Pius Ngandu Nkashama
Mémoire et écriture de l'histoire
dans les Ecailles du Ciel de Tierno Monénembo
Paris : L'Harmattan, 1999. 207 p.
Introduction générale
1. L'auteur et l'oeuvre
Tierno Monénembo, de son nom Tierno Saidou Diallo, est né en Guinée, à Porédaka (Mamou) le 21 Juillet 1947. A propos de son pseudonyme d'écriture, il explique :
« Il y a eu une espèce de transgression parentale parce que, quand j'avais quatre ou cinq ans mes parents ont divorcé et on a confié mon éducation à ma grand-mère paternelle que j'ai appelé Neene Mbo. Neene en pular ça veut dire Maman, Mbo ne veut rien dire, c'est du langage d'enfant. Quand j'ai écrit mon premier roman, je l'ai publié sous le nom de Monénembo, « fils de Nénembo », faisant de ma grand-mère ma mère (dans Christiane Albert, Francophonie et identités culturelles, Paris, Karthala, 1999, pp. 321-322).
De lui-même il disait : « Je ne m'interroge plus sur la notion métaphysique de l 'identité. Je suis un Peul : cela veut dire un homme ». Il serait utile de noter que les Peuls dont il se réclame constituent avant tout un phénomène historique : « Nés sur le bord du Nil, de Noirs (…) qui ont migré en Libye. De là-bas ils sont venus dans le Sahara central (les peintures rupestres du Sahara, du Tassili, témoignent de mes ancêtres). Sans compter que cette interpénétration a duré depuis le IIe siècle avant J.-C. jusqu'à l'arrivée des Arabes (…). Le Peul n'est pas une race, c'est le produit des mouvements : de gens et de civilisations » (pp. 323-324).
En Guinée, ils sont installés principalement sur les hauts plateaux du Fouta-Djallon et ils se sont sédentarisés, menant une vie pastorale qui se traduit bien à travers une poésie ritualisée. Ils croient en la puissance de la parole, et ils estiment pouvoir maîtriser les forces par des symboles, des rites et des formules expressives. Il existe surtout une littérature arabo-islamique d'expression pular très importante, avec des auteurs connus depuis les neuf Ouléma du XVIIIe siècle et le « maître » Tierno Samba de Mombeya avec son Oogirde Malal (Le filon éternel du bonheur éternel), jusqu'aux écrivains récents comme Elhadj Tierno Abdourahmane Bah ou encore Tierno Madhiou Daaka.
[Note. — Il s'agit précisément de la littérature ajami pular, qui constitue la substance de l'anthologie La femme, la vache et la foi, édité par Alfâ I. Sow. — Tierno S. Bah]
La Guinée n'est pas pour Monénembo un point géographique, elle appartient à l'espace de l'imaginaire. Il considère ce lieu d'origine comme « un pays qui se targue d'être l'un des dépositaires privilégiés des grands courants socio-culturels de l'Afrique Occidentale ». Il entend par là les vieilles « civilisations forestières à l'empire du Ghana », mais également l'empire du Mali, les royaumes peuls, « un véritable résumé géographique et humain (…), point de rencontre de peuples et de civilisations aussi hétéroclites que les Guerzés et les Peuls, les Coniaguis et les Malinkés, les Manons et les Soussous ». Tout cela, siècle après siècle, avec « d'indiscutables complicités psychologiques, historiques et culturelles ».
A l'âge de cinq ans, il fréquente l'école coranique, et il est confronté à l'écriture arabe avant de passer deux années plus tard à l'école coloniale.
« Quand, dans la cour de recréation, je parlais le Pular, on me collait sur le cou un gros morceau de bois que l'on appelait le symbole : j'avais transgressé la bonne règle, car il fallait parler la langue française — la vraie, la seule. Et quand je sortais et que je parlais français dans les rues de mon village, je subissais le fouet de mes ancêtres, parce que je parlais la langue du Blanc, du chrétien, du colonisateur — donc j'ai vécu la langue comme du traumatisme » (dans Christiane Albert, idem, p. 319).
[Note. — Cet usage coercitif du dialecte de l'Ile de France (francien) ou Paris — devenu la norme de la langue française —, s'appliqua en France même sur les langues et dialectes du Sud du pays. Jusqu'en 1850 l'élite du Nord traitait les paysans méridionaux de “sauvages”. Le phénomène et les méthodes de colonisation interne dans l'Hexagone sont traités en profondeur par Eugen Weber dans son livre Peasants into Frenchmen. The Modernization of Rural France, 1870-1914. Editions Chatto & Windus, London, 1977. — Tierno S. Bah]
Il a fait ses études primaires dans son village natal. Cette époque sera mieux décrite au cours d'un roman publié en 1998, Cinéma. Son entrée au Collège coïncide avec la période la plus trouble de l'histoire de l'enseignement en Guinée. Le pays qui avait acquis son indépendance depuis 1958 suite au Référendum du non, avait entrepris alors des réformes profondes pour tous les établissements scolaires. Les maladresses de ces transformations se traduisent tragiquement par les tumultueuses manifestations d'élèves et d'étudiants, bien décrites dans Les écailles du ciel. Monénembo qui avait entamé des études techniques au Collège de N'Zérékoré, termine son cycle à Kankan, passe par le Lycée de Kindia, avant d'achever ses pérégrinations au Lycée de Donka à Conakry. Il y obtient un baccalauréat de biologie en 1967.
La même année, pris au coeur des convulsions politiques qui secouent le pays, il commence un temps d'exil qui ne se terminera presque jamais. Cest d'abord l'Université de Dakar avant celle d'Abidjan (1970-1972), puis, suite aux dénonciations intempestives des opportunistes du régime, il est obligé de partir presque en clandestin vers la France afin d'échapper à une extradition en Guinée. Il prépare alors des études de biochimie à Grenoble et à Lyon, pendant qu'il travaillait comme « balayeur » dans un supermarché du coin. Par un acte d'une audace particulière, il récupère le passeport français de son père, obtient la nationalité, et il est nommé comme Assistant à l'Université, passant ainsi « du balayeur à l'enseignant » sur un coup du destin.
