Editions du Seuil. Paris. 1997. 217 p.
La première fois que nous nous sommes rencontrés, je ne savais du marché que l'incroyable chaos que l'on peut en apercevoir depuis le perron de Nabil, le photographe libanais. J'y venais m'asseoir, les jours où, abruti par la colère et l'ennui, je profitais de la récréation pour me payer le mur de l'école. J'y retrouvais cette inexplicable sensation de liberté et de joie que j'aurais — à supposer seulement que j'en aie pressenti l'existence par quelque sixième sens — recherché en vain dans la classe de Mlle Saval ou, pire encore, sur le territoire de Moodi Djinna. Maintenant que les jeux sont définitivement faits, pour ce qui est de mes illusions tout au moins, je me demande si, de tous mes instants vécus, je ne préfère pas ceux-là, certes fugaces et rarissimes mais combien riches et sauvegardés dans le film de mes souvenirs.
Je m'y étais fait un ami, aujourd'hui disparu : Arɗo, le vertueux cireur de chaussures, le conteur infatigable. Ses paroles me captivaient, j'en oubliais mon essence et ma raison ainsi que les foucades de cette ville si forte dans l'art du mensonge que le diable s'en porte mal. L'écouter me guérissait de tous les maux, réels ou imaginaires : les ronchonnades de Mère-Griefs, la toux de Neene-Goree, l'indémontable ire de Moodi Djinna, la mort de mon chien Dick aussi. La parole, dans sa bouche, devenait des grappes de fruits roses que sa magie seule savait cueillir, éplucher pour vous, pour en restituer toute la saveur. Cette impression était renforcée par sa bouche odorante et édentée, toujours arrosée d'un mince filet de bave, où sa langue remuait comme un petit serpent de verre, frôlant continuellement les lèvres, claquant contre le palais. Il connaissait la rue du Commerce aussi bien que le hameau de Kolla qui l'avait vu naître et dont il savait me parler (l'aveugle, le malicieux patriarche, la mosquée fortifiée et les scandaleux adultères) avec un véritable talent de maître d'école.
Quand le flux de la circulation commençait à se ralentir, il reposait un instant sa peau de chamois et sa brosse à reluire. D'un geste lent, discret, il me montrait la dépanneuse de M. Massaloux, la Land Rover de M. Mouton, l'inspecteur d'académie, la DS de M. Boisselet, le commandant de Cercle. Voici Mme Goude, la femme du chef de gare, Jouanneau Junior, coureur automobile et fils de son père Jean, le patron de la maison en gros Denrées et Condiments.
Grâce à lui, je pouvais réciter par coeur le plan de la ville européenne. Le Foyer libanais était sis près de la poste, le Club métropolitain non loin du Trésor, le Foyer métis au quartier de la Poudrière. La salle des fêtes, le terrain de basket et le court de tennis, entre la gendarmerie et le Cercle. Mais, hormis le 14 Juillet, le beau monde préférait aller danser ailleurs : à la Pergola, un restaurant-dancing aménagé au quartier Dumez, les samedis, et au Buffet (de la Gare, aurait-il sûrement ajouté avec sa manie du plus petit détail, si l'établissement n'était pas déjà suffisamment célèbre depuis ce qui y était arrivé à Cellou-le-Poète) les jours de la semaine.
Sans lui, je ne connaîtrais de la ville que le gris plafond de ma chambre où pendouille la poussiéreuse ampoule au milieu d'une auréole en forme d'oursin, tracée par les eaux de pluie (je ne dois pas oublier les pamplemoussiers de l'école et les jambes interminables et quasi fusiformes de Mlle Saval). En revanche, je préfère oublier le sinistre couloir, si long, si humide et si sombre que je me suis toujours refusé d'ouvrir les yeux quand je l'emprunte pour traverser la maison immense et grotesque que Moodi Djinna appelle encore aujourd'hui, avec beaucoup de fierté, le Pavillon, à la fois pour en avoir conçu le « plan » (au grand dam du maçon) et pour être le seul Africain de l'époque à posséder une telle demeure.
Quant au chemin qui traverse notre lougan avant de relier les pentes de Hoore-Fello aux larges rues de la Poudrière, je ne prétends pas le connaître tant me chagrinait la simple idée de devoir l'emprunter pour aller à l'école. Moodi Djinna, qui a toujours su prévoir et contrôler la moindre de mes intentions, se postait sur le balcon pour me regarder descendre la côte en me faufilant entre les haies et les arbustes à épines.
Je sautais le mieux que je pouvais pour escalader la carrière et franchir le ruisseau. Je contournais l'école de la Poudrière par le sentier de la mangueraie, puis je débouchais sur le cinéma. Durant ce trajet, je n'osais tourner la tête ou me gratter les chevilles. Sur mon dos, comme une impondérable charge, pesait l'incontournable regard de Moodi Djinna. Et c'est comme si j'entendais déjà ses sempiternelles remontrances du soir :
— Paate, le fils du vieux Labbo, peut en moins d'une minute traverser la carrière ! Et dois-je te rappeler que Paate a une jambe esquintée par la poliomyélite ! Qu'estce que tu as de si important à faire quand tu disparais derrière le rocher noir ? Et pourquoi t'attarder tant devant les vendeuses de beignets qui se trouvent près du cinéma ? Ah, parce que je ne te donne pas suffisamment de quoi te remplir le ventre ! Va un peu voir chez les voisins si leurs enfants à eux déjeunent aussi de croissants au beurre et d'un grand bol de Nescao… Ainsi donc, tu persistes à passer devant le bar de Sow Béla. Pourquoi n'empruntes-tu pas le trottoir d'en face ? T'en fais pas, j'ai tout compris : sitôt que tu
seras en âge de te payer ta propre bouchée, tu t'en iras de cette maison, gaspiller ton salaire et ta foi dans le puits sans fond de l'alcool !… Avant, tu marchais plié en deux comme un arracheur d'igname. Et maintenant, je ne sais pourquoi, il faudrait te pincer sous les aisselles pour se convaincre que tu n'es pas une tige… Tu n'as pas attrapé la gale au moins, avec la façon que tu as de te gratter la nuque ? Tu vas me faire regretter de t'avoir acheté un cartable : tu le tiens comme s'il s'agissait d'une lanière de cuir fort. Tu crois peut-être que ça pousse comme du nard, les articles venus tout droit de France ! Même les enfants du Libanais de Boulbinet, même la fille de M. Goude n'en ont pas de pareils !…
Je retrouvais ma liberté de mouvement après avoir pris le virage de la rue longeant le cabanon ; mon envie de sautiller et de hurler de joie après avoir longé le mur de la léproserie. Après quoi, il ne me restait plus qu'à dépasser l'inspection d'académie et le caravansérail…
J'aimais Mlle Saval, quoi qu'en disaient mes sautes d'humeur, et je crois que sans mon absentéisme et ma flemmardise elle me l'aurais bien rendu. Elle adorait m'entendre lire et, à vrai dire, déprimait beaucoup sur mon cas, « le plus grave de tous », selon ses propres mots, « pour une fois un élève doué d'un peu de tout mais qui méprise ses propres dons »…
Et comme ça, entre deux sermons paternels et deux agréables séances d'école buissonnière, je finis par croiser Bentè chez mon ami Arɗo, sur le perron du photographe Nabil. A la faveur, bien sûr, d'une délicate affaire de souliers. Mon ami Arɗo était, à cette époque, le seul de son métier à posséder en réserve des boîtes de cirage blanc, celui qu'il fallait justement pour sa paire de Pataugas (je ne l'aurai jamais vu chaussé autrement qu'en bottines et Pataugas). Après s'être fait lustrer les pompes, il ne partit cependant pas tout de suite. Il prit un morceau de carton et s'assit entre mon ami et moi, nous regarda l'un et l'autre et plus longuement encore la rue sans cesser de mâcher une volumineuse boule de chewing-gum. Ensuite, il demanda à Arɗo si celui-ci avait vu venir les camions de Conakry.
