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Williams Sassine
Le jeune homme de sable

Paris : Présence africaine, 1979, 187 pages



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II — Le mouton


Chapitre 7



Mariama souleva le petit rideau et entra dans la maison. Mafory, après s'être déchaussée à son tour sur le seuil de la porte, la suivit. Elle ne put s'empêcher d'éprouver un écrasant sentiment d'étouffement dès qu'elle franchit le seuil. Un long rideau crasseux partageait la pièce en deux. Une énorme malle en bois, au couvercle rongé, une vieille peau de prière, des bouteilles, un grand boubou roulé en boule et jeté dans un coin, une chaise cassée, un balai, des chapelets accrochés au-dessus de la malle, un tapis usé représentant La Mecque, suspendu à un clou, une bougie consumée, une lampe-tempête inutilisable, des cafards dans tous les coins des murs lépreux, cette indescriptible odeur de renfermé mêlée à un parfum lourd et écoeurant, le plafond si bas, et ce vieillard tout petit, réduit seulement à un tronc maigre et à une grosse tête aux orbites profondes, qui s'appuyait sur le rebord d'un lit caché en partie par le rideau où pendait la photo d'une longue et belle voiture noire…
— Mariama, laisse-lui le tabouret, dit le petit vieillard. Prends la peau.
Lorsque Mariama déplia la peau, Mafory s'assit d'autorité à côté d'elle. Le petit vieillard la regarda en souriant.
— J'ai beaucoup parlé de vous à mon amie, commença Mariama après les formules de politesse en usage. Papa Ibrahim, elle voudrait vous confier un travail très important.
Le vieillard redressa le buste. Près de lui, il prit dans une boîte des noix de cola et en offrit à chacune des femmes. Il en cassa une lui-même et la croqua, imité par Mariama.
— Vous ne croquez pas, vous ? demanda Papa Ibrahim à Mafory. C'est de la bonne cola.
— C'est la deuxième femme du député Abdou, dit Mariama.
— Je me souviens encore de votre mariage. Toute la ville était en fête. Malheureusement, je n'ai pas pu y assister, à cause de mes pieds. Mon fils Ousmane, lui, y aurait certainement participé. Il ne cessait de me dire qu'un jour, après ses études, il m'emmènerait dans votre pays pour l'aider à choisir son épouse. Il disait que vous êtes toutes belles, là-bas. Maintenant que je vous vois, je lui donne raison. Il promettait de la rendre heureuse, il ne voulait même pas entendre parler de polygamie…
— Papa Ibrahim, c'est justement à ce sujet qu'elle voulait vous voir.
— Tu as bien fait de m'interrompre, ma fille ; il n'est pas bon de parler des morts, la nuit. Je vous écoute.
— Au début de son mariage, tout allait bien, Papa Ibrahim. Mais sa première coépouse a tout fait pour que leur mari ne l'aime plus. Mafory ne croyait pas à ces histoires de marabout. Au lieu de chercher à se protéger, elle est restée les bras croisés. Elle pensait qu'il suffirait de servir amoureusement le député, d'être irréprochable dans sa conduite, de lui donner les enfants qu'il souhaitait tant. Tout cela n'a rien donné. Il vient de se remarier, et à présent, même quand le tour de Mafory arrive, il prétend qu'elle allaite encore et la fait remplacer par Hadiza, la nouvelle épouse. Il ne lui laisse même plus masser ses pieds. Dès qu'une querelle éclate, il donne tort à Mafory. Il va jusqu'à se plaindre de sa cuisine.
— Il ne s'occupe plus de mes enfants, compléta Mafory.
— C'est vrai, Papa Ibrahim. Auparavant, il jouait tout le temps avec les jumeaux de mon amie. A présent, il ne peut pas les sentir. C'est son vaurien d'Oumarou qu'il aime. Toute la ville connaît ce maudit ; peut-être que vous-même, Papa Ibrahim, l'avez rencontré ou avez entendu parler de lui…
