Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 20
Ce matin-là, je passai toute ma journée à distribuer des médicaments. J'étais devenu le docteur miracle. Je soignais la goutte, le diabète, les ulcères, les hémorroïdes, les maux de tête, les angines, la tension haute ou l'hyppopotame, l'impuissance, les furoncles. J'étais sûr de pouvoir casser la gueule à toutes les maladies. N'avais-je pas demandé à mon ami et pharmacien des trucs pour se sentir bien ? Aux uns et aux autres j'assurais :
— Tu verras, ça ira bien, je suis venu pour cela, fais-moi confiance.
A 18 h la ville dormait, bercée par un beau ronflement. Même l'appel du muezzin ressemblait à un bâillement : celui-là n'avait pas pris toute la dose. Ce ne devait pas être un bon militant de l'ex-pédégé, pour avoir douté de la parole d'un homme. Tant pis pour lui. Je dis à « gros bois » et à mon fils :
— Nous avons bien travaillé aujourd'hui, nous méritons un peu de repos. Si on s'en allait voir la plantation de Tantie ?
C'était de l'autré côté du fleuve Milo. Le pont avait plus de trente ans, mais il ne s'écroula pas à notre passage. Je leur racontai l'histoire du vieux laboureur, ce type qui au moment de mourir couillonne ses enfants en leur faisant défricher un champ qu'il n'avait pas eu la force de cultiver toute sa vie. Le salaud ! Heureusement que Tantie m'avait laissé une plantation. Peut-être qu'au pied de l'un des milliers d'arbres était caché un trésor. C'est plus facile de déraciner un arbre que de labourer un champ.
— On arrive, annonça « Gros Bois ». C'est là-bas.
Là-bas, c'était plein d'herbes plus hautes que les arbustes.
— Ta tante n'entretenait plus rien à cause des miliciens qui venaient tout cueillir pour l'usine de fruits du pédégé.
— Quelle usine ?
— C'est là-bas, mais ça ne marche pas.
Tant mieux ! A quelque chose malheur est bon. Au moins les Kankanais mangeront leurs mangues. Nous étions au bord de la plantation.
— Il n'y a pas de serpents ? demandai-je.
— Oh ! pas beaucoup.
C'était rassurant. Je posai prudemment mon pied dans ma plantation, comme fit le premier homme sur la lune. C'était solide et je m'avançai, suivi des autres. Je dis à mon fils :
— Tout ceci nous appartient, quoique nous ne voyions rien.
« Gros Bois » nous encourageait :
— Il suffit d'un peu d'eau pour tout mettre en valeur, on n'est pas loin du Milo et il pleut souvent.
Moi je pensais : Sous quel arbre se cache le trésor de tante Fanta ? Combien d'arbustes ?
La meilleure façon de le savoir était de faire disparaître les herbes. Alors je me baissai. Les autres continuèrent à avancer en s'aidant des bras, ils devaient croire que je voulais pisser. J'allumai une allumette. Cela prit tout doucement, tout doucement, et puis la chose faillit nous dépasser.
Heureusement que nous n'avions pas les pieds dans nos poches. De la route nous contemplâmes le bel incendie sauvage qui se répandait à la vitesse d'une tache d'huile.
— Papa, peut-être qu'il y a du pétrole en-dessous.
— Je ne dirai rien, je te le jure, Mamy.
« Gros bois » parlait-il du feu ou du pétrole ?
— On reviendra demain, décidai-je.
Il faisait nuit quand nous regagnâmes la ville. Elle dormait toujours.
— Tu verras, « Gros Bois », que je suis un bienfaiteur.
Tout Kankan dort parce que tout Kankan avait besoin de
dormir depuis un quart de siècle.
— En tout cas, tu es un bon docteur, Camara.
Ce n'était pas l'avis du propriétaire du cinéma Vox. Il savait déjà qui j'étais. Non, il n'était pas malade, lui, il se portait plutôt bien à cause du western qui aurait dû lui remplir la salle « parce qu'auparavant, monsieur Camara, c'étaient surtout des films chinois ou hindous qu'on présentait et maintenant les gens veulent autre chose, comme ce film où il y a un justicier qui met le feu partout où il y a des serpents ».