— Beaucoup de cargaisons de poisson ! Je serais à ta place, je commencerais par les vendeuses de bonga. Mais tu sais mieux que moi ce que tu dois faire. Après tout, c'est toi le roi de la ville !
— Hum! Et comment m'appellera-t-on quand j'aurai montré à Mamou tout entier ce dont je suis capable : le shérif, le padicha ou le grand mikado ? Je t'ai toujours dit que je valais mieux que ce fanfaron de Bambaaɗo mais tu ne veux jamais me croire. Tu…
Il s'avisa réellement de ma présence. Jusque-là, il avait dû me confondre avec un pilier des arcades ou un sachet de plastique traînant par terre (au mieux, avec un des wali-wali s'affairant entre la gare-voitures et la charbonnerie, ou un des campagnards faméliques crevant de faim dans le caniveau). Progressivement, il avait dû prendre conscience de ma présence, attiré sans doute par le zèle avec lequel je buvais ses paroles.
— Tu veux du chewing-gum, petit ?
— Lui, c'est mon ami Ɓingel, intervint Arɗo. Un presque savant ! Il se prépare à entrer au CE1 à l'école du Centre II.
— Eh bien, il sera le mien aussi. Dis-moi, tu n'as pas école aujourd'hui ?
— L'école, c'est comme la prison : les meilleurs sortent les premiers. Il aura fini son devoir bien avant les autres, voilà tout !
— Qu'y a-t-il aujourd'hui ?
— Un film d'amour ! Le vieux Seeni-Boowal a peut-être l'intention de nous châtier.
— Wallâhi ! Il y a des semaines qu'ils n'ont pas passé un seul film valable… Je vais finir par brûler le cinéma ! Moi, quand je me sens ratatiné comme je le suis en ce moment, c'est d'un bon western que j'ai besoin : 3 h 10 pour Yuma, L'Homme qui n'a pas d'étoile, Du sang dans le désert, Winchester 73 !…
— Tu n'as pas dit le meilleur : Le Virginien ! Te souviens-tu du dialogue entre Trampas, le tricheur, et Gary Cooper quand ils commencent la partie de poker? « Trampas : Mise donc, fils de pute! » « Gary Cooper : Souris au moins quand tu dis ça! » Ça, c'était du cinéma ! Je serais le roi de cette ville, j'interdirais tout film d'amour : trop de sanglots et de rouge à lèvres ! Et si tu allais montrer tes dents à ce vaurien de Malal ? On raconte qu'il lui arrive de laisser traîner les bobines des journées entières au dépôt de la gare sans prendre la peine d'aller les retirer. Celui-là, alors, il ne se remue le cul que quand il va au carrefour Djahannamaya. On comprend pourquoi il traverse l'année d'une chaude-pisse à l'autre…
— Je n'en ferai rien !
— Alors, tu n'es plus un vrai caïd ! Attention, il y va de ton image de marque !
— L'image est une garce, elle vous trompe sans vouloir ! Cow-boy sans cheval, cow-boy quand même !… Regarde-le donc, ton petit, il me dévore des yeux comme si j'étais un vrai bonbon-glace…
Ensuite, ils avaient parlé une bonne demi-heure comme deux vieux complices. Leurs propos me paraissaient si nouveaux que même en dressant les oreilles je n'en captai au plus que deux misérables syllabes. Ils relevaient tous deux d'un autre monde ; un monde fascinant, invisible, et dont il me revenait de découvrir l'accès pour atteindre enfin ma véritable vie. Je regardais Arɗo déposer son mégot sur le rebord de la boîte de cirage, refouler par les narines deux flocons de fumée, reprendre sa peau de chamois et sa brosse en conversant avec Bentè de la voix sereine et douce de celui à qui on ne la fait pas. Il était plutôt malingre, mon prodigieux cireur de chaussures ; malingre, bigrement insignifiant, avec tout de même, sous sa peau huileuse et molle, la méfiance et la résolution d'un boa constricteur.
J'en aurai gardé le souvenir d'un homme chaleureux, drôle mais bourré de paradoxes. Personne ne peut dissimuler autant de contrastes entre ce qu'il paraît et ce qu'il est réellement. Quand je l'interrogeais sur ce singulier aspect de son personnage, il me répondait, empli d'innocence :
— Hé, grand camarade, je ne suis qu'un pauvre petit porc-épic, moi : on me voit, on me sous-estime; on me provoque, je canarde.
Et il est vrai que, quand la colère lui montait à la tête, on voyait enfler les veines de ses avant-bras et se mouvoir sa pomme d'Adam telle cou d'un crapaud-buffle. Alors, on se demandait comment Dieu, en ses innombrables astuces, pouvait sortir une rage si noire d'un corps aussi menu. Et ce n'est pas tout, il portait la marque de l'équivoque jusque sur les replis du visage. Comment diable arrivait-il à conserver son charme avec son front couvert de dartre et ses lèvres menacées par l'effet conjugué de la pourlèche et de l'harmattan ? Avec le coeur qui est le sien et ses mots plus doux que miel ! Un homme comme lui ne pouvait ni déchoir ni vieillir, ni pécher ni enlaidir. Ainsi était du moins mon intime conviction. J'avais fini par me persuader que c'était par un heureux présage qu'il avait perdu ses dents de devant : outre que cela lui donnait l'air mignon d'un petit vieillard, il me semblait que sa parole y gagnait en saveur et en force, sa langue souple et rose pouvant ainsi mieux se plier et rebondir entre l'espace de ses gencives et le sens infini des mots.
