Editions du Seuil. Paris. 1979. 187 p.
Diouldé ne comprenait rien à rien. Ce qui lui arrivait, il le réalisait à peine. Comme il souhaitait que tout cela fût un songe ! Que le réveil se fît enfin pour le remettre dans la tranquille réalité qui était la sienne … Il lui advint même de rêver qu'il rêvait. Ce genre de rêve était maintenant le seul moment vivable de sa vie. Le reste était si morne, si invraisemblable ! Si, au moins, il pouvait oublier. Mais non, ce pauvre vieux dodelinant en train de s'affaler, il le revoyait sans fin. Si, au moins, il pouvait se confier, partager ce sordide secret. Il se serait senti moins oppressé. L'envie ne le quittait pas de mettre au moins Râhi dans son secret : le regard globuleux de Daouda, son regard de blanc d'oeuf cuit l'en dissuadait. Il s'essayait de se donner vide et libre à la vie quotidienne. Nenni, il s'en sentait plus que jamais arraché, au point que bien des choses lui paraissaient maintenant d'une banalité singulière.
Ces jours, il avait reçu une lettre de son père :
« C'est la troisième fois que je t'envoie une lettre sans aucune réponse de ta part. Je sais qu'il y a longtemps que j'aurais dû simplement me détourner de toi, te laisser à ton insouciance, à ta vie de garçon perverti. Que me prend-il de t'écrire ? Ce n'est pas la première fois que tu refuses de me répondre. Ce n'est pas la première fois que tu agis pour me faire mal, rien que pour me faire mal, c'est ça ? Regarde : il y a bientôt un an que ta mère est là-bas ; tu ne veux pas qu'elle revienne m'aider au champ. C'est pourtant bientôt l'hivernage, tu le sais. Qui va m'aider ? Tu ne m'enverras même pas de l'argent pour acheter une charrue, pour louer des hommes, pour refaire l'enclos. Je sais que tu ne m'enverras rien … »
Il avait lu cette lettre en diagonale. Dieu sait pourtant que, quelques jours plus tôt, il aurait senti la verve hargneuse de cette lettre comme une lame tranchante entrant dans sa chair.
Son air égaré, ses membres flageolants, son allure vieillissante n'échappaient ni à Râhi ni à Mère.
— Le paludisme ne peut pas seul faire ça, pleurnichait Mère en palpant son corps amaigri. Il y a un problème là-dessous, disait-elle avec un flair aiguisé par l'expérience. Serait-ce ton travail ? Quelqu'un t'a-t-il fait du mal là-bas ? Ah, je vois ! Quelque chose ne va pas entre tes amis et toi. Il y a longtemps que tu ne vas plus les voir. Tu ne crois pas que, depuis que tu connais Gnawoulata, tu les lâches un peu, non ?
Elle croyait fermement, Mère, avoir touché le noeud du problème, parce que Diouldé sortait de ses gonds quand elle disait cela. En vérité, c'était parce qu'il s'en voulait à mort de négliger ainsi ses copains. Mais quoi ? Il redoutait, en fréquentant trop chez Soriba, d'attirer la méfiance de Daouda : celui-ci aurait eu l'occasion d'imaginer n'importe quoi. Il savait maintenant qu'il lui fallait, avec cet homme, s'attendre à tout.
C'est par une autre nuit que Daouda s'annonça de nouveau. Le même scénario : Gnawoulata avait réveillé Diouldé de la même manière. Mais, cette fois, on lui avait permis de s'habiller et on lui avait suggéré de prétexter qu'un enfant de Gnawoulata était malade pour rassurer Râhi et Mère.
— Nous n'en aurons pas pour longtemps. Juste le temps d'une petite discussion. Nous resterons donc en ville et prendrons un verre, dit Daouda.
Gnawoulata passa directement au comptoir et commanda trois verres de whisky, tandis que Daouda et Diouldé occupaient une table isolée.
— Je disais donc que nous n'en aurons pas pour longtemps, commença Daouda après avoir tiré une bonne rasade de whisky. Le problème est simple, n'est-ce pas, Gnawoulata ?
— Plus que simple, c'est vrai.
— Plus que simple, reprit Daouda, en essayant de rire.
Il était encore moins sympathique que s'il ne riait pas. L'humour lui allait décidément comme une tenue de deuil.
— Tu as goûté au fruit en quelque sorte, Diouldé. Et qui y goûte une fois y goûtera toujours. Tu es devenu un témoin qui ne peut plus en rester là ; à long terme, tu pourrais devenir dangereux. Alors, on ne peut plus te laisser en dehors. Considère-toi donc comme intégré. J'ai même un petit tuyau pour toi. Votre bande ne nous effraie pas, c'est vrai. Vous n'avez ni l'engagement qu'il faut, ni l'art de manier les foules pour constituer un danger pour nous. Mais, mon vieux, il y a un facteur qui compte beaucoup, c'est le contexte. Vous avez l'air si ambigus, si hésitants, si paniquards, que la conjoncture peut vous influencer dangereusement. C'est pourquoi il faut vous neutraliser aujourd'hui avant que cela n'arrive demain.
— Neutraliser ?
— Le moyen n'a pas grande importance. Vous exiler, vous emprisonner, vous exécuter ou vous intégrer revient au même. Mais, venons-en au fait : il y a des choses pas très catholiques qui se trament dans votre groupe ; je peux même dire des choses très graves, un complot ! Nous en connaissons l'âme et les plans. Les sinistres acteurs de cette machination en sont au début de leur projet, nous le savons. Peut-être que toi aussi tu le sais, peut-être même en fais-tu partie ?
— Héeeeeeeeeh !
— Pour ce qui est de ton cas, on peut encore discuter. Si tu ne fais partie de ce complot, tant mieux, ta confiance grandit à mes yeux. Si tu en fais partie, je te tends une perche, saute là-dessus. Dans l'un comme dans l'autre cas, nos relations y gagneront.
Je reprends donc : nous connaissons l'âme de ce complot, cette âme c'est Soriba. C'est lui qui en a eu l'idée, c'est lui qui en a fait le plan ; nous en avons des copies. Il compte d'abord sur votre groupe, les techniciens comme on dit, ensuite quelques militaires. Mais, nous l'attendons au tournant. Nous avons les noms de tous les comploteurs probables …
Là, Diouldé n'avait plus peur, il avait dû épuiser sa réserve de peur et d'angoisse. Il écoutait et regardait son interlocuteur, simplement abasourdi, irréel, comme soumis au magnétisme d'un magicien prodigieux.
— Leur projet est d'assassiner le chef de l'Etat, le président Sâ Matrak. Ils ne se décident pas encore à fixer le lieu et la date. Il faut les devancer, les pousser à sortir de l'ombre, à découvrir leurs plans et frapper au bon moment. Diouldé ! tu connais le groupe, tu connais Soriba. Tu dois nous aider. Il te revient de les pousser à sortir de l'ombre. Fais-moi un rapport sur tout ce que tu connais de ce type. Je veux connaître sa vie privée, ses goûts, ses idées, ses faiblesses. Comment a-t-il connu sa femme ? Tout. Téléphone-moi quand tu le crois nécessaire.
Daouda se leva et tendit à Diouldé un morceau de papier froissé sur lequel était inscrit un numéro de téléphone avec de gros chiffres.
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