Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris : Présence africaine, 1979, 187 pages
II — Le mouton
Chapitre 2
— Oumarou, papa te demande, dit un enfant.
— J'arrive.
Il ne fit cependant aucun geste pour se lever. Il se sentait bien dans le lit, tandis que le magnétophone se vidait de sa voix qui se glissait, lasse, presque molle et gluante, dans cette brume sécurisante de l'alcool où il avançait, avec la délectation d'un évadé, vers ce qu'il sentait être le tombeau de la bête. Dans la brume, aucun cri perdu, aucun hurlement de vent, aucun soleil, aucun reproche, aucun visage. Tout s'y mêlait délicieusement : passé, présent, avenir, comme si cette voix pâteuse avait effacé autour d'elle le temps avant de lui rendre toutes ses capacités de bonheur. Ne plus se sentir responsable de quoi que ce soit, ni de qui que ce soit. Se cramponner à la poignée solide de son père. Ne plus essayer de déterrer la bête ou d'imiter le petit oiseau maudit. Ne penser qu'aux études…
A chaque pas, dans la brume, il lui semblait frôler un arbre de joie paisible et familiale. Il arrivait que la brume se déchirât le temps d'un éclair ; alors il se surprenait dans une éclaircie lugubre, sans ombres, remplie de clameurs et d'appels au secours. Mais la brume s'était déjà reformée, protectrice et rassurante, n'acceptant en elle que cette voix qui s'enroulait de plus en plus autour du cadavre de la bête et qui lui parvenait, lointaine, filtrée de toutes les impuissances et du temps. Au fond, il n'était pas difficile d'être heureux. Il suffisait de contourner toutes les éclaircies…
Lorsque l'enregistrement prit fin, il se souleva péniblement sur un coude. Une douce musique de cora flottait dans l'air. « C'est Bandia qui berce son enfant », pensa-t-il rapidement, avant de se souvenir de l'appel de son père.
Oumarou s'arrêta un moment au bas des escaliers de la maison paternelle, mal à l'aise. L'éclat des grosses ampoules accrochées aux arbres de la concession l'éblouissait. Ses frères le regardaient, amusés. Avait-il traversé la cour en titubant ? Il monta les escaliers. Dans le salon tombait une douce lumière d'un lustre et, des quatre coins, autour d'énormes cactus, grimpaient vers le plafond des lianes d'argent. D'épais rideaux multicolores encadraient les fenêtres, et de coûteux chromes tapissaient les murs. Un immense portrait du Guide pendait, face à la porte d'entrée, au-dessus d'une table roulante encombrée d'un téléphone, de Corans en reliure dorée, d'un aquarium vide, de piles pour lampe-torche et de verres vides. A côté, un énorme réfrigérateur. Le léger sifflement d'un climatiseur savamment caché sous un tapis en velours se mêlait au dernier discours du Guide, diffusé par l'un des quatre transistors qui traînaient sur les guéridons.
Dès qu'Abdou vit son fils, il repoussa son assiette où baignait encore une cuisse de poulet. Il prit son dentier, l'introduisit dans sa bouche avant d'effectuer rapidement quelques mouvements de mâchoires pour réhabituer ses dents à la prothèse.
— Même si on t'invite au paradis, tu es capable de venir en retard ! Ta mère m'avait préparé du poulet ; je t'ai attendu. Voici ce qu'il en reste… Peut-être que tu es maudit…
Il plongea une main dans une cuvette d'eau, tandis que de l'autre, la tête renversée, il portait à sa bouche une bouilloire.
Après avoir bu, il rota.
— Je vous remercie, Allah, dit-il.
Il rota à nouveau et s'enfonça dans son fauteuil. Quelque part, un bébé pleurait. La cora s'était tue.
