« Dieu fait l'homme comme la mer fait les continents : en se retirant. »
Holderlin.
Williams Sassine
Le jeune homme de sable
Paris, Présence africaine, 1979. 185 pages
— Chapitre 1 —
Une tête s'encadre à la fenêtre, avec un flot de nuit encombrante dans la chambre :
— Tu n'es pas encore parti à l'école ? crie une voix, avant de disparaître, tirée par une autre voix grondante.
En même temps que la lumière revenue, un oeil grandit à travers la serrure de la porte, globe blanc roulant dans tous les sens son disque noir.
Dans cette chambre, la présence de cet oeil pèse une éternité. Le surprendre et le crever ! Il disparaît. En me recouchant, j'éprouve alors une sensation enivrante de liberté et, dépouillé de toute lourdeur charnelle, débarrassé de la somme de fatigues et d'angoisses ... M'élever et me répandre partout en de grosses et uniformes voluptés de bien-être …
« Personne ne peut plus fuir ; la ville est ceinturée par tous les valeureux fils du peuple. »
A cette voix qui vient de recouvrir tout notre ciel en une épaisse plaque sombre, je me heurte et je retombe pendant que … Oui, la plaque fond au-dessus d'innombrables cris de brûlés, découvrant dans chacun de ses trous un soleil. Toute la terre craque dans un immobile incendie qui s'élève jusqu'à l'écorce bleue du ciel.
Mes yeux me font mal. L'école est juste à côté des montagnes de cailloux hérissés de mille arêtes coupantes que le soleil, armé de mille marteaux, remplit d'un interminable crépitement.
Un saut jusqu'à la maison de mon père ; un autre saut jusqu'à la maison suivante. Bientôt la route noire et gluante de son goudron fondu.
La vieille Halima ! Elle relève son pagne jusqu'aux genoux, joint les pieds et s'élance dans sa case. Au moyen d'une perche, elle cherche à attirer une marmite qui fume dehors. Elle cherche l'anse. Une partie de la perche tremblotante va et vient autour de la marmite. Comment traverser cette lumière chaude pour lui porter la marmite ?
Un vent chargé de feux et de grains de sable se glisse entre les cases, tournoie sous les pieds, racle le sol, le laissant éblouissant, miroitant de mille aiguilles blanches et piquantes.
Une fenêtre s'ouvre, se rabat et s'ouvre à nouveau, calée par un bâton ; la perche reparaît, repart à la conquête de la marmite dans un ballet de canne d'aveugle. Seuls ses tapotements sonores remplissent l'air et la lumière. Le vent a essuyé le ciel et le soleil… Le bras se retire vivement, laissant tomber la perche. Un long gémissement. Alors la perche s'énerve et frappe brutalement la marmite qui se renverse. Dans sa gueule béante, deux patates noircies et charbonneuses.
Une main bandée de blanc jusqu'au poignet me menace derrière la fenêtre. L'école est juste à côté des montagnes de cailloux. L'oeil est là, posé sur la main bandée. Le soleil, lentement, glisse vers moi. Sauter. Mais la case suivante, avec son disque d'ombre épaisse, s'éloigne.
Une nouvelle rafale de vent chaud apporte avec elle de nouveaux hurlements de suppliciés. Je contourne la case jusqu'à la porte. Le soleil me poursuit. Oter ma chemise … Un homme sort précipitamment et me bouscule … Ma chemise reste collée à ma peau. Un gros homme chauve, essoufflé, sort à son tour en émettant des petits rugissements. Il s'arrête à ma vue :
— Ce pauvre mendiant me traite de voleur parce que je vends le mil qu'on m'a donné. Ce sont tous des ingrats à enfermer … Si ton père avait été à ma place, il aurait carrément rugi.
Il claque la porte.
Un chatouillement derrière la nuque : l'oeil est blotti au creux d'un arbre mort. Le soleil a fini de contourner la case à son tour. Il éclate dans mon dos, sur mes pieds, jusque sous mes aisselles. Mes bras desséchés refusent de m'obéir. Un bouton pointe sur mon front, semblable à une corne. D'autres boutons … Ils grossissent douloureusement. Tout mon corps est une immense et diffuse douleur. L'oeil se détache de l'arbre et volète autour de moi avec des battements de ses lourdes paupières. L'école n'est pas loin. Juste à côté de la grosse montagne de cailloux, après le grand bâtiment du parti.
