Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris : Présence africaine, 1979, 187 pages
II — Le mouton
Chapitre 1
Tahirou sera libéré demain. Ou après-demain. Ou très bientôt. Sa femme a envoyé son cousin me chercher. Je ne voulais pas venir tout de suite, parce que je me sens toujours malade l'après-midi ; parce que je venais de faire encore un cauchemar qui me hantait, parce qu'il faisait trop chaud, parce que je n'aime pas son cousin qui ne s'assoit jamais, parce que depuis hier toute la ville ne parlait que du professeur Wilfrang et de sa lionne qui ne boit que de l'eau distillée … Quand on ne veut pas faire quelque chose, on a toujours un tas de raisons de ne pas le faire.
— Mais il faut venir tout de suite, c'est très important, c'est à cause de ton ami Tahirou, a insisté le cousin.
Je l'ai suivi. Il marchait très vite, le soleil immobile faisait vibrer l'air et repoussait un vieux dromadaire dans la tache d'ombre d'une véranda. Celui-ci nous a regardés tristement un moment, puis son long cou maigre s'est affaissé sous le poids de sa tête.
Oui, Tahirou sera libéré demain, ou… On doit certainement en parler dans toute la ville. Je suivais le cousin de sa femme. Il y a quelques années, on aurait trouvé un peu partout des groupes gesticulant autour d'une bouilloire de thé, avec autour de leurs gestes, au-dessus de l'infatigable petit réchaud à charbon, des bruits suspects.
Il marchait toujours devant moi dans le sable brûlant. J'aurais dû être content et avancer aussi vite que lui, parce que Tahirou sera libéré demain … Je l'aime bien, Tahirou, avec ses formules banales. Il disait parfois : « Un homme est responsable de la forme de sa maison, de celle de sa prison et de celle de son tombeau. » Mais je n'étais pas particulièrement content de sa libération ; c'était à cause de la surprise, de la chaleur, de mon cauchemar … peut-être.
Une voiture passa, deux grosses voitures suivirent ; et le cousin de sa femme reprit sa marche. Peut-être que tout le monde parle déjà de cette libération. Au fond, les hommes ne changent pas, c'est seulement le soleil qui change. Toute la ville brûlait, et trois manoeuvres se démenaient à éteindre l'incendie au-dessus d'un bouquet de fleurs fanées plantées au carrefour. Un chien s'approcha pour pisser, mais ils l'arrosèrent en riant. Le maire, c'est quelqu'un d'intelligent, il pense que dans notre ville il faut des fleurs. Les fleurs n'ont besoin que d'eau, les fleurs sont remarquables, elles sont un défi au soleil, les fleurs donnent du travail à trois manoeuvres. Un chien, il faut le chasser, et l'eau, il faut la vendre aux pauvres parce que le pays est pauvre.
Nous avons sauté au-dessus du bouquet de fleurs. On nous a menacés. Un manoeuvre m'a reconnu et, après, ils ont tous souri. Mon père est important.
Quand j'allais chez Tahirou auparavant, tout à fait au début, je voulais sans cesse jouer avec son chien. Sa femme disait qu'un chien, c'est trop sale. Mais j'aimais le voir courir ramasser ma chaussure que je lançais au loin. Il était rarement avec les autres chiens et moi, je ne fréquentais pas mes camarades du lycée. Un jour il s'est sauvé avec ma sandale en peau de mouton, il a mangé
la semelle et on a tous ri.
Tahirou ne riait jamais. Son visage seul rayonnait. J'ai appris plus tard que parfois il sortait la nuit pour ne rentrer qu'à l'heure où le ciel commence à perdre de sa transparence, comme pour tenter le soleil. Ivre, il jouait avec le chien ; ou quand il ne voyait personne, il s'asseyait devant la porte et déclamait à haute voix des vers qu'il finissait par mélanger.
C'était les dimanches. « Viens me voir à la maison, le dimanche, tu es toujours dans ton coin, tu t'amuseras, tu verras. » Et je pris l'habitude de lui rendre visite. Je disais à mon père que je restais au lycée pour travailler. J'ai continué à venir après son arrestation. On disait que le Guide était un de ses camarades d'école. Il n'en parlait jamais. Il ne me demandait jamais si j'avais des parents, « que font-ils », « où habitent-ils ». Il ne demandait jamais d'où l'on vient, où l'on va ; il vous prenait comme ça, au milieu, comme une corde interminable qu'on tire, qu'on tire. Il disait que l'homme est interminable ; pour lui, le passé et l'avenir, ça n'avait pas d'importance … Et un jour les bouts de la corde venaient d'eux-mêmes. Et je me suis retrouvé tout entier devant lui.