— Avant de t'asseoir, va fermer la porte. Mon climatiseur ne marche pas très bien aujourd'hui… Je t'ai appelé parce qu'il est temps que nous ayons une conversation sérieuse. Ce sera la dernière. Ta mère m'a dit que tu as commencé à boire…
Oumarou se pencha pour éteindre le transistor. Bandia jouait à nouveau. Machinalement, il l'accompagna du pied sous la table.
— En outre, mon ami Elhadj Karamo m'a téléphoné. Après ton dernier exploit sur l'unique ambassadeur ayant sa résidence ici, tu figures désormais sur la liste des éléments négatifs du régime. En ce moment même, tu aurais dû être gardé à vue jusqu'à la fin de la visite du professeur Wilfrang. Mais Karamo est un ami, il n'a pas voulu me déshonorer. Il a accepté de me communiquer également le contenu de ton dossier. Voici la liste de tes bêtises depuis ton admission au lycée…
Oumarou se laissa aller contre le dossier du fauteuil. Tout lui parvenait comme si chacun des mots de colère de son père eût été arrondi et poli par la douce fraîcheur ambiante, avant de pénétrer dans ce monde euphorique où les dernières vapeurs du vin abolissaient tout pour ne retenir que les notes tristes de la cora, qui couronnaient d'héroïsme chacun de ses gestes dans la brume.
— … le 23 novembre 65, tu t'es fait remarquer dans une grève absurde. Je me souviens : vous croyiez que votre proviseur, Tahirou, avait été arrêté injustement. Sa fameuse demande d'augmentation de salaire au nom du syndicat des enseignants n'était qu'une manoeuvre pour semer le trouble. Je connais Tahirou depuis longtemps. Un ambitieux, un insatisfait…
(Moi aussi, je me souviens : au début de notre grève, vous avez tous haussé les épaules. Mais deux jours après, l'établissement était cerné par les militaires. Ils nous traînèrent sur la grosse montagne de cailloux où nous restâmes assis pendant quatre jours sous le soleil. Tu as pris la parole au cours d'un meeting populaire : c'était ta première occasion de parler en public. Tu as prétendu que les ennemis du pays ont essayé, à travers nous, d'ébranler l'unité de la nation. On t'a applaudi, et tu as sorti cette fameuse lettre de Tahirou qui devait le faire condamner définitivement.)
— … Heureusement que j'avais eu l'idée de fouiller dans tes affaires. Quand j'ai lu cette lettre … Douter d'aujourd'hui, c'est apprendre à avancer à coups de révoltes ; il faut bien le comprendre et s'accrocher à la vie pour trouver les chemins les plus simples et les plus droits qui conduisent au bonheur de tout partager. Ne promets jamais plus que tu ne peux tenir… Le présent, ici, n'est que l'aboutissement, au milieu de cris de détresse, d'une autre promesse que le soleil a déjà desséchée et livrée à la force sacrilège du vent. Le vent qui continue de mêler les plus belles pages de notre histoire à celles que tentent de graver dans du sable nos professionnels de la politique… Il faut apprendre à travailler pour aujourd'hui, au rythme des battements de coeur de ceux qui ont faim et soif, pour s'entraider à transformer chacun de ces battements de coeur en coups de canon contre les menteurs…
(Moi aussi, je me souviens de ces lignes qui t'ont fait crier au « détournement de nos enfants par quelqu'un qui avait le devoir de les conduire dans la dignité et le respect des institutions… »)
— … Vous vous battiez pour un intrigant. Si tu écoutais la radio pour t'informer correctement, tu aurais entendu le professeur Wilfrang dévoiler que, depuis l'école primaire, Tahirou nourrissait une haine mortelle envers notre Guide.
(C'est vrai que tu as su si bien présenter cette affaire que tout le monde finit par penser que notre proviseur n'en voulait qu'au fauteuil du Guide pour pouvoir vendre le pays. Combien de camarades sont restés définitivement sur la grosse montagne de cailloux pour n'avoir pas accepté de lui jeter la pierre ?)