On s'est regardés, à cause de mon petit feu de brousse qui devait être en train de bouffer le derrière de la ville. Dans la salle je trouvai une dizaine de spectateurs, à ma grande surprise. Ou ils n'avaient pas entendu parler de mes talents de guérisseur, ou c'étaient des malades qui s'ignoraient comme la plupart de ceux qui se portent bien.
C'était un bon film : on voyait à peu près tout et on entendait le reste très clairement. La meilleure salle de cinéma de tout Kankan, d'après « Gros Bois ». Le héros était un peu comme moi, en toute modestie. Il retournait chez lui un jour pour reprendre possession de ses biens. On lui demanda de prouver qu'il s'appelait Tony, à l'époque la seule carte d'identité valable était le pistolet, et ça commence à tirer de tous les côtés. Nous avons applaudi.
A la sortie, nous rencontrâmes les deux coms. Ils avaient l'air soucieux.
— Monsieur Camara, fit le premier com, monsieur Camara, vous voyez qu'on avait raison de craindre l'arrivée des gens dans notre ville. Un terrible incendie s'est déclaré de l'autre côté. Mais nous avons notre idée sur les coupables, grâce à vous d'ailleurs. On peut donc vous barrer de la liste tous trois. Il nous reste une dizaine de personnes, tous ceux qui n'ont pas voulu se faire endormir par vous.
— C'est pourquoi nous sommes venus ce soir au ciné, ajouta le second com. Parce que pour mettre le feu, il faut être éveillé n'est-ce pas ? Et quand on est éveillé, où vat-on?
— Au ciné, répondis-je.
Le premier com s'occupait à présent de regrouper tous les spectateurs pendant que l'autre corn nous assurait :
— Le coupable est dedans, c'est inévitable de trouver quand on sait chercher.
— Merci pour tout, monsieur Camara.
Ils étaient déjà partis, suivis par les coupables.
— Je te le disais, mon ami, ils sont très forts. D'ici demain nous connaîtrons le nom du salopard qui a mis le feu.
Je regardai « Gros Bois ». Son ton était si convaincant que je commençai à douter de mon geste de pyromane.
— Tu sais, reprit-il, il y a deux ans on était terrorisés par un sacré violeur de femmes. Impossible de lui mettre la main dessus. Nos femmes et nos filles en donnaient des descriptions fantaisistes et trop contradictoires. C'était à croire qu'elles prenaient plaisir avec leur type. Eh ben, crois-moi si tu veux, là où les miliciens échouèrent, les deux coms réussirent en moins de deux. Ils arrêtèrent trois jeunes gens sur dénonciation d'une pute et les firent disparaître. Le sadique devait se trouver parmi eux puisqu'on n'entendit plus jamais parler de lui.
Il n'y avait rien à ajouter à cela. Au fond j'avais fait du bien au reste de la population que j'avais réussi à endormir. Dans mon bilan arithmétique et moral de la journée j'avais un gros point positif, outre mon action de guérisseur. Je le dis à Mori mon fils. Derrière une apparence de mal se cache souvent une apparence de bien. Il commençait à pleuvoir. Nous nous dépêchâmes de rentrer. A la maison nous attendait Georges. Je l'embrassai. Lui il n'avait pas changé. Pas un cheveu blanc et toujours bien soigné de sa personne.
Georges est un cas. Un jour, on l'a vu au quartier parmi nous, c'était au début de l'indépendance. Il jouait mal au ballon mais on avait fini par l'adopter à cause de sa bonne
humeur. On ne savait pas d'où il venait, on ne l'a jamais vu écrire ou même évoquer ses parents ou son pays.
— Tu es toujours en forme, Georges.
— C'est un ancien dignitaire, ajouta « Gros Bois ». Il dirigeait la milice du comité.
