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Williams Sassine
Le jeune homme de sable

Paris, Présence africaine, 1979. 185 pages


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— Chapitre 4 —

Oumarou gara la voiture sous un arbre. Seul le ciel gardait encore, par endroits, les traces rougeâtres de la tempête de sable. Il resta assis un moment, ne sachant où aller. Depuis qu'il avait déposé sa marâtre au bureau, il avait déjà fait deux fois le tour de la ville, ne ralentissant que devant le lourd portail fermé de son lycée. Deux petits ânes péniblement chargés de bois sec passèrent. Un lézard descendit précipitamment de l'arbre, courut jusqu'à la grand-route goudronnée pour s'y arrêter d'un coup, comme si elle eût été de feu. De l'autre côté, un homme éclata de rire en désignant le lézard. ll se souvint qu'il voulait acheter des cigarettes. Pendant qu'il traversait la route, on l'appela. ll rejoignit l'homme qui l'attendait au seuil de sa boutique.
— Viens, que je te présente ma nouvelle épouse.
Un comptoir en bois, en forme de L couché, longeait à moitié la boutique. Sur la petite branche qui faisait face à l'entrée étaient posés pêle-mêle un poste-radio démonté, des outils et des ms. Et sur l'autre … Il n'eut pas le temps de regarder. Une femme osseuse lui tendait la main.
— Fanta, c'est le fils d'Abdou, notre député, dit l'homme en passant derrière le comptoir.
Sa femme s'accouda à côté de lui d'un air protecteur.
— Elle n'est pas d'ici, crut bon de préciser l'homme. Je ne t'ai pas invité à mon mariage, parce que je te croyais occupé à préparer ton examen. C'est après qu'on m'a dit que tu venais d'avoir des histoires …
Il se tut pour observer le client qui venait d'entrer. L'homme tourna en rond un moment, puis sortit sans un mot.
— Tu vois, Oumarou, c'est comme ça tout le temps, à présent ; on entre et on sort. Certains vous laissent tout déballer et s'en vont ensuite sans dire merci. D'autres ont même le culot de venir se reposer ici.
Il parlait tout en serrant une vis à l'intérieur du poste de radio.
— Le commerce ne marche plus, poursuivit-il. Alors je me suis rappelé que je savais bricoler les radios. Quand j'aurai un enfant, tu sais ce que j'en ferai ? Un technichien. Pas question de longues études inutiles. Il sera un technichien. C'est ça qui paie, maintenant. Quand on est instruit, on fait de la politique, et quand on fait de la politique, de nos jours, il faut toujours être prêt à détaler.
Il déposa le tournevis et regarda Oumarou comme s'il cherchait son approbation. De minces filets de sueur dégoulinaient de son front.
— Parce que ça ira de plus en plus mal, conclut-il.
— Ne dis pas ça, Moctar.
Il pinça son épouse dans le dos.
— Si je n'avais pas une famille, je le crierais plus haut, même dans les rues.
— Ne dis pas ça, Moctar, répéta Fanta. Chez moi, les trains ne roulent plus qu'avec du charbon. Et après chaque arrêt, il faut que les voyageurs descendent pour pousser la locomotive.
Oumarou sourit.
— Là-bas, au moins, il y a des trains ; ici, ils n'ont même pas été fichus de faire des routes. Et ils se plaignent de ne pouvoir ravitailler nos parents qui crèvent de faim.
Il se tut pour souffler à l'intérieur du poste ; un nuage de poussière l'aveugla aussitôt. Oumarou rit, malgré la douleur qui s'étendait de plus en plus autour de son furoncle.
— Et dire que je me suis trimballé sous le soleil, de l'autre bout de la ville jusqu'ici, avec ce machin pourri sur la tête. On a voulu m'obliger à acheter un billet de la tombola nationale.
— Ça, ce n'est rien ; quand j'ai quitté mon pays, on y organisait des loteries; mais on ne procédait jamais au tirage. Quand les billets sont épuisés, on passe à la tranche suivante.
— Est-ce que tu peux croire ça, Oumarou? Ce sont des histoires. De nos jours, dès qu'on devient révolutionnaire, on a des tas d'ennemis.
— Tu te plains ici parce que le commerce marche mal. Mais là-bas, il n'y a tout simplement plus de commerce privé.
Un chien pénétra dans la boutique. La femme s'interrompit pour contourner le comptoir. Oumarou se souvint de la prononciation spéciale de Moctar pour le mot technichien. A l'approche de Fanta, le chien grogna en se blottissant dans un coin.
— Laissez-le, madame, sinon il va vous mordre ; il fait trop chaud dehors.
La femme revint sur ses pas à contre-coeur ; le poste de radio commença à crachoter. Moctar tourna un bouton, l'air satisfait. Son épouse se pencha au-dessus de l'appareil. Oumarou la sentait prête à reprendre son attaque ; il se tourna vers le chien. Seule sa tête dépassait, luisante et grosse, du coin d'ombres où il s'était réfugié. lls s'observèrent un moment. Le chien, rassuré, posa sa tête sur ses pattes.
— Dans ma ville natale, ils ont coupé tous les arbres pour obliger les gens à cultiver la terre. Les élèves …
— Cesse de critiquer tout le temps ton président. As-tu vu ici un seul arbre, si ce n'est dans le quartier des patrons ?
— Les élèves n'ont même plus droit à leur certificat de scolarité, de peur qu'ils ne sortent. Ici, au moins, on est libre …
« C'était la même tête de chien que j'avais sous le bras… », pensait Oumarou.
— On est libre de quoi faire ?, s'écria Moctar. Tu as entendu, Oumarou, ce qu'elle vient de raconter ? Si c'est pour aller ailleurs, il n'y a que le désert autour de la ville. Si c'est pour parler librement, il faut choisir ses auditeurs. Oumarou, dis-lui combien de fois tu t'es fait exclure de ton école pour avoir protesté contre certaines injustices et combien d'autres élèves, d'enseignants, sont en …
Un grésillement déchira l'air. Quelques instants après, une voix un peu molle s'éleva :