Je le regardais donc se démener avec les bouts encrottés des Pataugas de Bentè et je me demandais comment il pouvait faire tant de choses en même temps (aller de la brosse à la peau de chamois, répondre au bonjour des passants, donner son avis sur la couleur du ciel, les affaires du marché, la corpulence de la marchande de takulata et la jupette de Mme Goude) sans perdre le fil de la conversation. ll suçotait délicatement son mégot, chantonnait un vieux couplet de son village puis tapotait nerveusement la brosse contre le pied du tabouret pour signifier à Bentè qu'il était temps de changer de pied sur la planchette de bois. Ce devait être un roi, un roi banal, un roi sans couronne, un roi quand même, régnant sans y prendre garde sur quelque chose de magistral et d'indéfini.
Je me souviens que Bentè tenait à la main un vieil almanach sur lequel je pouvais distinguer, alignés sur quatre grandes colonnes, les portraits des nouveaux députés.
A la faveur de la loi-cadre de Gaston Defferre, on venait d'élire la première assemblée territoriale de la Guinée française, mais on parlait déjà d'Indépendance. Il y jetait de furtifs coups d'oeil et ironisait sur la cravate de celui-ci, la tronche de celui-là, la bedaine de tel autre.
Son prestige était encore intact. J'aimais son regard sombre et l'extrême tranquillité qui en émanait. Je les regardais tous les deux avec mes gros yeux de môme et je me disais que devant de tels prodiges le reste avait bien peu d'importance. J'avais envie de leur sauter au cou.
Enfin, mes héros sortaient de la salle humide de Seeni-Boowal pour se retrouver devant moi en chair et os. Aussi fus-je bien étonné lorsque Bentè se tourna vers moi :
— Tu veux du chewing-gum, petit ?
Je pris le chewing-gum sans répondre et je crois bien sans lui dire merci. Je suppose qu'il avait pu lire sur mon visage tout le bonheur que cela me procurait. Il plia le vieil almanach, le déchiqueta avec ses dents, le mâcha jusqu'à en faire une boule qu'il recracha dans le caniveau :
— Merde ! Quand l'Indépendance sera là, on vous foutra tous au trou, députés-cravate-banane ! Qu'en penses-tu, petit ?
Voyant ma perplexité, Arɗo se dépêcha de venir à mon secours :
— Moi, je veux bien, à condition qu'on fasse d'abord le tri. Les mauvais, je les foutrai moi-même au trou avec un coup de pied au cul. Et les mauvais, qui d'autre cela peut être sinon ces malfrats de Flèches ? Les Eléphants au podium et les Flèches dans le chaud ventre du diable! A condition que tout le monde s'accorde d'abord à voter contre Général…
Les Éléphants (ils avaient pour emblème un émouvant pachyderme, tandis que celui de leurs adversaires représentait trois fléchettes de bambou parallèles) regroupaient les plus chauds partisans de l'Indépendance, dont Koto-Kouyaté, le chauffeur de la mairie, Youla l'ébéniste, Bah le boulanger et bien sûr l'ami Arɗo.
— Ça y est, il l'a sa belle occasion de m'empoisonner avec sa foutue politique, ce fier édenté de Kolla ! reprit Bentè. Holà, mon grand bougre, j'ai dit ça juste pour rire, pas pour y passer toute la nuit !
— Et qui c'est cet édenté-là, hein, shérif des basses savanes ? Qui ? répondit Arɗo qui lâcha sa panoplie du parfait cireur pour s'en prendre au bras de Bentè.
Ils roulèrent sur le perron en feignant de se décocher des dizaines de coups de poignard. Quand ils se remirent debout, Arɗo immobilisait Bentè en tenant son bras gauche replié sur son dos…
— Et maintenant, tu vas me dire une fois pour toutes de quel côté tu te trouves, reprit-il. Flèche ou Éléphant ? Éléphant, je te lâche. Flèche, je te brûle l'oeil avec un tison enduit de graisse de phacochère.
— Éléphant, bien sûr, gémit Bentè. Éléphant, je te dis ! Et maintenant, lâche-moi donc, satané fils de campagnard !
Il frotta longuement son bras endolori en fustigeant Arɗo et ses manières de petit broussard :
— Vous autres, rejetons de Kolla, vous resterez toujours d'incurables abrutis. On vous offrirait pendant dix ans tous les délices de la ville que vous continueriez à vous amuser comme des babouins et à dîner de taro chaud. Ah, grand malheur, le Blanc a encore beaucoup à faire sous les pauvres cieux d'Afrique ! La faute à qui ? A des gens de votre espèce !
Tout me fascinait chez eux, le plus petit geste, la moindre parole. C'était bien la première fois que je voyais deux êtres humains libres de leurs soucis aussi bien que du regard des autres. Dire qu'à cet instant même Moodi Djinna devait engueuler Oussou pour une histoire de bielle coulée probablement lors de leur dernier voyage à Kolda (sans bielle, évidemment, le monde ne serait qu'une belle épave).
A la mosquée, Karamoko récitait pour la septième fois peut-être la sourate de la Prosternation, celle censée protéger contre les nombreuses calamités qui menacent la terre : la politique, les jeux de cartes, les démons du négoce, les atlas de l'école, le bar de Sow Béla…
Et Mère-Griefs ? En train de roter ou de se curer les ongles jusqu'à ce qu'arrive son nabab, son maître, le seul homme devant lequel elle se croie obligée de porter son unique robe de satin et de mentir sur tout ce qui vit jusqu'à ce que le sommeil la prenne.
Neene-Goree, pour sûr, divaguait ou toussait si encore elle vivait toujours…
Flèches, Éléphants ! A cette époque-là, eux seuls pouvaient se permettre de se tirailler autour de ces deux mots fétiches sans rallumer les incendies et répandre dans les chaumières le sang fuligineux de la haine.
