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Williams Sassine
Le jeune homme de sable

Paris : Présence africaine, 1979, 187 pages



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II — Le mouton


Chapitre 3


Ils descendirent du taxi devant le centre hospitalier. Ils tournèrent à gauche, passèrent devant le cabinet dentaire et suivirent la grande allée qui menait au pavillon Z, tout au fond de la cour. Le jeune homme s'arrêta pour saluer un infirmier, tandis que la grosse femme traversait rapidement, avec un mouvement de dégoût et de crainte, le couloir jonché de crachats et mal éclairé qui longeait l'asile des aliénés. Pendant qu'elle montait les escaliers qui conduisaient à l'étage des pauvres, à travers les barreaux de la porte de l'asile, deux bras implorants chargés du poids d'une voix accablée se tendirent vers elle.
— Madame, dites à mon père que ce sont ses victimes qui m'empêchent de dormir.
Elle l'entendit secouer les barreaux, puis ricaner. Elle releva d'une main son pagne et monta deux à deux les escaliers. Au premier étage, elle rabaissa le pagne avant d'arranger son foulard et se dirigea droit devant elle le long de la balustrade, les yeux obstinément ouverts sur les vols saccadés d'une chauve-souris au-dessous d'un ciel brillant d'étoiles.
La première fois qu'elle était venue, elle avait entendu un bruit de chute dans une chambre. Curieuse, elle était entrée : au milieu de quatre moribonds, un vieillard désespérément accroché au rebord de son lit luttait pour se relever. Après qu'elle l'eût aidé, il l'avait priée d'avertir quelqu'un pour déposer à la morgue son voisin :
— Il a rendu l'âme depuis midi ; et avec cette chaleur, il va bientôt commencer à sentir… Votre pagne est taché de sang, ma fille, lui dit-il faiblement.
C'était du sang du petit vieillard. Un gémissement lui parvint, mais elle poursuivit son chemin jusqu'à la dernière chambre que gardait un policier. En dessous, l'infirmier demandait une cigarette au jeune homme.
— C'est la femme de Tahirou, notre ancien proviseur, n'est-ce pas ?
— ll a demandé à me voir. Comment se porte-t-il ?
— Le bruit court qu'il est très malade. La première fois que j'ai pu l'approcher, il ne m'a pas reconnu. A présent, il est interdit, même à nous les infirmiers, de lui rendre visite. C'est le médecin personnel du Guide qui s'occupe de lui… Il sera heureux de te revoir, Oumarou.
— J'ai appris qu'il souffre de maux de ventre.
— C'est fort possible, parce que là où il était pendant des années, même quand on a la peau dure comme lui, on ne s'en tire pas en bonne santé. Mais entre nous, je pense que sa maladie n'est pas si grave, sinon on n'aurait pas laissé un policier armé le surveiller nuit et jour. Tandis que Hassan, celui qui le secondait dans le syndicat des enseignants, s'est vu simplement confisquer sa jambe de bois. Il souffre aussi de troubles de la vue. Tu le verras juste à gauche, après les escaliers…
Oumarou, te souviens-tu de la nuit du 8 mars 71 ?
— Bien sûr.
— C'est moi qui étais venu te chercher à la maison. D'ailleurs, c'est toi qui nous avais donné l'idée de cette casse. On avait besoin d'une machine à stéréotyper pour notre journal. Tu te vantais de pouvoir ouvrir n'importe quoi avec seulement une épingle. Quand nous sommes arrivés, au lieu d'une épingle, tu as ramassé dans la cour une barre de fer et tu t'es mis à taper tellement fort sur la porte de la direction que nous nous sommes tous sauvés.
— Vous m'aviez dit que le gardien était sorti. De toute façon, j'ai pu vous sortir la machine.
— Malheureusement, on ne l'a pas gardée longtemps. Tu sais que c'est Ibrahim qui nous a tous dénoncés, après ? Tu t'en es tiré avec seulement quelques jours d'exclusion, tandis que nous… Si j'avais un père comme le tien, je serais très heureux. On parle encore de ton dernier coup contre l'amba…v — Je m'en vais, l'interrompit Oumarou.
Il suivit le même couloir sombre que la grosse femme.
Tahirou lui sourit dès qu'il le vit. Il était assis sur un petit lit sale, à côté de son épouse courbée au-dessus d'une boîte de conserve qu'elle ouvrait.
