Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.
— Fille, tu es bien la femme de Môdi Diouldé ?
— Oui, répondit Râhi.
Le vieillard se mordit la barbe et se dégagea la voix par une toux bienvenue.
— Ne t'inquiète pas, fille. Il n'y a rien de grave.
— Que Dieu le veuille ainsi, dit Râhi, avec une anxieuse curiosité.
— J'ai à te parler, fille. Rentrons. Ce n'est pas un grand secret, mais la sagesse, qui est discrétion, recommande de ne pas parler dehors, même quand il s'agit de choses banales.
Râhi tressauta et baissa la tête, honteuse de n'avoir pas tout de suite fait entrer le vieillard ; l'ayant débarrassé de son baluchon jaune et d'un coq rouge, elle l'invita à la suivre à l'intérieur de la maison.
Mère, de sa chambre où elle était maintenant tenue de rester, les entendit ; elle s'en prit violemment à la porte et se mit à hurler :
— La fille du diable a vendu mon fils aux hyènes. Maudite graine, sais-tu ce que vaut un fils ? Tu m'enfermes, tu veux me brûler. Quelqu'un m'entend-il ? Personne qui m'entende ? Qu'on me libère, qu'on brûle cette sorcière. Toi qui es là, rends-moi mon fils. Dis à ceux qui l'ont acheté que j'ai de quoi le leur reprendre. Je vendrai mes boeufs, mes boucles d'oreille…
Râhi et le vieillard s'étaient installés au salon : à l'ouïe du vacarme de Mère, le vieillard dressa l'oreille comme un chien de chasse entendant le frou-frou du gibier.
— C'est elle ? demanda-t-il.
— C'est ma belle-mère.
— Oui, je sais. Je viens de Bouroûrè. Je suis Karamoko Lamine. C'est Alfâ Bâkar qui m'envoie. Fille, voici sa lettre.
Râhi déplia le papier bruni. Comme elle le redoutait, Alfâ Bâkar avait lui-même écrit la lettre en poular au lieu de se la faire écrire par un scribe sachant jargonner le français. Râhi n'était plus habituée à l'écriture du village ; elle dut faire un sérieux effort pour déchiffrer les caractères arabes et comprendre le message :
« Moi, Alfâ Bâkar à Bouroûrè, j'écris à ma belle-fille et à tous ceux qui lui sont proches là-bas en ville. Je me porte bien. J'ai bien reçu la lettre de ma belle-fille. Celui qui me l'a lue m'a appris ce qui se passe pour Diouldé mon fils. Il m'a dit aussi ce qui se passe pour beaucoup de personnes. Moi, je dis que l'époque se perd puisque les gens ne prient plus.
J'ai appris aussi que Mère de Diouldé est malade, qu'elle n'a plus son esprit à cause de ce qui se passe pour Diouldé. Au nom de Dieu et pour lui, j'envoie Karamoko Lamine. Karamoko Lamine est un homme auquel Dieu a confié beaucoup de choses. Grâce à Dieu, qu'il aime et sert bien, il ouvrira le bon chemin pour Diouldé. Grâce à Dieu, il guérira Mère de Diouldé. Si le petit mal de Mère de Diouldé persiste, que Karamoko Lamine la ramène ici. Je dis à ma belle-fille, je dis à ses proches de recevoir Karamoko Lamine comme si c'était moi-même. Je dis de lui accorder respect et attention. Je prie nuit et jour, tout le monde ici prie nuit et jour pour que la poussière qui commence à couvrir notre chemin aille avec le vent. »
— Tu as bien lu, fille ? demanda Karamoko Lamine.
— J'ai bien lu. J'ai bien compris. Cette demeure est la vôtre.
— Merci, fille. Je ferai ce que je pourrai, tout ce que je pourrai. Aie seulement confiance. Le reste est l'affaire de Dieu. Et Dieu ne torture pas ceux qui savent l'aimer. Fille, Alfâ Bâkar est un homme rompu à la servitude du Ciel pour que les siens peinent : quant à moi, j'ai l'habitude de ce genre de choses. Mes prières ont déjà fait des heureux.
Karamoko Lamine prit les lieux. Il mit son baluchon dans un coin, sa peau de mouton au milieu du salon, ses crachats, ses poux, ses pieds sales et sa morve partout dans la maison.