Dans un coin du marché, deux énergumènes étaient peut-être en train de se chipoter pour un kilo de néré ou pour quelque pucelle impromptue, croyant dur comme fer que l'existence ne tenait qu'à cela. Et eux n'avaient rien d'autre à faire que de plaisanter et de rouler par terre, sans se soucier du lendemain ni de la mine des passants. Voilà ce qui me trottait dans la tête ce jour-là pendant qu'Arɗo reprenait son cirage et que Bentè, qui avait fini de déverser sa bile, reposait docilement son pied sur le petit escabeau.
— Mieux vaut encore un film d'amour qu'un discours de politicien !
Il se tut un instant, amusé par l'ardeur avec laquelle Arɗo s'était mis à ranger son précieux outillage dans la boîte en aluminium qui ne le quittait jamais.
— Tu veux être mon ami ?
Il fallut qu'il me regarde avec insistance pour que je me rende compte qu'il s'adressait à moi.
—Ah, te voilà bien ennuyé ! Regarde, Arɗo, comme il est impressionnant, ton compagnon, avec ses sandalettes Bata et son veston de grenadine ! Où est-ce que tu déniches ça, toi, ce genre de petites merveilles ?
— En voilà une question! s'énerva Arɗo. Tu dois être le seul de la ville à sous-estimer un fils de Moodi Djinna !
— Quoi, le commerçant ?
— Eh oui, mon vieux! répondit Arɗo, plus solennel que le pape.
— Ben alors ? me demanda Bentè.
— Ben alors quoi ? répondis-je pauvrement.
— Tu veux être mon ami, oui ou non?
— Je le veux, bredouillai-je. (Après une fraction de seconde, voyant qu'il ne me répondait pas, j'ajoutai :) Entièrement !
— Entièrement ! s'exclama-t-il. Monsieur titille déjà les adverbes ! D'accord, entièrement ! (Et il passa sa main dans ma chevelure et me tapota les joues en riant comme un fou.) Comment t'appelles-tu ?
— Ɓingel !
— Tu connais mon nom ?
Je lui répondis non, cela le fit bondir. Il saisit Arɗo par le collet et le traîna vers moi :
— Tu entends, Arɗo ! ll en existe encore dans cette ville de couilles-en-l'air pour ignorer qui je suis… Tu comprends maintenant pourquoi j'ai envie de vous massacrer tous !
— Tu peux dire ça devant les femmelettes. Pour moi, tu ne vaudras jamais mieux que les têtards de Loppe.
— Moi que tu vois, mon petit Ɓingel, je suis Oklahoma Kid, le vrai. Si tu as déjà rencontré quelqu'un d'autre portant ce nom, oublie-le, il doit être en foin ou en porcelaine. Je t'emmènerais bien au cinéma s'ils projetaient aujourd'hui autre chose qu'un de ces bidules lacrymogènes qu'ils appellent un film d'amour. Mais je sens que les occasions ne vont pas manquer, puisque nous sommes devenus amis. Pas vrai ?
Les jours qui suivirent, j'eus l'extraordinaire impression d'avoir triplé d'âge. Mes jambes n'avaient plus suffisamment de force pour mon tout nouveau gabarit. Je me mis à détester les miroirs, ces surfaces stupides, décidément trop archaïques et floues pour refléter mon rictus de toréador et mon regard impénétrable, cuit sous la chaleur de l'audace. Je me surpris à arpenter le couloir du Pavillon avec l'attitude d'un véritable chef de famille. Moodi Djinna devait se trouver à Kolda, à Dakar ou à Saint-Louis pour troquer de la cire ou des peaux de vache contre du savon de Marseille ou des sardines du Maroc. Son absence contribuait évidemment à me révéler l'étendue de ma métamorphose.
Après tout, qui d'autre que moi occupe la place du deuxième homme dans notre vénérable espace vital ?
Mère-Griefs en fut si remuée qu'elle refusa de m'adresser la parole avant le retour de Jooma-Galle (ainsi appelait-elle mon père dans les situations critiques). Neene-Goree essaya vainement de me rappeler à l'ordre. Sa voix douce qui avait déjà bien du mal à m'obliger à me moucher se perdit assez vite dans la plainte interminable des quémandeurs du quartier. Mère-Griefs, pour éviter l'infarctus, usa sa colère sur son indolence à elle.
A qui la faute si un gamin comme moi ( « même pas encore capable d'aller tout seul au water ») prenait soudain des airs de commandant de Cercle ! criait-elle en griffant la porte derrière laquelle on entendait tousser Neene-Goree.
Jusqu'au retour de Moodi Djinna, elle ne cessa de tourner autour de moi en agitant ses nombreuses breloques.
Cependant, elle n'osa pas me gifler : son sens aigu de la lâcheté ! J'étais devenu un homme, un sacré petit cow-boy cruel et irrécupérable, elle s'en rendait bien compte. Et qui peut prévoir les réactions d'un cow-boy ?
La plupart du temps, j'étais assis dans le hamac installé dans la cour. Là, plus que partout ailleurs, sur son inviolable territoire, Moodi Djinna reflétait sa véritable personnalité. Il aimait s'y étendre, une jambe repliée dans le creux du hamac, l'autre suspendue en l'air et s'agitant continuellement, au risque de perdre à chaque mouvement sa babouche de Marrakech. Il s'en servait comme d'une guérite d'où il pouvait à loisir surveiller son petit monde. Quand tout sera fini et enterré, cette image-là me restera en mémoire : la lampe-trois cents bougies dont la lumière crue balaie la cour, le puits à la margelle peinte à la chaux, le chapelet luminescent qui plus que tout autre objet me rappellera mon père, le fouet de tige fraîchement cueillie qu'il tenait toujours à la main et son ombre portée de suzerain barbu et ventripotent habitué à cracher un peu partout et à bougonner de vagues remarques qui sont autant d'ordres parfaitement saisis et exécutés.
Mère-Griefs tournait donc autour du hamac. Je voyais son ombre de cerf excentrique (ses longues tresses me faisaient penser au merrain du vieux caribou affiché dans ma classe) se gauchir sur les cailloux et sur les rigoles de la cour pendant qu'elle évoluait entre la case de la cuisine, la remise et le puits en débitant des paroles incompréhensibles à défaut de pouvoir m'injurier pour de vrai. Je m'amusais à faire mousser sa colère par quelques gestes bien étudiés. Par exemple, je me claquais bruyamment les doigts, bâillais en montrant ma luette, me raclais la gorge en imitant expressément la voix de Moodi Djinna. Je maniais un chapelet imaginaire et me lissais fictivement la barbe. Elle feignait de balayer les feuilles mortes en m'observant du coin de l'oeil et soulevait sciemment un tourbillon de saletés quand elle s'approchait du hamac. Alors, je chantais d'une voix empâtée, délibérément déplaisante, quelque vieille chanson apprise chez Arɗo où il était question de géants à trois sexes et d'une jeune étourdie venue le jour de sa nuit de noces sans son pucelage. Pour reprendre mon souffle, je murmurais tout bas, juste pour qu'elle le devine :
— Mère-Griefs !
