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Littérature francophone


Tierno Monenembo
Les écailles du ciel

Editions du Seuil. Paris. 1986. 185 pages


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Prologue
A la quête d'une ombre

Plus tard, bien plus tard, Kullun racontera peut-être à ceux qui n'étaient pas encore nés …
N'en croyez rien si le coeur ne vous en dit. Je ne vous demande pas de croire. Je ne vous parle pas de Dieu ni de ses répliques diaboliques. Je vous parle d'hommes qui aimaient la vie à une époque où la vie se moquait bien des hommes. Je vous parle de la terre, amère comme elle ne l'a jamais été … Il faudra bien tôt ou tard restituer la parole au bidonville de Leydi-Bondi.
Ecouter les battements mats de son coeur d'argile. Mesurer les pulsions folles de son influx secret. Pas pour les besoins de l'archive. A Leydi-Bondi, rien ne mériterait d'être conservé : tout y pourrit avant même d'exister, peut-être d'appréhender devoir y figurer un jour. Et puis, Leydi-Bondi ne saurait tenir dans un tiroir : c'est un monde de cris, de borborygmes, de frétillements, de toux et de crachats, d'urine et de crottin. Un peuple pestiféré y marche sans cesse, boit comme un chantre et ne parvient jamais à calmer ses nerfs qu'on dirait naturellement pimentés. Et pourtant, a-t-on jamais vu quelqu'un s'en faire dans cette fournaise ? Hypocrite, la nature y larmoie à la place des hommes : une compassion paradoxale d'averses et de torrents qui ajoute à l'affliction au lieu de soulager.

Écoutez et oubliez. Ici, le souvenir ne vaut pas un sou.

Ce serait plutôt une douleur. Une douleur que je ne tiens pas à vous communiquer, que je remue pour moi-même, pour me faire encore plus mal, moi qui y suis né à une époque où les hommes aimaient la vie et où la vie se moquait si bien des hommes.

Je suis fait de Leydi-Bondi, de sa boue, de ses mots de sucre fermenté, de ses hommes pétillants et troubles…
Je vous dirai comment, une nuit de tourment, le vieux Bandiougou s'est retrouvé sur les berges de l'Égout-à-ciel-ouvert, les pieds dans le purin, la tête sur une pierre qui ne s'est jamais souciée de l'homme ni de ses égarements métaphysiques… Je vous parlerai de Yabouleh, de son seau hygiénique et de son soutien-gorge ajouré toujours prêt à s'ouvrir au soleil et aux hommes… Je vous conterai l'histoire de Cousin Samba, l'obscur petit-fils du vieux Siɓɓe… J'évoquerai aussi le roi Farnyitere et son griot Wango, Mouna, l'éleveuse d'abeilles, Mawɗo-Marsail, le tirailleur connaisseur de territoires et de races… Ceux-là et bien d'autres hommes et femmes, nés dans différents villages et en différentes années, mais que le hasard le plus aléatoire a voulu réunir dans ma mémoire…
Car je n'oublierai pas Chez Ngawlo, ce cabaret où, des années durant, avec une assiduité de sentinelles, mes compères et moi tentions de conjurer le sort à coups de pots et de paroles narcotiques dans un décor miteux. Je ne saurais perdre le souvenir de ce relais providentiel autant que néfaste où tout arrive et d'où tout repart : tous les visages de l'homme, toutes les figures du destin. Chez Ngawlo ne fut pas un cabaret comme un autre, mais plutôt une espèce de lieu saint plein d'ironie, passage obligé des itinéraires les plus fortuits, refuge prédestiné des âmes les plus incurablement vagabondes. Pour moi, ce fut comme un lieu de deuxième naissance où ma vie décousue et insignifiante gagna un semblant de cohérence et de poids. Si je ne m'étais pas frotté à la clientèle de Chez Ngawlo, si je n'avais pas baigné dans son ambiance bizarre, moi qui vous parle, je n'aurais rien eu à dire. Sans doute, tout comme moi, beaucoup de natifs de ce pays y avaient-ils vécu une part essentielle de leur vie. Qui donc n'avait pas vu ou entendu parler de Chez Ngawlo ?