« Je suis venu à Bruxelles en 1973, puis j'ai été balayeur dans un supermarché de Lyon, où j'étais étudiant en biochimie. Je me suis mis à noter des choses dans un cahier et c'est devenu un roman, Les Crapauds-brousse. Or j'avais un passeport français que mon père avait laissé en Guinée. Le passeport est venu à Lyon de Bucarest par un cousin. Je l'ai reçu le lundi, mercredi j'étais français, et le lundi qui a suivi, j'avais un poste d'assistant à la faculté de médecine de Saint-Étienne. Je suis parti du balai pour l'université, ce qui est formidable (idem). »
En 1979, il part comme Coopérant en Algérie, à l'Institut des Sciences de Batna qui se situe à l'intersection des terres du désert avec les montagnes des Aurès. Un lieu privilégié où se croisent les civilisations et les « âges de l'histoire », aux confins de Timgad et des routes caravanières, vers Biskra, Tougourt, ainsi que les lointaines terres du sel. Ce sera ensuite Rabat au Maroc (1981-1985), puis le retour en France, l'installation à Caen, la joie de l'écriture et des voyages multiples à travers le monde : les Antilles et les Caraibes (la Guadeloupe, Haïti), le Mexique, la Colombie, le Brésil, les États-Unis, les nombreux pays d'Afrique et d'Europe.
Les espaces de l'exil traversent en permanence l'oeuvre
littéraire, au point qu'il est indispensable de reconsidérer en paratexte les indications temporelles ou géographiques qui figurent en clausule à la fin d'un grand nombre d'ouvrages : « juillet 1975-mai 1977 » dans Les crapauds-brousse (p. 186), « Batna-Tiaret, mars 1980-décembre 1981 » dans Les écailles du ciel (p. 193).
Monénembo a toujours tenu à préciser que les titres de ses romans expriment ce qui a été considéré comme un « certain ésotérisme ». Il les «puise dans un fonds culturel assez vieux, qui est le fonds traditionnel guinéen en général et en l'occurrence peul » . Il apporte lui-même de nombreuses indications à travers les dédicaces, les poèmes liminaires, les citations introductives, et même les commentaires péritextuels qui accompagnent souvent la fiction. Dans un entretien avec Marcel Sow et Alhassane Diallo, il explique :
« Les crapauds-brousse est un titre emprunté à une légende peule qui veut qu'à l'origine du monde, l'être élu de Dieu soit le crapaud. Pour une faute mythique, ce crapaud a été maudit et a été transformé en l'être hybride et niais que l'on connaît aujourd'hui. »
Toutefois, il prend soin de préciser aussitôt qu'il ne conviendrait pas de s'en tenir à ces premières impressions : l'essentiel est ailleurs.
Dans Les écailles du ciel, je suis parti d'un dicton peulh qui veut que les signes annonciateurs du désastre universel soient le chimpanzé blanc, les racines de la pierre et les écailles du ciel. Mais il ne faut pas se laisser piéger. Les titres en eux-mêmes sont peut-être ésotériques, mais l'expression, le contenu de ces deux romans est assez moderne. Le contexte culturel assez vieux cède la place à l'imagination politique d'une certaine Afrique moderne (dans Notre librairie, n° 88-89, juillet-septembre 1987, p. 107).
A travers tout l'itinéraire, la parole de l'oralité reste le point de repère : « véhicule du savoir et de la sagesse, la parole, c'est aussi le venin qui tue l'ennemi, l'étincelle qui déclenche la foudre, le sortilège qui envoûte la bien-aimée, le gri-gris qui protège des maléfices ». Plus loin, il ajoute cette note qui sera illustrée avec tellement de force dans Les écailles du ciel et qui constitue la thématique de l'ouvrage sur « l'écriture de l'histoire et de la mémoire» :
« Omnipotente et sacrée, (la parole) n'est pas à la portée du premier venu. Des prêtres s'imposent pour officier lors de cette pratique rituelle, métaphysique du dire. Ces prêtres, ce seront les griots ou, selon l'heureux mot de Camara Laye, « les maîtres de la parole ». Précepteurs des princes, confidents et conseillers des rois, mémentos historiques, encyclopédies vivantes, poètes, sociologues et moralistes, ils sont à l'Afrique ce que les Rabelais, les Dantes, les Cervantes, les Diderot et autres La Bruyère sont à l'Europe (« La Guinée aussi », dans Notre librairie, idem, p. 8).
Il n'hésite pas à reconnaître les influences profondes qu'il a dû subir dans sa recherche d'une écriture conséquente, notamment en ce qui concerne les écrivains de l'Amérique latine.
« J'ai été aussi très influencé par la littérature latino-américaine, qui nous a montré comment il faut prendre en compte et récupérer les mythes fondateurs de l'Afrique : la force des mouvements indigénistes au Brésil ou au Guatemala, etc., c'est d'avoir intégré dans le fait colonial, avec l'arrivée de l'Europe, le fait Indien et le fait Nègre. En relisant les Latino-Américains je me suis dit : c'est vers ce ton-là qu'il faut aller. Je considère que quelque part mes racines sont aussi en Amérique latine (dans Christiane Albert, p.322).
L'Histoire occupe ainsi une place prépondérante à travers toute l'oeuvre. La « mémoire », la parole des Griots, l'écriture des « actes et des événements », autant d'éléments qui transparaîtront dans son oeuvre comme une véritable thématique de la fiction. Dans l'entretien cité précédemment, il insiste avec une certaine ténacité :
« Ce que je veux exprimer, c'est ce passage à vide que nous vivons, suite à un traumatisme historique assez important depuis quelques siècles. Ce sont aussi les différents blocages qui nous empêchent d'exprimer correctement nos problèmes et d'envisager leur solution ».
Les écailles du ciel (Paris, Seuil, 1986, 194 p., réédité en format « Poche », n°P343, 1997), commence avec un prologue intitulé « A la quête d'une ombre », qui explique bien le contexte des récits superposés.
Des narrateurs successifs se reprennent indéfiniment, comme s'ils se passaient mutuellement la parole, en même temps qu'ils concluent un « pacte » rituel jusqu'à leur mort commune : « plus tard, bien plus tard, Kullun racontera peut-être à ceux qui n'étaient pas encore nés… » (p. 13). Kullun se révèle être le narrateur principal dans tout le récit (« Je vous conterai l'histoire de Cousin Samba, l'obscur petit-fils du vieux Sibé »). Cependant, il n'hésite pas à se placer en retrait, et à passer la parole aux autres personnages, en particulier l'Aïeul Sibé qui revient en « spectre ».