— C'est vrai, Georges ?
— Mon frère, je ne pouvais pas faire autrement.
Il me demanda une cigarette. Pendant qu'il l'allumait, Mouloukou fit son entrée en s'ébrouant.
— Depuis que j'ai appris que tu es là, Mamy, je te cherche partout.
En voilà deux que les deux coms avaient oubliés. Mouloukou, lui, je ne l'ai jamais beaucoup aimé. Peut-être à cause de ce nom qui signifie lézard, un nom qu'il portait trop bien. A l'école, c'est lui qui portait le sac du maître. Pendant la récréation, il essuyait son vélo. Le soir il lui balayait la case. Dès qu'il voyait un arbre, il fallait qu'il soit le premier à monter sur sa branche la plus haute.
— Un autre ancien dignitaire, fit « Gros Bois ». Mais en plus important. C'est lui qui obligeait ma vieille à ânonner chaque soir baba la ba cre ba. Cela veut dire « la
chèvre aux grosses cornes de baba ».
— C'était pour son bien, se défendit Mouloukou. Elle devait apprendre la lettre B comme tout le monde.
— Et ta mère, est-ce qu'elle connaissait B comme baiser ?
Je me levai pour détendre l'atmosphère. Une petite tragédie planait au-dessus de nous et je ne voulais pas que les deux coms arrêtent d'autres insomniaques.
— Avec ces deux-là, je ne savais plus quoi faire, reprit « Gros Bois » en désignant Georges et Mouloukou. Quand il y avait défilé, j'avais le choix : aller avec le comité ou avec ma fabrique de briquetterie. Quand on me voyait ici, on me signalait absent ailleurs. Il y avait des jours où j'avais envie de me partager en deux ou trois pour faire plaisir à tout le monde.
— Bon, on n'est pas là pour régler les comptes, les amis, dis-je d'un ton conciliant.
— De toute façon, nous arrêtions parce que c'était comme ça, répondit Georges.
— Moi j'ai arrêté des chiens qui perturbaient un défilé, ajouta Mouloukou.
— Tu sais comment on les appelait, les miliciens ? Les mille-chiens. S'ils n'avaient pas eu le sifflet à la gueule, ils auraient aboyé.
— Est-ce que quelqu'un sait ce que ma tante me voulait ? dis-je pour détourner la conversation.
— Laisse-le parler, Camara, répondit Mouloukou. Nous avons tous la conscience tranquille parce que je ne connais personne qui n'ait au moins une fois volé, menti, trahi ou tué sous le règne du PDG. Aujourd'hui il n'y a que les morts qui pourraient nous juger, et encore pas tous. Le PDG est mort. Vive Allah ! C'est lui le seul vrai héros de notre libération.
Mouloukou le lézard oubliait trop vite que moi aussi, j'étais un héros. Il était temps que j'en fasse la démonstration à ces pauvres bougres nourris des 26 années de pensées du PDG.
— Dans la conjoncture actuelle mondiale, quand on se donne la peine de monter sur la plate-forme financière, que voit-on ? L'infini en haut et les zéros en bas, alors pendant que le souffle de l'immatériel vous donne un frisson positif dans la subjectivité de l'au-delà, la pesanteur du matériel vous oblige à vous accrocher à l'objectivité de l'histoire des peuples qui…
Je tournai la tête. Les yeux brillaient d'admiration.
— Bon Dieu, tu dois avoir raison, dit « Gros Bois ». Le PDG lui-même aimait beaucoup parler de peuple, d'immatériel et de matériel.
— C'est beau, la culture, renchérit Georges. Comment tu as fait ? Nous, nous avions droit seulement aux discours du PDG.
— En tout cas, c'est très juste ce que tu as dit, Camara, ajouta Mouloukou le lézard.
Le PDG avait bien travaillé, après tout. Faire comprendre ce que j'ai dit tenait de l'hyper-culture. C'est à ce moment que quelqu'un tapota légèrement à la porte. On
se tut.
— Patron, c'est moi.
