Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris : Présence africaine, 1979, 187 pages
II — Le mouton
Chapitre 8
Elhadj Karamo abandonna la grand-route. Il éteignit les phares et se laissa guider par la lueur violente et froide de la lune qui argentait par plaques les dunes de sable. Il continua à rouler à toute vitesse jusqu'au moment où son ami, le député Abdou, lui désigna un groupe d'ombres ramassées. Dès qu'il freina, le député descendit et ouvrit une des portières arrière.
— Viens, Bandia.
Des hommes arrivaient en courant. Le vieux Bandia descendit à son tour. Il lui sembla qu'il manquait quelque chose, sous cet éclat métallique de la lune, dans ce silence frais qui s'étalait entre tous ces hommes tendus.
— Patron, j'ai oublié ma cora, s'excusa-t-il.
Il ne vit pas le signe qu'adressait Elhadj Karamo au groupe d'hommes. L'un d'eux le tira brusquement loin de la voiture. Surpris, il tenta de se débattre, mais deux autres lui saisirent les jambes pour le terrasser. Une longue silhouette enturbannée se pencha au-dessus de lui et il sentit sur sa gorge le contact froid et tranchant d'un couteau. Lorsque l'homme enturbanné pesa de toutes ses forces sur le couteau, avant de se laisser aller, le vieux Bandia pensa : « Ils ne m'ont pas pardonné… La grosse étoile filante était donc pour moi. »
— Il ne se doutait de rien, dit Elhadj Karamo.
— Tu ne l'as pas entendu s'excuser d'avoir oublié sa cora ?
Un léger vent souffla. Abdou tourna le dos au groupe qui s'agitait autour du corps de son vieux serviteur. Il passa un bras sur le siège avant de la voiture et prit son grand boubou.
— Tu es sûr que sa femme ne se doutera de rien ?
— Non, répondit Abdou en enfilant son boubou. Quand je l'ai fait appeler, elle dormait. D'ailleurs, elle n'aura pas à s'inquiéter longtemps. Bandia n'était pas d'ici ; elle me croira si je lui assure qu'il a fui. Je lui trouverai facilement un autre époux.
L'homme enturbanné les rejoignit, un sac à la main. Elhadj Karamo s'en alla ouvrir le coffre arrière de la voiture et sortit des pelles.
— Enterrez le reste profondément, ordonna l'homme enturbanné à ses trois compagnons.
Dans le bruit du sable remué, il ouvrit une portière et déposa le sac dans la voiture.
— J'espère que ça ne salira pas mes sièges, dit Karamo.
— Il n'y a que la tête et les deux mains, rassura l'homme enturbanné. Et je les ai d'abord enveloppées dans du plastique.
— Tu es sûr que ça marchera, Karamo ? s'inquiéta le député Abdou.
— Dans quarante jours, vos voeux seront réalisés. Sinon, je me promènerai nu dans toute la ville. Tout ce que vous désirez, promit encore l'homme enturbanné en se dirigeant vers les fossoyeurs.
Elhadj Karamo croqua une noix de cola.
— Il tient toujours ses promesses. C'est grâce à lui que deux coups d'Etat au moins ont réussi…
— Je sais, je sais. Mais notre coup n'est pas une petite affaire, Karamo.
Seuls les petits bruits des pelles autour des fossoyeurs, que la clarté lunaire concentrait en de courtes ombres insignifiantes, se répandaient par ondes à chaque coup donné dans le sable. Elhadj Karamo rejoignit l'homme enturbanné et lui parla. Abdou s'adossa contre le capot de la voiture en se serrant dans son grand boubou. Il songea un moment qu'un jour, quelque part non loin de la ville, sur un terrain aussi sablonneux, des hommes s'activeraient au-dessus d'un trou pendant qu'à côté il attendrait, pour le repos éternel, enroulé dans un linceul de drap blanc et de nattes. Il s'était toujours promis de faire de ce jour, point final de son existence terrestre, la somme de toutes ses réussites, avec autour du cimetière la population recueillie, dont toutes les prières tressées au-dessus de sa tombe l'aideraient à porter sa dernière solitude devant la miséricorde divine.