Si l'on s'en était tenu aux seuls critères de l'architecture, le lieu n'aurait pas mérité un brin de sa renommée. Ce n'était après tout qu'un réduit de briques ocre, nues et mal jointes, coincé entre des maisonnettes exagérément basses — échoppes ou habitations d'une géométrie quelconque et d'un éblouissant contraste de coloris qui bordaient une misérable ruelle au nom coquin de Rue-filles-jolies serpentant tant bien que mal entre le Marché-du-petit-jour et l'Egout-à-ciel-ouvert. L'intérieur comptait une pièce unique aux murs maculés et saillants où l'humidité et la chaleur faisaient bon ménage sous un rustique toit de tôle sans plafond.
Derrière l'étal repoussant qui lui servait de comptoir, Ngawlo, le maître de céans, avait vu couler bien des existences, de la bière et des larmes avec cet air détaché qui n'était qu'à lui. Du reste, l'ensemble de la maison était marqué du sceau de son flegme : il n'arrivait ni à la clientèle ni à l'unique lampe borgne suspendue au milieu de la salle d'exprimer un signe d'émotion ou de dérèglement. Tout affichait là une sérénité malveillante, une sagesse pernicieuse comme si, depuis belle lurette, le cabaret s'était détourné du cirque d'ici-bas. Chez Ngawlo, on avait déjà tout vu. Et tout ce qu'on avait vu avait tôt fait de perdre goût et intérêt. On ne s'y emballait que rarement : on s'y occupait de sa bière, laissant les hommes à leur destin et le temps à son morne déroulement. Chaque jour qui venait ressemblait comme un frère jumeau au précédent, apportant au cabaret des individus ni plus intéressés ni plus intéressants les uns que les autres. Les événements n'avaient qu'à se produire et se reproduire ; les hommes qu'à passer et repasser. Chez Ngawlo, on ne s'échauffait pas, on ne s'affligeait pas non plus. On s'en tenait à la vie boudeuse et routinière qui soutenait les lieux comme une religion porte un temple.

Pourtant, le soir où, comme un personnage de conte, Bandiougou apparut, il y eut un déclic. Chacun dut admettre que la Providence n'avait pas vidé tous les tours de son mystérieux sac et que cette pauvre terre méritait encore quelque intérêt. Non que son arrivée eût créé un véritable bouleversement. Ce fut tout au plus une césure, un point d'inflexion : sans transformer notre vie, elle allait cependant lui donner un autre ton, un autre profil.

Les premiers jours, notre nouveau compagnon fut comme les autres : peu bavard. La nuit, il buvait avec un art moins consommé que le nôtre et même avec une certaine maladresse.
Néanmoins, il buvait beaucoup et finissait souvent par vomir. Il dormait une bonne partie de la journée dans la pièce qui jouxtait l'atelier où Bappa Yala, le tailleur, lui avait offert l'hospitalité. Nous venions l'épier dans son sommeil et chuchotions à son propos des questions brûlantes et confuses. C'est qu'il ne nous facilitait pas la tâche. Nous ne savions rien de lui et, apparemment, il prenait un malin plaisir à nous faire languir, à garder son énigme comme un redoutable gri-gri. Bien entendu, cela nous dépitait. Après tout, cet homme venu de Dieu seul savait où, nous l'avions cordialement reçu, hébergé et nourri. Dans une certaine mesure, il nous appartenait puisque, nous semblait-il, c'était la Providence qui nous l'avait envoyé. Nous ne comprenions pas sa réserve mais nous nous gardions bien d'exprimer notre sentiment à voix haute : s'il nous dépitait, il nous intimidait davantage. Dès le premier jour, il avait forcé notre respect, on ne savait trop pourquoi. Nous lui trouvions tous quelque chose de supérieur malgré son air négligé — qui ne le distinguait pas de nous autres, pauvres souillons de Leydi-Bondi —, malgré ses ronflements et ses vomissures. Non, l'ascendant qu'il exerçait sur nous provenait d'ailleurs. Peut-être de ses yeux profonds et scrutateurs qui regardaient toute chose avec un air entendu. De ses mains aussi, ses mains propres et douces aux doigts effilés contrastant avec nos callosités et nos ongles noirs.