Il s'enfermait avec Mère. Il entonnait ses débilités incantatoires. Sa voix emplissait la maison, brassant des mots âpres, effrayants, au son bizarre, à la signification percée de puits de mystère. Il tissait ses litanies, les brodant à l'occulte le plus noir…
Mère ne guérissait pas…
Après ses rites, il se faisait servir. Il mangeait à n'importe quelle heure. Ses mains dégarnies fouinaient sans cesse dans les plats, ramenant de grosses boules. Quelques grains lui collaient à la barbe.
Il toussait une bonne partie de la journée avant de se retirer dans de longues prières qui le coupaient du reste du monde. Les genoux repliés, le buste figé, comme une millénaire statue, la tête haute, il ne semblait plus voir les va-et-vient de Râhi vaquant à ses occupations, ses pas nerveusement pressés (peut-être du fait d'une telle obscure présence). Il ne semblait pas non plus entendre le monologue de Mère dans son délire et sa folie.
Sinon, il marchait, caressant son chapelet plus qu'il ne l'égrenait, toujours emmuré dans un silence infranchissable.
Excédée, Râhi finit par lui dire un jour :
— Karamoko, si le travail de Dieu est aussi prenant que vous me le faites voir, il y a lieu de plaindre les saints et les prophètes.
Lui, coupa l'air de sa main et dit avec sa voix faible et atone :
— Il y a d'autres à plaindre. Ce sont ceux qui sommeillent dans le confort de la paresse : les nombreux égoïstes, les mécréants, les égarés, entièrement tournés vers les choses futiles du jour et qui ne voient plus Demain. Mais Demain, le Créateur nous appellera tous : à sa main gauche, iront les heureux Eternels, ceux qui ont donné leur temps, leur sang, leur sueur et leur douleur à ce qui en vaut la peine.
— Fille, toi qui es d'une famille si noble, si religieuse, tu seras bien à la main gauche de Dieu Demain, n'est-ce pas ?
— J'espère.
— Il ne dépendra que de toi, fille. Je vois bien tes nombreuses occupations ; mais cela ne doit pas t'empêcher de mériter le bonheur de Demain. Quelques brefs moments suffisent à un homme pour se libérer de ses dettes à l'égard de Dieu, quelques brefs moments de prière.
Il dévoilait Râhi avec un regard mi-sévère, mi-gentil et avec un petit fond de réprobation fort enquiquinant.
— Vous ne le savez peut-être pas, dit Râhi, mais je prie quand même.
— C'est une chose que nous devons tous, fille. Prions aujourd'hui, prions demain, prions toujours. Nous ne nous en mordrons pas le doigt.
Depuis cette ennuyeuse conversation, Râhi sut trouver le temps de prier. Elle le faisait au grand su du marabout ; non seulement pour éviter les sempiternels sermons mais, surtout, pour se prémunir contre la langue du vieux pouilleux.
Karamoko Lamine, se disait Râhi, devait employer le temps qui lui restait en dehors des prières pour la parlote. Et que dit un vieux fanatique à la vie simplette et vide d'aventures, sinon des propos médisants ? Que ce serviteur du ciel aille piailler sur son hospitalité ou son art culinaire ne plaisait nullement à Râhi ! Elle redoutait surtout qu'il ne parle de sa disponibilité religieuse à son beau-père, à tout Bouroûrè. Cette dernière éventualité même lui aurait paru sans importance si elle n'avait connu le fanatisme résolu de son beau-père, l'intolérance sans borne de Bouroûrè.
« C'est la deuxième fois que tel manque à la prière du vendredi. » « Pâtè ne prie jamais haut, connaît-il vraiment ses versets ? » « Dieu m'a donné à voir que Abdoulaye faisait mal ses ablutions, je juuuure ! », voilà ce qu'on entendait dans les sentiers, au marché et dans les cases de Bouroûrè.
Si Karamoko Lamine s'y mettait sur le compte de Râhi, quelqu'un le dirait à son beau-père qui le dirait à un autre, qui le dirait à son père qui s'en prendrait à sa mère qui mourrait de coups et de honte.
Elle se mit donc à prier autant qu'elle le put, maudissant en son for intérieur les chevaliers de la sainteté et ce bougre de marabout guérisseur.
Quel enfer elle vivait, d'ailleurs, depuis que ce charlatan avait élu domicile chez elle ! Il lui fallait supporter son odeur de cadavre !