Elle sursautait comme si elle avait piétiné une épingle et m'incendiait de son improbable regard tellement violent et rougi par la haine.
— Qui sait si ce ne sont pas des injures que tu profères là ? Parle donc plus fort, que je puisse t'entendre ! Allez, que de Hoore-Fello à Petel tout Mamou sache enfin quelle espèce de petit monstre se cache sous tes airs d'ange ! Insulter sa propre mère, Dieu, est-ce bien une vocation ?
Je crachais de toutes mes forces pour faire comme Moodi Djinna et disais encore, plus bas mais mieux articulé que la première fois :
— Mère-Griefs !
Et pour lui arracher une fois pour toutes la vésicule biliaire, je tapotais ostensiblement mon paquet de Rothmans (il n'y avait en vérité qu'une mèche au filtre abîmé et un mégot long d'un tiers de doigt). Pour finir, j'exhibais le paquet, le tournais un bout de temps sous mes yeux et lisais à haute voix ce qui était écrit là-dessus :
— Rotemanss Kingue Siiize. Mâade ein V ES A. Ah oui, Rotemanss, c'est bon Rotemanss, ajoutais-je en guise de coup de grâce.
Elle ne disait rien mais je savais que j'avais fait mouche, la preuve, elle regardait trop nettement la case de Karamoko et les bambous du cimetière. Parfois, je sortais carrément le mégot et le coinçais entre l'oreille et la tempe comme j'avais souvent vu Youla, l'ébéniste, le faire, chantant une chanson de Keïta Fodéba et maniant sa varlope. Mais cela, elle ne pouvait le supporter davantage. Elle se tournait vers moi d'une simple rotation des pieds comme un grossier soldat de plomb mû par quelque impulsion électrique.
— Awa dey, koni ! Tu veux me prouver que tu es devenu un homme, c'est ça ? Eh bien, fume ! Rôtis-toi les poumons ! Bois aussi, pendant que tu y es ! Déshabille-toi en plein marché ! Tombe dans le fossé, le fossé de Kimbéli, parmi les truies, les canards et les rats ! Et pour que tout soit clair, va jouer ta chemise ou ton slip avec tous ces mal peignés qui, la nuit, font les intéressants entre le ballast des rails et le carrefour Djahannamaya. Si tu veux, je t'offrirai moi-même de quoi payer le vendeur de pathior. Comme ça, tous les voisins te verraient, et personne ne me contredirait quand je le raconterais à ton père… Qu'a-t-il donc fait, Jooma-Galle, de me laisser toute seule ici entre une mourante et un enfant qui a tendance à se prendre pour le cousin du bon Dieu ? Fii tun, Dieu n'a pas créé le monde pour ta joie à toi. (Devisant plus bas : ) Si ça se trouve, Jooma-Galle est déjà à Tambacounda, ou alors à Labé, peut-être même à Pita ou, mieux encore, à Dalaba. Et s'il arrivait tout de suite, à la minute où je parle, s'il venait te surprendre avec ta tignasse de nyamakala et ta cigarette au bec ? Je serais magicienne, c'est bien ce que je ferais. Mais une telle scène, faudrait pas seulement la raconter, faudrait en faire une photo. Une photo, mi sennii Allah, pour donner à la ville de quoi radoter pendant les dix ans à venir…
Neene-Goree aura sûrement tout entendu à moins qu'elle ne se fût effondrée sous les couvertures, victime d'une crise de larmes ou d'un évanouissement. Une fois que j'aurai suffisamment chamboulé l'humeur de Mère-Griefs, j'irai peut-être la voir pour la réconforter. Je l'entendrai hoqueter, pousser ses abominables quintes de toux, se plaindre de tout et de rien avec un art du martyre si consommé qu'on en voudrait au bon Dieu de l'avoir créée être humain…
Combien de temps dura-t- il, mon frêle éveil au monde ? En vérité, je n'ai jamais compté les ramadans, les hivernages, les délices et les peines. J'avais un sens peu développé des saisons et des rites. Mon âme ne comprenait que la solitude et la peur. Oui, tout ce que je vivais ressemblait à l'abîme. Je mourais de timidité devant la mystérieuse beauté de Mlle Saval. Je m'affolais quand j'apercevais, planté devant le portail de l'école, la silhouette trapue de M. Camille, le directeur, avec son effroyable chapeau de berger Peul et sa cravache en peau d'iguane. Je priais le bon Dieu de m'évaporer quand j'entendais le camion de Moodi Djinna se garer le long de la clôture. Je sentais dans la bouche les fruits vénéneux de l'au-delà quand j'entendais les sermons apocalyptiques de Karamoko.
Cependant, ma plus grande panique, c'était le soir, quand Mère-Griefs profitait de la présence de Moodi Djinna pour me demander d'aller dans le lougan (où, à pareille heure, devaient se trouver sûrement le bandit Bambaaɗo, des êtres cracheurs de feu et des serpents à deux têtes) afin de retrouver un de ses nombreux coqs qui n'était pas encore rentré à la basse-cour.
Mon enfance fut un redoutable jeu de cache-cache duquel j'avais appris à ne pas sortir toujours perdant. Je savais par exemple vivre avec la rudesse de mon père et les reproches de Mère-Griefs. Il me suffisait de me rouler en boule et de fixer mon attention sur le sinistre choeur des crapauds du ruisseau pour me protéger de la férule de l'un et des injures de l'autre.
Mlle Saval aurait dit que ma maisonnée avait été conçue comme une malicieuse géométrie : quatre points équidistants et symétriques deux à deux. D'un côté, l'esprit pratique de Moodi Djinna et l'ignorance épaisse de sa préférée dont les préoccupations banales allaient si bien aux tâches quotidiennes. De l'autre, mon tempérament de chaton sauvage qui refoulait et intériorisait tout contre l'épanchement torrentiel de Neene-Goree, si émotive, si transparente, qu'on croirait voir son âme entre ses arcades sourcilières.