Dans les situations les plus embarrassantes, il restait digne. Se soûlait-il au point de succomber, il ne s'abandonnait pas entièrement et gardait un minimum de gravité. Ni la misère ni l'alcool n'étaient arrivés à bout de sa personnalité. Certes, il n'était pas de ces gens indemnes des péripéties de la vie et bêtement sûrs d'eux. Il présentait plutôt l'apparence d'un homme profondément atteint. Quelque part en lui, il devait porter une inguérissable blessure. Mais cette blessure, on sentait qu'il ne se contentait pas de la dissimuler, de la nier : il la surmontait, il la dominait avec philosophie. C'était un homme blessé, non pas un homme vaincu. C'est pourquoi nous éprouvions à son égard une déférence certaine quoique inavouée. Une déférence dont il n'avait que faire, tout occupé qu'il était à remuer ses vieux souvenirs et à cultiver de tristes pensées, le visage fermé, la mine concentrée d'un bonze vieillissant.
Plusieurs semaines après son arrivée, nous le connaissions toujours aussi peu que si nous ne l'avions jamais rencontré. Et les plus optimistes d'entre nous en étaient venus à désespérer de connaître autre chose de lui que ses vomissements éthyliques et ses étranges transports méditatifs.
C'est par bribes, par étapes, comme s'il sortait d'un coma ou d'une longue amnésie, que Bandiougou s'ouvrit à nous. Le premier secret que nous pûmes percer ne fut pas des plus intelligibles : il parla d'abord d'une ombre. Il avait forcé sur la bière et délirait littéralement. Une ombre ! Rien qu'une ombre ! Mais, pour nous, c'était déjà beaucoup de la part de cet homme énigmatique et solitaire…

Solitaire, il avait donc cessé de l'être un soir fatidique quand, par un de ces miracles nocturnes, le chemin lui offrit une ombre. Il suivit et le chemin et l'ombre. En fait, il suivit surtout l'ombre. Le chemin n'était inscrit que dans sa tête. Sur la terre, ce n'était qu'une supposition, une probabilité de chemin tracée au gré de son délire. C'était un chemin à faire selon sa ligne, selon son sens à lui, et qui menait lestement du Marché-du-petit-jour à la Cité-chauve-souris, du quartier Pique-nez à Touguiyé. Il pouvait aussi bien passer à travers la terre comme un fil dans le chas d'une aiguille et aller s'accrocher au ciel sans détonner parmi les astres. A la seule condition de savoir comme lui raser les murs, fouler les courettes et parfois les vérandas des taudis sans se faire remarquer, survoler de nombreux terrains vagues, se faufiler à travers les mailles des palissades et traverser à dos de cheval l'Egout-à-ciel-ouvert, ce putride et maudit canal qui n'avait rien trouvé de mieux que d'être là pour découper Leydi-Bondi en deux parts et lui garantir un surcroît de pestilence.

Par chance, l'ombre traînassait. D'après ce qu'il nous raconta, Bandiougou n'avait eu aucune peine à suivre sa trace et à la rattraper. Combien de fois nous décrivit-il l'impossible trajet d'ivraie et de bourbier supposé relier Pique-nez et Chauve-souris, deux quartiers dos à dos qui s'étaient fâchés jadis après une tumultueuse partie de football et qui avaient fini par s'oublier, le poto-poto et la rancune aidant ? Combien de fois était-il passé par la Rue-filles-jolies sans même que nous puissions l'apercevoir ? Il ne le dira pas. Nous apprendrons seulement que…

