Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 18
— Cousin, tu ne supportes pas bien l'alcool.
— Non, je n'étais pas ivre. C'est le bras de Marguerite qui m'a étouffé, dis-je avec ma belle mauvaise foi. Quelle heure est-il ?
Il faisait toujours sombre dedans; mais Grégory, Blacky et Marguerite avaient disparu.
— J'ai commandé des brochettes pendant que tu dormais. Tu en veux ?
— Sortons un peu. J'ai envie de respirer.
Dehors c'était le soir. Je l'obligeai à me suivre jusqu'à l'hôtel de l'Indépendance.
— Tu verras, j'ai une surprise pour toi, Laye, tu verras que je ne suis pas n'importe qui.
Il refusa de franchir l'entrée.
— Bon, tu m'attends, ne bouge surtout pas.
Je demandai Béa à la réception. Je dus répéter deux fois ma question.
— Vous êtes étranger ?
— Oui et non, répondis-je.
— Béa est en prison.
On ne pouvait plus avoir confiance en personne. Ah ! cette ingénieuse en invention ! Qu'avait-elle encore inventé ? Le type continuait à me regarder. Peut-être que j'avais l'air con. Je m'en allai.
— Alors, la surprise ? demanda Laye.
— Je dois aller à Kankan ce soir ou demain, je t'expliquerai plus tard, lui dis-je d'un ton mystérieux. Ce soir si c'est possible, car c'est urgent.
Il eut l'air touché par la gravité de mon visage. En réalité j'espérais passer la soirée avec ma Béa qui m'avait promis tant de paradis et j'étais déçu. Je n'avais plus rien à faire à Conakry parce que j'étais venu pour le décès de tante Fanta qui était morte là-bas.
Nous louâmes un side-car pour rentrer. Mori jouait avec les enfants. Je lui dis :
— On s'en va tout de suite pour Kankan, va préparer les bagages.
Je promis aux gosses que dès que le gros avion viendrait, on leur apporterait leurs cadeaux. Ils n'avaient plus l'air de trop y croire. Je soupçonnai Mori, cet imbécile de fils, de leur avoir dit la vérité. Comme il n'avoue jamais ses mensonges, je ne le lui ai pas demandé. Djènè tenait à nous accompagner jusqu'à l'auto-gare. Je les embrassai, leur promis de revenir bientôt et nous nous embarquâmes à bord d'un véhicule dont la caisse reposait pratiquement par terre.
— Ça peut aller jusqu'à Kankan ?
— Pourquoi pas, mon frère, m'assura le chauffeur.
En effet, pourquoi pas. Lui-même était court sur pattes et ça ne l'empêchait pas de marcher. Je me souvenais de cette route longue de plus de 800 km avec des ponts branlants, des nids de poule de la taille d'un petit cratère et des vrais
cratères dont on ne pouvait voir le fond. Combien de braves qui n'avaient pas peur du diable, combien de pauvres, qui ont suivi leur étoile, n'en sont pas revenus.
— Vous savez, mon frère, Sékou a refait la route. De Conakry à Kankan, c'est impec.
C'était mon voisin de siège qui me parlait. Il s'appelait Jacques et se rendait à Kankan où il était tôlier quand ça manquait, menuisier, assesseur de justice, fossoyeur pour les chrétiens, opérateur de cinéma quand il y avait du courant.
— Vous avez dû faire de la milice aussi, le coupai-je.
— Moi j'étais dans la haute milice, mon frère, me répondit-il fièrement.
Je ne voyais pas beaucoup de différence avec la milice tout court. Mon autre voisin récitait le Coran à la moindre
embardée.
— Il va nous porter malheur, dit Jacques de sa grosse voix. Je fais l'aller et retour sur ce trajet une fois par semaine et on ne tombe en panne que quand il y a un marabout.
Le marabout le foudroya du regard. Un damné de plus pour l'enfer.
— Tu ne me fais pas peur, mon frère, lui lança Jacques. Vous avez martyrisé depuis trop longtemps les chrétiens de ce pays. Maintenant on est libres.
