Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris : Présence africaine, 1979, 187 pages
II — Le mouton
Chapitre 4
Elle poussa un soupir d'agacement.
L'aîné de ses enfants, couché en travers du grand lit, venait de poser brutalement un pied sur la poitrine de sa soeur jumelle.
Elle souleva le garçon et le fit coucher parallèlement à la fillette, avant de disposer autour de son bébé d'épais coussins. Ensuite, elle dévoila le grand miroir mural qu'elle avait recouvert d'un pagne à cause des éclairs. Dehors, tout était éteint ; à travers les branches des arbres de la concession, la lune montait, gros disque rougeâtre semblable à ce soleil qu'elle voyait souvent tomber dans la mer chaque soir, quand elle accompagnait sa mère pour vendre des arachides au bord de la plage.
Un léger vent frais et humide soufflait. C'est tout ce qui restait de la promesse de pluie signée dans le ciel par les éclairs. Mafory se souvint avec nostalgie du climat si doux de sa ville natale, de ses jeux au clair de lune. La voix du vieux Bandia modulait une longue complainte triste au-dessus des sanglots de sa cora. Même quand le tonnerre grondait, elle avait eu l'impression qu'il ne s'était pas arrêté de jouer. La voix se cassa d'un coup, et à sa place s'éleva tourbillonnant, de plus en plus précipité, le son de la cora dans une musique qui commença à lui faire battre le coeur. Elle songea à ses premiers pas de danse et à Momo « Accordéon », petit bonhomme rondouillard et comique qui semait dans tous les quartiers la bonne humeur et la joie de vivre. Il se penchait d'abord sur son instrument en le pressant contre son ventre, puis se redressait lentement, et au bout du mouvement, au-dessous de son visage détendu et de ses bras ouverts, dans toute sa longueur, l'accordéon ressemblait à un petit animal plein de mystères et de bonté.
Oui, Momo « Accordéon » était bien loin, et peut-être mort. Mafory ne s'était jamais imaginé qu'un jour elle grandirait, et qu'alors viendrait un homme pour l'emporter loin de sa mère, de ses jeux et de son pays. Ce jour arriva en même temps que le député Abdou.
— Ma fille, un homme important va t'épouser, lui avait dit sa mère. Nous sommes obligés de faire rapidement les choses, parce qu'il est en mission pour son pays et qu'il veut t'emmener avec lui. Il a déjà versé la dot et nous a offert de nombreux cadeaux. Il a fait complètement remettre à neuf le moteur du camion de ton père et…
Elle avait eu l'impression qu'elle venait d'être vendue. Deux jours après, elle l'avait aperçu, traversant majestueusement leur petite cour pour pénétrer dans la case paternelle.
— Mais il est vieux, mère.
— Ce n'est rien, Mafory, parce que les filles vieillissent plus vite que les hommes.
Elle promena instinctivement une main sur sa poitrine que trois accouchements rapprochés avaient flétrie. Oui, c'était vrai que les filles vieillissent trop vite. Elle ne demanda jamais à sa mère pourquoi il en était ainsi, de même qu'elle n'essaya pas de discuter, lorsque sa mère lui assura :
— Mafory, que tu aies ou non une coépouse, ça non plus, ce n'est pas important. Moi, j'en ai une, est-ce que je m'en plains ? C'est mieux que d'être seule à la maison et d'apprendre que ton mari se satisfait ailleurs. Et puis, c'est Allah qui autorise les hommes à marier plusieurs femmes. L'important est de toujours tout faire pour lui plaire et de t'occuper des enfants qu'il te donnera.
Elle entendit tousser dans la chambre voisine et reconnut le raclement de gorge de sa première coépouse, la vieille Fati. « C'est encore cette sorcière, pensa-t-elle. J'ai bien fait de la remettre à sa place, ce soir. Dire que dès mon arrivée, elle voulait que je la considère comme ma mère. »
Tout lui revint à la mémoire. Choyée par tout le monde pendant le premier mois de son mariage, elle provoquait partout la gaieté quand elle s'efforçait, dans le léger accent chantonnant de son pays, de se faire comprendre à l'aide des quelques mots appris rapidement auprès des visiteurs. Et combien de fois les amis de son mari, conquis par sa beauté et son charme d'étrangère, lui avaient-ils fait réciter des mots grossiers qu'elle répétait ensuite bêtement devant tout le monde ? Qu'elle avait été heureuse de sentir autour d'elle, partout, de l'admiration !
La vieille Fati toussa à nouveau. Mafory entendit le lit grincer, des bruits de pas traînants. Elle retourna précipitamment dans sa chambre. Sa coépouse cracha dehors ; elle la devinait, la tête penchée, regardant à gauche et à droite. « Elle passe son temps à me surveiller, cette sorcière », se dit-elle, adossée contre une armoire au fond de la chambre. Quand elle était toute petite, on lui racontait que les sorciers ne dorment jamais la nuit. On lui avait même montré une vieille sorcière aux pieds brûlés, qui était restée endormie pendant que sa case flambait. Lorsque les sauveteurs purent entrer, ils la trouvèrent couchée, les pieds dans le feu. Elle dormait. Ou plutôt son enveloppe charnelle se reposait, parce que son esprit s'était désincarné pour assister à un banquet de sorciers. Tout était vrai. Sinon, pourquoi un enfant bien portant du quartier était-il mort le lendemain de mort subite ? C'était lui que les sorciers mangeaient, le jour de l'incendie.