« L'ombre était un cheval fort docile. Je n'avais aucune manoeuvre à opérer. Il me suffisait de lui exprimer mes souhaits, la vaporeuse monture s'exécutait. Nous fûmes aspirés tous les deux dans un royaume d'air et de paix où nous évoluâmes à travers des haies de jeunes filles parées de fleurs aux senteurs d'encens, de thé et de liberté. La délivrance !… Il vous arrive à vous autres cabots de la Rue-filles-jolies de parler de délivrance en vous étranglant d'émotion comme chaque fois que vous parlez d'une chose qui hante de loin et qui ne se montre jamais. Vous ressemblez alors à un enfant devant une galette inaccessible et vos yeux deviennent gros, vos visages s'assombrissent et vous vous en voulez et en voulez au monde entier. La liberté vous va bien mal… Liberté ! Liberté ! Liberté !… Trois fois l'idée et trois coups dans vos coeurs de sempiternelle panique. Moi je ne la rêvais pas. Je ne l'incantais pas. Je la vivais, la liberté ! Et, de ma monture céleste, parmi les jeunes filles aux cheveux de feuillage, je voyais Leydi-Bondi trottiner, on eût dit avec allégresse, dans ses sentes boueuses et s'encastrer comme une machine bien huilée dans les gonds de sa routine. Je vous voyais tous je vous dis… Yabouleh offrait ses charmes, moulée dans son bikini jersey et son soutien-gorge ajouré, prometteuse au lit, rien de plus vrai. Elle s'appuyait le flanc contre un mur bordant le trottoir, nonchalante comme à son habitude. Elle arborait cet air lubrique avec lequel elle sait si bien éveiller les sens des hommes. Elle mâchonnait un brin d'allumette et roulait ses yeux de velours. Elle savait que les hommes aimaient sa timidité feinte, ses silences de sainte nitouche, ses dents nacrées, sa peau laquée aux reflets de cuivre. Penda, sa collègue, lui faisait des misères parce qu'elle raflait tous les bons clients, l'air de rien, alors que cette mégère bavarde et décatie ne ramassait que le menu fretin après force racolage qui plus était…
Bappa Yala fermait son atelier. Auparavant, il avait rangé sa vieille Singer, l'avait enveloppée dans un morceau de bâche crasseuse. Comme à l'accoutumée, il avait houspillé Lama, son apprenti ; dans sa colère, il avait aspergé le pauvre garçon de postillons rougis par la noix de cola.
Lama avait nettoyé l'atelier, entassé les morceaux de cretonne, de percale, de taffetas, de dentelle, de leppi et de kerdenli en éternuant sous la poussière et en reniflant de haine et de révolte mal contenues. Bappa Yala avait lui-même plié les goubah, les caftans et les boubous à terminer le lendemain dans la malle de bois qui sentait le camphre. Il avait bien sûr chanté sa rengaine, cette étrange et inusable mélodie de veillée qui disait pêle-mêle la douleur du jour, le vertige de la nuit, la magie de l'amante, l'herbe qui pousse, la vache qui broute, l'enfant aux yeux de lait frais. Il avait dû s'interrompre une ou deux fois pour chasser une mouche ou pour écraser un cancrelat avec une fureur qui cachait mal le plaisir du geste. Sa chanson terminée, il avait baissé la tête et coulé deux bonnes larmes sur les tissus neufs comme pour en raviver les ternes couleurs.
Maintenant, il allait s'essuyer le visage, se décider à fouler le trottoir et rejoindre Yabouleh. Tout à l'heure, dans la chambre exiguë, sentant le parfum bon marché et le tue-moustiques, il allait étaler la jeune fille dans le lit, s'acharner sur son bikini, enfoncer ses ongles noirs dans son corps de fruit mûr et, pour finir, il allait lâcher son cri de gloire et un peu de morve dans le cou de sa conquête.
Ensuite, il allait se rendre Chez Ngawlo. Elle le rejoindrait plus tard, après avoir satisfait le dernier client. Et vous boirez tous jusqu'à l'aube : Simiti, Makan, Bangus… et tous les autres. Quand surviendrait un instant de lucidité, quelqu'un demanderait de mes nouvelles : “Diable, où est donc passé le vieux Bandiougou ?” Makan par exemple répondrait: “Chut! Ne réveillez pas les morts ! Je crois qu'il a sa dose, ce soir.” Ce serait à Simiti d'ajouter : “Il a bu seul ? L'égoïste ! Il ne sait seulement pas ce qu'il rate : ce soir, le vin sent bon le fond de la gourde, ma parole !”
L'instant d'une lucidité ! Et reprendrait le remous de la fête, le vieux Bandiougou oublié, ingurgité avec vos rasades de bière insipide et de vin suret. Quoi ! Vous, gens de Leydi-Bondi, vous êtes faits pour oublier. Pour un peu, vous vous oublieriez vous-mêmes… Naturellement, il n'arriverait à personne d'entre vous de deviner… Ni la coupe de mixture céleste que me tendait pendant ce temps une des jeunes filles, princesse au diadème de rayons solaires. Ni l'hymne de bienvenue, partition de silence intact soufflée par une chorale de sylphides en rondelles de fumée arc-en-ciel. Non, vous ne pourriez goûter la haie d'honneur, le trot altier de l'ombre, le bain de fleurs, la sauna de femmes ardentes, Yabouleh en mille… »