Papa Ibrahim rêvait, la tête toujours appuyée contre le rebord du lit, les doigts égrenant machinalement et régulièrement les grains de son chapelet qui, lorsque Mariama se taisait pour reprendre souffle ou pour encourager Mafory à ajouter quelque chose, remplissaient l'étouffante petite pièce de tac-tac secs et monotones, semblables au bruit d'une pendule. Chaque coudée sonore le tirait douloureusement un peu plus en arrière, dans cette zone de souvenirs qu'il fréquentait de plus en plus souvent, peuplée de tous les visages, de tous les espoirs et de toutes les ardeurs juvéniles de son unique fils, Ousmane, qu'Allah lui avait donné et qu'un homme lui avait enlevé.
La mère d'Ousmane les avait quittés très tôt. Elle ne voulait plus vivre avec un infirme.
— C'est moi, Ousmane, qui l'ai rendue à ses parents, mentit-il un jour. J'avais honte de me laisser laver par une femme, et elle t'abandonnait tout le temps pour se promener. »
Le lendemain, il le vit penché au-dessus d'un tabouret, une pierre à la main.
— Tiens, père, je t'ai fabriqué une petite auto.
II s'était traîné jusqu'au tabouret roulant, s'était maladroitement assis dessus. A la première poussée, l'“auto” s'affaissa.
— Vous souriez, Papa Ibrahim? Pourtant, c'est la vérité…
Non, ce jour-là il n'avait pas souri. II était retourné tristement dans la case. En rampant. Ousmane avait pleuré. Des mois après :
— Père, je t'offrirai un jour une vraie voiture, la plus belle et la plus grosse de la ville ; mais il faut que tu me mettes à l'école.
C'est vrai qu'il lisait déjà couramment le Coran. C'était vrai également que personne ne pouvait plus s'acheter une voiture uniquement avec ses connaissances du Coran.
Alors, malgré sa crainte de le voir un jour s'éloigner de lui et d'Allah à cause de l'instruction des Blancs, il avait accepté. Quel bonheur que de le regarder chaque matin, avant d'aller à l'école, se lever de bonne heure, faire ses ablutions et s'agenouiller sur sa peau de prière… Il lui avait déclaré :
— Père, à l'occasion de la fête de la Tabaski, on organise une course à pieds. Le premier gagnera un mouton ; si tu m'autorises à participer, je suis sûr…
Et il était revenu avec un énorme bélier, suivi des acclamations de tous les enfants du quartier. Ce jour-là, les desseins du Tout-Puissant étaient apparus clairement à Papa Ibrahim. Il comprit qu'Il n'avait fait que fortifier les jambes d'Ousmane avec les forces qu'Il avait retirées des siennes. Non, il n'était plus un infirme. Alors il apprit à secouer sa résignation et peu à peu, du fond de la maison, par un violent désir d'identification, il s'imaginait courant, bondissant, en même temps que son fils qui le retrouvait parfois assis sur ses pieds morts, le corps trempé de sueur, le visage rayonnant de ce même bonheur que l'enfant ressentait pendant les récréations. Et lorsqu'après avoir accroché son sac, Ousmane balayait la maison avant d'aller puiser de l'eau, pour courir ensuite au marché avec l'argent gagné en vendant du bois sec ramassé les jeudis, les samedis et les dimanches, il continuait à vivre chacun des gestes et mouvements de son petit mandataire auprès de la vie.
« Que la mémoire est profonde ! Je l'entends ronfler sur la natte à cette place même où cette femme me raconte ses malheurs… »
C'était vrai qu'il grinçait des dents en dormant. On lui conseilla, pour le corriger, de remplir sa bouche de sable. Mais il mettait une telle application dans son sommeil que parfois, de son grand lit en bois, penché au-dessus de lui pendant que la flamme léchait avidement les derniers restes de la bougie, le père oubliait tout et reprenait pour lui-même ce merveilleux rêve dans lequel Ousmane venait le chercher, un jour, dans une magnifique voiture… Non, quand on a un fils comme Ousmane, on ne lui verse pas du sable dans la bouche pour l'empêcher de grincer des dents… De ce sommeil, lorsqu'il se levait, les yeux encore pleins du même rêve et les jambes, oui, surtout les jambes, de plus en plus souples et musclées, dans lesquelles semblait s'accumuler toute sa volonté de bondir jusqu'au…
— Père, j'ai rêvé que j'ai sauté jusqu'au sommet d'une haute montagne inaccessible où m'attendait une luxueuse voiture, la même que celle du Guide…
