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Littérature


Tierno Monenembo
Les crapauds-brousse

Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.


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Chapitre 9

Comme d'habitude, Diouldé était rentré du bureau, veule, peu motivé par une vie qui n'en était plus une. Souley s'occupait à terminer la cuisine, Râhi à dresser la table, Mère à prier et à tousser. Il s'était dirigé vers la salle de bains. Il s'était savonné, lavé, baigné un nombre incalculable de fois ; maintenant, il utilisait sa baignoire moins pour se rendre propre que pour s'isoler, dégoûté des autres et de lui-même. Râhi dut taper à la porte avec insistance pour l'amener à sortir, à s'habiller et à se mettre à table. Il y avait longtemps qu'il n'était plus en mesure d'apprécier la saveur d'un repas ; ni même de sentir les brûlures de la faim. S'il mangeait, c'était pour éviter les fatales supplications de Râhi et de Mère. Et quel effort cela ne lui coûtait-il pas !
Il en était à se demander comment il arriverait au bout de son plat lorsque Râhi alluma la radio. Ce qu'il entendit était loin d'ajouter à son appétit :

« Très chers compatriotes, aujourd'hui, le devant de l'actualité est occupé par un événement grave, très grave. Qui l'eût cru ? Qui l'eût seulement imaginé ? Pendant que notre peuple entier serre les rangs derrière Sâ Matrak, notre illustre président, et s'en va à l'assaut du progrès et de la liberté, des individus obscurs, des créatures nées par hasard sur notre sol maternel rampent dans l'ombre, élaborent des plans machiavéliques contre notre pays, notre peuple, notre cher président.
Que se passe-t-il ?
Un groupuscule, sournoisement infiltré dans nos rangs, a dangereusement gravi les marches de notre démocratie révolutionnaire jusqu'à y occuper des postes de la plus haute importance, ceci pour perpétrer des crimes contre nos valeureux dirigeants, abattre notre démocratie révolutionnaire et remettre le pays sous le joug de l'impérialisme international.
Voici les faits : la vigilance de nos forces de sécurité a permis de découvrir hier un important stock d'armes chez Soriba, haut fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères.
Mais qui est Soriba ? C'est cet élève médiocre qui échoua deux fois au baccalauréat avant de réussir celui-ci et de bénéficier d'une bourse d'études en Allemagne dans le cadre du noble programme de scolarisation entrepris par le gouvernement sous l'égide de notre chef immortel. Peu enclin aux études, il y mena une véritable vie de débauche et réussit avec mille difficultés un diplôme d'économie. De son propre aveu, on sait maintenant que c'est quand il faisait ses études dans ce pays qu'il fut recruté par les services secrets d'une puissance très grande. Son passé scolaire peu brillant et le peu de confiance qu'il suscitait du fait de ses fréquentations douteuses n'empêchèrent pas nos dirigeants de lui conférer la haute responsabilité qu'il occupait.
Mais, chers compatriotes, un proverbe bien de chez nous dit : “On ne peut changer les longues oreilles du lièvre.” Le traître vient de dévoiler son vrai visage. Le peuple, tout le peuple ne tardera pas à lui infliger la juste sanction qu'il mérite. Nous sommes déjà sûrs que la vigilance et la lucidité de ceux qui ont la lourde mission de nous conduire au bonheur ne failliront pas à cette volonté du peuple. »

