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Williams Sassine
Le jeune homme de sable

Paris, Présence africaine, 1979. 185 pages


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— Chapitre 3 —

Le professeur Wilfrang promena affectueusement ses longs doigts nerveux sur l'une des photos étalées devant lui. Lorsque la petite voix impersonnelle de l'hôtesse se tut, il se tourna vers les journalistes :
— Si je retourne aujourd'hui en Afrique, c'est pour faire plaisir à Nicole. N'est-ce pas qu'elle est belle ? Regardez ces photos … Là-bas, je la laisserai absolument libre pendant quelque temps. Elle pourra aller où bon lui semble, goûter à cette liberté des grands espaces…
— Ne pensez-vous pas, professeur, que c'est une imprudence ?
Il regarda sévèrement le journaliste qui venait de l'interrompre, avant de sourire à la photo de Nicole comme pour la prendre à témoin de la bêtise de la question.
— Si je le pensais, je resterais ici. J'ai autant de respect pour la vie d'un Noir que pour celle de n'importe qui d'entre vous. Et puis Nicole n'est pas une lionne comme les autres. Je l'ai eue quand elle avait à peine deux mois. A présent, elle mange dans mes mains, dort au pied de mon lit ; je suis sûr qu'elle me considère comme son père. Quand elle respirera l'air de sa patrie, elle deviendra encore un peu … un peu plus humaine. Bien des gens sont plus dangereux qu'une lionne, et pourtant personne ne s'inquiète de les voir en liberté.
— Professeur, là où vous allez les gens meurent de faim et…
— Je vous vois venir, monsieur. Non, elle n'a rien à craindre de ce côté. J'ai pris mes précautions : elle ne mourra ni de soif, ni de faim. Peut-on faire souffrir une lionne qui vous considère comme son père? Un jour …
— Professeur, encore une question. Nous savons que le père de la patrie de votre lionne a été votre élève. Le rencontrerez-vous ?
Quoique cette nouvelle interruption commençât à l'agacer, il regarda avec sympathie tous ces journalistes assis en face de lui, penchés sur leur calepin, semblables à de bons petits écoliers attentifs. Une foule de souvenirs l'envahit. Il s'enfonça un peu plus dans le grand fauteuil moelleux de la salle d'attente de l'aéroport.
— Je l'ai connu pour la première fois, il y a de cela près de quarante ans …
Au fur et à mesure qu'il parlait, tout s'ordonnait dans sa mémoire. Tout à fait au début, il y avait une petite maison blanche en banco, perdue dans une grande cour sablonneuse, avec de la lumière partout, partout. Le premier matin, on lui avait présenté six gamins timides. « … C'étaient tous des fils de chefs de canton. C'est grâce à la diplomatie du gouverneur de l'époque que leurs parents avaient enfin consenti à les envoyer à l'école ; jusque-là, ils s'arrangeaient toujours pour faire inscrire à la place de leurs fils les enfants de leurs esclaves, croyant que notre enseignement ne pouvait former que des mécréants. Pour bien comprendre leurs réactions, je vais devoir ouvrir une parenthèse. Au début de la colonisation … »
La plupart des journalistes s'étaient arrêtés de prendre note ; ils regardaient d'un air poli, mais ennuyé, le professeur leur faire un cours d'histoire. Quand il s'aperçut que certains consultaient leur montre, il ne se troubla pas, persuadé que la première qualité d'un enseignant est l'insistance. C'est seulement lorsqu'un journaliste se leva qu'il s'interrompit, se rappelant qu'un enseignant doit également savoir susciter l'intérêt et maintenir l'ordre dans sa classe.
— Asseyez-vous, jeune homme, cria-t-il. Vous écrivez certainement pour un journal à sensation et vous pensez peut-être que je ne suis plus qu'un vieil homme gâteux. Non, attendez, ne prenez pas la fâcheuse habitude de me couper la parole tout le temps. J'ai plus d'expérience de la vie que vous n'en aurez jamais … J'en connais, des histoires captivantes ! Par exemple, un mois après avoir pris contact avec mes élèves, je remarquai que dès que je les laissais libres, ils passaient presque tout leur temps à taper sur la tête du plus petit d'entre eux. Jusqu'au jour où je le vis confectionner une espèce de petit bonnet en cotonnade, au sommet duquel il dissimula une aiguille.