C'est Yabouleh qui, au petit matin, en allant vider son seau hygiénique à l'Égout-à-ciel-ouvert, découvrit le vieux Bandiougou en train de divaguer sur une berge du canal, les pieds dans le purin et la tête sur une pierre qui, décidément, n'avait rien de philosophale…
La première réaction du quartier fut de railler :
— Dieu qui a fait ce monde, ne vois-tu pas que Bandiougou sombre dans la démence ? Une ombre, dit-il, laissez-nous rire, bonnes gens…
Mais, petit à petit, le peuple de Leydi-Bondi dut se faire à cette histoire d'ombre comme le temps lui avait appris à se faire au reste : les querelles de Yabouleh et de Penda, les colères de Bappa Yala, le pittoresque affecté du Marché-du-petit-jour, les bagarres de la Rue-filles-jolies, le tout sous l'oeil putride et indifférent de l'Egout-à-ciel-ouvert…
Chacun y alla donc de son éclat de rire quand je répandis la nouvelle.
Je dois vous dire que moi, Kullun, j'étais le messager du quartier. C'était par moi que toutes les nouvelles arrivaient, les bonnes comme les mauvaises. On disait d'ailleurs que le bien et le mal s'entendaient fort bien en moi, fakir de légende né avec un corps de gibbon poussif mais doué, paraît-il, d'un art de dire époustouflant.
Quand les nouvelles étaient bonnes, je savais les servir, orner chaque détail de bons mots croustillants. Alors, il y avait des fripes, des galettes et du gratin pour Kullun-le-plaisir-de-vivre. Quand, hélas, elles étaient mauvaises, il ne restait plus à ma face de rat endormi qu'à recevoir les coups de dépit et les crachats de désolation. Ce qui ne me donnait aucune raison de me plaindre. Au contraire, je n'étais pas mécontent de ma vie : la laideur du singe a-t-elle jamais empêché celui-ci de jouir des délices de l'existence ?

Quand j'informai donc que Yabouleh avait trouvé le vieux Bandiougou sur la berge de l'Egout-à-ciel-ouvert en train de parler d'une ombre, on me pria gentiment mais fermement de ne pas déranger la somnolence du quartier avec les fariboles d'un vieil éthylique. Une semaine plus tard, on fut cependant bien obligé de prendre le vieux au sérieux. Cela se passa Chez Ngawlo, une nuit où Bappa Yala avait convié tout le monde à une fête. La raison de cette invitation ? Une dame de la ville d'en haut était venue dans son atelier — son atelier à lui, Bappa Yala ! — pour se faire confectionner une goubah. Elle avait ouï vanter les broderies exquises et les fines coupes de notre ami tailleur. Elle avait donné dix mille francs cash et avait promis de s'abonner si, après ce premier essai, elle obtenait entière satisfaction. Pour une fois, Bappa Yala avait fermé son atelier sans houspiller Lama. Il était passé en vitesse chez Yabouleh et avait laissé un galant billet de mille francs, pas moins ! Alors, il m'avait ordonné d'annoncer la nouvelle :