Au milieu d'un quartier populeux de Leydi-Bondi, avec ses échoppes basses, sa « Rue-filles-jolies » et son « Égout-à-ciel-ouvert », les citadins se croisent dans un cabaret, Chez Ngawlo. Là se rencontrent le tailleur Bappa Yala, des femmes publiques comme Yabouleh, « toujours prête à s'ouvrir au soleil et aux hommes », un étranger égaré un soir qui ne dira son nom que dans des circonstances particulières, Bandiougou qui poursuit tristement une ombre perdue. A partir de ses paroles, l'ombre commence à s'imposer dans l'esprit des gens au point d'apparaître comme une véritable hallucination. D'autres personnages tournent autour de l'Ancêtre Sibé, hanté par le souvenir d'un griot lointain, Wango, lui-même obsédé par la mémoire d'un règne énigmatique, celui du Souverain Farnyitere.
L'essentiel du texte se rapporte à la période qui précède l'invasion coloniale du village de Kolisoko, d'où avait surgi le clan de vieux Sibé. La rencontre des parents de Samba se déroule dans des circonstances fabuleuses, et la catastrophe amenée par les envahisseurs Blancs semble être un châtiment imposé pour en payer la faute primordiale : «une damnation pèse sur ce pays de rocaille, de crève-la-faim et de mal-vêtus ; elle est là partout et fait mal en silence». La défaite de l'armée de Farnyitere est due à la traîtrise d'un prince félon, Haddiiɗo, dénoncé plus tard par le griot Wango et qui finit tué par l'homme blanc avec ses propres fétiches.
Vient alors la suprême malédiction, l'“école des blancs” contre laquelle avertit le griot : « un diable la hante qui pourrait vous manger l'âme». Au moyen des manoeuvres louches, le capitaine Rigaux réussit cependant à imposer M. Mouton comme enseignant et à subtiliser des enfants du village pour les initier au savoir des colonisateurs, au prix des coqs, des mesures de riz-mbeesa, du bois de cuisine et du travail de ménage. Pour la grande colère du vieux Sibé qui s'en prend à M. Mouton et qui est châtié publiquement par l'administrateur colonial. A son tour et par vengeance, il fait jeter la foudre sur l'école. C'est alors le début de la désintégration de tout le village, au même moment où Samba est initié à la science supérieure de l'au-delà.
Après des années d'errance à travers les villages de forêts, Samba échoue dans la ville coloniale de Jimmeyaaɓe, « engageante et terrifiante », où il rencontre une femme de rue, Oumou-Tiaga, la mère de la future « Indépendance ». Il se fait engager comme domestique dans la famille des Tricochet. Mais le malheur le poursuit irrésistiblement, car l'épouse du colonial le pousse à des amours coupables. Et « la femme aux cheveux couleur de soleil venue ici du tréfonds du monde comme on sort prendre un peu d'air, enceinte de Samba, fils de Hammadi, lui-même fils de Sibé », meurt des décoctions et des plantes médicinales que lui avait administrées Samba. M. Tricochet avait forcé le jeune homme à se débarrasser de cette grossesse inopinée. De rage, le mari cocu lui fait subir un martyre affreux, avant de se faire renvoyer dans son pays en camisole de force, pour avoir tué des cambrioleurs furtifs.
A cette époque, commencent les premiers mouvements des revendications politiques. Des leaders insolites nommés « Béliers » surgissent à Leydi-Bondi, et le quartier des Bas-Fonds est secoué par des manifestations de rue menées par des hommes étranges, Nduru-Wembiiɗo et Bandiougou. Oumou-Tiaga est tuée lors d'une marche et Samba est emprisonné avec les meneurs, jusqu'à la proclamation des indépendances, ce qui fera d'eux des héros nationaux. Cependant, le nouveau maître du pays, Nduru-Wembiiɗo se comporte très vite comme un dictateur sous les conseils des Américains, venus exploiter la tauxite. Il cherche à éliminer ses anciens compagnons comme Samba et Bandiougou, chargé de l'enseignement, en les condamnant à la prison. Des nouvelles épidémies déciment les populations mal protégées, et la misère provoque un coup d'État au cours duquel le « Leader bien-aimé » est tué par ses propres officiers.
Tous les villages sont brûlés par des hommes en armes. Les trois narrateurs se retirent sur les ruines de Kolisoko afin de retrouver « la voix sans visage de Sibé ».
Excédé par tant de misères humaines, Cousin Samba choisit de disparaître dans une lumière merveilleuse, laissant au griot Kollun le soin de transmettre la parole du Griot ainsi que la légende à la postérité.
2. Pour une approche morphologique
Dans plusieurs études élaborées autour du roman africain contemporain, la thématique de la narrativité acquiert une importance particulière. Deux travaux ont été publiés récemment, et ils méritent d'être cités en préambule à la présente réflexion. Il s'agit de deux thèses, l'une par Anthère Nzabatsinda, Normes linguistiques et écriture africaine chez Sembene Ousmane (Toronto, Éditions du Groupe de recherche en études francophones [GREF], York University, 1996, 212 p.), qui étudie les actes d'appropriation du (et des) langage(s) de la manière dont ils impliquent la « textualisation de la diglossie », et que l'auteur aborde par le biais de la distribution fonctionnelle. Et l'autre, plus détaillée et plus complète peut-être, celle de Joseph Paré, Écritures et discours dans le roman africain francophone post-colonial (Ouagadougou, Éditions Kraal, 1997, 220 p.) qui explique bien son projet des « options stratégiques pour une étude de la discursivisation » en ces termes :
Pour ce faire, il faut se donner pour objectif fondamental l'élaboration d'un mode d'interprétation et d'évaluation en adéquation avec l'être du roman hybride de cet objet esthétique qui oscille entre deux traditions littéraires. Sous ce rapport, la recherche visera davantage à articuler les aspects de la création romanesque qui témoignent des innovations majeures à partir desquels il est possible de penser une herméneutique de l'hétérogénéité, de l'hybridité (p. 6).
Il est nécessaire de dire au départ que la perspective adoptée rappelle de nombreuses tentatives qui se réalisent dans les Universités africaines, non pas pour se démarquer de l'emprise de la stylistique scolaire dérivée des substrats critiques du siècle dernier, mais pour prendre en considération les textes produits en tant qu'objets d'étude. La question principale reste donc celle d'une méthodologie cohérente, qui puisse permettre des lectures pertinentes des contextes dont les oeuvres sont issues, autant que des espaces historiques dont elles s'inspirent.
