Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.
Un jour, Diouldé reçut un coup de téléphone de Nyawlata. Celui-ci l'invitait à dîner en ville dans un
petit restaurant où se rencontraient souvent les snobs de la ville. Il voulait lui présenter un ami. Diouldé s'était aussitôt demandé de quel genre d'ami il s'agissait.
Sûrement un type qui se montrait capable d'aider Nyawlata à mener ses florissantes affaires. Tout bon commerçant doit avoir une gamme d'amis bien placés, chacun à un poste vital.
L'homme qui lui fut présenté portait une petite tunique cola, un pantalon kaki légèrement moulant. Il
portait aussi des lunettes. Il était svelte, au point de rappeler une girafe. On eût dit que son corps manquait de chair. Seuls ses petits yeux clignotants et sa foisonnante moustache semblaient vivre. Sinon, il exhalait un repos de momie, son corps entier était impassible, sans mouvement aucun. Un être de silence et d'inertie, qui glaçait l'atmosphère.
Quand il arriva et qu'il tendit la main, Diouldé eut le sentiment d'être transplanté sur les pôles :
— Je salue l'ami de mon ami, avait-il dit.
— J'en fais autant, avait répliqué Diouldé.
— C'est de lui que je te parlais, avait dit Nyawlata. Il s'appelle Daouda. Daouda, voici donc le frère dont je t'ai tant parlé. Mon frère Diouldé, Daouda est un ami de longue date. Bien des fois, j'ai pensé à vous présenter. C'est le manque de temps qui ne me l'a pas permis. Je m'en veux pour ça. Parce que je peux dire que vous êtes aujourd'hui, avec mes propres enfants, les personnes qui me sont les plus chères. Ce serait plus qu'une maladresse de connaître et d'estimer l'un et l'autre sans me faire le pont entre vous deux. Quel égoïsme si je gardais pour moi tout seul l'affection que j'ai de chacun de vous ! Je me suis dit que je devais partager.
Ils mangèrent. Durant tout le repas, Daouda ne broncha. Son comportement frisait l'énigme et exaspérait Diouldé au plus haut point. Ce dernier fut réellement soulagé quand le repas prit fin et qu'ils se séparèrent.
Quelques jours plus tard, Nyawlata les invitait de
nouveau, mais cette fois chez lui. Diouldé s'y rendit, la mort dans l'âme. Il aurait volontiers renoncé à une nouvelle confrontation avec ce Daouda.
Mais il devait apprendre plus tard que ce n'était pas la dernière fois qu'il allait le rencontrer. L'homme de glace ne le quittait pratiquement plus. Diouldé ne réalisait pas encore avec quelle vitesse Daouda s'était glissé dans sa vie jusqu'à en devenir un élément naturel. Ils se retrouvaient à tous les repas, chez lui, chez Nyawlata, ou chez Daouda, parfois même chez Soriba.
Ensemble, ils allaient au cinéma ou à la danse. Et néanmoins, Diouldé n'était pas parvenu à deviner qui il était. Au comble de la curiosité, il s'en était enquis auprès de Nyawlata ; celui-ci n'en savait pas davantage. Il avait avoué l'avoir lui-même demandé un jour à l'intéressé ; mais il n'en avait pas obtenu une réponse satisfaisante ; quelque chose comme technicien, dans les PTT, croyait-il avoir compris.
Par son côté énigmatique, Daouda ressemblait d'ailleurs étrangement au fou. Qui était-il ? Que faisait-il ? D'où venait-il ? On ne savait de lui que ce qu'il montrait inexorablement, sa froideur légendaire. Ce fut pénible pour Diouldé de traîner presque tout le temps un inconnu — oui, un inconnu — accroché à ses talons : même si le fraternel Nyawlata le liait à cet inconnu.
A vrai dire, et sans qu'il puisse bien se l'expliquer, il devinait — il espérait plus qu'il ne devinait — toute une provision d'émotions et de bonté derrière cette façade de marbre. Daouda était peut-être un homme un peu trop bon ; mélancolique à l'excès. Sinon, ce devait être un garçon supportable, aimable même. A peine se connaissaient-ils qu'il avait fait cadeau d'un poste de radio à Râhi et d'un respectacle sachet de cola à Mère. Ce geste avait touché Diouldé à juste titre, et l'avait poussé à penser un peu de bien de Daouda.