« S'est-il donc jamais lavé ? » se disait-elle chaque fois qu'elle se trouvait devant ce corps crotteux où les gales et les plaies foisonnaient à qui mieux mieux. Ses doigts de rat, ses ongles manière de griffes, quel horrible rebut !
Suffisant et ombrageux, royal et autoritaire en plus, ce Karamoko Lamine ! Lui donnait-elle du poisson ? Il faisait remarquer le danger de ces arêtes. Lui donnait-elle du lait ? Il pleurnichait qu'à Bouroûrè, on ne mangeait que ça. De la viande pour ce seigneur freluquet et cochonneux, sans richesse ni pouvoir autre que le son mercantile de ses versets ? Non, la viande, c'est bien, parfois, mais à la longue cela fatigue et sèche le ventre.
Si seulement la présence de cet homme servait à quelque chose ! On avait cru par la sagesse qu'il avait montrée en arrivant que Mère guérirait vite. C'était donner des ailes à un ver de terre. Au contraire, le cas de Mère devenait chaque jour plus grave. Elle ne se contentait plus de cogner à la porte de son asile. Elle avait, un jour, brisé celle-ci avec on ne sait quelle force du diable. Elle avait fait des tours dans le quartier, agitant son voile pour saluer les passants, comme aime le faire le président Sâ Matrak dans son cortège, et avait dansé quelque farandole inconnue avant de buter sur une pierre et de s'affaler sur la chaussée. C'est l'homme qui l'avait ramenée qui avait raconté sa folle aventure à Râhi lorsque celle-ci était rentrée de son travail. Et Karamoko Lamine pendant ce temps ? Il n'avait pu donner aucune explication satisfaisante à Râhi. Retiré dans ses grandeurs vertueuses, il avait dédaigné de répondre avec précision. Il avait invoqué ses prières ; il n'avait rien vu, rien entendu. Et quand Râhi s'était adressée à lui avec un accent de reproche, il avait coupé court :
— Fille, si je te dis que je n'ai rien remarqué, c'est que je n'ai rien remarqué. Dieu m'est témoin, ma barbe est blanche et ne saurait mentir. Aurais-je même remarqué, fille, mes lumbagos, mes points de côté, mes jambes qui ont perdu la force, ah la misère de l'âge ! Héeeeeh la vieillesse! Hèye !
L'état de Mère amena Râhi à penser la faire hospitaliser. Elle savait bien quel était le sort réservé aux hôtes du cimetière — la ville appelait ainsi son hôpital psychiatrique. Tout le monde avait l'air d'avoir séjourné au cimetière, tout le monde savait parler de ses murs, de son sol insalubre, de ses infirmiers herculéens, de la vie démentielle qui y régnait. Dans la rue on entendait souvent dire : « Le fou que j'aime, je le laisse errer ; mais, pour affoler mon ennemi, je l'amène à soigner où
l'on sait. » Néanmoins, Râhi songea sérieusement à y faire admettre Mère au lieu de la laisser mourir à petit feu. Karamoko Lamine s'opposa à ce projet avec une détermination de prime abord peu explicable :
— L'amener là-bas ? Ce ne sera pas la soigner, mais bien aggraver son cas. N'as-tu pas confiance en mon travail ? Je me fais déjà une joie de savoir quel sera ton étonnement dans quelques jours. Oui, ton étonnement, à condition bien sûr que tu ne paniques pas, que tu ne me bouscules pas. Mon travail, c'est comme le travail de la terre : une fois qu'on a semé, il faut savoir attendre que les germes poussent. Il faut de la patience. Ah, si Dieu ne vous avait pas faites, vous femmes, aussi catastrophiques !
Il s'efforçait de parler sur un ton de conseiller désintéressé, mais sa voix tremblait et une teinte de supplique ornait sa prunelle. Mais c'est lui qui eut raison, puisque Mère resta à la maison, sous son observation…
Le temps de se faire oublier, Daouda revint voir Râhi, de jour, pour la première fois. Il la salua de manière plutôt affable. Il ignora Karamoko Lamine et ne prêta nulle attention au vacarme terrifiant que faisait Mère.