— Assieds-toi ici, mon ami, l'invita Tahirou en tapotant le lit près de lui. Je suis très content de te revoir.
Il parlait lentement, à voix basse, en s'humectant les lèvres. La femme disposa deux assiettes sur la table bancale appuyée contre le mur, sous l'unique fenêtre à la vitre brisée. Lorsque le jeune homme s'assit, le petit lit grinça. Tabirou lui passa affectueusement un bras autour des épaules.
— Tu as vraiment grandi. Tu as même vieilli ; c'est vrai que ça fait déjà près de huit ans… Il se tut et s'absorba dans la contemplation d'un point imaginaire derrière son épouse qui venait de s'asseoir par terre.
— Le bruit court que le Guide va vous gracier bientôt, dit Oumarou.
— Je sais. Dès qu'Hassan l'a appris, il s'est traîné jusqu'ici pour me demander de commencer à rédiger une petite allocution de remerciement. Il était tellement heureux ! Je crois que c'est parce qu'il ne supporte plus l'idée de vivre séparé de son épouse.
Et de but en blanc, il demanda la date de la mort de son chien.
— C'est arrivé peu après votre arrestation ; il avait mordu un enfant.
— Je lui en ai déjà parlé, assura la femme.
— Hassan est devenu jaloux, en prison… Comment ça s'est passé ?
— Les parents de l'enfant l'ont abattu.
— Non, je veux parler de votre grève.
— Dès qu'on a été mis au courant de votre arrestation, on s'est réunis. On savait que c'est…
— Il faut manger d'abord, Tahirou, dit la femme humblement. N'est-ce pas, Oumarou ?
— Bien sûr, que je vais manger. Je n'ai fait que ça pendant des années. Va voir si tu peux me trouver de l'eau chaude. Il faut demander du côté de la salle de chirurgie.
Quand son épouse sortit, il se tourna de nouveau vers Oumarou.
— Il n'a pas souffert ?… Lorsqu'il faut tuer, il faut le faire rapidement, sans infliger de souffrances inutiles, murmura-t-il avant que le jeune homme se rende compte qu'il parlait de son chien. Raconte-moi tout, mon petit, reprit-il.
— On a vu que votre arrestation était arbitraire, puisque la Constitution accorde à tous les travailleurs le droit de défendre leurs intérêts à travers leur syndicat. Ils sont venus jusqu'au lycée pour nous ordonner de regagner les classes, après avoir essayé de nous montrer que vous complotiez depuis longtemps pour renverser le gouvernement. Ils ont dit qu'on était des enfants, et que le devoir d'un enfant n'est pas de faire de la politique, mais d'apprendre des leçons. On les a chahutés. Notre mouvement s'est rapidement étendu dans toutes les écoles. Alors le Guide a eu peur. On nous a tous arrêtés pour nous amener sur la grosse colline de cailloux. Et pendant quatre jours, personne n'a ni mangé, ni bu. Chaque matin, on nous faisait asseoir en rangs sous le soleil, et jusqu'au crépuscule personne n'avait le droit de se lever.
Oumarou se tut pour observer le garde qui venait d'entrer. L'homme s'immobilisa un instant à côté du lit, le regard perplexe, comme quelqu'un qui aurait perdu un objet sans qu'il sût lequel, ni l'endroit où le chercher.
— C'est bien, c'est bien, répétait Tahirou. A moi, ils m'ont montré une vieille lettre que je t'avais écrite. Certaines phrases étaient soulignées en rouge. Il paraît que c'est ton père qui l'avait trouvée.
Le garde sortit.
« Il n'ignore donc pas le tort que lui a causé mon père », se dit Oumarou, pendant que le fragment de son cauchemar, où Tahirou le pourchassait, lui revenait à la mémoire.
— Tu dois être content de retrouver la liberté, dit-il brusquement, désireux de ne pas entendre Tahirou évoquer cette affaire plus longtemps.
— Moi, content ? Alors que je ne sais plus où aller. Tu as entendu tout à l'heure ma femme m'appeler par mon nom… Je suis devenu un étranger, même pour elle. Et je ne suis pas encore libéré.
Il s'arc-bouta des bras sur le bord du lit, comme s'il voulait se lever. Puis il soupira profondément.
— Quand tu sortiras, nous irons loin d'ici. Je connais un vieux qui possède une merveilleuse cora ; si tu l'entends jouer, tu oublies tout. Nous serons des princes partout où il n'y aura que lui, sa cora, toi et moi.