L'originalité ne consiste pas seulement à construire un appareil de terminologies (problématique taxinomique), ni même à systématiser la logique des récits, mais à imaginer que les textes littéraires s'érigent en un ensemble d'actes de langages, susceptibles d'informer des points de convergence. Le va-et-vient entre l'analyse des modalités narratives et les implications de la production romanesque aboutit à l'établissement d'une rationalité sociale qui se réfère à l'identité intratextuelle et extratextuelle. Et « c'est en suivant cette perspective que la création romanesque post-coloniale africaine se postttonne comme une volonté de reconquête de soi, de l'identité» (p. 192).
Le chapitre sur les « écritures romanesques » et leur « déconstruction » introduit par ailleurs des modes opératoires plus efficaces, car il insiste avec beaucoup de conviction sur des techniques originales comme le « tracé de l'itinéraire vers la folie », l'intentionnalité de la fiction, la « démultiplication du récit », la « dérision de l 'acte d'écrire », ou encore la « déréglementation du système des personnages ». Les indications sur la « dimension euchronique » ou « la singularisation du référent dictateur » achèvent de conférer à l'ensemble de la démonstration une nouvelle dimension : « l'articulation de l'analyse à partir des nouveaux modes d'actualisation des démarches scripturaires, en relation avec le traitement de la temporalité d'une part et, d'autre part, avec l'étude de la discursivisation en son amont et son aval » (p. 183).
Il serait utile de préciser que de telles réflexions s'accroissent de plus en plus, particulièrement dans les Universités canadiennes, et davantage encore dans les travaux de recherches entrepris en Afrique. Contrairement aux commentaires répandus ailleurs, le principe qui les soutient ne cherche nullement à s'opposer à une « pensée occidentale » à propos des textes africains.
La logique de départ s'appuie sur le nombre important des textes qui constituent désormais l'ensemble des « littératures africaines », ainsi qu'à l'impossibilité désormais établie de les lire tous et de prétendre pouvoir les parcourir dans leur totalité. Ensuite, il s'avère indispensable de noter J'importance de plus en plus grande de ces textes sur l'interprétation des faits culturels et même politiques à travers le continent. Il s'est effectué un véritable recentrement des discours et des paradigmes historiques qui oblige à ce que la sémiotique appelle, les « enjeux de la discursivisation ».
A partir de ce type d'analyse, il apparaît que les commentaires qui abordent les enjeux littéraires autour des langages démultipliés ou des projets de lexicalisation ne suffisent pas pour fixer les termes d'un discours intentionnel. En effet, tout ce qui est affirmé à propos de Kourouma et ses « malinkismes » se trouvait déjà, et presque en saturation, dans Les bouts de bois de Dieu de Sembene Ousmane (Présence africaine, 1960), ou encore dans Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni (Présence africaine, 1962). Du reste, dans Des textes oraux au roman moderne (Verlag für interkulturelle kommunikation, Band 2, Frankfurt, 1993), Amadou Koné avait eu l'intelligence d'analyser tous ces paradigmes en leur conférant un coefficient de crédibilité.
La narratologie est une discipline récente, qui n'a pas encore fait découvrir toutes ses performances. Il est vrai que dans le roman occidental, la question majeure concernait principalement les modalités possibles, depuis que les études sur la « logique du récit » avaient fait apparaître un intérêt croissant pour la textualité et surtout pour la «pratique du texte ». Lorsque les préalables méthodologiques sont appliqués à l'objet littéraire africain, ils font découvrir des hiatus qui peuvent aller jusqu'à des complexités dans l'interprétation qui peut en être faite.
Une telle problématique n'implique pas simplement les définitions et les principes de base, à partir desquels justement peuvent être dégagées des thématiques éventuelles. L'objet par lui-même est déjà suffisamment identifié par ses propres topiques, pour qu'une méthode référentielle soit à énoncer dans le contexte de la narrativité.
L'étude proposée ici essaie de montrer la mise en forme des modalités narratives à travers l'écriture de la fiction. Elle s'appuie sur les focalisations, terme qui sera à préciser au cours de l'analyse, pour que les résultats auxquels elle pourrait conduire soient à prendre comme des préliminaires déterminatifs. Dans le cas des oeuvres contemporaines, la mimésis telle qu'elle est invoquée ici renvoie simultanément au mimétique et à l'analogique, et c'est dans ce sens qu'il conviendrait de prendre les paradigmes proposés tout au long de ce commentaire.
Le narrateur ou plutôt les narrateurs pluriels du récit Les écailles du ciel serviront de prétextes pour interpréter ces préalables dans une pratique de lecture cursive. A propos de ce roman, Tierno Monénembo confiait à Éloïse Brezault dans son mémoire de maîtrise (Paris III, 1998) : « c'est une mémoire brisée, une mémoire complètement en morceaux, en bribes…, qui revient donc par borborygmes, par hésitations, par débits. Cette mémoire est toujours à refaire parce qu'elle n'est jamais complètement acquise ».
Parlant de sa propre écriture, il insistait : « J'ai des problèmes avec l'histoire… J'accorde un minimum de présence à l'histoire, même si des problèmes avec cette histoire-là ».
Ou encore, cette référence intertextuelle très significative :
« Ce sont les morts qui portent la véritable mémoire, les Ancêtres. Et cet Ancêtre aigri par l'histoire, déçu par sa progéniture, revient de façon très amère, très violente contre sa propre progéniture. Il y a un titre de Kateb Yacine Les ancêtres redoublent de férocité. Et je pense que ces Ancêtres-là ont raison parce qu'ils ont l'impression d'avoir été trahis. Ils reviennent donc, puisque les vivants sont incapables de prendre en charge l'histoire et la mémoire, leur rappeler leur droit. Ces fantômes aimeraient remplacer les vivants… »
Le « temps du récit »
Trois moments importants ont inspiré la problématique de la narrativité telle qu'elle sera développée dans la présente étude.