« Ce soir, tous Chez Ngawlo ! Il y aura à boire et à vomir ! »

Pour l'occasion, je m'étais empressé d'accorder mon hoddu 1. Bappa Yala m'avait prévenu :
— Je veux que ce soir, ton hoddu fasse entendre l'âme de sa mère et que ta gorge crache le bon Dieu !
Alors, moi, Kullun, que certains jours le quartier appelait « l'homme au corps de pourceau, l'animal qui sent le cadavre », j'y avais été de ma petite musique pour le plus grand bien de mes compères. Je fus visité par une inspiration quasi magique qui entraîna l'assistance dans une exubérance dont Bandiougou lui-même fut le complice. Une extase collective où la féerie nocturne nous ouvrit largement ses bras. Nous et la nuit, la nuit et nous, main dans la main, incrustés d'étoiles ! Ce fut comme une gaieté originelle et candide. Mais une gaieté indicible : il aurait fallu être là, prévoir le moment crucial, le humer de toute son âme et se laisser dissoudre dans la troublante intensité de l'ambiance…

C'est à ce moment que nous entendîmes l'horrible cri de Bandiougou. Le vieux s'était mis à transpirer et à haleter. Il pointait un index terrifié vers le dehors dans une attitude surréelle. Il ânonna une bonne minute avant de devenir audible : « Là, dehors, je l'ai vue. L'ombre ! »
Nous voilà donc tous dehors, forçant l'épaisseur de la nuit et tâtonnant pour débusquer les écueils. Je me rendis compte que j'avais emporté mon hoddu. Au fond, il n'y avait pas eu de rupture entre la fête de tout à l'heure et cette procession d'ombres à la recherche d'une autre. On verra d'ailleurs le lendemain que plusieurs personnes avaient emporté leur bouteille de bière. Quant à Bandiougou, il avait emporté avec lui son hébétude et il avait toujours l'index pointé… On saura peut-être un jour par quel stratagème nous nous retrouvâmes tous au petit matin couchés sur la berge de l'Égout-à-ciel-ouvert et encerclant comme un totem le vieux qui bavait…

A partir de cet épisode, nous fûmes nous-mêmes contaminés par la hantise de l'ombre. Simiti la vit en plein midi à l'angle de la Rue-filles-jolies et du Marché-du-petit-jour, cet endroit où nous avions coutume de terminer nos nuits de bonheur confus en papotant allégrement sur de menus faits dont nous étions les seuls à connaître la secrète importance. Bangus la rencontra à la Cité-chauve-souris. Il nous jura qu'elle avait l'air d'un cheval et qu'il avait cru entendre un bruit de sabot sur la croûte du chemin. Makan affirma qu'elle lui avait rendu visite. Yabouleh raconta qu'elle l'avait effleurée suggestivement… Et moi ? Moi, j'appréhende encore de raconter. Elle m'est venue à un moment où je l'attendais vaguement. L'avais-je appelée ?
Je ne m'en souviens pas, et les choses restent encore bien confuses dans ma tête. J'émergeais d'un sommeil léger. J'étais dans un état bizarre, mi-endormi, mi-éveillé. Je revoyais ces petits événements à peine agencés, ces instants mi-piquants, mi-doucereux qui se sont succédé sans haro ni enchantement et dont le mélange forme ce qu'on appelle bien gentiment ma vie — un tel désordre ! Je voyais le nez de ma mère — c'est tout ce que je me rappelle de cette femme que la mort me ravit alors que j'avais seulement sept hivernages — sur une touffe de cheveux que je crus appartenir à un frère cadet qu'on me dit avoir eu. Cet organe hybride dansait sur les crins de mon hoddu. Il en sortait des notes de miel et une fougueuse envie de vivre qui nous communiquaient un bonheur pétillant. Nous, car, il y avait aussi Simiti, Makan, Bangus et tous les autres, et cela était censé se passer comme par hasard Chez Ngawlo. Alors, l'ombre tira le rideau sur mon rêve et occupa le devant de la scène. Elle m'enveloppa de sa préférence paisible et fraternelle. Mon regard se porta sur elle : l'obscurité se dissipa et m'apparut un halo grisâtre ornant une tête. Une tête aux yeux profonds.
Mais voilà qu'après cette brève série de tours de scène, l'ombre se volatilisa de nouveau, nous laissant perplexes et démunis face aux exigences de Bandiougou. Le vieux perdit définitivement patience et se mit à trépigner, à taper du poing sur la table pour réclamer son ombre. Quand il lui arrivait d'oublier son idée fixe, il se morfondait dans une solitude encore plus inquiétante ou bien il fuguait. Il nous arrivait de le chercher toute une nuit alors que son humeur devenue légendaire avait boudé Chez Ngawlo. Nous fouillions les hangars du Marché-du-petit-jour, frappions à l'improviste aux portes des masures pour savoir si on ne l'avait pas vu passer. Nous finissions par le trouver tapi dans un bosquet ou allongé sur un quelconque chemin, les habits maculés de boue — si ce n'était que cela —, convulsif et baveux…