« … Je vous assure, chers compatriotes, que c'est la mort dans l'âme que je décide la suppression de la gratuité de l'enseignement et celle des soins médicaux dans les hôpitaux. Ce n'est pas de gaieté de coeur que j'ai pris cette mesure, mais vu la situation difficile que nous vivons, l'Etat ne peut plus continuer à supporter tous ces frais. Je demande également votre concours et votre compréhension pour purifier notre cité de toutes les prostituées qui éloignent chaque jour de nous la clémence d'Allah. La brigade spéciale dont je suis en train d'étudier l'organisation… »

A retrouver certains morceaux de son cauchemar jusque dans cette boutique surchauffée, entre ces époux aigris, face à ce vieux poste de radio déréglé qui rendait encore plus irréelles la voix et les décisions du Guide, Oumarou éprouva un profond étourdissement proche de l'évanouissement. Il appuya fortement sur son furoncle.
— Moctar, tu vas être satisfait, puisque tu aimes les révolutionnaires, commenta Fanta. Parce que ça commence toujours avec des histoires de brigade.

« … Ne nous décourageons pas, chers compatriotes. Notre pays est trop grand et Allah si miséricordieux qu'Il est impossible qu'on ne découvre pas un jour quelque part de l'or, du diamant ou du pétrole… »