Le premier moment rappelle l'importance des thématiques et des questionnements soulevés dans les Universités africaines, au travers des travaux, thèses et mémoires. Des colloques sont régulièrement organisés, et des recherches s'élaborent avec ténacité, impliquant un effort soutenu pour circonscrire les textes des auteurs contemporains à l'intérieur d'une réflexion théorique. Il est même à craindre que de plus en plus, il ne se constitue un hiatus flagrant entre les corpus considérés comme scolaires, selon qu'ils sont interrogés dans les milieux de l'Europe ou ceux d'Afrique. Ce qui sépare les uns des autres concerne les méthodologies d'historiographies élémentaires, qui s'arrêtent aux scansions des périodes originelles, oubliant qu'il s'agit des écritures en pleines métamorphoses, et que celles-ci fonctionnent comme des remises en cause permanentes. Penser qu'il ne s'agit que des contextes documentaires ou des modèles privilégiés autour des questions de « langues et styles » ou à propos des conflits de culture serait une démarche inconséquente. Certes, les procédures stylistiques mobilisent les énergies intellectuelles autant que partout ailleurs. Cependant, le thème le plus récurrent demeure le point de surgissement d'une analyse exacte des faits de littérature dont la bibliographie s'impose de plus en plus comme extensive et expansive.
Le deuxième moment, le plus fondamental sans doute, cherche à initier une littérarité nouvelle, susceptible de rendre compte non des aspects formels de lexicalisation ou des « tropicalités africaines ») mais la « production de sens » par les textes de cette même littérature. Il est à redouter que le genre de méthode d'analyse adoptée dans les ouvrages qui se publient ici ou là ne s'écarte de l'enjeu essentiel de la textualité : l'oeuvre littéraire. Et un auteur comme Tierno Monénembo s'est voulu avant tout et en priorité un « littérateur ». Ses connaissances sur les « littératures universelles » sont étendues et impressionnantes. Lors des débats auxquels il est souvent invité, il ne se contente jamais de formuler des commentaires superficiels sur les politiques culturelles ou les hagiographies de circonstance.
Bien au contraire, il a toujours voulu inscrire sa propre
production à l'intérieur d'un mouvement de pensée, de création et d'énonciation qui intègre la « théorie d'écriture » dans une réelle « intention littéraire ». Sa querelle avec l'animateur à l'occasion d'une première émission à «Apostrophes » consacrée à un auteur africain est restée un document historique appréciable. Il avait refusé de n'être qu'un commentateur des événements politiques en rapport avec des « documents écrits », pour exiger de son
interlocuteur une prise en compte de la dimension « littérature » de ses textes. Il peut voyager avec une aisance notable entre les siècles et les périodes, depuis Ovide et Dante, Juan de la Cruz et Lord Byron, Dostoïevski et Goethe ou Novalis et Mallarmé, jusqu'à Federico Garcia Lorca et Alberto Moravia. Sans compter les Sud-Américains qu'il fréquente avec assiduité, les plus classiques comme Gabriel García Márquez ou Ernesto Sábato, Carlos Fuentes ou Jorge Amado, et plus particulièrement Jorge Luis Borges dont il s'est souvent inspiré à propos de la thématique de la narrativité.
A chaque fois, il ne s'agit nullement d'un caprice d'écrivain, mais bien d'une intertextualité transitive, qui lui permet de partir d'une connaissance réelle vers une littérarité efficiente. Lorsqu'il lui avait été demandé de parler des écrivains qui l'ont influencé, il avait cité des noms avec une délectation particulière :
« Il y a les littératures fondatrices de la modernité qui sont des littératures jeunes, émergentes, comme la littérature américaine : Faulkner, la littérature irlandaise avec James Joyce, qui sont des sortes de sociétés en voie de constitution, qui sont en train de se faire, qui ont envie d'avoir leur propre mot à dire sur la réalité du monde.
On remarque aussi une chose, c'est que tous ces écrivains-là ne sont pas des écrivains complètement aboutis, ils ne sont pas complètement arrivés au niveau total de l'écriture. Ils sont encore habités par la parole. Il y a le transfert, le va-et-vient permanent entre parole et écriture : ce qui est le propre de l'Africain. Ce n'est pas encore l'écrit comme on peut le trouver dans le Nouveau Roman où l'écriture est devenue autonome en quelque sorte, où elle se suffit d'elle-même, à la limite.
Les latino-américains, comme Garcia Marquez, Jorge Amado, Miguel Angel Asturias, Mario Vargas Llosa, Alejo Carpentier, Octavio Paz, nous ont également influencés. Je trouve en eux une filiation : ils nous ont décomplexés, ils nous ont renvoyés à nous-mêmes parce qu'ils ont dit très tôt que la part européenne ne leur suffisait pas, qu'ils étaient à la fois Blancs, Indiens et Noirs. Ils se sont alors tournés vers les légendes indiennes, les légendes nègres et les voyages des marins européens. Ils ont créé une littérature d'eux-mêmes, ils ne copient plus les Victor Hugo, les Balzac… (Interview accordé à Eloïse Brezault, Mémoire de Maîtrise cité).
Dans ce sens, le troisième moment devient plus décisif encore. Le principe dont il se réclame à maintes reprises réside dans Le livre des morts des anciens Égyptiens, et qui représente l'idée même du texte littéraire : une oeuvre unique qui se déroulerait comme une tapisserie à travers les générations de scribes et d'écrivains. L'imaginaire humain se transcrirait ainsi en une sorte d'oeuvre monumentale, par des hiéroglyphes et des idéogrammes, par des lettres et des graphismes polymorphes, et qui signifierait à son terme l'immortalité de l'Homme, réalisant par là la « résurrection des morts » en une splendeur éternelle.
Du reste, l'ouvrage qu'il prépare à propos de la culture des Peuls, venus des lointaines terres des Pharaons, s'inscrit dans cette même démiurgie. Prolongeant les réflexions d'Ahmadou Hampâte Bâ dans Kaydara ou dans Amkoullel, il tente de montrer que cette culture considérée comme exclusivement initiatique, ne s'arrête pas seulement à la connaissance des mythes ou à l'interprétation des cosmologies historiques, mais qu'elle exige avant tout le « dire» et la « morphologie de la parole ».
Tout ceci le conduit vers une méthodologie de la narrativité, qui semble l'élément qui fonde cette même littérarité. Autant que dans le conte africain où les schémas actantiels ou l'alignement des fonctions selon les catégories scolaires de Propp ou de Bremond ne conviennent pas pour déterminer les stratégies discursives, encore moins la « logique du récit ». Il est arrivé aux étudiants de chercher à déterminer les modalités de la narration, ou de dégager les procédures linguistiques qui fixent les codes de la parole. Ces genres d'exercices les amènent souvent à des impasses sinon à des écarts de langages. Ils ne permettent surtout pas d'aboutir à une approche morphologique qui en expliquerait le parcours thématique.