Je lève les bras pour prendre mon élan ; ils restent coincés en l'air et je n'arrive plus à les baisser, à cause des boutons des aisselles qui enflent. Crier au secours …
Personne. Seule une voix métallique me répond :
— Le Parti du Lion vaincra.
Une longue file de mendiants passe silencieusement et commence à tourner autour du grand bâtiment blanc. La poussière de leurs pas monte en s'épaississant et noie toute la ville.
L'école est juste à côté des montagnes de cailloux.
L'oeil retourne se poser sur l'arbre. Quelqu'un me soulève et court dans la brume. L'école est juste derrière les grosses montagnes. Il court toujours. Il me laisse tomber dans le grand bâtiment du Parti. Il est plein d'ombres, de bancs et de chaleur. Partout sur les murs sont affichées des photos représentant toutes le même homme dans des poses différentes : assis, debout, couché, mais toujours souriant, le bras droit dans la crinière d'un énorme lion menaçant.
Du fond de la maison retentit un inquiétant rugissement derrière une petite porte. Mon sauveur disparaît, avalé par une ombre, et je reste perdu au milieu d'hommes et de femmes nus ou misérablement vêtus. En face, domine une estrade occupée par une longue et vieille table autour de laquelle sont assis des hommes, chacun d'eux serrant sous le bras un paquet.
J'ouvre la porte. La brume de poussière, qui recule, efface tout devant elle. L'oeil revient en même temps que le soleil qui me repousse à l'intérieur … Un homme se lève et marche, tête basse, vers l'estrade. Celui qui l'a appelé tient un petit carnet à la main. Il commence par remercier, dans une longue et douce prière, le maître du lion.
— … Si je manque à mes promesses, que mon corps se couvre de boutons et que le soleil dessèche un à un tous mes membres, termine-t-il.
Je recouvre rapidement mes boutons avec ma chemise.
L'école est juste à côté des montagnes de cailloux.
L'homme-au-carnet redresse brusquement le buste et lance à l'adresse de l'interpellé :
— Ton frère nous a signalé que tu prétends que notre Guide est un menteur.
— Ce n'est pas exactement ce que j'ai dit.
Un homme le traine déjà vers la petite salle, au fond du bâtiment.
Un autre nom éclate. Un vieil homme se lève.
L'homme-au-carnet fouille dans son dossier et pêche une longue feuille.
— Toi qui n'as plus ni père, ni mère, ni enfants, comment vis-tu ? Si tu continues à vivre confortablement, c'est grâce aux relations que tu entretiens à l'extérieur avec nos ennemis.
— Je mendie.
— Ce n'est pas une activité noble. Tu aurais pu chercher à découvrir des traîtres. Le Parti t'aurait été reconnaissant. Mais il n'est pas trop tard pour apprendre à rugir. Regarde-moi : je ramasse l'air dans ma gorge, j'étire mes lèvres en cul-de-poule pendant que ma langue soulevée …
Un véritable rugissement de lion emplit toute la maison ; longtemps après, il continue de bondir et rebondir entre les murs et les tôles. Le vieil homme gonfle à son tour sa poitrine, se rengorge, tend ses lèvres et lance un long filet de son tremblotant. Tout le monde rit.
L'homme-au-carnet s'énerve et l'injurie.
— Je suis trop vieux pour changer ; d'ailleurs, je suis un homme, non un lion.
— Tu es trop vieux pour comprendre, clame l'homme-au-carnet. Le Guide a dit que pour la survie et la grandeur de notre cité, tout le monde doit se débarrasser de sa nature humaine et de toutes ses faiblesses pour ressembler chaque jour un peu plus au Lion de notre invincible Parti …
Pendant qu'il parle, deux hommes s'approchent du vieillard et lui lient les bras dans le dos avant de le jeter sur leurs épaules. A mon niveau, il se cabre et ils tombent tous. En m'apercevant, les deux hommes rugissent si fort que l'homme-au-carnet accourt. On me tire de tous côtés et je me retrouve sur l'estrade. Des hommes retournent précipitamment empoigner le vieux, toujours étendu, et le traînent vers la petite salle.