Râhi regardait Diouldé, cherchait sur le visage de Diouldé une explication sinon un démenti à cette horreur. Mais, lui, il échappait aux lueurs suppliantes de son regard, se détournait, fugitif, recroquevillé, mais pas surpris, elle l'avait remarqué.
— Diouldé ! lui cria-t-elle.
Lui, restait dans son coin.
— Réponds, hurla-t-elle de toute la force de ses poumons.
Lui, ne faisait pas attention à elle, semblait ne rien entendre, absent, comme transporté dans un autre monde où une force-surnaturelle le subjuguait.
Elle s'abattit sur lui, lui tapota les joues, lui secoua la tête, lui tira les cheveux. Maintenant, sa peur était pour lui. Pour la première fois, elle le voyait dans un état pareil.
Mère, attirée de sa chambre par le bruit, arriva au salon et n'en crut pas ses yeux de ce qu'elle voyait : Diouldé étendu sur le plancher, le front en sueur ; Râhi couchée sur lui en train de lui faire le « bouche à bouche» pour le ranimer en disant entre deux souffles :
— Les chiens ont arrêté Soriba ! …
Les semaines qui suivirent ne changèrent rien aux inquiétudes, aux frayeurs. Les gens marchaient dans les rues, la tête chaque jour plus basse, l'espoir court, le derrière maigre.
Des groupes se formaient au coin d'une rue, au centre d'une place, qui se disloquaient en ombres passagères derrière un mur, dans une bicoque.
Les rumeurs circulaient, plus obscures et plus informes que les ombres qui les lançaient, saupoudrant à travers la ville le sel d'imagination que chacun y avait ajouté :
— Tel est arrêté, tel autre le sera dès le soir. Tel village s'est soulevé, telle province veut faire sécession …
On se chuchotait les combines. Comment trouver un litre d'huile. Comment dénicher une pièce de tissu, quelques morceaux de sucre, des tablettes de savon.
— Il reste un peu de riz chez Mamadou. Il vient de m'en vendre à l'instant. Vas-y vite avant que cela ne finisse et que le prix ne t'échappe. Et n'oublie pas que je ne t'ai rien dit. Si tu fais une gaffe, ce sera tant pis pour toi.
Rien de nouveau pour Diouldé. La vie chez lui se résumait au boulot, aux repas et aux prières de Mère.
Râhi chercha à voir Mâmata sans succès : dans la villa, il ne restait que le boy qui, après qu'elle eut insisté, finit par lui dire :
— Le lendemain du passage des policiers, madame a fait sa valise et est partie en pleurant. Elle m'a dit de ne rien dire à personne … Moi-même je dois partir : un policier est venu ce matin prendre les meubles ; il m'a dit que je n'avais plus rien à foutre ici et de ne pas tarder à partir si je tenais à ma peau.
Râhi en avait conclu à la fugue de Mâmata :
— Brave femme, se dit-elle. C'est vrai, quel intérêt de vivre ici après des choses si moches ! Et quel courage de braver ainsi l'aventure! Qu'aurais-je fait à sa place ?
Un gouffre s'ouvrit à ses pieds. Elle se prit la tête et s'affala sur la chaussée, sous les pieds du fou qui s'apprêtait à gagner le fossé.

Il se révéla que le complot était une énorme manoeuvre, une pieuvre aux tentacules infinis, faits de milliers et de milliers d'hommes dont on arrêtait chaque jour une poignée.
Tel travaillait le plus normalement du monde, lorsque les flics lui mettaient le grappin dessus, se moquant de son air étonné ; absorbé par le travail, le malheureux n'avait pas écouté, quelques minutes plus tôt, la radio où un accusé, déposant sur ses prétendus crimes et complices, l'avait dénoncé. Tel autre se douchait lorsque des galonnés venaient le prendre … Ce forgeron, extirpé d'un petit village de brousse, confessait sur les ondes, presque avec joie, l'ignominie avec laquelle il avait reçu des milliers de dollars pour fabriquer dans sa ténébreuse forge un canon destiné à arroser le cortège du président … Telle sexagénaire racontait comment elle avait reçu l'ordre de farcir de poison des oranges à offrir à l'inqualifiable président Sâ Matrak …
Et le riz et le sel et le sucre se raréfiaient encore plus … Et les rues se crevassaient … Et les murs se fendillaient … Et les clôtures se fissuraient … Et les pas s'alourdissaient … Et les voix baissaient …
— L'ex-médecin Pêtè, ce charlatan de l'impérialisme, était vendu.
Les nuits n'avaient plus de fraîcheur ; plus qu'une masse de peur et d'angoisse dans leur linceul noir …
— C'est Kerfala, ce luron crapuleux, qui était le trésorier des comploteurs …
Dans l'air, aucune note joyeuse ; pas un son musical ; aucun écho de rire …
— L'ignoble Bôri a tenté de se suicider pendant qu'on le mettait hors d'état de nuire.
Le vrombissement geignard d'une automobile … Le pleur crissant d'un enfant …
— Il faut stigmatiser le rôle ignoble de Tiéba tout au long de ce complot …
Une femmelette marchait, sortant d'un ministère, le derrière rond, un mouchoir de tête agressif sur la tête, le sourire satisfait et insolent : devant elle, un portefaix pousse un fût d'huile. Les regards envieux qui partent sur elle comme une fournée de flèches ne modifient ni sa démarche ni son sourire.
— Le dernier venu de cette horde de conspirateurs, Sadio, a été arrêté hier …
Le jour où fut annoncée l'arrestation de Sadio, Nyawlata téléphona à Diouldé pour lui apprendre que, de plus, Josiane allait être expulsée.
— Tu comprends, avait murmuré le bon Nyawlata, ils disent qu'elle n'a plus rien à foutre ici.
Elle avait fini par bien se faire ici, tout de même, protesta mollement Diouldé.
— Le titre de compagne de comploteur ne lui sera pas d'une grande utilité, tu sais.
— Il ne sera évidemment pas prudent d'aller la voir ?
— Tu y penses, toi ?
— La date de son départ ?
— Demain, par l'avion de dix heures.

Diouldé s'en fut tôt à l'aéroport. Sitôt arrivé dans le hall, il s'installa dans un coin, choisi pour ne pas être vu et pour pouvoir observer la porte d'entrée. Il n'avait pas pu résister à la poussée intérieure qui l'avait amené là : voir Josiane partir, et cette idée l'avait obsédé comme un vice.