— … Tu avais promis de m'écouter quand je t'ai fait libérer. Mais peu de jours après, on t'a surpris avec ce fâcheux tract qui parlait de couilles et de militaire. Heureusement que je suis intervenu…
(Après notre grève, c'est le surveillant qui est allé me dénoncer. Il croyait que c'était Tahirou qui m'avait encouragé à l'écrire. Tu as réussi, à ton tour, à tout faire endosser par mon meilleur ami, Ousmane ; tu savais que c'était un fils de pauvre… )
— … Le 8 décembre 69, tu as frappé l'inspecteur d'Académie et tu lui as lancé : “La francophonie, ça sert surtout à former des Français noirs.” Des phrases comme celle-ci, tu les a entendues quelque part ; et comme toujours, il a fallu que ce soit toi qui te mettes devant les autres pour la répéter.
C'était pour prouver quoi ? …
(Après notre grève, ce fut également ton premier interrogatoire. Nous demandons seulement un peu plus de justice… L'inspecteur avait surpris un de nos professeurs en train de nous expliquer la leçon dans notre langue ; il l'a engueulé parce qu'à son avis, cette méthode ne dénotait que du mépris pour le français, langue de notre civilisation, et qu'elle devait être abandonnée aux pays se prétendant révolutionnaires. Quelqu'un lui a crié, du fond de la classe, qu'il était temps de penser à une réforme de l'enseignement avant que la révolution n'éclate, parce qu'une révolution coûte toujours trop cher, surtout aux colons. Tout le monde a tapé sur les tables en chahutant. Il a rougi et a crié, pour couvrir le tumulte, que de toute façon le monde n'appartiendrait qu'aux meilleurs. C'est à ce moment-là que je me suis levé. Il m'a repoussé de l'index et puis … )
— … C'est grâce à moi que tu n'as pas été exclu définitivement…
( … C'est vrai que depuis ton intervention publique dans l'affaire Tahirou, tu étais devenu président de l'Association des parents d'élèves, député, et tu ne cachais pas que le Guide t'écoutait parfois… )
— … C'est peut-être parce que tu me sens toujours derrière toi que, dès ta réadmission au lycée, tu t'es mêlé à un petit groupe d'imbéciles pour pousser tous les élèves à une manifestation contre la suppression de l'internat. Vous saviez pourtant que c'était nécessaire, autant que la décision que vient de prendre le Guide concernant la non-gratuité des soins médicaux. Avec cette sécheresse, on ne peut plus gaspiller de l'argent à vous nourrir tous et à soigner pour rien tout le monde.
Un homme frappa à la porte. Lorsqu'il entra, il se recoiffa timidement.
— Député, on est là.
— Vous pouvez commencer, j'arrive tout de suite… Oumarou, je ne vais plus m'étendre sur les faits, reprit-il en se penchant sur ses notes. Le 8 mars 71, tu faisais encore partie d'un groupe qui a cassé la porte du bureau de la direction du lycée pour voler…
(Et si je lui rappelais qu'il a promis une boîte de lait au vieux Bandia ?)