Un jour, Daouda leur avait proposé de sortir de la ville. Il les avait conduits dans un petit village, à une soixantaine de kilomètres. Ils ne s'étaient pas arrêtés dans le petit village ; ils avaient continué, avaient emprunté un chemin interminable, coupant à travers une plantation de bananes ; ils avaient débouché devant une grande maison de style colonial. Autour de la maison s'étalaient plusieurs rangées de poulaillers, d'étables, de porcheries et une foule de travailleurs s'y occupait.
— Ceci est ma ferme, leur avait dit Daouda sans
abandonner sa voix neutre.
Puis ils s'étaient mis à la visiter. Cela leur prit toute la matinée et au bout de la matinée, ils n'avaient pas encore tout visité.
— Pour visiter l'ensemble, il faudrait une journée entière, expliqua Daouda. Vous vous rendez compte, les poulaillers, les porcheries, les étables, la bananeraie, la goyaveraie, l'orangeraie ! D'ici vous ne pouvez même pas en imaginer toute l'étendue. J'ambitionne de faire une ananeraie et une palmeraie. Il me manque le terrain pour le moment. Vous voyez là-bas, là-bas où commence la colline, la terre est bonne là-bas. Mais il y a un pauvre bougre de villageois qui l'occupe, le doyen du village, qui se dit mandaté pour veiller à ce qu'il appelle l'héritage des ancêtres. J'ai maintes fois essayé de le raisonner, mais rien à faire, le charognard gémit et me dit que vendre sa terre, cela reviendrait à renier toute sa lignée ; il me fait tout un tralala occulte.
— Peut-être n'avez-vous pas proposé le bon prix, suggéra Nyawlata.
— Si. Chaque fois que j'échoue, je reviens la fois suivante avec un prix supérieur. J'en suis maintenant à dix millions de francs. Et c'est juré, ceci est mon plafond.
— Que comptez-vous faire ? s'aventura Diouldé.
Daouda détourna la tête et ferma son visage, regrettant sans doute de s'être laissé emporter par cette bouffée de volubilité.
Il se passa un bon moment sans que Diouldé ait l'occasion de revoir Daouda. Il alla voir Nyawlata.
Nyawlata lui-même n'avait pas revu Daouda depuis leur randonnée. Mais il ne s'en inquiétait pas. D'après lui, Daouda devait être absorbé par quelque occupation ; on le reverrait bientôt, affirmait-il. Il n'oublie jamais ses amis.
Daouda revint en effet.
Il était minuit passé lorsque, un soir, donc, Nyawlata tapa à la porte de Diouldé. Il bredouilla quelques excuses et attira son frère au-dehors en le prenant par le pan du pyjama. Dehors, une voiture attendait devant le portail. Diouldé reconnut Daouda qui fumait, le buste droit, les bras négligemment posés sur le volant. Daouda posa son regard sur lui et lui dit de sa voix neutre :
— Mon frère, excuse-moi pour cette impolitesse. Je voulais juste te demander un service.
— Lequel ? se dépêcha de demander Diouldé.
— T'affole pas. Ça n'a rien d'insolite. Je voudrais que Nyawlata et toi m'accompagniez à la ferme. J'ai là-bas un travail urgent.
— Bien. Attendez-moi, je retourne m'habiller.
— Ta femme et ta mère sont-elles réveillées ? fit Daouda.
— Non.
— Bon. Alors, laisse-les dormir. En pyjama, tu ne dérangeras personne à cette heure.
— Mais …
Daouda avait brusquement ouvert la portière arrière de la voiture et montré le siège.
Le village était si sombre, la nuit si noire, qu'ils s'y trouvèrent sans avoir rien vu. Pourtant, le jour, il se laissait voir de très loin. On distinguait bien ses cases aux toits ronds ou pointus, essaimées à travers la plaine comme des termitières. Ils le traversèrent assez vite. Mais à peine l'eurent-ils dépassé que Daouda arrêta la voiture sur le petit chemin de sa ferme dans un crissement épouvantable de pneus. Les autres se dégagèrent de leur somnolence, surpris par cet arrêt. D'un geste extrêmement naturel, Daouda les invita à descendre. Ils se dirigèrent vers le village. Une énigme planait dans l'air, qui étouffait Diouldé. Il tenta de faire remarquer à Daouda qu'il était toujours en pyjama et ne voulait pas se montrer dans cette tenue ridicule.