Il entraîna seulement Râhi dans sa chambre. Il mit sa main sur son épaule et dit :
— Tu n'es pas faite pour ce genre de situation. Je me fais de la peine pour toi, tu sais. Je dois même t'avouer que j'ai de l'estime pour toi. Tu vois, je t'ai même laissée dans la villa. Ce qui n'a pas été le cas pour Mâmata.
Puisqu'elle ne disait rien, il continua sans voir la lèvre de Râhi qui pendait, haineuse et bourrue :
— Ta silhouette m'est souvent revenue à l'esprit. Mais tu sais ce que c'est, le temps…
Ces mots dits, il prit congé subrepticement comme s'il n'était venu que pour s'en débarrasser. Sur le pas de la porte, il fit un bref arrêt et annonça :
— Je viendrai ce soir. Je mangerai là.
Après son départ, Râhi demeura bouleversée, non point à cause de cet homme, mais à cause de ce qu'il lui inspirait. Les quelques minutes qu'il était resté avaient suffi pour réveiller en elle mille sensations tassées, au point que l'odeur de Diouldé avait envahi toute la maison, qu'elle croyait entendre ses gémissantes quintes de toux. Pendant quelques minutes, son mari fut si près d'elle qu'elle fut prise d'une joie secrète, et que quelque part dans son être un espoir prit naissance dont elle se gorgea avec ivresse : son esprit se mit en goguette, virevolta entre des idées fleuries et riantes où aucune goutte de peur et d'angoisse ne s'était posée. Voilà que toute sa pensée s'accrocha à cette idée qu'elle avait sur le coup prise pour une odieuse moquerie : « Je me fais de la peine pour toi. » Si Daouda l'avait dit, c'est qu'il le pensait. Et puis, elle avait tellement besoin d'aide que son âme, endolorie par tant de coups et de fatigue, s'en laissait volontiers conter.
Avait-elle seulement la force de refuser un brin d'attention ? Il y avait aussi cette curiosité qui prenait des ailes et sortait toute seule : depuis que, cette nuit-là, Diouldé avait été emmené, elle ne savait rien de ce qui lui était arrivé.
Là-bas, comment dormait-il ? Comment mangeait-il ? Avait-il des couvertures, lui, si frileux, qui tremblait et se collait à elle par vingt degrés ? Lui donnait-on des laxatifs pour combattre sa constipation chronique ? Peut-être n'y avait-il pas de médecin là-bas, pas de nourriture, pas de couverture ? Et si on le battait ? Si on le torturait ? Non, il y a des lois que personne ne peut transgresser. Il y aura une enquête : son mari sera régulièrement condamné si sa culpabilité se vérifiait, sinon relaxé s'il s'avérait qu'il était innocent. Il n'y avait donc pas à s'en faire. Le problème était plutôt de savoir si Diouldé mangeait à sa faim et dormait au chaud.
« Daouda a bien fait de revenir », se dit Râhi en prenant allégrement la direction de la cuisine, piétinant au passage Karamoko qui murmurait ses versets.
Elle mit tout son art dans la préparation de mets alléchants. Lorsque Daouda arriva, une table digne d'un festin royal l'attendait. Ils mangèrent dans un silence religieux. Râhi parvenait à peine à refréner sa bouillante envie de parler, de demander les mille et une choses qu'elle voulait savoir. Elle se pinçait les lèvres pour barrer le cours au flot de larmes idiotes qui pétillaient derrière ses paupières ; elle s'agrippait à sa table pour se durcir, s'empêcher de fondre sous un ardent besoin de faiblir, de s'ouvrir à la confiance et à l'intimité d'un homme qu'elle aurait dû fuir.
Daouda, lui, n'avait rien perdu de sa taciturnité légendaire. Visage immuable, gestes froids et précis, il regardait Râhi fixement : un regard de momie. Ses mains seules bougeaient, allant calmement de la bouche à l'assiette. Comme bruit, on entendait juste le crissement des assiettes et des fourchettes. C'est quand, de sa chambre, Karamoko Lamine émit un éternuement suivi d'une toux persistante que le silence fut rompu par Daouda :
— Qui est-ce ?
— C'est un oncle de mon mari. Il vient de Bouroûrè.
— Il vient aux nouvelles de son neveu, je suppose. Marabout ?
— Un homme pieux.
— C'est ça, trop pieux. Il pue ça à distance et il ne me dit rien de bon… Je l'ai déjà vu de près : il m'arrive comme par hasard de faire des tours dans le quartier… Et ta belle-mère ?