Oui, vieux cow-boys d'Arizona, ainsi fut ma vie sur le territoire de Moodi Djinna. Une vie de gueux. Une destinée de paria, de détenu ou d'exilé, tout dépend des lois de ce comté, honorables citoyens… Pourtant, il me fallait la vivre, la dompter, l'accepter. Aussi, dans les moments les plus durs, je m'imaginais dans un film. Le Pavillon et sa toiture informe qui ne me semblait faite que pour amplifier l'humidité et l'insolation devenaient Vera-Cruz ou Santa Fe, Fort Alamo ou O.K. Corral (selon ma satanée humeur de réprouvé). La grande salle oblongue où trônait un mobilier hétéroclite de rotin et de cuivre, ainsi que l'horloge à carillon, c'était le saloon. Les chambres à deux portes, ouvertes les unes sur les autres, les alcôves où les hommes venaient discuter avec les danseuses en fumant leurs longs cigares après avoir, comme il se doit, ôté chapeaux et revolvers. La cuisine, le salon du barbier. La remise, la banque à dévaliser. Le lougan et sa haie vive ceinturée de barbelés, le ranch. Et le puits (cette insondable cavité de limon et de fiel où surnageaient les têtards et les chiures de merles), un puits tout simplement entouré de pierres ocre, de cactus et de scorpions. Je me serais pendu ou coupé les artères, sinon !
Là-dessus, qu'il n'y ait pas de méprise, ma rencontre avec Bentè ne m'a rien révélé de mon sort, elle me l'aura simplement rendu encore plus insoutenable. Je pensais à cela, un vendredi matin, en me balançant mollement dans le hamac, en regardant mon mégot de Rothmans refroidi et jaunâtre sans tout de même oser l'allumer. Faire chier Mère-Griefs, d'accord. De là à attirer sciemment les foudres de Moodi Djinna!…
En tout cas, maintenant, tout devenait clair dans ma tête. Rien ne serait plus comme avant. Je devais m'échapper, m'échapper pour toujours, faire le grand voyage, découvrir la vie, ce puzzle de petites merveilles qui m'était destiné et non le morne tic-tac de l'horloge qui contenait ma biographie. Partir là-bas, vers le nord, vers le gris modelé des houppiers et des crêtes, vers les hameaux perdus dans les confins des nuages, vers les chemins des villes aux noms enrobés de miel : Dalaba, Pita, Labé, Tambacounda, Kaolack, Dakar…
Et pourtant, il n'en fut pas toujours ainsi entre Mère-Griefs et moi. Au début, elle me baignait dans la cuve de laiton qui maintenant pourrit entre la basse-cour et le puits. Elle m'enveloppait dans une grande serviette et me saupoudrait de talc.
Kullu kuruu-ru-ruuru,
boobo no wulla piyaaka
Nyaamen nyiiri ɗawen mo
Adden cabbi piyen mo…
Elle me chantait des berceuses puis hélait Neene-Goree pour que celle-ci apporte mes chaussons et mes langes. Elle me taquinait gentiment et me nommait par des sobriquets pleins de fantaisie : mon parfum-de-coumarine, mon petit-astre-chevelu, mon rêve-à-portée-de-main.
Quand donc cela a-t-il commencé ? Depuis quand cette singulière indifférence, devenue progressivement sourde, cruelle, complètement inguérissable ? Je n'en ai que de très vagues souvenirs. Et j'aurais sans doute définitivement oublié l'épisode si elle ne s'ingéniait à me le rappeler. A l'entendre, tout avait commencé ce fameux jour de tabaski où elle m'avait offert un joli foroku de bazin pour mes quatre ou cinq ans. Elle l'avait commandé spécialement de Labé. Elle l'avait elle-même amidonné et repassé. Et quand elle me l'avait donné, je n'avais rien trouvé de mieux que de le déchirer pour le jeter dans le poulailler. Après quoi, j'avais dansé autour du puits comme un guerrier Sioux pour crier que je ne voulais pas du cadeau d'une sorcière. Mais, moi, il me semblait qu'il en avait toujours été ainsi depuis les limbes.
Elle s'en vint balayer tout près de moi, soulevant la saleté du côté où se trouvait ma tête. Je pestai en secouant ma chemise. Et pour répondre à son geste, je plantai gaillardement le mégot dans mon bec. Elle renifla comme une bête et s'en alla vers le poulailler cacher son amertume.
— Mère-Griefs ! murmurai-je de nouveau, un peu plus bas que la première fois mais suffisamment articulé pour entretenir le doute.
En guise de réponse, elle donna un violent coup de pied dans les arches et les abreuvoirs, provoquant un tourbillon de vibrisses et de duvet qui faillit m'étouffer. Je bondis du hamac et rejoignis la paillote qui servait de poulailler tout au plus en deux enjambées. Cette fois, me dis-je, on allait voir qui était le plus vaillant de nous deux. Elle leva lentement son regard vers moi, précisément vers l'ombre portée que la jaune lumière du matin projetait de moi sur le cadre déformé de la porte à claire-voie. Nous restâmes longtemps face à face à un millimètre l'un de l'autre, comme deux boxeurs qui se rencontrent pour la première fois : elle, nerveuse et droite, incapable de contenir la colère qui la submergeait ; moi, ma foi, un peu plus désarmé que d'habitude et, pour dire vrai, ne sachant au juste ce qui m'avait conduit dans cette position ridicule. Jamais je ne m'étais retrouvé aussi près d'elle, ce qui me permit de découvrir un détail qui m'avait jusque-là échappé : au comble de la colère, elle avait des yeux de petite Mongolienne, globuleux et repoussants. Et ces yeux-là plantaient leurs lamelles de feu au coeur de mon âme. Elle aurait été magicienne, elle m'aurait transformé en croquette de boeuf. Je crus qu'elle allait me gifler mais elle n'en fit rien. La haine qui nous reliait ne devait pas exploser aussi vite. Ç'aurait été simple ; simple et bougrement frustrant. Ce qui nous intéressait — un accord tacite semblait nous y guider —, c'était de faire durer le plaisir, que ce fût comme un feu que chacun veillait à rallumer dans le coeur de l'autre afin de le faire souffrir de mille brûlures invisibles sans pour autant l'anéantir.
Nous y trouvions une jouissance apaisante et morbide. En de pareils moments, je me sentais terriblement proche d'elle. Une proximité singulière qui avait le don d'ébranler mes sens et de me couvrir de sueur. J'étais peut-être revenu dans son ventre tellement je sentais l'odeur de sa transpiration et le double arôme de son henné et de son parfum, bismillâhi ! Sinon, son portrait se résumait à quelques détails : la forme pyramidale de son mouchoir de tête, le pagne damassé qui l'enveloppait de la gorge au tibia et, le dimanche, l'épaisse bouffée de coumarine qu'elle dégageait quand, parée de son gubaa et de ses pendeloques d'or, elle se préparait à aller au marché.