Cependant, il faut reconnaître que le roman est né d'abord et avant tout à partir de l'identification du narrateur. Ce qui permet de le définir comme « une forme littéraire construite à partir d'une réalité elle-même structurée, ou du moins que le romancier perçoit comme organisée ». Depuis les successives Figures (I, II et III) de Genette, les manuels scolaires se sont attachés à en déterminer les formes et les expressions. Il n'est pas étonnant que le « carré actantiel » et surtout le statut diégétique du narrateur tout comme celui du focalisateur se soient appuyés principalement sur A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, en prolongement du discours critique sur ce même narrateur depuis Honoré de Balzac, Stendhal, William Faulkner ou Daniel Defoe. Parlant de sa propre démarche dans Nouveau discours du récit (Seuil, 1983), l'auteur affirme que « ce n'est pas moi qui définis : c'est le texte qui pose une identité, et moi qui en rabats en supposant une simple analogie, que le même texte me fait apercevoir en indiquant le plus souvent toute une gemme de variantes » (p. 17). Du reste, argumentant sur la critique qui lui avait été faite à propos des « situations narratives complexes » et même « perverses », Genette reconnaît ses propres limites.
Un récit ne peut guère en « enchâsser » un autre sans marquer cette opération, et donc sans se désigner lui-même comme récit primaire. Cette marque et cette désignation peuvent-elles être silencieuses ou mensongères ? J'avoue que je ne parviens pas à concevoir celle situation, ni à en trouver des exemples réels, mais cela n'accuse peut-être que mon ignorance, mon manque d'imagination, ou la paresse des romanciers, voire tout cela ensemble (p. 58).
Au- delà de l'honnêteté du chercheur, il s'ajoute une sincérité que pourrait compléter l'analyse de la narrativité au travers des textes comme celui de Monénembo. Car Genette ajoute cette note importante :
« Ce qui s'en rapproche peut-être le plus dans les récits existants, c'est encore celle transgression délibérée du seuil d'enchâssement que nous appelons métalepse : lorsqu'un auteur (ou son lecteur) s'introduit dans l'action fictive de son récit ou lorsqu'un personnage de cette fiction vient s'immiscer dans l'existence extradiégétique de l'auteur ou du lecteur, de telles intrusions jettent pour le moins un trouble dans la distinction des niveaux. Mais ce trouble est si fort qu'il excède de beaucoup la simple « ambiguïté » technique : il ne peut relever que de l'humour (…) ou du fantastique (Cortazar…), ou de quelque mixte des deux (Borges, bien sûr), à moins qu'il ne fonctionne comme une figure de l'imagination créatrice (pp. 58-59).
Tous ces arguments conduisent vers la problématique de la narration dont il avait été question en introduction à la présente analyse. Et c'est dans ce contexte que voudrait s'inscrire l'étude de l'« écriture de la parole et de la mémoire dans Les écailles du ciel de Tierno Monénembo » .
La connaissance de l'Histoire par la « logique du discours »
Trente années après la parution de Les soleils des indépendances (1968), s'arrêter aux idiolectes et aux lexicalisations de fortune relèverait d'une réelle « archéologie littéraire ». Ce premier niveau est à dépasser, et les romans de Tierno Monénembo poussent à une interrogation conséquente des procédures de la narrativité autant que celles de la logique discursive. Il suffit d'évoquer les deux circonstances par lesquelles sont rendues les expériences de l'écriture coloniale : le capitaine Rigaux, ainsi que M. Mouton le maître d'école que l'aïeul Sibé affronte sur les lieux de ses propres connaissances, et qu'il parvient à vaincre par la puissance de la parole.
L'« ancêtre » jette la foudre sur la construction, sans que le commandant n'arrive à formuler des termes exacts dans un rapport administratif. La querelle qui les opposait se déroule dans des conditions particulières d'énonciation, et elle achève son parcours par un acte d'un irrationnel intégral à l'égard du prétexte d'écriture. Ensuite vient Monsieur Tricochet. Il est amené dans une camisole de force sur le bateau qui le rapatrie, pendant qu'il chante la « légende de Samba » dans une paranoïa totale. L'irrationnel semble souligner l'inanité des actes de conquête perpétrés par les colonisateurs, et qui n'apparaissent plus que comme des gesticulations ludiques. Le conflit ne se fait pas au niveau de la gestualité. Il est inscrit dans toutes les expressions de la parole, ainsi que dans les « modalités du dire », ainsi qu'au travers de la narration de l'Histoire. Les quelques coloniaux qui interviennent à l'intérieur de cette discursivité terminent donc sur une « syncope de la parole ».
L'Histoire qui raconte ce qui est arrivé retient la seule chronologie « en attente » et indique les espaces de la parole par lesquels se reconstruit le «récit de ce qui est arrivé » : la colonisation, les indépendances, les dictatures imbéciles.
A l'intérieur des contes, le conteur prévient à l'avance du contenu des faits narrativés sous la forme « je vais vous raconter l'histoire de la jeune fille qui avait été enlevée par le mukalenga mukishi et qui deviendra la femme du Prince ». L'essentiel du récit rendu en fiction reprend le schéma identique qui cons iste à reconstruire la thématique par la méthode et la modalité du « raconter », et donc dans la narration.
La première indication vient des modalités par lesquelles sont résolues les procédures narratives dans le roman. Lorsqu'il avait fallu rechercher les différentes fonctions du narrateur, il apparaissait que celles-ci affleuraient à ras du texte avec trop de facilité. Le narrateur intradiégétique se produisait lui-même à l'existence, tantôt comme homodiégétique ( « moi, Kullun » ), tantôt comme hétérodiégétique ( « du moins Sibé l'a dit »).
La question théorique de la narrativité, « qui raconte quoi ? qui voit quoi ? », trouve en apparence toutes les réponses possibles, autant par l'intermédiaire des interlocutions (locuteur-allocutaire), dans la perlocution (narrateur-narrataire) qu'au moyen des dialogues et des monologues, même les plus idiosyncratiques. Dans ce sens, le modèle du texte narratif correspond aux paradigmes et aux présupposés méthodologiques, tels qu'ils ont été dégagés par la sémiologie littéraire ou la « sémiotique des passions ». Au sein du département de la « Science des langages » auprès de Jacques Fontanille, de tels exercices ont été menés avec succès au travers de différents travaux de doctorats, et ils ont démontré toute leur efficience, tout en renforçant l'impression tenace d'inachèvement et même d'irrésolution textuelle à propos du « discours du récit » ou de la « morphologie du récit ».