— Elle est dans sa chambre. Elle est malade.
— C'est elle qui faisait tant de boucan ce matin ?
— De quoi souffre-t-elle ?
— De la tête, elle a d'affreux maux de tête, depuis l'enfance.
— Un mal de tête qui empêche souvent le quartier de dormir. Tout le monde en parle et je me suis souvent même demandé ce dont on ne parle pas. Est-ce que sa présence au milieu de ce quartier est une bonne chose ? Tu sais que le quartier est habité par des gens qui travaillent
tôt et qui ont besoin de sommeil, non ?… Mais j'ai l'impression qu'elle s'est calmée depuis ce matin.
— Nous lui avons massé la tête avec des feuilles de manioc chaudes et nous lui avons donné des somnifères.
— Pourquoi ne l'amènes-tu pas à l'hôpital, au cimetière, comme le disent ces malotrus ?
— Je n'y avais pas pensé.
— C'est drôle.
Après le dîner, il se pencha vers Râhi avec un air solennel :
— Regarde-moi bien (il força sur le menton), je te dis que je vais t'aider.
Un moment passa où il parut rêver (il tenait toujours le menton de Râhi dans sa main). Il fit un petit mouvement de tête comme pour revenir à lui ou comme pour chasser une mouche de la tête et reprit :
— Je vais te parler de Diouldé. Je peux te dire qu'il va très bien. Il m'a même dit quelque chose pour toi.
— Qu'a-t-il dit ?
— D'abord, il faut que tu saches que tu ne dois relater cette conversation à personne. Convaincs-toi de ne même pas devoir y penser quand je ne suis pas là.
— J'essaierai, dit Râhi au bord du sanglot.
— Eh bien, Diouldé va bien. Un peu nerveux, et un peu inquiet pour toi et pour sa mère ; sinon, il va bien. J'ai même assisté à sa visite médicale hier : il pète la santé, tout simplement. Il n'y a pas, en outre, à s'inquiéter ; non seulement il est dans de bonnes conditions, mais je m'occupe moi-même de lui, puisque c'est un ami. Un ami qui le sera toujours, quoi qu'il arrive, même après ce dont il est accusé ; c'est pourtant grave, ce dont il est accusé, grave et répugnant. C'est difficile pour moi d'admettre sa culpabilité : c'est un ami et c'est un homme que je connais bien ; il a déjà rendu de grands services à la nation et au président Sâ Matrak. Là-dessus, je vais te faire une confidence: je ne suis pas seul. Oui, une commission est en voie de constitution pour faire la lumière de manière claire sur la responsabilité de Diouldé dans cette ignoble affaire. Après tout, s'il a été arrêté, c'est sur la dénonciation de Soriba ; et Soriba a bien pu le faire par simple besoin de nuire à Diouldé, je suis sûr qu'il sera disculpé après enquête, et réhabilité. Pour le moment, j'ai pu, après mille difficultés, faire état de son cas devant le président Sâ Matrak et j'ai eu la promesse ferme que les modalités de mise sur pied de la commission d'enquête seraient allégées, le président Sâ Matrak en personne suivrait l'enquête. J'en ai même parlé à Diouldé, le pauvre en a le moral tout ragaillardi. J'ai aussi pu le faire bénéficier de quelques facilités : il a de la lecture et un lit en bon état. C'est déjà beaucoup, non ? Mais je me suis dit qu'il n'y avait pas de « beaucoup » pour un ami. Alors, je suis venu te voir, te donner de ses nouvelles, servir en quelque sorte d'intermédiaire entre vous deux. Cela se passera bien si tu sais rester silencieuse et prudente.
Pour l'instant, son désir serait d'avoir un peu de linge, quelques couvertures, un pyjama et des pantoufles. Il se plaint aussi de la digestion ; le médecin lui a prescrit des laxatifs qui ne lui donnent pas satisfaction ; il dit de lui amener ceux qu'il utilisait avant, des…
— Des Laxaprines…
— C'est ça, des Laxaprines. Et puis, pour changer un peu de la nourriture de là-bas, qui est riche mais qui manque un peu de goût, il tient à ce que tu lui prépares quelque chose de temps en temps. Alors tu vas préparer ce paquet de linge que je lui porterai demain. Et, pour mardi prochain, tu prévois un repas, du bon riz du pays avec une sauce d'arachide pas trop huileuse …
— Bien sûr, il supporte mal l'huile, son foie…
— Pas trop huileuse et bien garnie de viande de boeuf…
— Il déteste le poulet.