— Tu es un inquiet, mon petit. Que cherches-tu à oublier ?
— Le désert est aux portes de la ville. En avançant, son invincible et impitoyable armée…
— A présent, parles-tu toujours ainsi ? demanda Tahirou. (Il sourit et lui tapa dans le dos.) Ne prends pas cet air gêné. C'est très imagé, ce que tu viens de dire. Je ne sais pas si tu serais capable de composer dans notre langue des expressions aussi belles et aussi poétiques. Personnellement, je ne le pourrais pas. Pendant toutes ces huit années de captivité, j'ai très souvent essayé. Je prenais par exemple une idée quelconque, comme cette pensée : « la confiance est un manque d'imagination », et je m'efforçais de disserter là-dessus dans notre langue. Je n'y suis jamais arrivé. Pendant huit années ! Parfois, je croyais m'être tiré d'affaire, mais toujours, aussitôt après, je me rendais compte que j'avais contourné la difficulté en pensant d'abord en français avant de traduire…
Oumarou éprouvait le besoin de fumer. Mais il resta assis auprès de son ami, immobile, la tête penchée. Un jour, il avait demandé au vieux Bandia pourquoi il ne se lassait jamais de gratter sa cora.
— Je ne la gratte pas, on cause, lui avait-il répondu.
Il savait qu'il ne parlait que très rarement pendant la journée. A cause de son infirmité, de l'absence d'amis, de ses travaux sous le soleil. Tahirou de même, après huit années de surdité dans la prison la plus abominable du pays, ne devait pas être seulement en train de bavarder. Oumarou devinait que sa présence n'était plus qu'un prétexte pour son ami, désireux de retourner vite dans le monde dynamique des vivants, sous le parrainage d'un interlocuteur attentif qui soutiendrait la somme des réflexions amassées au cours de la partie enterrée de son existence.
— … Et puis j'ai commencé à avoir honte de mon instruction, de mon éducation occidentale, autant que peut l'être un obèse de son ventre. Pour me surveiller dans ma promenade mensuelle, deux hommes m'accompagnaient toujours. Deux goumiers 1 très jeunes qui ne sont jamais allés à l'école. Ce sont eux surtout qui me faisaient sentir mon obésité intellectuelle ; ils étaient aussi purs que le sable sur lequel nous marchions, un peu naïfs, de cette naïveté attachante des enfants. Je pense qu'ils ne m'ont jamais identifié ; ils m'appelaient « oncle ». Leur façon de simplifier la vie m'énervait au début. Ils pensaient que…
— Ils sont rares, en ville, ces innocents, coupa Oumarou.
Il fut surpris de s'entendre parler ainsi, alors qu'il ne voulait que fortement inspirer de l'air pour se soulager de son besoin de fumer.
— Un jour, ils ne sont pas venus. A leur place, j'ai vu un policier farouche et triste qui me suivait partout, la tête basse, comme s'il voulait compter mes pas. Il m'a assuré que je ne reverrai plus mes deux « neveux », qu'ils s'étaient enfuis sans avertir les autorités, pour suivre leur famille et leurs chèvres dans un autre coin plus clément du désert. Il a ajouté que c'était à cause de l'indiscipline de tous ceux de leur race que le gouvernement n'arrivait pas à s'organiser efficacement pour faire reculer la sécheresse. Quand il m'a raconté tout ça, il a eu l'air satisfait et il m'a reconduit dans la grande bâtisse en banco de la prison. Je ne lui ai pas répondu, mais si notre libération est effective, peut-être qu'après tout l'idée de Hassan d'une allocution de remerciement n'est pas mauvaise. J'espère que beaucoup de gens m'entendront, car j'en profiterai pour dévoiler que la tragique famine qui frappe notre pays n'est pas due seulement aux intempéries ; cette sécheresse n'est pas tombée du ciel du jour au lendemain. Tout le monde l'a vu avancer, et tout le monde l'a laissé avancer. Elle ne résulte ni d'une catastrophe naturelle, ni d'une situation imprévisible. Beaucoup de gens pensent avec raison que tout ceci est l'aboutissement du développement des villes aux dépens des campagnes, des privilèges d'une minorité, des profits des sociétés étrangères et de leurs alliés locaux, avec pour conséquence la substitution des cultures commerciales aux cultures vivrières, l'écrasement de la paysannerie sous l'impôt sans que l'Etat lui donne rien en échange, la désintégration des circuits de production, d'échange et de solidarité traditionnels, la négligence systématique d'une politique d'infrastructure routière des zones non « rentables » en faveur du commerce international, la prétendue imprévoyance des experts et des planificateurs. On aurait dû arrêter depuis longtemps les spéculations sur les grains, pas maintenant que les greniers des commerçants féodaux sont remplis ; on aurait dû organiser des stocks, prévoir des secours, au lieu de tendre la main aux puissances impérialistes coupables, qui dans un geste de générosité calculée et tardive, envoient des secours dérisoires, compensation ridicule du pillage de nos matières premières et de nos ressources humaines. On aurait alors pu enrayer ou au moins limiter cette catastrophe qui tue hommes et animaux. Aujourd'hui, on tire la sonnette d'alarme pour détourner les responsabilités vers les nuages, parce que la colère des paysans affamés et des chômeurs risque d'ébranler le pouvoir néo-colonialiste en place et de dépouiller les hauts dignitaires de tous leurs biens volés.