Tahirou sera libéré demain. Ou … « Demain, c'est un cri de prisonnier », me confiait-il souvent. Lorsque je le reverrai, je serai certainement heureux. « ll a laissé pousser sa barbe, sa moustache, et s'est rasé le crâne. Moi-même l'ai à peine reconnu. Il ne souffre que de maux de ventre, c'est pour ça qu'on l'a transféré de la prison au pavillon Z. Tu montes les escaliers et c'est au bout à gauche ; il y a un garde devant sa chambre, et les visites sont encore interdites. »
Le cousin de sa femme me parlait avec des îlots de silence entre nous, et je pensais à ce moment-là qu'il y aurait des discours à sa libération, et la joie des tambours, comme chaque fois que mon père se déplace à travers le pays.
Nous marchions toujours. ll n'y avait pas de vent. Puis le vent s'est levé, a balayé les rues, s'est cogné aux petites fenêtres fermées des lourdes maisons cubiques en banco. Toute la ville était couchée encore sous le soleil. Pendant que nous avancions, je me suis dit que j'aurais dû prendre la voiture. Et Tahirou attend d'être libéré demain !
Je me souviens de la première fois. Le surveillant m'a traîné dans son bureau. Tahirou nous attendait, l'air ennuyé, avec partout autour de lui des papiers en désordre, des livres ouverts. On l'admirait pour ça, on racontait qu'il était très « fort », mais il répondait qu'on n'apprend presque rien dans les livres. Je me suis assis, le surveillant m'a grondé. Je me suis levé et le surveillant a commencé :
— Monsieur le Proviseur, voici ce que je l'ai trouvé en train de lire …
La cloche a sonné à ce moment-là, mes camarades sont sortis en criant. Leurs cris se mêlaient à ceux des vendeuses, à la chaleur, au bruit du vieux ventilateur du bureau « Lis, Bon Dieu », a crié à son tour le proviseur.
Les militaires qui n'ont pas de couilles
Pendant que leur peuple fait ouille …
Lorsqu'il termina la lecture, Tahirou m'a sourit.
Nous marchions toujours. Le cousin s'est arrêté en face d'une clôture et s'est accroupi pour uriner. Auparavant, nous serions déjà arrivés chez Tahirou. Tout est maintetant plus long ; le soleil a dilaté les distances. Je lui ai dit de ne pas m'attendre et je suis entré dans un bar. Depuis quelque temps, seuls les bars poussent sous le soleil. Je me suis assis sur un casier de bouteilles et j'ai bu.
A ta santé, Tahirou. Quand tu sortiras, tu trouveras peut-être le vin chaud et tu seras surpris de me voir boire. Et après, quand on sera bien saouls, j'ai toujours des gousses d'ail dans ma poche. Ta femme et ma mère n'en sauront rien. Nous prendrons le premier chien galeux rencontré et nous nous roulerons avec lui dans la poussière.
Mon ami, c'est à ça que ressemble ma fatigue : caresser un chien perdu dans les dernières fraîcheurs de la nuit. Pourquoi souffres-tu à présent de maux de ventre ? Moi non plus, un jour, je ne couperai ni ma barbe, ni mes moustaches. N'est-ce pas que c'est une belle forme de fatigue ? Tout le monde est fatigué de porter notre soleil.
J'ai encore bu à ta santé, car tu seras libéré demain, ou après-demain, ou très bientôt. Je rêvais de pouvoir écrire un livre, un gros livre, imposant comme une tombe.
J'expliquerais pourquoi tu as des maux de ventre, pourquoi la terre s'est arrêtée ici, sous le soleil. Mais je n'ai pas d'imagination, c'est pour cette raison que je n'ai pas pu résister à l'envie de faire rimer « couilles » et « ouille » ; le reste est venu tout seul.
Je me sens si fatigué ! Tahirou, à ta santé ! Non je n'écrirai jamais un livre, et quand tu sortiras, je te montrerai un vieux fou qui s'entend si bien avec sa cora ! Nous l'amènerons avec nous, loin, très loin, là où commence notre désert. ll croit que la terre est plate, qu'au sommet d'une très haute montagne on pourrait cueillir les étoiles, mais sa profonde voix, quand elle s'élève au-dessus de la troublante musique de sa cora, sait si bien éclairer les contrées les plus obscures de l'imagination et de la mémoire !
Encore à ta santé, Tahirou ! Le cousin de ta femme passait de temps en temps sa tête par la porte, avec le même air de reproche que ma mère quand elle me voit sortir avec Hadiza, la troisième et belle épouse de mon père. On n'a jamais qu'une mère, mais cette ville éclaboussée de poussières et de lumière est, elle aussi, unique.
J'ai continué à boire. Tout est unique. C'est écrit sur chacune des cordes de la cora du vieux Bandia. ll est en train de jouer. Ma maison est à côté de sa petite case en paillotte, il n'y a que le mur qui nous sépare. Peut-être pense-t-il à son village perdu, à sa femme malade, ou à