— Il parle souvent de toi, ainsi que de sa mère. Il se fait un grand souci pour vous.
Il se faisait tard. Râhi bayait aux corneilles, histoire d'évoquer un signe de départ chez son interlocuteur. Mais Daouda restait à sa place. Râhi décida d'en finir avec cette situation embarrassante. Elle se leva et annonça son intention d'aller se coucher. Daouda se leva après elle, fit quelques pas dans sa direction et dit :
— Si ça ne te gêne pas, je dormirai là.
En même temps, il mit un doigt sur la bouche de Râhi pour l'empêcher de dire un mot qui se dessinait sur ses lèvres et lui prit les épaules pour l'empêcher de choir. Sa main ne quitta pas ses épaules, jusqu'au lit. Sans un mot, il se déshabilla ; il intima à Râhi l'ordre de faire de même. Elle ne répondit pas ; elle pleurait. Il lui enleva lui-même la camisole et le pagne, la poussa dans le lit et s'allongea à côté d'elle. Il éteignit la lumière et murmura presque avec gentillesse :
— Enlève ton slip.
Elle fit un petit recul, rétive comme un animal schizophrénique, et se replia au coin du lit, malheureuse rebelle.
— Enlève ton slip, répéta-t-il plus sourdement.
Elle enleva son slip avec une main tremblotante.
Des jours et des jours passèrent…
Daouda avait presque élu domicile chez Râhi.
Il venait aux mêmes heures juste après le crépuscule. A sa présence trouble et oppressante, il ajoutait sa personne sombre. Jamais un mot nouveau de la part de cet homme, jamais une surprise sortant tant soit peu du sentier battu que, chaque soir, ils prenaient : le repas dans la petite salle à manger, le couloir, la chambre, le lit.
Chaque mardi, Râhi préparait le repas de Diouldé. Elle s'enfermait dans la cuisine pour goûter à son seul moment de plaisir. Elle cuisinait ou, plutôt, se livrait à une véritable partie d'amour. Elle coupait la viande en gémissant, boulait la farine avec des larmes qu'elle ne pouvait trop expliquer.
Daouda inspectait soigneusement ce qu'elle donnait. C'est qu'il l'avait plusieurs fois mise en garde contre les gentils mots.
— Ne rien écrire, avait-il dit, je cours déjà assez de risques.
Seulement, ils avaient failli une fois en venir à la dispute : Râhi avait passé des semaines à broder un mouchoir qu'elle avait mouillé d'une petite larme et qu'elle avait glissé entre les bols contenant le repas de Diouldé. Daouda avait tonné :
— Je dis rien d'autre que le repas.
Râhi avait trouvé le courage de répliquer :
— C'est un mouchoir, ce n'est pas une lettre. Il ne gêne rien.
L'incident avait été clos par un vigoureux ravalement de salive de la part de Daouda.
Ils menaient ainsi une véritable vie de couple, quelque insolite que ce fût. Daouda lui demandait même des comptes avec un ton de jalousie sans quitter sa voix d'homme de pouvoir. Elle devait lui raconter tout ce qu'elle avait fait dans la journée. Il lui adressait chaque soir des reproches :
— Il ne te sert à rien d'aller par toute la ville. Reste chez toi, tu entends. Je ne veux plus que tu ailles nulle part sans que j'en connaisse l'heure et la cause. N'oublie pas que j'ai les moyens de savoir, si tu fais autrement.
En dehors de son travail, Râhi décida donc de rester chez elle, recluse au même titre que Mère…
Avec Karamoko Lamine pour seul compagnon…
Un jour, en revenant de son travail, elle trouva le marabout affalé dans le couloir, le corps figé, la respiration sifflante, l'habillement léger, le front en sueur. Râhi s'empressa de ranimer le vieux marabout. Il se passa quelques bonnes secondes avant que ses narines ne soupçonnent ; elle releva la tête et huma l'air ; la certitude la gagna : c'était bien une singulière odeur qui s'exhalait du vieux et empestait la maison ; une odeur d'alcool à n'en pas douter. Elle se remit sur ses pieds mécaniquement. Il y avait bien de quoi rire dans ce qui arrivait, mais elle ne savait pas pourquoi cela la faisait plutôt transpirer. Elle se prit la tête en prévision du vertige et se mit à fouiner dans la maison sans but précis.
