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Williams Sassine
Le jeune homme de sable

Paris, Présence africaine, 1979. 185 pages


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— Chapitre 5 —

Bandia laissa doucement glisser le seau, au bout de la corde en chambre à air d'automobile, au fond du vieux puits. Il laissa la corde se dérouler longtemps, bien longtemps. Lorsqu'il ne sentit aucun poids dans ses bras, il pencha sa bonne oreille vers le fond du puits et commença à tourner autour de la margelle, en soulevant à chaque pas le seau pour le faire tomber par petits coups. ll devina quelque part avec joie la présence de l'eau. « Je vous remercie, Allah! », dit-il. Après avoir remonté le seau, et après que l'eau se fût décantée, il la versa dans une jarre en argile cuite. Ensuite, il racla la boue déposée dans le seau et, par grosses poignées, remplit un pan de son boubou qu'il pressa de toutes ses forces au-dessus de la jarre.
Un vrombissement remplit l'air. Levant les yeux, il aperçut un petit avion glissant dans le ciel, tout brillant, semblable à un poisson d'argent ; il sourit longtemps au petit avion et continua à lui adresser de joyeux signes de la main, même quand il eut disparu. Oumarou, le fils de son patron, lui avait promis qu'un jour il le ferait monter dans un oiseau métallique identique, lui et tous les pauvres de la ville. Ce jeune homme aimait très souvent l'écouter jouer de la cora ; d'autres fois, il lui plaisait de parler de mondes bizarres où tous les hommes seraient également riches, heureux ou malheureux. Lui, Bandia, préférait goûter au bonheur simple d'être encore plein de vie malgré son âge, sa partielle surdité, sa pauvreté et sa solitude.
Et parce qu'il savait que le paradis était loin de cette existence terrestre et de ses piétinements, dans un royaume ouvert seulement à ceux qui savaient se souvenir, pour être pardonnés et protégés par les ancêtres.
Il puisa un peu d'eau au creux de ses mains et s'en alla asperger le sol, là où il était encore brûlant. « Père et mère, que chacune de ces gouttes d'eau fraîche adoucisse votre séjour … »
Il s'était accroupi, une main posée à plat sur le sable mouillé, l'autre entourant le front, comme au temps où, à côté de la forge familiale, il aidait son père, par des rites étudiés et des sacrifices propitiatoires, à maintenir l'équilibre entre le monde physique et le surnaturel. « … Si un jour je me suis éloigné de vous … »
Ce jour-là, il était sorti du village parce que la mise en vente de houes de fabrication européenne commençait à les ruiner, en même temps qu'elle détruisait la cohésion de leur petite communauté et faisait disparaître les systèmes traditionnels d'éducation et de formation sociale des jeunes dont eux, les forgerons, étaient les garants.
Il était sorti du village avec la promesse de revenir. Son père ne chercha pas à le retenir, quoiqu'il ne justifiât jamais clairement les raisons de son départ. Sa mère non plus ne chercha pas à le convaincre de rester. Connaissait-il clairement lui-même les raisons de son voyage ? Il pensait seulement qu'il était temps de sortir de son village, comme l'avaient déjà fait plusieurs jeunes de son âge, pour rapporter bientôt quelque chose de nouveau et de beau.
A la veille de son départ, Kouyaté, le griot, et son père s'étaient contentés de lui assurer qu'ils l'accompagneraient partout. Sentaient-ils déjà confusément qu'en désacralisant leurs fonctions, les Européens ruineraient les convictions des jeunes et les croyances qui les protégeaient de l'hostilité du monde ?
Au cours de ses nombreux déplacements, il ne tarda pas à constater que les rites et les croyances variaient selon les ethnies, et cette extrême variété des cultes l'amena peu à peu à douter d'abord de la valeur de ses propres divinités maîtresses, avant de ressentir au fond de lui un vide spirituel, source d'angoisse et de déséquilibre. « … Ce nom de Sidi Boubacar que j'ai adopté parce que désorienté et… » Il comprit rapidement que, pour survivre, il devait accepter de perdre l'originalité de son éducation et convertir ses bases spirituelles ébranlées. Il opta pour l'Islam comme tant d'autres qui s'efforçaient de s'intégrer à un milieu organisé, parce que cette religion permettait facilement de pénétrer les autres milieux d'émigrants ou les sociétés étrangères, et d'échapper aux périls qui menacent l'homme seul. Il prit le nom de Sidi Boubacar.
C'est alors que ses malheurs commencèrent : la mine où il travaillait comme manoeuvre, un jour, s'effondra. Il put être sauvé, mais il n'entendit plus que d'une oreille. Licencié à cause de cette infirmité, il descendit vers le sud où il s'engagea dans une plantation de café comme manoeuvre.
Quelque temps après, il se prenait le pied dans un piège et il fallut l'amputer de trois orteils. Il essaya de gagner sa vie comme passeur à bord d'une pirogue, mais les Blancs vinrent jeter un pont au-dessus de la rivière.
Il avait tout juste eu le temps de gagner de quoi payer entièrement sa pirogue ; alors il s'établit à côté, se maria et, grâce à son nouveau métier de pêcheur, vécut une existence paisible et respectable.
Jusqu'au jour où il accepta la place de muezzin de la petite mosquée de son village adoptif. Peu après, sa femme se noya ; son beau-père disparut, emporté probablement par un crocodile au cours de la recherche du corps de sa fille. Bandia se rappela que deux jours auparavant, un grillon invisible l'avait empêché de dormir toute la nuit. Et le grillon était la forme que revêtaient ses ancêtres pour manifester leur mécontentement. « … Vous savez tous, pères et grands-pères, que depuis ce malheur, je n'ai cessé de vous demander pardon. J'ai tout abandonné de ma nouvelle religion … »
Il commença d'abord par abandonner le village qui l'avait si bien accueilli, tourmenté à l'idée qu'aucun dieu ne pourrait le protéger contre les dangers invisibles et les mauvais esprits que son abandon des rites ancestraux déchaînait autour de lui. Il s'apprêtait à refaire en sens inverse le chemin qui l'avait conduit si loin de ses parents, lorsqu'il apprit que son village n'existait plus, détruit par une inondation. « … J'ai su, père, pourquoi tu n'as pas cherché à me retenir. Quand on m'a dit que vous aviez tous péri dans l'inondation, j'ai préféré ne plus retourner au pays… »
Un jour, il rencontra le père d'Oumarou. « … C'est un homme admirable, qui m'a toujours bien traité. Vous savez déjà que c'est lui qui m'a donné mon épouse Halima. Protégez-le … »
Lorsqu'il se releva enfin, la nuit était presque tombée. Il chargea la jarre sur ses épaules. Même quand il sa à la longueur du trajet de retour, au puits en train de se dessécher, il dit : « Merci Allah ! » en s'enfonçant dans le sable. Le nom d'Allah était tout ce qui lui restait de l'Islam. Il avait fini par l'assimiler à tout ce qui le dépassait.

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