un autre village du même canton, Gogota, a baptisé sa nyomou néa, renommée pour sa beauté, Ouâlé = Cent-Sous ; on appelait ouâlè l'ancienne pièce en argent de 5 francs, thésaurisée par de vieilles familles kono jusqu'à nos jours, ou servant d'objet de parure.
A Gbéké, elle s'appelle Hémè (ou Sémè), la Richesse, et à Gbakoré, Sémè-Kol', Chercheuse-de-la-Richesse.
Kpanganya (kpanga veut dire palissade du poro) de Ouyakoré est une danseuse de classe; c'est elle qui, par excès de joie, provoque ses spectateurs enthousiastes, entraînés par excès de joie, à « briser les métiers à tisser ».
La voix de la « Diablesse » en tant que notion immatérielle, se traduit par une musique 6 aussi harmonieuse que suggestive, sur des airs brefs et mélodieux, même pour notre ouïe. Six instruments de musique, à caractère sacré, sont chargés de reproduire ces sons caractéristiques pour quiconque les a une fois entendus.
En ce qui concerne le nombre de ces instruments, G. Schwab (op. cit., p. 270) en compte de trois à cinq chez les Manon du Libéria, tandis que Th. Mengrelis, dans son petit article paru dans les Notes Africaines (n° 29, 1946) parle de « cinq niamous qui reproduisent, de concert avec cinq instruments, la voix de la Diablesse ».
Somme toute, il nous paraît naturel que ce nombre varie suivant le cas et suivant aussi l'importance du moment : ainsi p. ex. pendant les cérémonies du poro, les instruments fonctionneront au complet (5-6), et ils seront en outre accompagnés par des instruments complémentaires de caractère profane, les tambours et autres instruments à percussion n'étant cependant pas admis 7.
Schwab spécifie que cette musique particulière ne se fait entendre que pendant la nuit chez les Manon ; et il a raison dans la plupart des cas.
Cependant, chez les Kono, nous préférons rappeler simplement ce qui a été dit plus haut ; la voix de la nyomou néa accompagne l'Esprit rouge (et, éventuellement, son deuxième époux : le Noir) uniquement lorsqu'il sort « non habillé » (voir les cas énumérés plus haut) et plus particulièrement, quand les rites d'initiation sont en cours.
La nyomou néa « chante » aussi (sans que le concours de ses maris soit nécessaire), en plein jour, pour distraire ses « enfants » durant leur réclusion dans le poro. Elle exprime par là sa satisfaction d'avoir « avalé » de nombreuses victimes à l'aube. Elle rappelle aussi aux parents leur devoir d'envoyer régulièrement de la nourriture, des kolas et du vin de palme aux habitants de l'enclos sacré, par l'intermédiaire de l'un de ses maris qui au même moment fait le tour du village. Une kwî néa (voir p. 89 et suivantes) pourra naturellement aussi être chargée de cette besogne.
Les instruments, en tant qu'objets rituels, sont confiés par le chef-initiateur aux six musiciens spécialement sélectionnés, qui sont des anciens initiés du poro, et qui pour cette raison jouissent d'un respect particulier. Ces nyomou néa kônlou (au sing. nyomou néa kônlou-nkôtono) sont absolument responsables de leurs instruments qu'ils conservent dans leurs cases d'habitation, soigneusement préservés du regard des femmes ainsi que de toute personne non-initiée. Ici encore, il ne s'agit que d'une simple détention, mettant en cause la responsabilité personnelle du gardien.
Trois de ces six instruments sont, en principe, de petits cônes creusés dans de la stéatite (dont les gisements sont nombreux dans le pays kono).
Les six instruments énumérés ci-dessus prennent bien entendu un caractère rigoureusement sacré ; et, à l'occasion de grands sacrifices, ils ont le privilège d'être aspergés du sang des animaux sacrificatoires.
Cependant le sixième instrument (pou-lo) peut aussi faire défaut dans l'orchestre du nyomou.
S'y ajoutent, par contre, des instruments à caractère purement profane, par exemple:
Notes
1. En prononciation courante: nyon nèa.
2. Nyomou est un mot masculin, et nèa,
féminin ; la traduction « Diablesse » nous paraît peu appropriée
au point de vue terminologique, mais assez expressive.
3. Nous verrons cependant plus loin que cette faculté n'est pas exigée
avec rigueur.
4. Inutile de dire que l'association des deux qualités procure à un tel masque une plus grande popularité auprès du publie. Et, généralement, c'est le cas.
5. La sévérité primitive de cette coutume démontre, de nos jours, un affaiblissement très notable, et il ne faut pas être surpris d'en rencontrer de nombreuses exceptions. Ce dernier terme n'exprime cependant pas très bien la tendance que nous avons en vue, et il serait certainement plus juste d'envisager de pareils cas, du point de vue dynamique, comme tributaires de l'actuel « processus dégénératif ».
6. A distinguer de la voix parlante, émise par
le porteur du masque. Voir plus haut.
7. C'est d'ailleurs un phénomène assez répandu dans certaines cérémonies à caractère primitivement initiatique en usage chez les naturels d'Afrique ; il suffit de se rappeler p. ex. l'interdiction formelle d'utiliser, en pareilles occasions, des tambours, ceux-ci étant remplacés par de petits grelots, chez certaines tribus pygmées d'Afrique équatoriale qui se servent dans ce but de fruits secs d'omala, d'après R. P. Trilles, L'âme du Pygmée d'Afrique, 1945, pp. 152 sq., etc.
Ce qui donne l'occasion à Gordon (Le sacerdoce, p. 198), qui envisage ces grelots comme ayant constitué, avant l'âge des métaux, les premières clochettes sacrées, de dire, à l'appui de ses hypothèses: « Un détail de ce genre… serait presque de nature à établir l'existence de la théocratie néolithique, propagatrice des initiations ; il nous plonge brusquement dans l'oecuménisme religieux d'il y a cinq ou six millénaires ».
8. A ne pas confondre avec Gono, nom communément donné aux garçons et aux filles kono.
9. Nous renvoyons également le lecteur à la petite note sur « La voix des niamou chez les Guerzé de Guinée Française », rédigée par Th. Mengrelis et parue dans le n° 38,
1948 des Notes Africaines.
10. Ce nom même signifiant une « pièce de poterie ».
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