Je leur réserve une belle surprise, tu verras, Oumarou. Je dirai tout cela aux paysans, aux éleveurs, à tous les travailleurs et à tous ceux qui souffrent de ne plus s'en prendre au destin, mais à des hommes que tout le monde connaît, et qui, avec la bénédiction de leurs maîtres capitalistes, ont préparé le pays à une prolétarisation plus accentuée, et donc à l'accroissement des inégalités, en favorisant la famine.
Tahirou, sans s'en rendre compte, criait de plus en plus fort. Oumarou regarda avec crainte le policier qui s'était approché depuis un moment. Il avait l'impression de revivre son cauchemar.
— N'aie pas peur pour moi, mon petit ami, poursuivit Tahirou après avoir remarqué le regard du jeune homme. Il y a huit ans, je craignais la mort parce que j'en avais une conception matérialiste. Je la définissais comme le contraire de la vie, et la mienne avait été jusqu'alors si inutile que je tremblais seulement à l'idée d'une maladie qui m'aurait ôté les moyens de laisser quelque chose de durable après moi. C'est peut-être idiot de penser à la mort comme à la fin de tout et de vouloir continuer à vivre à travers une réalisation solide, mais je crois que cette idée est le dernier nombril qui lie l'homme à Dieu et qui l'éloigne de l'absurde. Le jour où l'on m'a arrêté, j'ai compris que j'avais tout perdu ; je ne ressemblais, je m'en rends compte, qu'à ces intellectuels de foire qui se promènent avec des dictionnaires dans leurs bottes pour épater le commun des mortels. Mes connaissances, c'était du chiqué.
Ce sont mes deux « neveux » qui m'ont fait découvrir des choses merveilleuses, collées à la réalité, à la paroi lisse de notre ciel et de notre désert. Ils m'ont appris comment dresser un dromadaire, s'orienter sans boussole, se laver avec du sable fin, deviner l'approche d'une tempête de sable et s'en protéger, se désaltérer avec quelques gouttes d'eau et comment en obtenir avec des cailloux, des peaux, ou une couverture, et des tas d'autres choses. Je me suis dit qu'au lieu de chercher à monnayer au meilleur prix mes connaissances livresques à travers le syndicat des enseignants, ma lutte aurait été encore plus belle si je m'étais battu afin que tous ces braves aient une école pour compléter leur sens pratique de la vie. Ils pensaient que l'homme n'était pour rien dans le désordre du monde… Non, ils ne disaient pas désordre, ils parlaient plutôt d'ordre, d'harmonie, car à leur sens tout s'équilibre merveilleusement à l'instar de leur ciel et de leur désert tellement semblables de part et d'autre de la ligne mince et pure de l'horizon. Tout cela me contrariait plutôt, au début, car j'étais enclin à tout mesurer par rapport à ma condamnation cruelle et injuste, mais je continue de penser qu'il leur faut une école qui puisse leur apprendre à élever dans ce vide, entre le ciel et la terre, des arbres, des bâtiments, ou des cris de protestation pour témoigner devant Allah de cette vie si dure qui leur est accordée. Tu es peut-être étonné de m'entendre parler d'Allah, à présent, n'est-ce pas ? Je te disais, il n'y a pas si longtemps, que seul l'homme compte.