Ce jour-là, je regardais donc ses épaules noires et brillantes, son cou lisse, me demandant qui de nous deux, cette fois-ci, allait abdiquer le premier. D'habitude, elle m'injuriait un bon quart d'heure — en claquant des mains et en se battant les flancs pour me signifier l'ampleur de sa fureur — puis s'en allait vaquer à quelque occupation. Elle finissait par se calmer en soliloquant longuement sur la monumentale correction que Moodi Djinna ne manquerait sûrement pas de m'administrer sitôt qu'il serait de retour. Mais, ce coup-ci, elle refusait de manifester le moindre signe de défaite (par exemple en se grattant le front ou en battant des cils). Elle se tenait devant moi, les pieds arrimés au sol, les jambes bien écartées (je pouvais voir la courbure de ses jarrets et un petit bout de genou sur lequel les franges de son pagne s'écartaient légèrement). Je baissai les yeux le premier et m'en allai vers le hamac, honteux et confus d'avoir poussé le bouchon si loin mais agacé par le parti qu'elle ne manquerait pas de tirer de ma reculade.
Et elle était bien fondée, ma fameuse appréhension : quelques instants plus tard, elle ressortit du poulailler et se déplaça vers le puits.
— Un cerceau ! cria-t-elle soudain. Qui a bien pu mettre ça ici ? Et s'il tombait là-dedans, avec toute la gadoue incrustée là-dessus ? Peux-tu me répondre, hein ? fit-elle en brandissant l'objet du délit vers ma pauvre personne.
Je bondis hors du hamac, persuadé qu'elle allait s'abattre sur moi avec une barre de fer ou une tige de cotonnier. A cet instant, un rat palmiste me passa sous le pied. Dick le suivit. Je m'emparai de mon lance-pierre suspendu sur la solive de la remise et m'enfonçai dans le lougan. J'aperçus mon chien en train de slalomer entre les buttes à ignames et le grand papayer. Je courus après lui, guidé par son pelage doré qui brillait comme un petit bijou dans la verdure sombre. Mais, très vite, mon avancée fut ralentie par le réseau serré de lianes et de tiges que formaient les patates douces, le taro, le maïs et les cotonniers.
Arrivé au bord de la haie vive, j'avais perdu toute trace de Dick. Je le recherchai une bonne demi-heure sous les bambous du cimetière et dans la bananeraie de Karamoko. Je pensais qu'après tout ce temps Mère-Griefs aurait fini par m'oublier, plus exactement par m'accorder un répit (oh, un tout petit répit, jusqu'au lendemain par exemple). Hélas, une fois que j'eus retrouvé Dick furetant entre le ruisseau et la carrière (il avait dans la bouche le corps d'un petit lézard et non, comme je l'avais espéré, le fameux rat palmiste), elle reprit l'offensive:
— Hé, Ɓingel ! fit-elle en me voyant déboucher dans la cour.
Autant que je me souvienne, c'était la première fois qu'elle m'appelait par mon nom. Quand j'étais petit, elle me nommait “mon-puîné-adoré”, “mon taurillon-d'or”,
ou “mon petit-porte-bonheur”. Ensuite, elle ne me désigna plus que par des formules du genre “hé-toi-couché-dans-le-hamac” ou “celui-qui-fait-semblant-de-dormir”.
— Veux-tu répondre quand je te parle ? La prochaine fois que je verrai ce cerceau près du puits, je me ferai un plaisir de le faire disparaître dans ta gorge. Tu entends ?
— Mère-Griefs ! murmurai-je aussi doucement que si j'avais respiré les mots.
Elle redressa le buste et prêta ostensiblement l'oreille.
— Qu'est-ce que tu as dit ? fit-elle en s'avançant vers moi.
Je reculai vers les mandariniers en feignant de jouer avec mon lance-pierre et, subrepticement, je disparus dans la futaie. Je décidai d'y rester jusqu'à ce qu'elle se calme. Je choisis de m'installer sur la branche fourchue du plus haut des mandariniers afin de guetter son visage.
Mais très vite un ouragan balaya les arbres. Je regardai instinctivement vers le bas : elle était plus effrayante qu'une goule avec ses yeux rouges et son torse dénudé. Son pagne et sa chevelure étaient abondamment recouverts de débris de branches et de feuilles. Et pour parfaire l'épouvante, elle tenait une longue gaule de bambou qu'elle essayait furieusement de faire passer à travers les branchages pour atteindre mon petit derrière. Je dus faire le Tarzan pour me sortir de là. Après moult périls, je me retrouvai sur les graviers de la cour, les genoux fort amochés mais bel et bien vivant. Remis du léger étourdissement que cela me causa, je filai vers le Pavillon où il me semblait entendre la toux de Neene-Goree, en prenant soin de crier comme un perdu et sept fois plutôt qu'une « Mère-Griefs ! », avant de passer le perron. Je traversai lentement la grande salle oblongue, d'un côté, soulagé d'avoir enfin osé vider mon sac, et, de l'autre, tenaillé par l'inquiétude. Neene-Goree vivait-elle encore ?
