Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 19
Nous pénétrâmes le matin à Kankan, ma douce ville natale au nom à bruit d"épée. Le grand Michel à qui je l'avais décrite m'avait dit un jour :
« Ta ville est un carrefour intéressant, plein d'avenir. On peut y accéder par tous les moyens de communication possibles : routes, voie ferrée, aérienne et fluviale. C'est formidable ça, Camara. »
Mais ce n'était pas du tout formidable, ce que je voyais. Si Conakry n'avait pas changé depuis des années, Kankan avait bougé. Ses cases étaient un peu plus penchées que la Tour de Pise. L'hôpital était transformé en école et le cours complémentaire en hôpital. A la place de la grande école primaire s'élevait la permanence de lex-pédégé. Tout le reste était à sa place : les deux grands marchés, la place de l'indépendance et même le fleuve Milo.
Je guidai le chauffeur jusqu'au domicile de tante Fanta. Des enfants et de vieillard nous entourèrent pendant que nous sortions nos bagages. Vu leur maigre volume, ils se dispersèrent bientôt avec des commentaires désagréables. Ah ! si ma grosse valise vide n'avait pas été aplatie ! C'est un petit vieux qui me reconnut.
— Bon Dieu, c'est Mamy ! s'écria-t-il. Moi, c'est Mamadi.
Je ne voyais pas, mais je me jetai dans les bras qu'il me tendait.
— On m'appelait « Gros Bois », Mamy.
Tout me revint. A deux nous formions une équipe de foot. Moi je faisais l'ailier gauche et lui le reste. Il était rond et dur à l'époque. Il prit une partie des sacs et Mori l'autre, et nous guida jusqu'a un grand bâtiment au fond d'une grande cour propre. Dans le bâtiment il y avait cinq portes qui s'ouvrirent après qu'il les eut secouées une à une comme un fou. Pourquoi se levait-on aussi tard en Guinée ?
Les présentations faites — c'étaient tous des cousins, d'après « Gros Bois » — ils soupesèrent du regard nos bagages, puis Mori. Heureusement que le fiston était gros, lui. Cela apparemment les rassura et ils firent tous mine d'être contents de me reconnaître. Pour les rassurer davantage, je leur parlai du gros avion qui devait apporter le reste de mes affaires. Ils eurent l'air déçus. Plus tard j'appris qu'aucun gros avion ne pouvait se poser sur l'aéroport international de Kankan. On nous trouva finalement une chambre. Dès que ce fut possible, je tombai sur un matelas dans un profond sommeil devant l'immense portrait d'un oreillard souriant. On me dit plus tard que
c'était « l'étoile de Paris ». Le dernier mari de ma tante.
— Papa, on veut te voir, me secoua Mori.
Je me frottai rapidement les yeux, esquissai des sourires et me levai. Un ex-exilé se devait d'avoir l'air toujours en forme. Je reconnus une partie de ceux qui m'attendaient.
Pour l'autre partie, je fis semblant. Ils étaient tous heureux de me revoir. Mais après cinq minutes on n'avait plus rien à se dire. Pourtant j'avais joué avec certains d'entre eux.
On s'est regardé un moment en silence. Le muezzin appelait. Alors on se sépara et je les suivis du regard jusqu'à l'entrée d'une petite bâtisse construite à l'emplacement du terrain de foot de mon enfance. Le pédégé y avait planté sa maison, et c'était devenu une mosquée depuis l'arrivée des militaires. Je me reprochai un instant de ne pas les avoir accompagnés pour renouer le contact. Le PDG leur a si souvent et si longtemps dit que nous n'aimions ni notre pays, ni Dieu !
Mori avait disparu. Le soleil était tombé et moi je restais là, le coeur un peu serré dans le silence et la nuit. Je sortis et marchai au hasard. Ici il y avait la première fille que j'avais aimée, là la case de la sorcière Sitan, ici l'école coranique, là habitait le vieux Cissé qui surveillait son manguier comme un lépreux sa lèpre, ici on jouait aux billes, là on se mesurait à la lutte, ici, là, ici. Les choses avaient mieux résisté que les hommes. C'est « Gros Bois » qui me vint une fois de plus en aide.
— Où tu vas, Mamy?
— Je cherche des cigarettes et à boire.
Ce que je voulais était juste à côté. Il m'accompagna chez la vieille Oumou. Dès les présentations faites, elle prit sa bougie et m'éclaira le visage.
— C'est bien toi, conclut-elle, l'air satisfait. Ta tante me parlait de toi de plus en plus souvent avant sa mort. Moi je ne t'ai pas bien connu. Je venais de m'installer ici quand tu t'en es allé.
Je la regardai à mon tour. Elle était si vieille que déjà à l'époque elle devait être vieille. Le PDG avait vraiment bien travaillé pour avoir pu conserver des momies pareilles.
— Qu'est-ce que je vous sers, les enfants ?
Le hangar était vide. Je m'assis d'autorité sur un tabouret. Les gens n'avaient pas fini de prier, et je ne savais pas où aller. Je forçai « Gros Bois » à m'imiter. Je voulais aussi me renseigner sur ma tante Fanta. Comment elle était morte, de quoi, pourquoi elle me voulait et qu'est-ce qu'elle avait laissé pour moi.
— Tu as des nouvelles de Faya, le boy toujours malade de Tantie ? commençai-je.
— Il est toujours malade mais toujours vivant, mon frère. Il devait sortir de l'hôpital ce soir. Voilà un type qui a enterré tous les médecins qui l'avaient condamné.