A ce souvenir, Mafory s'assura que tous ses enfants portaient leurs amulettes bien serrées autour de la hanche. Ensuite elle entrebâilla la porte. Tout était tranquille dans la cour. Une voiture passa. Elle ne put s'empêcher de penser à celle qui les avait ramenés, elle et le député, de l'aéroport à la maison, avec un cortège de voitures d'amis, de taxis remplis d'invités criards. Pendant la première semaine, que de cadeaux et d'éclats de rire dans sa chambre ! Même la vieille Fati y participait.
C'était elle qui faisait le marché, préparait la cuisine, l'aidait à s'habiller selon la mode du pays. Heureusement qu'elle avait su rapidement trouver une amie parmi celles qui, toute la journée et jusqu'à la nuit, entraient et sortaient pour satisfaire ses plus petits caprices. Mariama l'avait mise en garde très tôt contre sa coépouse :
— Mafory, Fati raconte que tu as ensorcelé le député…
C'était peu de temps après que Fati lui eût précisé :
— Ma fille, désormais chacune de nous s'occupera du père d'Oumarou à tour de rôle, à raison de trois jours et de trois nuits par semaine…
Mafory rit, seule dans l'obscurité de la chambre, en se tapant les cuisses. Un rire plein de mépris et de défi, comme au temps où elle retroussait son pagne pour affronter une adversaire. Son bébé s'agita. Elle s'agenouilla près du lit pour le dorloter et machinalement lui caressa les pieds. Au début, chaque soir, dès que le député rentrait, il l'appelait près de lui et, allongé sur le divan du salon, lui tendait ses grands pieds plats. Alors elle nouait ses mains autour des chevilles et de chaque muscle des jambes, persuadée que chacune de ses caresses acceptées consacrait son triomphe sur la vieille Fati, abandonnée dans les fumées de la cuisine.
Son amie Mariama lui avait confié que le député l'avait épousée parce que Fati n'avait pu lui donner qu'un enfant.
— Et quel enfant ! murmura-t-elle. Un enfant que j'aurais honte de faire à un homme. Incapable de réussir à l'école. Un vaurien qui a l'air tout le temps coupable ou absent.
Mariama lui avait également assuré :
— Mafory, si tu veux vivre en paix avec cette sorcière, n'approche jamais son Oumarou. Elle croit que tout le monde en veut à ce
maudit…
Elle, en vouloir à un vaurien ! « Je ne pense de mal de personne ! » Ses enfants à elle réussiront dans la vie. Son père lui disait souvent qu'un enfant ne peut jamais être heureux si sa mère est méchante. Ce soir, elle avait bien fait de l'injurier publiquement. Et si leur mari n'était pas intervenu, elle aurait dévoilé tout ce qu'elle pensait d'elle et de son Oumarou qui ne se cachait même plus pour boire.
Mafory continuait de caresser les pieds de son bébé endormi. Il y a si longtemps que le député ne confiait plus ses pieds qu'à Hadiza. « Ha, celle-là !
Une gamine qui se donne des airs supérieurs parce qu'elle a été à l'école. » Mariama la connaissait bien : c'était une fille d'esclaves.
Il y avait sept mois, leur mari les avait réunies, elle et Fati, pour leur annoncer son mariage. Le lendemain soir arrivait Hadiza, enroulée dans un magnifique pagne blanc, précédée de griots effrontés et entourée de parents et d'amies. Mariama avait raison : elle ne valait pas mieux que la sorcière. Il fallait l'entendre crier et gémir, la première nuit ! Et sa mère de brandir, le matin, un drap blanc maculé de sang, comme un drapeau. « Elle était vierge ! », c'était un cri de victoire et de fierté.
Mais pour une fois, Fati s'était rapprochée d'elle pour lui confier : «
— Ce sang ne prouve rien. Bien des jeunes filles ont été trouvées
vierges, même après un avortement. Il suffit de serrer les cuisses, de se débattre dans l'obscurité avec un petit flacon de sang frais de poule prêt à être renversé sur le pagne nuptial, ou de faire coïncider la période de règle avec ses premières relations sexuelles bénies…
Elle lui avait tout expliqué. Comment également certains maris, pour faire bonne figure devant leurs camarades, s'entendaient
avec leurs épouses déjà dépucelées.
Elle, Mafory, n'avait rien eu à cacher au député. Avant de le connaître, elle s'était « amusée » deux fois avec des garçons de son âge. Quand elle lui avait avoué ces deux aventures, le député avait eu l'air fâché toute la nuit, mais elle comprit qu'après tout, il la considérait comme pure dans ce pays.
Tout dormait, à présent, dans la concession. Mafory sortit en tirant lentement le battant de la porte. A côté du grand portail, le garage de la voiture était vide. Elle se demanda si son mari rentrerait tard, comme d'habitude. Un chat traversa la rue tranquillement. Elle entendit le vieux Bandia dire à sa femme de faire coucher leur enfant dans la case. Elle se glissa le long des maisons, en souhaitant de tout son coeur que personne ne la rencontre, pour terminer ce qu'elle préparait avant le retour du député.