Josiane apparut, son bébé de dix-huit mois dans les bras, suivie de près par deux gorilles armés. Sa peau était si blanche qu'on l'eût cru vidée de son sang. Elle avançait comme une somnambule, sans vie, sans volonté, sans rythme propre, au rythme ordonné des gendarmes.
La scène arracha Diouldé de son siège, et il se mit à suivre de loin cette femme, répétant comme un mauvais élève ses pas d'automate.
A travers l'épais brouillard qui avait couvert sa vue, il entrevit cette scène : un gendarme arrachant l'enfant des mains de Josiane. Il ne comprit ce qui arrivait que lorsque le gendarme, tenant tant bien que mal l'enfant, tentant d'étouffer ses pleurs et d'arrêter ses violentes gesticulations, se mit à se diriger à grands pas vers une ambulance garée au-dehors. Une nurse ou une infirmière, en tout cas une femme portant une blouse blanche, prit le marmot des mains du gendarme et s'engouffra avec dans le véhicule. La silhouette de Josiane se figea, tel un fantôme.
Mille images du passé interférèrent avec cette scène macabre dans l'esprit de Diouldé. Et ce fut pour lui presque un soulagement lorsque la jeune femme entreprit de gravir les marches de la passerelle. Il sentit un picotement au coeur lorsqu'il vit son ombre lasse se détourner une dernière fois. L'ambulance cependant était déjà partie.
Jusqu'au jour où …
Daouda disparut complètement de la circulation.
Derrière les dépositions lasses et monocordes que la radio distillait, on sentait toutefois sa présence. Diouldé savait maintenant lire ces aveux comme un technicien dûment formé déchiffre un code.
C'est la surprise du supplicié qu'il devinait d'abord : un père de famille soucieux de sa routine familiale, armé du seul dessein de pourvoir au grain de sa progéniture ou, qui sait, un jeune homme joyeux, la tête folle d'une candide inconscience, avec des yeux d'âtre d'où jaillissent les flammes d'un féroce désir de vivre ; rien que ça, vivre, plonger corps et âme dans la fournaise de la vie avec toute la fougue et l'impudeur de sa jeunesse, avec toute la force de sa vitalité. Ce vieil homme, ou ce jeune homme, boit du lait peut-être, joue aux cartes, fait l'amour ou mouche son rejeton en écoutant distraitement la radio : soudain, son esprit part en feu, un accusé a toussé, s'est présenté, a fait ses aveux, l'a dénoncé comme complice. Il est facile pour Diouldé de suivre à partir de là le cours fatidique de l'homme : la source de brûlures qui a pris naissance au creux de son ventre, les décharges d'angoisse qui l'ébranlent de haut en bas, la surprise dont il ne reviendra plus jamais, l'attente de la brutale et inévitable visite des gendarmes, les menottes, le coup de brodequin expert qui l'embarque dans la jeep, la vitesse vertigineuse de cette jeep et son lugubre coup de sirène. Arrive la partie du voyage à laquelle Diouldé songe de la façon la plus furtive, mais cela suffit pour le mouiller de sa propre sueur. Cette partie du voyage, c'est l'antichambre de la mort, le lieu et le moment où vous devenez lointain, où l'on ne vous évoque plus, sinon par le passé. Vous n'êtes peut-être pas mort, mais c'est tout comme puisque vous êtes dans une cellule qui rappelle une tombe, que votre sort ne dépend plus que d'une machine dont vous avez souvent entendu le vrombissement, senti l'odeur de fumée : une machine simple et bien rodée qui tue et qui ensevelit.
Quel est donc cet absurde destin qui broie des hommes, encore des hommes ? Pourquoi tant de gens sont-ils victimes de ces manoeuvres sans génie ? Seraient-ils mutilés du cerveau, ces hommes qui butent sur la même pierre où, quelques instants plus tôt, d'autres ont buté de la même manière ?

Par une nuit sans lune, ce ne fut pas Daouda qui vint, mais trois hommes. Là aussi, sa présence se manifestait, dans le plein calme de la nuit, comme lui inerte et sombre, ainsi que sur les visages porteurs de mort des visiteurs. Diouldé dormait lorsqu'on tapa à la porte avec quelque chose de dur : sûrement des crosses de fusil. On venait pour lui… Ses réactions furent calmes et même empreintes de quelque intelligence : il s'habilla doucement, doucement réveilla Râhi et Mère. Les coups redoublaient, la porte geignait sous ses malheurs. Lui, réunit son petit conseil de famille :
— Tu iras à la banque, Râhi, tu retireras tout, tu enverras un peu pour père, pour la prochaine Tabaski ; vous utiliserez le reste pour que vous ne manquiez de rien. Je ne veux pas que vous pleuriez. D'ailleurs, vous verrez, Dieu ne nous lâchera pas ainsi, n'est-ce pas, Mère ?
Ce Dieu qu'il n'avait pas invoqué depuis si longtemps !

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