— T'en fais pas. Ces corniauds ne savent pas faire la différence entre un pyjama et un costume de gala, lui déclara Daouda.
Ils suivirent les sentiers boueux, presque à tâtons, encore inhabitués à l'obscurité qui les couvrait. Après
être passés devant de nombreuses cases, ils s'arrêtèrent devant une habitation plus basse que les autres : on l'eût dit plantée dans le sol. Daouda tapa trois fois à la porte, celle-ci s'ouvrit presque aussitôt. La personne qui en sortit les dirigea vers une autre maison située au centre du village. Le nouveau venu s'avança prudemment en tentant de faire taire un chien aboyeur et tapa doucement à la porte. Une quinte de toux se fit entendre, et une voix anxieuse s'enquit de ce qui arrivait.
— Il n'y a rien de grave, vieux Alkali, dit le nouveau venu. C'est moi, Abou. Je voudrais te voir. Mais, rassure-toi, il n'y a rien de grave.
— Quelqu'un est-il mort ? demanda la voix.
— Non, personne n'est mort, personne n'est malade. Je veux simplement te voir, vieux Alkali.
Le vieux Alkali consentit à ouvrir, il apparut sur le seuil. Il ne vit que Abou ; Daouda, Nyawlata et Diouldé s'étaient mis à l'écart, derrière un plant de manioc, pour ne pas éveiller les soupçons du vieux. Celui-ci restait sous sa paillote, à la fois par prudence et pour éviter la fraîcheur du dehors.
— Approche, vieux Alkali, lui entonna Abou. Tu ne vas pas avoir peur de moi.
— Sûrement pas, répondit le vieux en avançant de quelques mètres, sans cependant quitter sa mine de vieille ruse et de naturelle prudence. Mais annonce donc l'objet de ta visite, je meurs de fatigue.
— J'ai ici des amis qui voudraient s'entretenir avec toi.
— Des amis à cette heure ?
— Tu ne vas pas penser que je vais t'amener un ennemi par cette heure du diable ? Je connais trop les
liens qui t'ont uni à mon vieux père. Tu sais bien qu'avant de mourir, il m'avait recommandé de te considérer comme je le considérais lui-même. Peut-être ne t'ai-je pas toujours aimé et respecté comme je le devais, mais cela ne dit pas que je te veuille du mal. Mes amis sont à quelques mètres d'ici. Ils n'ont pas voulu déranger toute ta famille à cette heure.
— Et que me veulent-ils tes amis, jeunot ?
— Ils te le diront mieux que moi.
Quand le vieux Alkali consentit à sortir et vit Daouda, une sombre colère apparut sur son visage.
— C'est toi qui arraches un vieillard de son lit à cette heure ? C'est que tu n'as plus le sens du respect, sinon celui de tes biens. Je vais te dire et je veux que tu saches que c'est mon dernier mot : cette terre est plus qu'un héritage, c'est le message lointain de générations et de générations d'hommes ; il faudra m'y enterrer avant d'en prendre un lopin.
— Ne te vexe pas, respectable vieillard. Si je veux de ta terre, ce n'est pas pour moi, c'est pour tout le monde, pour le pays. Regarde : tu cultives avec une houe. Combien de litres de sueur, et pendant combien de mois, déverses-tu pour seulement labourer ? Tu ne peux pas compter. Tandis qu'avec des machines, des ouvriers, des engrais comme je peux le faire, on peut en tirer tout : tout ce qu'il faut pour nourrir les hordes d'affamés que compte le pays ; sois raisonnable : je monte le prix jusqu'à douze millions de francs. Parle à tes hommes. L'hivernage, c'est dans un mois, et il faut que je débute pour la première pluie.
— Jeune homme, n'as-tu rien compris ? tonna le vieux. Es-tu donc si éloigné de la compréhension ? (Une écume de salive apparut au coin de ses lèvres grises. Il s'arc-bouta sur son bâton et s'éloigna clopin-clopant.)
— Abou, dit Daouda en appuyant son appel par un clin d'oeil.
Abou se saisit d'un morceau de bois parmi les fagots que les villageois avaient entassés pour leur cuisine. Il rattrapa le vieux, sans bruit, et lui assena un coup sur la nuque. Au même moment, Daouda et Nyawlata arrivèrent à la rescousse et cueillirent le vieillard. Diouldé, hébété, n'avait pas bougé : avec la même assurance et le même ton neutre que d'habitude, Daouda lui commanda de venir à l'aide.