— Et le vieux Salimou ?
— Il est mort après le PDG. Et tu sais à quel âge ? Quatre-vingt-seize ans ! Alors que nous lui en donnions au plus quatre-vingt.
Nous buvions à la lueur de la bougie et la vieille Oumou nous écoutait. D'un coup nous vîmes la lumière suivie de cris joyeux et d'un mince applaudissement. La vieille avait l'air toute fière.
— C'est depuis la mort du PDG que nous avons droit au courant à kankan. De 19 h 30 à 23 h. Le PDG savait que nous n'étions pas de bons militants de son pédégé. Vive les
militaires !
Ce n'était pas dans mon habitude d'applaudir. Quand il fait beau temps, je me dis que ça cache quelque malheur, et quand ça va mal je retrousse les manches.
— Maman Oumou, de quoi tante est-elle morte ?
— Eh bien, elle est morte comme tout le monde, mon fils. Dieu avait besoin d'elle. Mais si tu avais été là, j'ai bien l'impression qu'elle serait encore vivante. J'étais devenue sa meilleure amie. Bien sûr elle ne venait jamais ici, c'est moi qui allais chez elle. On lui disait : «Toi tu es “hadja” et tu laisses une vendeuse d'alcool salir ta maison ! », mais ils n'ont pas réussi à nous déchirer. Même quand la milice venait m'arrêter, c'est elle qui venait me sortir de prison. C'était une vraie femme. Un jour ils sont venus me prendre à une heure du matin parce que je n'avais pas eu le temps d'assister à une de leurs réunions du vendredi. Je l'ai trouvée dans la cellule du commissariat avec une dizaine d'autres hommes et femmes. Quand je suis entrée et que le
milicien a voulu fermer la porte, Fanta lui a dit : « Pourquoi veux-tu nous enfermer avec des vieux ? Viens si tu veux, mais je suis sûre que tu as autant de couilles que ton père que j'ai bien connu. » Eh bien, il nous a laissé la porte ouverte. Et on a tellement ri.
A ce moment-là entrèrent deux personnes qu'elle nous présenta, un commissaire de police et un comptable. C'était leur seule différence. Tous les deux étaient anciens pédégés et ivres.
— Ne parle pas beaucoup, me recommanda à l'oreille « Gros Bois ». Ce sont les deux coms. Ils sont toujours ensemble.
Le premier des deux coms embrassa la vieille sur les joues pendant que l'autre disait :
— Ce n'est pas parce que tu es de la police que tu vas fouiller sa bouche.
Et il commença à rire. Il nous montra d'abord ses dents, puis ses doigts avant de nous indiquer son frère de sa langue qu'il avait trop courte.
— Ne les prends pas pour des imbéciles, recommença « Gros Bois » à mon oreille. Tous deux ont enterré plus de gens que dix assassins.
Il m'agaçait à la fin, « Gros Bois ». Je n'étais pas un enfant et les choses avaient changé, merde. S'il y avait encore deux coms à kankan, pourquoi ne pas s'en débarrasser ? Il y en avait plein le monde. Dès qu'ils se furent assis, la vieille posa entre eux une bouteille de whisky, puis vint vers nous.
— Justement, mon fils, j'ai une copie de l'inventaire des biens laissés par ta tante.
Elle m'assura ensuite qu'elle l'avait fait établir par un huissier aussitôt après le décès de Tantie, de crainte que je ne sois pillé. Je ne tenais plus en place. Je lui demandai la précieuse liste. Elle alla la chercher.
— C'était une femme merveilleuse, dit « Gros Bois ».
La vieille revenait déjà.
— Voilà, je n'ai pas eu de peine à la retrouver, c'était sous mon oreiller.
Je pris les deux feuillets. Je devenais le propriétaire :
- d'une plantation
- d'une montre
- de trois kilos de prothèses dentaires
- de onze soutien-gorges
- de quatre bandages anti-hernie
- d'une capote
- d'un chien
— Toutes ces choses sont à ta disposition dès que tu le voudras, disait la vieille pendant que je poursuivais ma lecture enrichissante.
— Et ce n'est pas tout, reprit-elle dès que je déposai les feuillets. Elle voulait te voir coûte que coûte le jour de sa mort. Je suis sûre qu'elle avait un autre trésor important à te révéler.
Les deux coms s'étaient tournés vers nous et ne se gênaient pas pour l'écouter. Ils devaient regretter le temps du pédégé où ils m'auraient torturé pour le plaisir de faire
ma connaissance.
— C'est Camara, le neveu de la vieille Fanta, finit par leur avouer la tenancière. Il vient d'arriver.
— Ah ! firent les deux coms ensemble. Et qu'est-ce que vous faites ?
— Je suis directeur de société.
— Ah ! refirent-ils. Et qu'est-ce que vous venez faire ?
— Je suis kankanais.
— Ah ! Beaucoup de gens rentrent maintenant et les vols se sont multipliés.
— Pourtant le pédégé n'a pas laissé beaucoup de choses à voler.
— Ah !
Je me levai et leur dis au revoir. A la porte, la vieille me demanda si je ne lui avais rien apporté. Je lui parlai à elle aussi du gros avion avant d'ajouter que j'avais un gros carton de médicaments.
— Justement, je suis malade, mon fils.
Je ne demandai pas sa maladie mais lui promis un
médicament.
— Moi aussi je suis malade, dit « Gros Bois ».
— Nous aussi nous sommes malades, ajoutèrent les deux coms.