Toute la cité, dehors, brûle ; les murs et les tôles crépitent. L'homme-au-carnet s'asseoit et ses compagnons m'entourent de leur corps et de leur odeur de fauve. J'étouffe. Et dans cette forêt de troncs humains que l'obscurité a taillée dans le même bloc, partout où je regarde, je ne rencontre que des formes vagues et inquiétantes dans leur sinistre similitude. J'essaie d'écarter un de mes barreaux humains : un bras me repousse à l'intérieur de ma cage et les corps se ressèrent.
Seule, à présent, me parvient l'interminable musique du soleil sur les murs et les montagnes de cailloux.
« L'école est juste à côté, derrière les grosses montagnes … »
Une voix inhumainement tendue couvre la mienne et crie, quelque part, qu'il faut m'apprendre à rugir. On me piétine.
— Mon Dieu, donnez-moi la force de me relever sous ces coups qui écrasent mes boutons et m'écorchent.
On me traîne à mon tour par les chevilles pendant un moment, avant qu'une main colossale ne m'agrippe à la ceinture pour me soulever et me jeter au milieu d'une minuscule salle rectangulaire, inondée de lumière aveuglante.
Le petit vieux est lié à l'une des nombreuses chaises. De ses lèvres sanguinolentes pendent de gros anneaux noirs ; il renifle par à-coups et bruyamment, ce qui fait s'entrechoquer les anneaux. On m'ordonne de m'accroupir dans un coin. On me jette un volumineux ouvrage écrit par le Guide : celui où il parle de l'organisation de notre cité, de ses différentes perspectives d'avenir, après avoir décrit les grandes phases de la conquête du soleil pour faire apparaître les mesures à adopter pour le repousser.
Près du petit vieux, je vois soudain un mendiant. Sur sa maigre poitrine, des traces de fouet. Sur ses genoux est ouvert un autre spécimen du Guide. Il marmonne à voix basse en fermant les yeux.
On s'approche d'une femme. Ces hommes sont très nombreux. Ils tirent violemment ses cheveux. Elle se tait. Seul son ventre ballonné, strié de longues gerçures, se contracte. Un homme s'approche avec un bâton et se penche sur elle. Des sanglots, puis un long cri assexué jaillit.
L'école est juste à côté des montagnes de cailloux.
On me fait signe de feuilleter le livre. On s'approche à présent du petit vieux et on tord l'anneau ferré à sa lèvre supérieure. Un flot de sang gicle partout ; j'essaie de m'en protéger. Le livre m'échappe. Un homme accourt, le ramasse pour lécher la partie souillée par le sang qui s'étale en une petite flaque à travers toute la salle.
Soudain il rugit :
— Vive notre Guide, le Lion du désert.
Des applaudissements éclatent. Alors s'élève de partout une farouche prière :
— Béni soit notre sauveur ; toi seul détiens le bien, la vérité et toutes les lumières …
Une indéfinissable odeur écoeurante de sang, de sueur et de fumée … Je voudrais joindre mon cri à celui de la femme qui demande à boire, mais j'ai peur. Car le Guide a écrit que les prostituées doivent aussi être détruites, pécheresses attirant la colère d'Allah.
La flaque de sang s'étale de plus en plus. La porte s'ouvre, et un homme entre en titubant. Il ôte son grand boubou et commence à se défaire de ses grosses amulettes plates.
— Béni soit le Lion du désert, notre Guide …
Le sang monte aux genoux. L'homme aux amulettes me chuchote qu'ils se sont trompés sur son compte, qu'on pensait qu'il travaillait contre le Guide.
— Qu'il nous donne à chaque seconde le pouvoir de le défendre…
Il m'oblige à prier de plus en plus fort pour couvrir sa voix nerveuse ; il part d'un petit rire complice qu'il tente vainement d'étouffer d'une main, en m'indiquant de l'autre le mendiant penché sur son livre.
— Il ne sait pas lire. L'essentiel est d'apprendre à toujours faire semblant… Moi aussi, je vais rugir ; écoute-moi : si je manque à mes promesses, que tout mon corps se couvre de moutons, non, de boutons…
Derrière nous éclatent des bruits de lutte.