Ensuite, lorsqu'il l'aidait à se déshabiller devant le seau d'eau dans la petite enceinte de toilette, et pendant qu'il se lavait, cette prière matinale frémissante de sa petite voix toujours fraîche mêlait parfois le nom d'Allah à celui de tous les saints : « Redonnez la vie aux pieds de mon père, je vous en supplie… »
— Mais tu pleures, Papa Ibrahim. Moi aussi, j'ai pleuré lorsqu'elle m'a raconté ce qu'elle a enduré ce jour-là ; elle ne vous a pas tout dit…
« Allah, effacez de mes oreilles ses cris innocents. Mohamed, notre prophète… »
Un jour, Ousmane avait pénétré dans la maison en criant de joie, et aussitôt après il le soulevait de force, tandis qu'instinctivement son père essayait de le ceinturer avec ses jambes sans vie. lls tombèrent l'un sur l'autre ; pour la première fois son père le gifla, mais ce cri qui l'avait porté depuis l'extérieur éclata quand même :
— Père, je suis admis…
Une semaine après, il précisait :
— Père, je suis admis au lycée. Mais je dois suivre les cours à l'internat. Qu'est-ce qu'on va faire ?
Oui, ils avaient tous deux oublié que Papa Ibrahim était infirme et que personne ne serait plus là pour l'aider à vivre.
— Père, peut-être qu'on m'autorisera à t'apporter chaque jour ma part de nourriture ?
— Ousmane, occupe-toi de notre voiture, l'avait-il interrompu. Allah n'abandonne jamais ceux qui ont foi en Lui… Je viens d'avoir une idée.
Son idée : essayer d'aider par la prière tous ceux qui souffrent.
— Je ferai le marabout, mon fils.
Et il avait ajouté pour lui-même :
— La plus grande grâce que le Tout-Puissant puisse accorder à un infirme est de lui donner un enfant comme toi. Je ne saurai jamais assez l'en remercier.
Des années passèrent, nouées en semaines autour des samedis et des dimanches, qui lui rendaient son fils de plus en plus grand, de plus en plus capable de gagner leur voiture.
Jusqu'au jour où des policiers avaient envahi sa maison. Deux d'entre eux le déposèrent sous le soleil, tel un paquet sale, tandis que les autres secouaient ses livres saints eux-mêmes, à la recherche de tracts. On le rejeta dans la maison au milieu de ses affaires dispersées, avant de lui annoncer que son enfant était arrêté. On lui dit qu'au lieu d'étudier, Ousmane composait des poèmes pour exciter les militaires à faire du mal au Guide. Il n'avait rien compris. Il savait seulement que son fils se battait pour lui offrir une voiture, qu'ils vivaient l'un pour l'autre, qu'il remerciait chaque jour Allah de lui avoir donné un enfant heureux de pouvoir rendre service…
Non, il n'avait pas pleuré. Mais lorsqu'il apprit que le responsable de la disparition d'Ousmane était le député Abdou, il regarda simplement ses petites jambes tordues et mortes avant de les frapper jusqu'à épuisement, avec un tabouret.
— … Papa Ibrahim, Mafory voudrait que vous l'aidiez à faire disparaître l'affection injuste et abusive que le député porte à Oumarou ; ainsi, son mari pourra à nouveau…
— J'ai compris. Envoyez-moi quelqu'un dès le premier cri du muezzin, dit brusquement le petit vieillard, une lueur étrange dans les yeux. Je lui remettrai une poudre. Diluez-la dans une boisson qu'aime Oumarou. Après, je vous garantis que son père le chassera de la famille. Alors tes enfants et toi-même recevrez de lui tout l'amour que tu souhaites.
— Il boit du vin, Papa Ibrahim, confia Mafory.
— C'est parfait. Il est déjà entre les mains de Satan. Procure-lui le meilleur vin de la ville avant le matin.
Lorsqu'il vit Mafory ôter d'un poignet son bracelet en or, il l'arrêta de la main.
— Non, ma fille, je ne prendrai rien pour ce travail ; l'injustice ne doit jamais rester impunie, dit-il.
Pendant qu'elles sortaient, le chapelet entre les doigts, Papa Ibrahim se souvint avec bonheur du verset 35/33 de la 17e Sourate :

« Sinon en droit, ne tuez point votre semblable qu'Allah a déclaré sacré !
Quiconque est tué injustement, Nous donnons à son proche pouvoir de le venger…
»


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