Le vieux Alkali était lourd. Ce fut difficile de le traîner jusqu'à la voiture, de le coucher sur la banquette arrière sans éveiller les soupçons. Dans la ferme, le malheureux mit une bonne demi-heure avant de revenir à lui.
Quant à Diouldé, il était littéralement assommé par ce qu'il venait de voir : ce n'était pas le vieux Alkali qui avait reçu le coup, c'était lui. Il fumait cigarette sur cigarette, se servant de son briquet avec une main frétillante comme un poisson en capture. Ce qui le bouleversait encore plus, c'était l'impassibilité monumentale de Daouda. Nyawlata lui-même paraissait tranquille, la conscience paisible.
Une goutte de sang perlait dans une narine du vieux
Alkali ; avec des yeux d'enfant, il regardait les quatre
hommes silencieux devant lui.
— Peut-être que l'on pourra mieux discuter maintenant, vieux, lui dit Daouda. Te décides-tu enfin à accepter les douze millions ?
— Je ne prendrai rien. J'ai bien dit qu'il te faudra m'y enterrer avant. Ton argent, donne-le aux termites.
— Tu es têtu, mon vieux père, ce sera fait comme tu l'auras voulu.
Un autre clin d'oeil de Daouda. Abou prit le vieillard
par le collet ; ils sortirent tous et gagnèrent le pied de la colline. Comme s'il savait où il allait, le vieux Alkali se laissa aller au camp de la résignation ; ce camp au-delà de la peur, et qui vous donne une sorte de sur-assurance ; c'est tout serein qu'il arriva au pied de la colline. Un instant seulement, il s'était arrêté pour regarder Abou et lui dire :
— Héee, tu es une mauvaise graine. J'ai eu raison de croire que tu ne portais pas la bénédiction. C'est ta bouche qui me l'a toujours fait croire ; jamais, dans le village, quelqu'un n'avait eu une bouche aussi large.
Alors, Daouda lui avait dit de la boucler :
— Puisque tu ne veux pas de millions, Abou, lui, les prendra. Je sais qu'après toi, c'est lui qui aura le pouvoir moral dans le village : je suis informé, donc.
Le vieux Alkali n'eut pas le temps de dire le mot de
surprise et de dégoût qu'il s'apprêtait à dire ; une fois de plus, le bois d'Abou s'abattit sur sa nuque, avec plus de force et de précision cette fois. Là où il tomba, les quatre hommes firent un trou et l'enterrèrent.
Personne ne dit mot, ils regagnèrent la ferme.
Là encore, ils demeurèrent longtemps silencieux. Daouda se leva et déclara :
— Il reste entendu que personne n'a rien vu. Rien n'attire autant d'ennuis à un homme que sa langue.
Il planta droit ses yeux laiteux et immobiles dans
ceux de Diouldé :
— Toi, le nouveau, c'est à toi surtout que je m'adresse. Sache bien que rien de ce qu'on dit ni de ce qu'on fait ne m'échappe. Les gens sont trop cons pour ne pas raconter ce qu'ils savent, surtout ce qu'on leur a demandé de taire. Aussi, cela finit toujours par arriver aux oreilles de Daouda. Tu n'as rien vu, rien entendu : n'oublie pas que tu as une femme et une mère.
Il faisait pleinement jour lorsque Diouldé fut déposé chez lui. Il gagna sa maison en titubant, son pyjama carrément mouillé par la sueur. Quand il ouvrit sa porte, il faillit succomber en voyant Râhi et Mère au
milieu du salon, devisant à voix basse.
— Que t'arrive-t-il, Diouldé ? lui demande Râhi d'une voix de détresse.
— Rien ne m'arrive, répondit-il mécaniquement.
— Ah oui ! Nous avons remarqué ton absence en pleine nuit. Nous t'avons cherché dans toute la maison.
— J'étais dans la cour.
— Sûrement pas. Nous t'y avons recherché même sous les graviers.
— En fait, j'étais sorti prendre l'air. Je suis malade. Ça ne se voit donc pas ? dit-il d'un ton dolent. Laissez-moi plutôt me coucher.
— Vas-y, couche-toi. Je vais appeler un médecin.
— Pas de médecin, hurla-t-il. Je …
Il ne termina pas sa phrase, il s'affala sur la moquette
et vomit un liquide épais et verdâtre.
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