— … Non, ne m'interromps pas. De mon temps, un enfant n'osait jamais prendre la parole devant son père avant qu'il ne l'eût autorisé… L'autre jour, tu t'es permis de jeter des saletés sur l'ambassadeur. Je ne vais pas perdre mon temps à te donner de nouveaux conseils. Tu connais déjà l'histoire du petit oiseau qui ne voulait pas vivre parmi les siens, là-haut. On m'a rapporté que tu n'utilises pas ton ventilateur parce que tu en as honte. C'est vrai que, même quand tu étais tout petit, tu aimais seulement la compagnie des mendiants et des autres misérables de la ville ; je pensais à ce moment-là que c'était un simple caprice de fils unique. Je n'ai jamais cherché à m'expliquer ta conduite. Il paraît qu'on peut trouver maintenant de gros bouquins qui vous indiquent comment se faire aimer de ses enfants. Tu ne m'aimes pas beaucoup, n'est-ce pas ? Je n'ai jamais eu la chance de fréquenter une école longtemps. Tout ce que j'ai appris, c'est la vie qui me l'a enseigné. On reçoit des coups, il faut savoir les rendre et en donner d'autres encore ; et quand le vent tourne, tourner avec lui jusqu'à retrouver son équilibre. L'idéalisme et tout le reste, c'est quand on n'a pas réussi et qu'on ne croit pas en Dieu. Tu agis comme si tu étais responsable du sort de tous les malheureux de la terre. Tu ne pourras jamais sauver qui que ce soit, si tu es incapable de nous rendre heureux, ta mère et moi. Je croyais que tu serais fier de mes entreprises, que tu serais tout le temps à mes côtés pour faire à notre nom une réputation de solidarité familiale. Tes frères sont encore trop petits pour qu'on puisse compter sur eux. Pourquoi ne te prépares-tu pas à prendre ma relève en essayant d'abord de t'intéresser à ton propre avenir et à celui de toute la famille ? Tu ne dois pas avoir honte d'être le fils d'un homme riche et puissant : tout ce que je possède, je l'ai gagné honnêtement. Sur les recommandations de mon ami Elhadj Karamo, j'ai d'ailleurs décidé que tu t'éloignerais un peu de la ville jusqu'au départ du professeur Wilfrang. En changeant d'air, peut-être changeras-tu de conduite. Si alors tu reviens pour m'aider, je saurai que le petit oiseau égaré a décidé de vivre au-dessus des petits bêtes méchantes et misérables de la terre.
Il tendit brusquement un bras et pinça fortement une cuisse de son fils.
— Tu verras que nous ne sommes pas tous de vieux cons. Nous aspirons comme vous, les jeunes, à un monde plus juste, assura-t-il. Mais quand on a la main dans la gueule d'un caïman, il est plus sage de le chatouiller que de le battre.
Sur ces paroles énigmatiques, il se leva.
— Père, il faudrait vous occuper un peu mieux du vieux Bandia. Puisqu'il a travaillé pour nous durant presque toute sa jeunesse, il serait bon de lui allouer une espèce de pension de retraité.
— Ce vieil ingrat commence à m'agacer. Je sais qu'il va à gauche et à droite pour se plaindre. Mais ne te mêle pas de ça. C'est tout ce que tu as à me demander, après tout ce que je viens de te dire ? Oumarou, tu es comme du sable : tu ne retiens rien.
Dès qu'il fut sorti, le jeune homme souleva le couvercle de la bouilloire. Ce qu'il sentit le fit sourire : du vin. Après en avoir bu, il alla à une fenêtre. « Tout ce que tu viens de me raconter ne vaut pas une boîte de lait », pensa-t-il.
Dans la cour, un gros camion faisait marche arrière. Il s'arrêta face à l'entrée du magasin qu'ouvrait son père. Trois hommes sautèrent à terre et commencèrent à décharger rapidement le véhicule. Leurs gestes précipités, mais calculés, avaient quelque chose de louche dans cette musique plaintive de la cora que continuait de soutenir la voix éraillée du vieux Bandia. Il se souvint de la remarque de Moctar : « Est-ce que ton père vend toujours du mil ? » Oui, son père vendait le mil à distribuer aux pauvres. Comme tous les dignitaires du régime.
Il vit s'arrêter sa mère, sous un arbre, aussitôt rejointe par Mafory, la deuxième épouse de son père. Il eut l'impression qu'elles se disputaient. Une des voix s'éleva, plus jeune et plus forte :
— Espèce de vieille sorcière stérile, tu es jalouse parce qu'il ne veut plus coucher avec toi !
Son père leur cria :
— Allez faire vos histoires ailleurs !
Oumarou laissa tomber le rideau. Il reprit la bouilloire et but à nouveau. Il lui fallait reconstruire sa brume.