Moctar coupa le contact.
— C'est l'un de ses vieux discours qu'on repasse … Je crois que ça peut aller. Maintenant, le problème est de me faire payer.
Il prit un chiffon pour essuyer la radio. De crainte que la discussion ne reprenne, Oumarou demanda un paquet de cigarettes.
— Un jour, quelqu'un aura le courage de lui jeter une bombe en pleine figure, dit la femme en posant le paquet sur le comptoir.
Il se demanda si elle parlait du Guide ou du président de chez elle.
— Fanta, il ne faut jamais souhaiter ça. Nous, tout ce qu'on dit, ce sont seulement des mots. C'est juste pour parler. N'est-ce pas, Oumarou ?
« Pourtant si je fume maintenant, je tomberai malade », se disait Oumarou.
Moctar souleva la radio et la déposa sur un tabouret. Le chien avait fermé les yeux. La femme repoussa d'un index menaçant deux mendiants arrêtés à la porte.
— Il faut que je m'en aille.
— Bien. Tu as l'air de souffrir.
— C'est à cause de ce furoncle.
— N'oublie pas de revenir dès que tu te sentiras mieux. Toi, tu es un homme, tu n'as jamais peur de la vérité … Est-ce que ton père vend toujours du mil ?
Pour éviter de répondre, il fit semblant de vérifier la monnaie rendue par la femme. Chaque fois que quelqu'un approuvait sa conduite, il faisait aussitôt allusion à l'une des nombreuses activités de son père. Pendant qu'il avançait vers la porte, il entendit Moctar chuchoter à sa femme : « C'est lui qui a attaqué l'ambassadeur, l'autre jour … »
Il s'arrêta à la porte, mal à l'aise. Le soleil semblait toujours à la même place, au milieu d'un lac de lumière ardente, bordé de flocons de nuages. Les deux mendiants s'étaient assis à l'endroit où une ombre mince restait collée au mur de la boutique. L'arbre sous lequel il avait garé la voiture dressait ses branches maigres, crochues et noires, comme autant de doigts implorants vers le ciel aveuglant. Un des mendiants se leva et approcha de lui une petite main affreusement tordue, tendue en avant. Moctar cria soudain à son épouse qu'il n'aimait pas l'entendre tout le temps parler de politique. Le vent passa, chargé de grains de sable brûlant qu'il lançait partout. Aucune branche ne remuait. Des hommes marchaient, courbés en avant, une main devant la figure pour se protéger. Il voulut sortir de la boutique, mais se rappela qu'il ne savait ni l'heure, ni le jour, qu'il devait régner une chaleur infernale dans la voiture, qu'il n'avait rien à faire à la maison, qu'il n'avait pas su défendre son père contre les insinuations de Moctar.
De temps en temps, une voiture glissait sur la route en laissant des traces de pneu sur le goudron liquéfié. Il tâta délicatement son furoncle ; tout lui faisait mal dans cette lumière. Un enfant courut derrière le marchand ambulant de glaçons. Le vendeur renversa sa boîte en riant ; l'eau éclaboussa l'enfant. Oumarou ferma les yeux. Tout tournait autour de lui. Soudain, un choc et un cri de douleur. Lorsqu'il ouvrit les yeux, une voiture faisait marche arrière ; elle contourna le corps renversé et repartit. Le petit mendiant à la main tordue resta couché sur le flanc. Les passants s'étaient arrêtés. Le vendeur de glaçons rit en montrant du doigt le petit mendiant qui se relevait. Il sembla à Oumarou avoir déjà assisté à cet accident. Où était-ce simplement le souvenir de l'homme qui se moquait du lézard ? « Voici peut-être enfin quelque chose de nouveau dans cette journée. »
— Je connais le chauffeur, déclara-t-il à la foule qui grossissait.
Sa bouche s'était déjà desséchée ; il humecta ses lèvres et cria encore :
— Pourquoi n'avez-vous pas obligé le chauffeur à s'arrêter ? Chaque jour vous montrez à ceux qui vivent de votre peur que vous êtes incapables de vous unir pour vous défendre. Je connais le domicile du coupable…
Le soleil brûlait toujours. Le vent s'était à nouveau levé, chaud et salissant ; le marchand de glaçons continuait de rire ; le petit groupe de badauds redevenait une file de passants, les deux mendiants lui tendaient à nouveau la main …
— Que se passe-t-il ? demanda un policier.
Il sut alors qu'il ne se passerait plus rien.
— Ce n'est rien. Quelle heure est-il, monsieur ?
— Je n'ai pas de montre. Ne restez pas au milieu de la route.
Lorsqu'il regagna la voiture, il alluma une cigarette. « Je n'ai pas réussi à me faire comprendre! », soupira-t-il. A la fournaise ambiante s'ajoutait une espèce de nausée chaque fois qu'il fumait. Il éteignit la cigarette.
— Encore deux ou trois heures avant le crépuscule.
Jusqu'au bout des nerfs, il éprouvait la lente descente du soleil derrière le lit du fleuve mort qui ceinturait la ville. ll savait qu'après qu'il eût basculé, passerait seulement et rapidement, peuplé de toutes les vies délivrées et de cris de muezzin, le crépuscule qui effacerait en lui la vision de cette journée vide à allure de cauchemar. Alors naîtraient, au-dessous du ciel éteint, une douce impression de paix générale, en même temps qu'un profond sentiment de soulagement. Et, lorsqu'après avoir adressé leurs prières gonflées d'espérance dans toutes les mosquées, ses concitoyens ressortiraient un peu plus courbés, comme si leurs prières trop lourdes pour monter jusqu'au ciel les avaient attendus pour les accabler, ils prendraient la nuit à témoin de leur vaillance et de leur patience en la remplissant de sons de vielle, de bruits de calebasse et de claquements de mains, musique immobile et plaintive à laquelle s'abandonnait toujours, jusqu'à l'embrasement matinal, tout son être, écrasé d'abord de résignation, puis parcouru de l'angoissante impuissance de connaître ou de donner le bonheur ; et, enfin, livré à la fureur de refaire le monde selon une image insaisissable.
Il alluma le mégot de cigarette, décidé à le fumer jusqu'au bout. « C'est peut-être parce que je me suis adressé à eux en français … Ou est-ce parce que j'avais seulement l'illusion de parler ? … »
Il pensa encore au terrible poids du soleil, à son cauchemar, au crépuscule qui tardait et un peu à son avenir. Ensuite, il entreprit de percer son furoncle à l'aide d'un brin d'allumettes et du rétroviseur.

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