Je sentais une guerre de religion dans l'air. Je me fis aussi volumineux que possible pour leur en imposer.
— Moi, je ne suis pas n'importe qui. Je vais rendre visite à une tante morte qui m'aimait trop, alors je ne veux pas d'autres morts en Guinée, on a trop souffert sous l'ancien régime ; maintenant qu'on a un comité militaire, on ne va pas faire couler le sang. Moi qui vous parle, je suis musulman, mine de rien, mais du pays d'où je viens, c'est plein de Blancs comme les Arabes, mais eux sont chrétiens.
Mais c'est comme s'ils étaient musulmans tellement ils sont tolérants, alors je vous dis : si un chrétien peut être musulman, pourquoi un musulman ne serait-il pas chrétien ? D'ailleurs même le prophète Mohamed savait que le Christ était un autre prophète.
Ah ! Paroles de sagesse ! On s'était tu, même le chauffeur dont le tableau de bord affichait cet avertissement : « Défense de parler au conducteur. »
J'étais lancé dans l'éloquence comme une mouche dans du miel, j'offris même des cigarettes à la ronde, personne n'en prit sauf le marabout, Dieu merci, il avait au moins un vice, tout n'était pas perdu. A un moment donné je tournai la tête. A l'arrière, Mori ronflait doucement. Les autres suivaient son exemple, fraternellement appuyés les uns contre les autres. A l'avant ils ne valaient guère mieux. Mon discours avait au moins servi à quelque chose. Je fis comme eux.
C'est Jacques qui me réveilla.
— Où sommes-nous ?
— On commence à attaquer le Fouta-Djallon. On a dépassé Kindia où sont détenus les anciens dignitaires, en particulier tous les membres du gouvernement de Béa.
— Quel Béa ?
— Eh bien Béavogui, l'ex-premier ministre.
Bon Dieu, la méprise ! Moi qui croyais que Béa, c'était d'abord ma grosse Béatrice. C'était trop tard pour retourner à Conakry. Je croquai la noix de cola qu'il me tendait. Le soleil tombait. Des deux côtés de la route, c'était plein de vert et de silence. Dès que le chauffeur s'arrêta dans un village je descendis et tirai mon fils de son sommeil. Je voulais lui montrer le paysage de l'éternelle Guinée. Je me sentis une âme de poète. Sow avait raison d'aller chercher son inspiration tous les soirs au bord de la mer. Je lui souhaitai rapidement d'être enfermé dans un îlot. Si son pays n'en possédait pas, il lui suffirait de laisser les petits oiseaux chier librement dans la mer. C'est comme ça que se forment les îles, m'avait assuré le grand Michel.
— Mori, voici ton pays, dis-je dans un geste large de propriétaire. Ecoute cette paix qui monte, portée par le silence vert de la vraie vie et de la brume, cette haleine de
la nature.
— Papa, on a oublié nos pâtes dentifrices chez tonton Laye !
C'était désespérant, ce gosse insensible.
— Tu veux peut-être manger ? lui demandai-je.
— Il y a de belles brochettes et de la crème fraîche là-bas,
papa.
Il s'en alla rejoindre les autres. Je restai seul face à la Guinée, statue dressée s'enracinant dans cette terre qui gardait mon nombril et mon prépuce. Mille pensées me faisaient frissonner, comme une bise dans le feuillage d'un manguier. Dès que j'arriverai à Kankan, j'enverrai un télégramme à tous les amis.
« Ai été bien accueilli par la Guinée. Stop. On est libre et optimiste. Stop. A bientôt. »
— On s'en va, mon frère.
C'était Jacques. Mori était avec lui et se suçait les doigts. On s'entassa, le chauffeur donna un coup de klaxon salué de cris joyeux de tous les côtés et le moteur recommença à se plaindre. Il faisait presque nuit à présent. Les phares devinrent bientôt mes yeux. Au début, je me crispais à chaque coup de frein ou de volant, mais à tort. Le pédégé avait eu le temps de s'occuper de la route Conakry-Kankan via Faranah, le « Yamoussoukro » de la Guinée. Je fermai les yeux comme les autres.