Voici ce que mes « neveux » m'ont appris de capital : un jour, je suis tombé malade ; j'ai passé cinq jours à délirer sur ma natte ; mes geôliers se contentaient de me jeter ma boule quotidienne de mil pilé par le judas. Quand ils sont arrivés pour ma promenade, je pouvais me lever, mais j'avais vu la mort approcher si près ! Elle m'a surtout permis d'essuyer, comme d'un coup de main, la poussière d'habitudes qui couvrait ma vie ; alors j'ai découvert qu'au fond, toute mon existence n'était que lassitude et résignation, enrobée d'illusions épaisses qui…
Ils entendirent le vent secouer les longues branches desséchées des arbres de la cour de l'hôpital. Par le trou de la fenêtre, il soufflait fort. La lumière s'éteignit partout. Le policier traîna sa chaise. A travers la porte, Oumarou le devina assis. La voix de Tahirou revint.
Oumarou sut qu'il ne s'était pas arrêté de parler.
— … Mes « neveux » m'ont demandé de prier souvent, et qu'Allah m'aiderait. Je leur répondis que j'attendais de connaître Allah. Alors le plus âgé des deux m'a dit : « Oncle, quand tu étais dans le ventre de ta mère, tu pouvais avec tes pieds, tes mains, ta tête, la toucher. Tu ne la voyais pas, mais elle était vivante. C'est après qu'on ait coupé ton nombril pour te détacher de l'obscurité de ses entrailles que tu as pu la voir. Il en va de même pour Allah. Nous sommes tous dans son sein, mais on ne peut pas le voir encore. Plus tard, oui, lorsque la mort viendra couper le lien qui t'attache à l'obscure existence terrestre… La vie, c'est le nombril qui rattache à cette obscurité. » Cette comparaison m'a beaucoup aidé à comprendre la limite de l'homme…
Un vague bruit de tonnerre domina la voix de Tahirou.
— On dirait qu'il va pleuvoir, dit le policier. (Il gratta une allumette, aussitôt éteinte par le vent.) Demain, tout le monde doit prier sur le grand terrain.
Des lueurs d'éclairs faisaient danser, à travers les fenêtres, des ombres menaçantes et brèves.
— Je me demande si c'est la solution, lui répondit Oumarou.
— Vous, les jeunes, vous êtes des mécréants, lui lança le garde. C'est à cause de vous, des prostituées et des machines qu'on envoie sur la lune, que Dieu nous punit…
— Vous ne comprenez rien, l'interrompit Tahirou avec des accents de colère dans la voix. Dans le plus petit geste de nos enfants, il y a plus de volonté, de justice et d'égalité que dans toutes vos prières. En réalité, c'est notre salut à nous, les vieux, qui est compromis. Quant aux prostituées…
— Mais nous, nous prions. — Je sais. Dans ce pays, l'islam est mort. ll ne reste que des musulmans.
— Je ne vous laisserai pas insulter tous les fidèles de notre pays. D'ailleurs, l'heure de la visite est terminée.
Oumarou se leva et tâtonna jusqu'à la porte où il buta contre le garde. « Si ma bête n'était pas morte, j'aurais tout de suite refusé. Peut-être même que je l'aurais battu », pensa Oumarou.
— Foutez le camp, cria le policier.
— Reste, Oumarou, lui cria à son tour Tahirou. Personne ne me fait peur ici, même pas votre Guide.
— C'est ce qu'on verra, promit l'homme.
Un éclair illumina toute la cour de l'hôpital. Oumarou vit les deux hommes assis face à face, l'un sur la chaise, l'autre sur le lit, tendus l'un vers l'autre. Dans la figure de son ami, assombrie par la barbe, les yeux brillaient d'une telle détermination qu'il crut devoir le calmer.
— Ce n'est rien, Tahirou. Je reviendrai demain. Et comme tu seras libéré bientôt…
Le tonnerre gronda.
— Ça m'étonnerait, avec tout ce que j'ai entendu depuis le début, assura le garde.
Sa voix avait éclaté au bout du grondement du tonnerre, furieuse et inquiétante comme si elle en avait été le prolongement humain.

Note
1. Goumier : garde en service dans le désert.
[Selon le dictionnaire Larousse et Wikipédia le mot gūm signifie tribu en arabe maghrébin ; il dérive de qaum, c'est-à-dire troupe en arabe classique. Cavalier ou fantassin le goumier faisait partie du goum, une formation militaire supplétive autochtone sous la colonisation française en Afrique du Nord et en Afrique noire. — T.S. Bah]


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