Depuis qu'Elhadj Karamo l'avait mis dans le secret de l'événement qui devait bientôt bouleverser la vie de toute la nation, il n'avait cessé de réfléchir. D'un côté, en le dénonçant au Guide, il pouvait être généreusement récompensé. De l'autre, si tout marchait bien, son ami lui avait promis un important portefeuille ministériel. Mais il n'hésita pas très longtemps, car il savait que le pouvoir du Guide était usé, que tôt ou tard cette sécheresse se coulerait jusqu'au palais présidentiel pour ouvrir toutes ses portes face à la meute des affamés. Et si cela arrivait, il serait moins pleuré que le vieux Bandia. Et puis, il savait que son ami ne s'engageait jamais dans une affaire sans en étudier tous les aspects.
Abdou leva la tête vers la lune froide, comme pour la prendre à témoin, ou y chercher l'approbation divine. « A ce nouveau poste, je pourrai me consacrer entièrement au bonheur de tous mes compatriotes. Tandis qu'en étant député, je ne fais qu'acclamer toutes les décisions de ce tyran… Mon Dieu, vous savez que je ne suis pas méchant. Pendant des années et des années, je me suis occupé de Bandia comme s'il avait été mon frère de lait. Il n'a jamais manqué de rien. Je suis sûr, Allah, que vous savez que je l'aimais. Combien de fois lui ai-je demandé de vous adorer ? Il ne croyait qu'en ses idoles. Aurais-je dû hésiter entre sa vie et le bonheur de tous mes concitoyens ? »
— C'est terminé, annonça l'homme enturbanné.
A la place où le vieux Bandia avait été immolé s'étalait un peu de sable tacheté de traces de pas et de marques de pelles. Lorsqu'ils montèrent tous dans la voiture, Elhadj Karamo regagna la grand-route menant à la ville.
— Tu sais, Abdou, dit-il, au fond ton fils n'est pas un mauvais garçon. L'autre jour après t'avoir téléphoné, j'ai lu et relu le poème qui avait failli lui coûter très cher.
Tu te souviens ?
Le militaire qui n'a pas de couilles
Pendant que le peuple fait ouille
Sous les coups de l'imposteur
Se cache de peur
De perdre ses faveurs.
Quand les enfants sont inspirés pour composer de tels poèmes, c'est surtout parce que nous, leurs parents, manquons de couilles.
— Ils sont toujours impatients, les jeunes, rétorqua Abdou.
— Tu penses encore comme le Guide, mon ami : « Attendez votre tour, les enfants., nous ne sommes pas immortels… »
Elhadj Karamo essayait d'imiter le Guide, mais sa petite voix frêle donnait une allure comique à l'imitation.
« Est-ce qu'il fera un bon chef d'Etat? » se demandait le député Abdou. Il savait que pour gouverner ses compatriotes, il fallait être capable de belles saloperies. De ce côté, on pouvait avoir confiance : ce n'était pas pour rien que malgré ce surnom de “Point-virgule”, qu'il traînait depuis l'école primaire, il avait pu occuper le poste envié de chef de la Sûreté. Il y avait, bien sûr, cette voix de crécelle…
Au bout de son imitation, Karamo éclata de rire.
— Nous descendrons ici, déclara l'homme enturbanné.
Lorsque, chargé de son colis macabre, il disparut avec ses compagnons entre deux cases, Karamo confia :
— J'ai révélé aux autres l'importance de ton aide ; tu as suscité la sympathie de tout le monde : ton serviteur ne sera pas mort pour rien. Tu auras ce que je t'ai promis. En attendant, n'attire aucune attention sur toi et surveille le petit Oumarou.
— J'ai déjà pris toutes mes précautions.
— C'est très bien, parce que probablement, après la prière de demain, le professeur Wilfrang déjeunera chez toi. Il a demandé au Guide de le laisser partager la vie de tous les jours de nos concitoyens. J'ai communiqué au protocole la liste des personnalités les plus sûres du régime, et tu figures en tête.