Et puis, un beau dimanche, Yabouleh nous prépara un de ces délicieux plats de maïs dont elle avait le secret et nous dit :
— Régalez-vous, les hommes. J'y ai mis toute ma joie.
Nous rendîmes au repas l'honneur qui lui était dû : nous le dévorâmes à grosses poignées et léchâmes avec avidité l'huile de palme qui dégoulinait jusqu'à nos coudes. Ngawlo n'était pas de la fête, occupé, croyions-nous, à une de ses mystérieuses combines. Il survint à la fin du repas pendant que je raclais le plat et que l'on s'apprêtait à servir la cola. Il déclina le reste de pâture que lui proposait Yabouleh. Il s'accroupit près de la porte et, tout ému, lança à la cantonade :
— Je l'ai vu. Il portait un baluchon en bandoulière. Il croquait distraitement des arachides et marchait en direction de Touguiyé d'un pas étrange. Ce qui m'a surtout frappé, ce sont ses yeux. A mon avis, il n'y en a pas de pareils…
Nous nous transportâmes donc à Touguiyé et occupâmes les rues comme de vulgaires coupe-jarrets. Un passant nous affirma l'avoir vu à Pique-nez :
— Maintenant que vous m'en parlez, mes idées sont plus claires. Ce n'était donc pas un mauvais songe. Vous savez, ce n'est pas de plainte, mais, ces temps me rendent fou. Je suis atterré par tout ce qui se passe. Je mène une pauvre vie tranquille qui ne se mêlerait de rien. Mais je dis que ces temps sont ceux du diable. Cachez-vous au fond de votre case, le maudit viendra quand même vous donner de ses griffures… Oui, c'était à Touguiyé et c'était invraisemblable. Mes yeux ont pourtant dû s'ouvrir à ça. L'homme, puisque vous appelez ça un homme, a une démarche qui ne me dit rien de bon. Ses yeux semblent éteints. Comme un halo de grisaille le poursuit… Et puis son baluchon d'éternel voyageur… Et puis, une odeur de brûlé… J'ai eu l'impression d'avoir rencontré un fumeron…
Nous laissâmes l'homme à sa faconde et nous rendîmes à Pique-nez où un autre passant nous répondit furtivement :
— Allez donc au Marché-du-petit-jour, vous le verrez en train d'errer parmi les étalages. Vous êtes sûrs qu'il est d'ici ? Moi, je le dirais plutôt venu d'un autre monde. Mais j'en ai peut-être trop dit. Que Dieu allège nos peines !
Au Marché-du-petit-jour, il n'y avait rien qui pût lui ressembler. Mais une grosse dondon qui vendait des goyaves nous toisa et brailla à notre intention :
— Allez-vous-en loin de moi. Oui, je l'ai bien vu votre acolyte et ses yeux de fantôme. Je l'ai même trop vu. Mes goyaves, c'est lui qui les a piquées. Mais que je le reprenne, cet avorton du diable !
Nous dûmes nous éloigner par la force des choses : la mamie s'était armée d'un avantageux gourdin et braillait de plus belle, ameutant une foule de badauds hilares.
Au fil de notre enquête, il apparaissait néanmoins que le monde entier avait rencontré ce que nous ne savions plus comment nommer : homme ou ombre ? Nous glanâmes une copieuse collecte d'informations toutes aussi rocambolesques les unes que les autres. Tour à tour nous faillîmes rencontrer un être coiffé de feu et traînant derrière lui une queue lovée de singe insolite… une tête — la même que j'avais vue en songe — sur un corps qui se gauchissait au gré du relief, qui s'allongeait et se rétrécissait selon la position du soleil… un nain aux yeux vagues qui avait vite fait de devenir un chat anoure… Mais il y avait toujours cette tête obscure, ces yeux voilés, toujours mille odeurs et autant de bruits…
Nous ne l'espérions plus cette ombre fugitive et capricieuse quand elle se retrouva inopinément parmi nous, un beau soir. Vous devinez que c'était Chez Ngawlo, alors que, dehors, une nuit damnée tombait péremptoirement pour s'engouffrer par nos narines. Vous comprenez que Bandiougou s'en prenait à Simiti pour je ne sais quelle billevesée tandis que, dans mon coin, j'osais à peine guigner les hommes dans leurs mines de terrible apathie… Alors, je dis, l'ombre s'insinua parmi nous. On ne la vit pas entrer.
Elle fut là. C'est tout. Personne n'avait remarqué l'arrivée d'un jeune homme gauche aux genoux cagneux assis dans le coin le plus obscur du cabaret, muet et vague, à peine présent. Ngawlo lui avait pourtant servi une bouteille de bière mais rien ne l'avait accroché. Notre barman était habitué à servir tant d'obscures existences ! Aussi était-ce sa faute si certains individus traînaient une fatale inconsistance ?