Et pourtant, l'interrogation demeure entière, et notamment dans le parcours narratif qui peut en être fait.
- Kullun, le premier narrateur, semble dès le départ autodiégétique. Il utilise le futur pour indiquer le point de surgissement de son discours narratif : « moi, Kullun, je suis encore là…, je raconterai, … je parlerai, … je dirai … ».
- dès qu'apparaît Bandiougou, le premier niveau de la narration s'efface et le narrateur se fait hétérodiégétique. Il indique explicitement que le récit a pris son origine à partir de ce Bandiougou qui en devient le narrateur intradiégétique.
- mais bien vite surgit l'ombre, et c'est Bandiougou le narrateur qui l'aperçoit en premier lieu. Il l'identifie en métonymie comme étant la personne du Cousin Samba. A partir de lui, le récit est transporté par delà le narrateur-focalisateur, à la fois actant et « personnage principal » (héros ?) autour duquel va se construire toute la textualité.
- cependant, Cousin Samba ne fait que rapporter tantôt en analepse, tantôt en prolepse, le récit mythique de Kolisoko, tel qu'il lui avait été transmis par l'aïeul et l'Ancêtre Sibé. Du reste, la narration elle-même est focalisée autour de Sibé qui en devient progressivement le narrateur exclusif, à la fois sous la forme du discours narrativé direct, indirect ou rapporté, mais également par des monologues intérieurs en « je » mis entre guillemets, ou par métonymie à travers son « spectre » qui intervient à chaque fois que Cousin Samba se retrouve dans une situation tragique.
- en réalité, le véritable narrateur qui lui-même « fait parler Sibé » est le Griot Wango. Il tisse la mythologie de Kolisoko « sous le colatier », et il en détermine explicitement les séquences historiques Par lui, la guerre contre la colonisation prend une signification à l'intérieur du récit épique, et il en transpose la procédure discursive afin de démontrer que les écritures des coloniaux ne correspondent nullement à la véritable narrativité telle qu'elle s'était instituée depuis les « origines du monde ». En définitive, le Griot Wango récupère sa forme immortelle et intemporelle par delà les corps matériels de tous les autres narrateurs successifs, lorsqu'ils devront affronter la mort ensemble à la fin du récit. Il ne subsistera plus alors que « la Voix sans visage de Sibé », au moment où « La terre s'était arrêtée, fatiguée de tourner en rond », tout comme la parole de la narration.
Un tel schéma ne peut pas seulement souligner la prégnance du « narrateur pluriel » ou la pluralité des « voix narratives ». Il permet au contraire de montrer que la thématique de l'oeuvre romanesque reste la narration et la narrativité, autant par sa méthodologie qu'à travers toutes les procédures par lesquelles elle est rendue. Les modalités des langages narratifs ou métanarratifs sont portés par Jes différentes instances de l'énonciation autour de leurs parcours effectifs. Elles suivent les « situations typiques » et finissent par opérer la narration ainsi que la discursivité qui Ja réalise. L'exercice d'analyse consisterait dans ce cas à relever toute la sémantique du « parler » et du « dire ». Et cela, non seulement au moyen des modalités d'usage ou des modalités concrétisées, mais plus particulièrement, par les structures qui recomposent la morphologie de la narration et la « grammaire du récit ».
Du reste, le narrateur désigné, à savoir Kullun, prend sur lui tous les visages à mesure que se construit la thématique de la métadiscursivité. En même temps qu'il est rendu par un procès de métonymies qui renforce le caractère métanarratif de l'esthétique littéraire : l'instrument hoddu module les séquences les plus expressives de la textualité. Il arrive même au hoddu de « parler tout seul », ainsi que cela avait été relevé par les commentaires à propos des différents Griots parmi les plus célèbres. En outre, la métonymie demeure l'expressivité la plus signifiante à travers tout le récit : Cousin Samba est dessiné en peinture par Mme Tricochet ; Oumou-Tiaga sera représentée par un monument érigé en son honneur ; Ndourou-Wembiiɗo bénéficiera lui aussi d'un monument que sa rivale Mouna aura tout le loisir de profaner. Il est à observer que les deux monuments sont érigés l'un en face de l'autre sur la « Place de l'Indépendance ».
Le discours de l'Histoire
La définition la plus élémentaire voudrait que l'Histoire se ramène à une « suite d'événements majeurs qui ont transformé les sociétés humaines », ainsi que la conscience qui pourrait en être faite. En réalité, l'historicité n'existe que par le discours qui l'exprime ou qui la rationalise, ainsi que par les modalités de sa propre énonciation. L'Histoire concerne donc « ce qui est arrivé », mais plus directement encore « le récit de ce qui est arrivé ». Elle se constitue sa propre norme de vérité, par quoi elle se fait une méthode de connaissance.
La succession des événements (événementialité) reste le principe du discours historique, ainsi que celui de la méthodologie de la parole qui reconstruit cette même logique discursive. Dans ce sens, l'Histoire africaine telle qu'elle apparaît dans les manuels scolaires ne correspond que de très loin aux postulats qui la posent en tant que telle. L'heuristique comme modèle de sélectivité, tout comme l'herméneutique en tant que principe d'interprétation, ne se réduisent pas qu'à des préliminaires théoriques. La science du passé à travers le « procès de l'histoire » dépasse la simple description des faits, quels qu'ils soient, sans pour autant accéder à ce qui pourrait être considéré comme la « philosophie de l'histoire ».
Il faudrait convenir que celle-ci trouve ses origines dans les grandes passions du Peuple, mais également dans ses peurs les plus profondes et ses angoisses accumulées, autant que dans les craintes mythiques mises en forme par les paroles et les discours échangés. Et les lieux de surgissement en demeurent les guerres, les affrontements, les contradictions, les apparitions, ainsi que les images que les hommes peuvent avoir de leur propre misère. Le Peuple se donne comme le véritable actant de son oeuvre historique, et en ce qui concerne les sociétés africaines, le Griot apparaît comme l'espace par lequel se réalise un tel projet du parcours à travers le temps, celui du passé relié à celui du futur par les projections et les rêves collectifs. Dans un tel itinéraire, il
constitue la sanction la plus immédiate et la plus crédible pour toutes les représentations.
