Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris, Présence africaine, 1979. 185 pages
— Chapitre 2 —
Il sursauta si violemment que le lit grinça.
— Tu donnais ? demanda la jeune femme.
— Tu as bien fait de me réveiller. Avec cette chaleur, je fais toujours des cauchemars.
Il s'assit au bord du lit. Le drap était mouillé à l'endroit où reposait son dos.
— Pourquoi ne te sers-tu pas de ton ventilateur ?
Elle alla vers l'appareil et le mit en marche. Il se leva.
— Mon furoncle devient de plus en plus douloureux, dit-il en désignant un bouton sur son cou.
— Dépêchons-nous. On va profiter de la voiture pendant qu'il est couché.
Il décrocha son boubou, tandis que la jeune femme suivait le mouvement de va-et-vient du ventilateur. Lorsqu'il eut fini de se vêtir, ils sortirent ensemble.
— J'espère que tu te souviens du domicile de Aïssa, ma couturière, dit-elle en s'asseyant à côté de lui dans la voiture.
Il remarqua qu'elle commençait déjà à transpirer.
— Tu m'indiqueras le chemin.
Ils traversèrent à toute vitesse la partie de la ville accablée de soleil. Il roulait vite, plus pour chasser le parfum écoeurant de la jeune femme que pour arriver à l'heure. Il ne ralentit que lorsqu'il s'engagea sur la première avenue bordée de gros acacias touffus.
— On ne se croirait pas dans la même ville, fit-il remarquer. Si, depuis l'indépendance, le gouvernement avait planté dans tous les quartiers de la ville …
— Tu ne peux pas t'empêcher de dire du mal du gouvernement ? l'interrompit-elle. Puis d'un ton adouci, elle ajouta : « Si tu as le temps, on ira ensuite visiter le chantier de la villa. Je suis tellement pressée de déménager ! »
Pour toute réponse, il ouvrit à fond le volet d'aération de la voiture.
— J'ai demandé au député de prévoir une grande piscine, reprit-elle. Comme chez les Boubacar. Je ne sais pas ce qu'en pensent ta mère et Mafory.
« C'est toi la favorite du vieux », pensa-t-il.
— On t'a exclu pour combien de temps, cette fois-ci ?
— C'est encore loin ? se contenta-t-il de répondre.
— Tout près du château d'eau qu'on aperçoit là-bas …
Ton père a l'intention de te prendre avec lui pour l'aider dans ses affaires, puisque tes études ne sont pas satisfaisantes, poursuivit-elle. Tu as été trop loin, Oumarou, cria-t-elle. Il fallait tourner à droite.
Il fit marche arrière.
— Gare-toi en face de ce portail vert. J'arrive.
Elle sortit en claquant la portière.
— Entre dire bonjour, pour une fois.
— Je préfère t'attendre ici.
Il s'adossa confortablement au siège de la voiture et ferma les yeux. Une poule grattait la terre au pied du mur de la villa. Oumarou se demanda combien d'heures le séparaient du crépuscule. Des morceaux de son cauchemar lui revinrent à la mémoire. « Si je le raconte à ma mère, elle courra consulter un marabout… » Il tâta son furoncle. Il se promit de donner son ventilateur à Papa Ibrahim. « Peut-être sait-il que je ne suis pour rien dans l'assassinat de son fils … » La poule caquetait en tournant autour du trou qu'elle venait de creuser.
Une luxueuse voiture freina à côté du portail vert. Oumarou aperçut dans le rétroviseur une femme élégante qui en descendit. « A quoi servirait ma visite ? Rien ne lui fera revenir Ousmane … », songeait-il tandis que s'élevaient des cris joyeux de chez la couturière de sa belle-mère. Il descendit de la voiture. Au loin, dans le ciel, s'amoncelaient de gros tas de nuages rouges. Un chien bondit sur la poule. Dès qu'elle se sauva, il tourna à son tour autour du trou ; il agrandit un peu les bords et lova tant bien que mal sa tête à l'intérieur du trou. « Qu'a bien pu devenir Tahirou ? » Il le revit quelques instants, couvert de sang d'abord, puis ressuscité, la bouche pleine de révolte et de revanche. Ensuite, il se vit le fuyant. « Quel cauchemar con ! »
Le vent courait à l'horizon ; il battait les nuages et les étalait rapidement dans tout le ciel. « Encore une tempête de sable. Pourvu qu'elle sorte vite. » Il imagina un moment sa mère courant en tous sens malgré son âge pour ramasser le linge, « tandis que celle-ci joue aux grandes dames », lança-t-il en appuyant nerveusement sur le klaxon. Un cri indistinct, mais plus fort que les éclats de rire, lui parvint. Il ferma les vitres et rabaissa le volet d'aération.
Déjà, traversant les quartiers pauvres et dénudés, le vent tordait les premiers arbres du quartier résidentiel. La jeune femme sortit en courant. Avant de s'asseoir, elle essuya le siège dans un geste de coquetterie.
— Quand tu as klaxonné, mes copines ont trouvé que tu te comportais comme si j'étais ton épouse … C'est vrai qu'on a à peu près le même âge. Mais pourquoi as-tu tout fermé ? Il fait si chaud !
Le chien s'était levé. Indécis, il allait à la voiture, puis revenait au petit trou.
— Tu as ta robe ?
— Non, c'est pour la prochaine fois. Elle a beaucoup de travail, Aïssa. C'est ici que même les épouses du Guide viennent. Tu as reconnu celle qui est entrée après moi ?
— On peut partir ?
— Je crois qu'il vaut mieux attendre que ce vent cesse. Ça cause des accidents et tu n'as pas encore de permis.
Le chien commença à aboyer vers le ciel.