Quelques minutes plus tard, lorsque je les fis entrer en classe, tous ses camarades se tenaient la main. Devinez un peu qui c'était, ce garçon si astucieux ? … C'était le Guide. On s'est regardé tous les deux d'un air complice et je pense que c'est de ce jour que date notre profonde amitié. Je commençai à m'intéresser tout particulièrement à lui, parce que j'aime les garçons qui savent se défendre. Tout le temps que je l'ai eu dans ma classe, il s'est montré travailleur, honnête, gentil et sensible aux fables. Il adorait surtout une fable ; attendez que je me souvienne bien : ça parlait d'un lion qui …
Un journaliste bâilla bruyamment en empochant son stylo. Le professeur fit semblant de ne l'avoir pas entendu, mais sa voix monta, d'un ton plus autoritaire.
— C'est tout juste s'il ne regrette pas le temps où il avait le droit d'user du bâton pour se faire écouter, chuchota le journaliste à un confrère.
— … Professeur Wilfrang, nous savons tous qu'après l'école primaire, il choisit la carrière d'enseignant, déclara un autre journaliste pendant que le professeur ramassait apparemment ses meilleurs souvenirs en essuyant ses lunettes contre le revers de sa veste. Et qu'ensuite, il fonda un parti politique qu'il devait animer jusqu'à l'accession de son pays à l'indépendance. Depuis, ce parti est devenu le « Parti du Lion » et lui-même s'est fait baptiser « le Guide ». Aujourd'hui, il compte de plus en plus d'opposants qui lui reprochent un peu de tout : la faillite économique, la corruption des notables de son régime, le vol des deniers publics pratiquement autorisé, sa tyrannie, et j'en passe … Mais surtout son manque de prévision et d'organisation devant cette sécheresse qui a grignoté lentement tout son pays jusqu'à l'entrée de la capitale. Professeur Wilfrang, de quoi parlerez-vous quand vous le rencontrerez ?
— Ecoutez, vous commencez à m'énerver. Je n'ai pas fini de répondre à une question que déjà vous m'en posez une autre. Je désirais vous le faire connaître tel qu'il est en réalité : un homme qui déjà à l'âge de douze ans se souciait de l'avenir de son peuple. Je vais vous raconter une autre histoire qui vous le fera certainement admirer …
— On n'en finira pas, aujourd'hui, soupira le journaliste qui venait de poser la question.
Heureusement, sa voix fut couverte par celle de l'hôtesse qui invitait les voyageurs à s'apprêter pour l'embarquement.
— … Et quand je lui appris qu'il était né sous le signe du lion, il baissa la tête comme pour se recueillir et, depuis, il a tout de ce noble animal : le courage …
— Professeur, vous allez rater votre avion.
— Ne vous préoccupez pas de ça, jeune homme ; le Guide m'a envoyé son avion personnel. Je disais donc qu'il se mit petit à petit à ressembler à un lion, dans sa volonté de s'imposer simplement par l'éclat de sa voix, sa loyauté, sa force dans tous les travaux, même dans sa démarche. Il m'a écrit un jour que pour se faire beaucoup d'amis, il lui suffirait de se conduire comme un chat avide de caresses et de confort, à la manière de certains de ses pairs toujours dans le giron des Blancs, ou comme un sanglier qui fonce sur n'importe quoi pour le détruire, à la manière de ceux à qui plaît de plus en plus l'étiquette de révolutionnaire. Quant à ses opposants, c'est parce qu'il est grand qu'ils sont nombreux. Il ne se contente pas, lui, de transformer cette sécheresse en un simple mur de lamentations. Je suis sûr que des mesures sont prises pour limiter la catastrophe. On oublie trop souvent qu'une sécheresse est un fléau aussi naturel et indépendant de notre volonté qu'un tremblement de terre ou une inondation. Je précise une fois de plus que je lui rends une simple visite amicale, pour lui présenter en même temps Nicole. C'est lui qui me l'a offerte. Nous parlerons certainement de beaucoup de choses. Mais pas de politique. J'insisterai pour qu'il libère Tahirou, un de ses tout premiers camarades de classe. Celui-là, qu'il était turbulent ! Je me rappelle qu'un jour, il avait coincé la tête du Guide entre les deux battants de la porte de la classe, et si je n'étais pas intervenu à temps, il l'aurait probablement tué …

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