Nous montions et descendions régulièrement et je finis par m'endormir. Après Mamou où le chauffeur acheta de l'essence auprès d'un des nombreux vendeurs ambulants, nous reprîmes la route et moi mon doux rêve. J'avais plein de projets dans la tête, les uns aussi merveilleux que les autres. Je me voyais planteur, éleveur, commerçant, fondateur d'une école, patron d'une colossale société. Je voulais déjà envoyer un télégramme au grand Michel.
« Possibilité de nous installer ici. Stop. Belle perspective d'avenir. Stop. »
Pour couronner mon retour triomphal, il suffirait que tante Fanta m'ait fait son héritier. J'étais sûr qu'elle avait laissé quelque chose. La preuve, elle tenait tant à me voir. Cette idée me réconfortait de plus en plus au point de m'exciter. Ma vie allait changer. Il y avait donc une justice dans ce monde pourri ? Allah, merci ! Dans son incomparable miséricorde, il n'oubliait pas le pauvre exilé-orphelin que j'étais.
— On va s'arrêter ici, nous annonça le chauffeur. J'ai besoin de fermer un peu les yeux.
De part et d'autre de la route étaient blotties de petites cases parmi des arbres. Je demandai le nom de ce charmant village endormi.
— « Yèrè-gbèssidya », ce qui veut dire « l'endroit où l'on se frappe ».
C'était vraiment charmant. Nous descendîmes tous et suivîmes le chauffeur jusqu'à une grande place dure où il étala une grande natte. On se souhaita une bonne nuit. La nuit brillait, le ciel était beau, le temps très doux. Je me disais :
« C'est dans un coin pareil que je me retirerai un jour, j'accrocherai partout des hamacs pour réfléchir, les quatre fers en l'air et les orteils en éventail, et pour recevoir tous les vieux amis on parlera des difficultés du passé avec la confortable certitude d'avoir fait ce qu'il fallait, pendant qu'on nous servira à boire et à manger. »
C'est alors que j'entendis la première claque et bientôt quelque chose de très gros me siffla à l'oreille, suivi d'autres sifflements. Jacques me rejoignit.
— Ce sont les moustiques, m'assura-t-il. Je ne savais pas qu'on était à Yèrè-gbèssidya, sinon j'aurais dit au chauffeur de continuer. Remarque, ils ne sont pas méchants, mais ils sifflent plus fort que les miliciens du PDG.
— Ils n'attaquent que les étrangers, reprit l'homme aux trente-six métiers.
— Et comment font-ils pour reconnaître les étrangers ?
— Un étranger, c'est quelqu'un qui se frappe, mon frère.
Une définition qui en valait une autre.
Tout le monde était à présent debout. Le marabout parlait de guerre sainte.
— Que tout le monde reste calme, conseilla Jacques ; ils verront que nous sommes des Guinéens.
Le village dormait du sommeil du patron bien gardé. Ils commençaient à m'énerver, ces gens. Alors je me campai au milieu de la route et la main en porte-voix, je me mis à imiter le PDG.
« Peuple de Guinée, mon peuple.
Une vie finit, une vie commence.
Je vous disais un jour que l'homme est un inconnu connu en même temps qu'un connu inconnu.
Une vie finit, une vie commence.
Je vous disais un autre jour que si la vie de l'homme va de zéro à cent, celle du peuple va de zéro à l'infini.
Une vie finit, une vie commence.
Je vous disais encore que j'étais l'incarnation du peuple. Vous n'avez pas compris. Un peuple ne meurt pas. C'est pourquoi j'ai fait le mort pour connaître les vivants.
Vous n'avez pas su faire montre de fidélité.
Tant pis pour vous. Les traîtres sont démasqués. »
Déjà entre les cases se faufilaient de fragiles silhouettes surmontées de baluchons. De nouveaux exilés.
— Ne faites pas ça, mon frère, dit Jacques dans mon dos. Beaucoup croient encore que le prési n'est pas mort et qu'il va revenir.