Le projet littéraire de Tierno Monénembo s'inscrit pleinement dans cette vision totale (et totalisante). Il intègre les signes à l'intérieur d'une esthétique de la parole qui fait se rejoindre les épopées des Griots comme Wango et les expériences de l'écriture romanesque, quelle qu'en soit la langue d'usage.
La question qui se pose ne consiste nullement à remettre en cause les manuels scolaires sur la narratologie, ni à démontrer que les principes de la diégèsis ne peuvent pas s'appliquer intégralement à un corpus africain. Il faudrait partir du fait que n'importe quelle étude à propos de la narrativité s'appuie d'abord et en priorité sur un ensemble d'oeuvres choisies en fonction de leur
aptitude méthodologique, et sélectionnées sur la base d'une analyse critique cohérente. Il est également utile de préciser que dans ce « parcours narratif », aucun des auteurs occidentaux n'a inclus de près ou de loin les textes écrits venus d'autres horizons tel que l'Afrique, encore moins ceux de l'oralité. Par conséquent, les
applications directes de leurs postulats ne peuvent fonctionner que très partiellement pour une lecture des productions contemporaines.
La texture lexicale et terminologique, dans la mesure où elle relève de l'histoire de la philosophie occidentale, depuis les Grecs Platon ou Aristote jusqu'aux rationalistes comme Kant, Descartes ou Leibniz, indique suffisamment les espaces de cohérence dans l'analyse textuelle. En y ajoutant la part importante de l'oralité, il apparaît que les données de méthode finissent par se transformer radicalement, et qu'elles sont à interpréter dans une homogénéité de discours qui ne pourrait plus relever d'une « logique du récit » stratifiée ou même substratifiée par la diégèsis.
Dans ce sens, Tierno Monénembo auteur de Les écailles du ciel mais également avec plus de puissance de parole dans Pelourinho, reconstruit la morphologie de l'Histoire au travers d'un texte de fiction, par des analogies mythiques (et mythologiques) qui reproduisent la méthode de l'Histoire. Le conflit autour de la domination du monde et la structure d'un ordre différent conduisent à toutes les étapes de la rupture, mais à l'intérieur de l'espace de la parole tel que l'avait déterminé le Griot Wango. Et justement, Pelourinho le livre jamais rédigé, mais qui se « réécrit » tout seul par delà la mort de Escritore indique de quelle manière se produit le corps matériel de la textualité dont le narrataire immédiat se trouve au fond d'une tombe. Le récit (trans-narratif) semble suffisamment auto-réflexif et auto-référentiel, pour qu'il se prenne lui-même pour l'objet de son propre discours, sans pour autant sortir du contexte de la discursivité (métadiscursivité) comme l'avaient été Giambatista Viko ou L'errance de Ngal. De telle sorte que le processus de la mise en discours, par delà les mécanismes formels, se donne à l'intérieur de la méthodologie comme objet et sujet à la fois et simultanément, mais également comme thème et figure dans l'acte de représentation.
La question la plus importante ne concerne pas seulement la manière dont le système de production esthétique fonctionne dans l'oralité africaine, à partir de ses propres formes de narrativité. Mais par la relation étroite établie dans les domaines de l'esthétique, et par des méthodologies transgressives ou intransitives, l'auteur insiste sur les distinctions à établir entre les différents systèmes de la parole. Les récits initiatiques par exemple ne seraient pas à confondre avec les performances des Griots historiographes de Cour. En outre, le même système finit par impliquer à la fois la présence impérative du public lors des séances d'exécution, mais également la fonction primordiale d'un répondant qui commente les paroles du narrateur, et qui a été considéré dans Ruptures et écritures de violence (Paris, L'Harmattan, 1997) comme étant le « tiers-actant ». ll s'instaure ainsi un modèle triadique : un émetteur (E1) qui est le narrateur principal, ensuite le récepteur 1 (R1) qui pourrait être un acolyte, et enfin un répondant ou un choeur qui se constitue à son tour en un émetteur (E2) tout comme le public qui forme le récepteur (R2).
A travers le roman écrit, la nature de la narration institue cette typologie de l'oralité par certains aspects et la lecture de nombreux commentaires laissent penser que le passage de la parole orale à l'expérience de l'écriture ne pouvait construire que des langages en ellipses ou en métalepses, susceptibles de produire une narrativité nouvelle. Il ne serait pas emphatique de considérer que le roman africain devient ici une réalité qui possède désormais une théorie et une méthodologie de lecture. Il ne suffisait pas seulement de suggérer que des critiques hors-textes et hors-univers manifestent de réelles difficultés pour procéder à une analyse du littéraire, mais comme l'avait affirmé un auteur comme Amadou Koné dans son ouvrage, la textualité a permis de comprendre encore plus clairement que la connaissance des procédures narratives conduit à une connaissance indispensable avant de fonder une méthode d'interprétation efficiente.
Le paradigme de la production du conte peut être repris ici, à travers les modalités qui peuvent rendre une multitude de récits sous des formes différentes. À chaque reprise, seule la narration constitue l'expérience la plus directe de la textualité. Tout se passe comme si le discours du récit partait d'un point du centre, et retraçait autour de ce point une pluralité de cercles à la fois concentriques et excentriques. L'acte de raconter ne reconstruit pas seulement les « fonctions du récit », mais il réorganise l'espace à l'intérieur duquel le narrateur défait ct refait tous les lieux de la parole, et en même temps, amène la communauté des narrataires-locutaires à prendre conscience de la puissance de cette même parole en tant que principe d'existence au monde.
Les Dogons ont laissé cette sagesse intemporelle : « l'homme n'a pas de crinière, il n'a pas de point de prise. Son point de prise est la parole ». Et Tierno Monénembo introduit ici une dimension essentielle de la « littérarité », en permettant de voir que la « parole des Griots » ne se définit pas seulement en termes d'historiographies implicites, mais qu'elle est à considérer comme une disposition à construire le discours de l'Histoire, et en même temps, de reproduire la grammaire des « récits » par lesquels les Hommes (tous les Hommes), de quelque horizon qu'ils proviennent, se confèrent à eux-mêmes la Liberté de la « condition humaine ».
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