Elle vit au passage la bouilloire de Karamoko abandonnée dans le salon, posée de travers et ouverte. Un liquide blond et mousseux en débordait et s'étalait sur le tapis. Une bière de mauvaise qualité qui, à elle seule, puait pour tout l'alcool de ce monde.
Râhi se laissa choir dans un fauteuil, se prit la tête et se mit à pousser des sanglots qui secouaient son corps comme l'aurait fait un camion sur une mauvaise piste ; curieusement, aucune larme ne venait à ses yeux.
Elle devina vaguement une présence tout près d'elle, sentit le souffle chaud d'une mauvaise haleine. Une main la toucha. Daouda était-il déjà là ? Elle ouvrit les yeux. Planté devant elle, Karamoko Lamine la fixait d'un oeil lubrique, un mauvais sourire dessiné au coin de la bouche. Déjà, il tâtait sa croupe ; elle restait immobile, comme droguée. Karamoko s'enhardit dans sa besogne, se mit à retrousser le pagne, à palper les cuisses. Râhi se dégagea enfin et commença à griffer, à mordre, à crier comme un insecte nocturne. Le vieillard fit un léger recul, mais revint bientôt à la charge, avec une force quintuplée. Ses yeux étaient tout rouges, sa bouche bavait de désir, et il ressemblait à un jeune fauve en rut. Il désarçonna facilement sa proie. C'est à terre que Râhi eut le temps de proférer :
— Lâche-moi.
— Tu le fais bien avec cet homme, pourquoi pas avec moi ? rétorqua Karamoko, s'acharnant encore plus sauvagement sur le pagne et les cuisses.
Râhi sentit un truc mollet la pénétrer. Elle se résigna à s'affaler sur le sol, vaincue, prête à subir la furie du vieillard jusqu'au bout.
Aucune idée précise dans la tête, aucun signe expressif au visage ; sur son bras, un pou gras rougeoyant. Elle regarda le pou ; se mit à le caresser ; l'insecte creva sous ses caresses et laissa sur son bras une petite tache de sang noirâtre.
Avait-elle dormi, s'était-elle évanouie ? Elle ne revint à la réalité que lorsque Daouda entra.
Elle était toujours par terre, là où Karamoko l'avait prise, le pagne encore retroussé. Karamoko, lui, avait quitté les lieux, mais il n'avait pas pu atteindre sa chambre. Dans le couloir, il était étalé dans une mare indescriptible de vomissure et roupillait la gueule ouverte, giclant, sifflant et geignant en même temps dans un ronflement
polyphonique.
Râhi ne sut répondre aux questions de Daouda. Elle se leva piteusement et gagna la salle de bains, pliée en deux ; elle ferma le verrou et ouvrit le robinet de ses larmes.
C'est son flair de flic qui permit à Daouda de relater lui-même ce qui s'était passé à Râhi. Râhi ne démentit pas, ne rectifia rien, ce qui le mit en colère :
— Ça, ce malheur putride, cette gale en forme d'homme !
Réponds, réponds donc que je te voie.
— Rrrréponds, disait-il en prenant un morceau de son ventre et en pinçant dans le gras de la chair.
Mais ce fut comme s'il tenait autre chose que la peau sanguinolente de Râhi.
La bonne femme avait croisé les bras sur sa poitrine et crevait le plafond de son regard comme si, quelque part dans le toit, se trouvait la réponse à mille questions qu'elle n'avait plus la force de se poser.
Daouda se réveilla de bonne heure, il réveilla Râhi et annonça :
— Je fais hospitaliser ta belle-mère. Quant au vieillard, je l'embarque. Toute la nuit, j'ai pensé à son cas : c'est un cas très grave.
Le lendemain, à la radio, il y eut un éditorial :
« Editorial ! chers compatriotes, vous vous souvenez de ce fameux complot. Peut-être même que vous ne vous en souvenez plus. En effet, tout le monde pensait que c'en était fini. Eh bien, non! Un tentacule de cette hydre abominable vient de faire surface. Et quel tentacule, quel membre pourri ! Un vieux marabout mourant, chers compatriotes, le marabout des comploteurs vient d'être arrêté ! »
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