— Prends-la au cou, vite.
Un hurlement sans fin, presque palpable, se mêle au ruissellement du sang du petit vieux qui suinte sur les murs. Il se tait d'un coup, mais la salle en reste pleine, comme le souvenir d'une musique affreuse.
« Quand elle se réveillera, elle saura rugir… »
L'école est juste à côté des montagnes de cailloux.
L'homme-aux-amulettes gît évanoui, son petit corps maigre couché en chien de fusil, à côté de ses amulettes éventrées flottant dans le sang. On court le remettre de force à genoux et la porte s'ouvre à nouveau sur un jeune homme au regard apeuré. Il pleure et se tord les mains. Il s'agenouille dans le coin que j'occupais. « Que le soleil me brûle tous les membres… »
C'est le fils de Papa Ibrahim, je lui dis que je ne suis pas responsable de sa mort, mais il se rapproche d'une photo du Guide, les bras implorants :
— Grand Lion du désert, c'est Oumarou qui a écrit le tract.…
Je crie plus fort :
— C'est vrai, laissez-le. C'est moi le responsable.
Un homme s'est déjà levé et lui cogne la tête contre le mur; je m'efforce de lui porter secours, mais mes genoux restent pris au sol dans un épais caillot de sang.
Il se perd dans une lourde fumée chaude qui descend du plafond. Je l'entends encore :
— … même au début, je n'étais pas d'accord ; je leur ai dit que nous ne devions pas faire de politique. Si vous doutez de mon innocence, posez-moi des questions sur le livre du Guide. Je le connais par coeur. Il assure, à la page 357, qu'on ne peut adorer deux dieux à la fois…
Le petit vieux se lève soudain et sa voix domine tous les rugissements :
— Allumez, maîtres ! Il y a parmi nous un infidèle ; comme tous les ennemis de notre Guide, il agit dans les ténèbres.
De longs doigts glacés palpent mon dos, ma figure, s'attardent sur le dos du fils de Papa Ibrahim.
L'homme-aux-amulettes se rapproche de moi et enfouit sa tête sous mes aisselles, pendant que des bruits de lutte se mêlent à la fumée noire qui descend de plus en plus en tourbillonnant :
— Aidez-moi, il cherche à s'enfuir.
Des ombres se dressent, semblent hésiter, puis se diluent.
L'homme-aux-amulettes se fait tout petit et s'active à loger tout son corps sous mes bras. Il ressemble à un petit animal apeuré.
Je le cacherai à l'école qui est juste à côté des montagnes de cailloux. Les bruits se multiplient, des bruits d'abattoir qui ébranlent les murs, et les fouets claquent.
Là-haut, l'incendie est déchaîné et l'homme-aux-amulettes me donne des coups de boutoir pour retirer sa tête coincée sous mes aisselles. Il aboie. J'ai peur. Une énorme tête de chien noir me reste bloquée sous les bras pendant que de longues mains brûlantes et souples me caressent le visage.
On traîne quelqu'un. Délivrez-moi de cette abominable salle peuplée de lamentations, de fumées, de rugissements
féroces, des hallucinantes photos du Guide …
Où sont-ils tous passés ? Seuls demeurent à travers la fumée deux immenses bras et une voix :
—Viens, mon fils.
Des ténèbres surgit l'oeil, plus ouvert encore, contournant les volutes de fumée pour se rapprocher. Les bras, en des mouvements de moulinet, brassent la fumée au-dessus de ma tête et partout où, pour les éviter, se cache l'oeil.
L'école est juste derrière les montagnes de cailloux.
Les bras acculent l'oeil dans un coin. Fuir.
Les procès continuent de l'autre côté. Au-dessus de l'estrade invisible sont arrêtés des hommes-à-crinière. Devant eux, tous les bancs sont à présent occupés, ainsi que les allées. Ils prient tous, tête basse. Toutes les photos du Guide s'animent tout d'un coup.
— N'écoutez jamais ceux qui cherchent à nous diviser. Agissez comme cet homme …
Et à travers la brume s'avance mon père, pendant qu'éclatent des applaudissements. Il secoue son épaisse crinière.