— … C'était la femme de notre ministre de l'agriculture…
— C'est la bonne place, ça, dans ce pays.
— Tu recommences tes plaisanteries, reprocha-t-elle d'un ton maternel.
Une pluie de sable descendait sur la ville. La luxueuse voiture démarra à toute vitesse, les phares allumés.
— Elle nous a bien fait rire, poursuivit-elle. Il paraît qu'avant hier, le ministre de la défense a été surpris en flagrant délit d'adultère chez un pauvre type. Il a tout juste eu le temps de sauter nu par la fenêtre et de s'enfuir dans sa voiture. Lorsqu'il est arrivé chez lui, il a trouvé des amis dans la cour. Alors il a cherché à regagner discrètement sa chambre. Son gardien l'a vu se glisser le long des murs ; il l'a pris, bien sûr, pour un voleur. Il lui a sauté dessus et a ameuté tout le quartier. Ses femmes, ses enfants, tout le monde est accouru pour voir …
Le chien se colla contre le mur.
— Et c'est lui le dauphin du Guide !
— Ce sont des histoires qu'on raconte, répondit-elle. Ton père dit que le Guide est irremplaçable.
Il se rappela soudain que le géant-à-crinière avait la figure de son père. Il s'efforça de ne plus penser à son cauchemar.
— Je crois qu'on peut partir, maintenant.
Le chien s'était couché, la face tournée contre le mur pour se protéger de la pluie de sable.
— Non, attendons encore un peu. Comme ça, tu me déposeras directement au bureau … Je voulais te dire quelque chose, Oumarou. Depuis quelque temps, j'ai l'impression que ta mère m'en veut. Chaque fois, par exemple, que je prépare le repas, elle le refuse comme si elle craignait que je ne l'empoisonne. Que Mafory me cherche des histoires, c'est acceptable. Elle a le droit, elle, de ne voir en moi qu'une co-épouse. Mais pas ta mère. Combien de fois j'ai pris sa défense, face à cette étrangère ? …
Le chien gémit sourdement.
« … toujours considérée comme une mère, et je continuerai
à le faire. Que de son côté elle me traite comme sa fille. Pas comme une co-épouse. Au début de mon mariage, elle était si gentille avec moi ! Parle-lui pour moi, Oumarou.
— Je me demande si on peut prendre ce chien avec nous.
Elle le regarda d'un air vexé.
— Tu t'en fous, n'est-ce pas ?
La pluie de sable tombait de moins en moins fort. Le chien s'ébroua et les regarda tristement.
— Regarde-le, Hadiza. On dirait qu'il veut venir avec nous.
— Ton père a raison : tu n'aimes personne … Avec ça, tu passes ton temps à avoir pitié de tout, comme si, sans toi, aucun bonheur n'était possible.
Il la regarda à son tour.
— C'est de la haute philosophie, dit-il.
— Ne te moque pas. C'est à cause de mon mariage que je n'ai pas pu achever mes études.
La poule revenait en caquetant. Dès que le chien l'entendit, son regard brilla.
— Tu me donnes quelque chose pour m'acheter des cigarettes ?
— Vous croyez tous que c'est moi qui garde l'argent de ton père ? Je travaille, j'ai un salaire …
Il débraya nerveusement, et les dernières paroles de la jeune femme se perdirent dans le ronflement du moteur. Il la laissa parler. Il savait qu'elle aurait réagi ainsi. Depuis quelque temps, il savait ce qui se passait, même dans la tête de ses concitoyens. Exactement depuis le jour où le soleil avait décidé de conquérir cette cité. Comme si, avant de faire plier les volontés, il avait d'abord simplifié toutes les pensées. Au début, Oumarou jouait à deviner les réactions de ceux qui l'entouraient ; il prit rapidement plaisir à ce jeu qui procédait de l'auto-identification psychologique, si bien qu'il avait le sentiment, de plus en plus, de devenir paramnésique. Ce sentiment était parfois si fort qu'il se surprenait à remuer les lèvres face à un interlocuteur ; alors il reprenait tout à son compte et, à la fin, les yeux pleins de compréhension et de sympathie, il acceptait tout.
— Tu as raison, Hadiza.
Mais avant qu'il eût pu ajouter que tout le monde avait raison, ou penser qu'elle finirait par le contenter, elle tira de l'argent de son corsage et le lui tendit.
— C'est parce que je ne veux plus rien demander au vieux.
Ça aussi, il pensa l'avoir déjà dit quelque part. Hadiza faisait joyeusement signe de la main à des passants. Combien de fois, assise à côté de lui, avait-elle répété les mêmes gestes, dans la même chaleur ?
— Quel jour sommes-nous ?
« Je suis sûr qu'elle va bientôt faire allusion à mon exclusion. »
— On voit bien que tu ne vas plus à l'école, répondit-elle.
Il s'accouda à la portière, conduisant d'une main. Le soleil avait fait un gros trou dans la plaque de nuages rouges du ciel. Des hommes se hâtaient des deux côtés de la route, pour s'arrêter parfois sous un arbre. Ils reprenaient ensuite leur marche jusqu'à l'arbre suivant. La plupart pénétraient rapidement dans la maison du Parti.
— Je parie que tu n'as jamais mis les pieds ici, taquina Hadiza pendant qu'il contournait le grand bâtiment blanc.
Il en imagina l'intérieur, tapissé de photos du Guide et de slogans, rempli de bancs, avec au centre un îlot de fraîcheur que réduisait peu à peu l'étouffante chaleur de l'extérieur. Comme dans le cauchemar. Devant l'entrée flottait l'emblème du parti : un énorme soleil au-dessus d'un magnifique lion prêt à bondir.
Il freina pour laisser passer un troupeau de chèvres et se rendit compte qu'ils avaient quitté le quartier résidentiel.