Ne lui suffisait-il pas de déposer la boisson sur la planche qui tenait lieu de table, cette planche qui avait au moins la vertu d'une présence solide et palpable ?…
Toujours est-il que ce jeune homme — c'était donc lui l'ombre dont Bandiougou faisait état dans ses divagations —, que nous avions tant cherché, était maintenant là sous nos yeux, à portée de main. Il n'était plus un mystère complet. Tant bien que mal, il était devenu réel. Du coup, Bandiougou consentit à nous ouvrir son coeur et à délier sa langue. Il nous parla longuement du jeune homme, de sa vie et des circonstances dans lesquelles tous deux s'étaient connus. Il le fit sans réticence et sans fausse pudeur, plutôt avec le soulagement d'un homme qui trouve l'occasion rêvée de se débarrasser d'un vieux fardeau. Il se lesta comme par magie de sa carapace d'individu solitaire et bougon et se montra sous son vrai jour : un frère comme un autre qui savait encore supporter la vie des hommes et même s'en amuser. Il venait de retrouver une clef essentielle de sa mémoire…

Voici donc comment Cousin Samba — c'est son nom — se mêla à notre existence jusqu'à en devenir une sorte de filigrane. Son intrusion Chez Ngawlo fit date et restera gravée dans ma mémoire de façon indélébile. Des années plus tard, cet événement se réveillera en moi chaque fois qu'il me sera donné de poser mon regard sur ce jeune homme sombre et timide qui n'arrêtait pas de se lisser le bouc…

Mais la nature est méticuleuse et Cousin Samba n'est certainement pas né avec une barbe. Commençons donc par son enfance.

Note
1. Hoddu : petite guitare traditionnelle.

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