— … Car il m'a toujours servi loyalement…
Il continue d'avancer et soulève un homme dans un coin. Il se dirige ensuite vers la photo du Guide, s'agenouille et l'égorge.
— … C'est pourquoi je lui ai donné le pouvoir de chasser loin de lui et des siens le soleil…
Sur les épaules de certains hommes assis poussent de petites crinières. Au fur et à mesure, ils se lèvent en rugissant et se jettent sur les autres.
— Tous ceux qui ont foi en moi m'aideront à purifier notre beau et grand pays …
Tout va trop vite, on danse autour des cadavres en chantant :
— Vénéré soit notre noble Lion du désert ; que ta pensée et tes actes nous guident, car toi seul sais où nous allons…
L'école est juste derrière les grosses montagnes de cailloux.
— … Prends notre vie et nos biens, car sans toi nous serions moins que des mendiants …
Et le vent, dehors, souffle de plus en plus fort, les tôles claquent, il fait chaud, tout tremble tandis que grossissent les voix.
— … Nous détruirons tous tes ennemis…
Un rugissement retentit, et tous les hommes-à-crinière, au pas militaire, sortent à la rencontre du soleil ; ils disparaissent un à un, avalés par la lumière et la chaleur. D'irrésistibles forces me transportent vers le corps décapité : c'est Tahirou, notre ancien proviseur. Au-dessus de sa tête plane l'oeil, noir et brillant, avec l'impertinence d'une mouche. Au fond de la salle se dresse un géant à épaisse crinière, sa main brandissant un énorme couteau.
L'école est juste à côté des montagnes de cailloux.
Une femme se relève parmi les cadavres ; elle me court après et colle en passant la tête de Tahirou à son tronc. II se lève et tous deux me pourchassent, l'homme-aux-amulettes, avec sa tête de chien et le fils de Papa Ibrahim ; et tous les autres se joignent à eux. Je suis de leur côté, mais chacun de mes cris est couvert par la présence du géant-à-crinière qui m'appelle de la main ; son amitié me compromet, mais personne ne m'entend.
L'école est juste à côté des montagnes de cailloux.
Des applaudissements nous parviennent de l'extérieur ; des hommes et des femmes, le corps enduit de terre, entrent et brisent tout. Toute la salle se remplit de bruits d'animaux de toutes sortes. Tahirou court vers le seuil de la porte et lance :
— Que tous ceux qui prétendent avoir souffert découvrent leur corps.
Le soleil a disparu et se cache derrière un gros nuage rouge. Toute la ville fume et toutes les ruelles convergent vers nous en dansant dans un silence inquiétant. Un homme-à-crinière, hurlant de peur, est soulevé et disparaît, englouti par une véritable marée humaine, s'abaissant et s'élevant dans un mouvement mystérieusement cadencé par d'inintelligibles voix qui jaillissent des entrailles de la terre.
L'école est juste à côté des montagnes de cailloux.
Le soleil se couvre complètement et la foule continue d'avancer, avec dans le dos un vent chargé· de clameurs d'outre-tombe et, au-dessous des nuages, une clarté lunaire dont l'intensité dévoile, dans le lointain, les silhouettes blanchâtres et majestueuses des montagnes de cailloux.
Tahirou leur crie :
— Dans notre cité que ce fléau douloureux de la sécheresse a fermée, dans notre coeur qu'il a noirci de méfiance et d'égoïsme, dans notre corps qu'il a mortifié par la soif et la famine, il faut que désormais …
L'école est juste à côté des montagnes de cailloux.
Des hommes arrivent en courant. Les montagnes tremblent sous leur nombre, la marée humaine grossit de plus en plus, agitée par un grondement sourd. Quelqu'un me désigne du doigt. Tahirou parle toujours. Des coups de feu éclatent. La foule me désigne. Je cours vers Tahirou, mais le géant-à-crinière me barre le chemin. Pouvoir leur dire que Tahirou est mon ami ! J'étouffe, et ce ricanement méprisant du géant-à-crinière, assailli de tous côtés, auquel se mêlent les cris de haine des mendiants ! L'école
est juste à côté des grosses montagnes de cailloux …
— Tu n'es pas encore parti à l'école ?