Je reconnus difficilement Faya, l'inoxydable Faya. Dès qu'il sourit je le reconnus. Il portait son éternel tricot blanc. Un peu amaigri, un peu plus petit peut-être. Mais peut-être était-ce moi qui avais grandi et grossi depuis plus de trente ans. Ses mains tremblaient et je crois qu'il voulait pleurer. Moi aussi. Il avait servi mon père et ma mère et à leur mort on nous avait confiés tous trois, lui, mon frère et moi, à Tantie fanta. Combien de poules des voisins m'avait-il aidé à voler !
— C'est « Allah est grand », dit-il pendant que j'essayais de l'embrasser.
« Allah est grand » était un chien de la taille d'un chiot.
— Il n'est pas méchant, d'ailleurs il est aveugle, compléta-t-il.
« Allah est grand » faisait partie de mon héritage. Je soulevai le vieux chiot et donnai l'accolade à Faya.
— J'avais appris que tu étais à l'hôpital, Faya.
— C'est vrai. Mais on m'a dit que tu étais venu et que tu avais des médicaments extraordinaires. Alors je suis venu. De toute façon avec leur révolution, ils n'ont jamais eu le temps de s'occuper des malades et les nouveaux patrons ont trop à faire avec les bien portants.
Je gardai le chien contre moi en m'asseyant. Les autres ne disaient rien. Le bruit de la pluie devenait plus doux. Je le priai de prendre place.
— Non, je ne veux pas m'asseoir, patron. J'habite juste à côté. Je ne savais pas que vous étiez occupé.
Et déjà il me reprenait le chien.
— Marié ? lui demandai-je en retenant l'animal dans mes bras.
Les autres se moquèrent.
— Non, patron. Il est trop vieux et presque aveugle.
Ils éclatèrent franchement de rire.
— Faya, il parlait de toi, dit Georges.
« Allah est grand » commençait à pousser des grognements. Je le déposai. Il se dirigea tout droit sur Mouloukou. C'est à cet instant que les groupes électriques de la ville, malgré les excitations de la libération, se fatiguèrent.
Pendant que chacun se fouillait pour trouver une allumette, le grognement se faisait plus menaçant. Et d'un coup nous entendîmes le hurlement de Mouloukou le lézard, terminé par un bruit sec de déchirement.
— C'est un vieux compte à régler, patron, m'assura Faya. Mouloukou a arrêté un jour « Allah est grand », il y a de cela plus de quinze ans.
Le brave « Allah est grand » ! La mule du pape n'avait attendu que sept ans. La bougie était allumée et Mouloukou avait disparu.
— Faya, ne m'appelle plus patron, commençai-je.
On frappait de nouveau à la porte. Faya en profita pour prendre le chien qui réapprenait à aboyer. Il ne se trompait pas, « Allah est grand ». Entrèrent l'ex-président du comité et son épouse, plus le secrétaire de l'ex-comité, plus encore deux autres qui n'avaient jamais été ni présidents ni secrétaires. Des ex-miliciens ou électeurs probablement. Ils étaient tous de blanc vêtus, à la mode du PDG. Ou ils ignoraient que le régime avait changé ou ils croyaient que l'uniforme militaire est blanc.
— Vous auriez pu porter autre chose que cet habit de deuil pour venir saluer le frère, leur fit remarquer « Gros Bois ».
— Et si on n'a que ça ! lui répondit méchamment la grosse femme. Fais attention, « Gros Bois ». Tous les ennemis du peuple sont démasqués. Le jour où le pédégé reviendra…
Un joli massacre en perspective. Ce concentré d'anciens militants-miliciens commençait à me porter sur les nerfs.
— Madame, c'est vrai, le blanc ici est signe de deuil, commençai-je.
Elle se leva d'un coup sec et ordonna à ses hommes de la suivre. Je m'écartai un peu pour laisser passer sa poitrine énorme comme un troupeau de vaches.
— La femme était le capital le plus important du PDG, dit « Gros Bois ».