Peut-être que la voix entendue tout à l'heure venait d'un être sorti de mon imagination. Plusieurs fois déjà, on avait cru apercevoir l'écho de ses catarrhes alors que depuis longtemps elle sombrait dans le trou sans fond du coma. Or, chez Neene-Goree, la toux avait fini par prendre une importance capitale : le dernier signe qui la reliait encore au monde. Grâce à elle, on savait si elle avait faim ou soif, si elle était vive ou mourante. Elle l'exprimait somme toute mieux que ses mots heurtés, diablement inaudibles, qui avaient toujours eu du mal à s'organiser, à traduire les faits. Son existence se résumait dorénavant à ce symptôme-là, bien qu'elle ait eu encore un corps (un simulacre de chair en vérité, prompt à se dissimuler sous les draps ou à disparaître instantanément quand la voix métallique de Moodi Djinna tonnait depuis le hamac)…
Peut-être était-elle déjà morte, prise dans le double piège de son asthme et de son penchant naturel à gémir et à dépérir. Je pensais à cela et à bien d'autres misères quand je débouchai dans la tanière, la grande chambre sentant le camphre et donnant sur les trois autres d'où mon vieux loup de père surveillait son monde : moi, pour vérifier que j'apprenais mes sourates du Coran et mes leçons de français ; Neene-Goree et Mère-Griefs, pour s'enorgueillir des épouses obéissantes et fidèles qu'elles lui étaient restées après des années de disette et de miel. Je m'y attardai un moment pour admirer le lit à baldaquin et le prodigieux poste TSF avec ses touches nacrées et le grillage argenté de son microphone. Je me roulai — c'était plus fort que moi, les rares fois où il m'était donné de mettre les pieds dans ce saint des saints — sur les nombreux tapis de Fès avec la sensation vertigineuse de violer les lois du bon Dieu. Je jouai à la balançoire en m'agrippant aux battants de l'armoire de chêne (celle achetée à M. Goude au même titre que la Baby-Brousse, le phono et l'horloge à carillon). Ensuite seulement, nonobstant Mère-Griefs qui n'avait toujours pas cessé de crier, je poussai la porte de la chambre de Neene-Goree en retenant mon souffle…
Il semble parfois que la mort snobe certains êtres, les oublie ou les abandonne à l'usure sans fin du temps… Dieu merci, Neene-Goree avait l'air vivante ! Retournée, ruisselante de sueur et de larmes mais vivante ! On pouvait même lire sur son visage les signes d'un calme parfait. Elle avait toujours eu l'air heureuse après le virulent combat qu'elle avait à mener contre le spasme et l'évanouissement. Elle appuyait son buste contre le panneau du lit, la tête posée sur un oreiller à fleurs et le reste du corps suspendu entre le matelas de kapok et la carpette en peau de chèvre. Je commençai par lui réarranger son pagne et par la recoucher normalement.
Puis je vidai par la fenêtre la boîte de fer-blanc remplie de copeaux de bois dans laquelle on lui avait conseillé de cracher pour épargner la blancheur des murs et le dérisoire mobilier. Il me sembla entre-temps qu'elle avait repris un peu de tonus ou qu'elle s'efforçait de me le démontrer pour éviter la rudesse avec laquelle j'avais l'habitude de la tancer quand elle se laissait trop abattre. Je me munis d'un chiffon pour lui essuyer le front et les lèvres ainsi que le devant de sa camisole, jauni par la morve et le dégueulis.
Je me penchai un instant par la fenêtre pour entendre la voix de Mère-Griefs exploser dans le quartier. Elle devait maintenant se trouver au milieu de la rue, exposant aux wali-wali, aux répare-vélos et aux marchandes de nyebbe le sort de suppliciée que je lui faisais subir :
— Cette fois, je prendrai un escalier s'il le faut et je monterai jusqu'au ciel pour voir le bon Dieu en personne. Par Allah le bien-nommé, je ne me laisserai plus dépecer sans réagir. Jusqu'ici, j'ai été trop patiente, même au goût d'un chasseur de démons. Eh bien, à partir d'aujourd'hui, c'est fini la patience. Je n'attends plus que Jooma-Galle. Sitôt qu'il sera là, je vais lui demander de choisir : me soutenir ou me répudier ! Je dois être la seule au monde à me faire piétiner par un chenapan. Oui, un enfant de rien du tout que vous avez gavé et habillé, porté sur le dos et épouillé et qui, un beau jour, vous enfonce des épines dans les mollets et le crâne. Lequel d'entre vous accepterait cela, gens honnêtes et musulmans ? Je préfère m'éclater la tête ou alors griller dans un four que de vivre cette vie-là…
A mon retour dans la salle, Neene-Goree était couchée sur le flanc gauche, les deux mains jointes sur le menton et les jambes entrecroisées au niveau des genoux. Je savais ce que cela voulait dire.
— Taisez-vous! Vous savez combien parler vous épuise !
— Qui te… Qui te dit que je m'apprêtais à parler ?
— Je l'ai deviné tout seul. Allons, cessez de vous agiter, je vais vous faire une tisane à base de suukoran.
— Ta mère, elle met du poison dans mon fonio au beurre. Et ton père, il ne souhaite rien d'autre que de me voir crever.
— Vous dites n'importe quoi ! Le père, il a promis de vous amener à Conakry pour voir ce fameux médecin Blanc. Quant à Neene-Sira (le véritable nom de Mère-Griefs), cessez de la blâmer. Elle est juste un peu rude.
Après tout, elle a droit aussi à un caractère même si c'est un caractère de chien.
— Il revient quand, ton père ? Tu crois qu'il va me ramener des pastilles pour la gorge ? L'année dernière, il avait été jusqu'à Monrovia, eh bien il les avait quand même oubliées, mes pastilles…
— Vous vous taisez ou j'appelle Keynan Doftooru.
— Pour qu'il me perce jusqu'à la moelle ?… On en veut du bien à ma pauvre carcasse ! Hi, bientôt, il n'en restera rien, même pas où planter un petit bout de seringue… Ainsi donc, tu n'as pas école aujourd'hui ?
— On est samedi.
— Pourquoi alors ai-je aperçu tout à l'heure toute une foule habillée de burnous et qui se dirigeait vers la mosquée d'Almamya, une natte de prière à la main ?
— Je ne sais pas. Il reste qu'on est samedi. Pourquoi vous acharner à bavarder alors que vous n'en avez jamais eu la force ?
Je savais qu'elle ne comprenait pas grand-chose à la logique des calendriers. Mais je savais aussi l'époustouflante facilité avec laquelle elle pouvait aller du délire le plus incroyable à la lucidité la plus limpide. Aussi trouvai-je vite un dérivatif à sa question.
— Alors, si on est samedi, pourquoi ne vas-tu pas jouer avec ton ami Hassana ?
— Parce que, jusqu'ici, j'aidais Neene-Sira à mettre un peu d'ordre dans le poulailler. J'irai tout à l'heure, peut-être. Pour l'instant, le soleil est trop chaud pour jouer au volley-ball ou au foot.
La réponse était venue sans que je m'en rende compte, solide et ficelée comme une miche de pain dans un rayon de boulangerie. Je réalisai soudain l' extraordinaire aisance avec laquelle j'avais appris à mentir…
Hassana et moi, nous avions pour ainsi dire durci nos rotules ensemble. Nous étions nés à quelques heures d'intervalle et si habitués à frayer qu'il arrivait à nos parents de confondre nos noms. ll habitait non loin de là, à deux ou trois concessions du hangar de l'ébénisterie.
Son père était un homme sympathique et plein d'esprit qui travaillait comme commis au Trésor public.
— Je travaille pour payer les autres, disait-il quand le greffier, le directeur de la prison et l'agent des Contributions diverses venaient chez lui jouer à la belote. De sorte qu'à la fin du mois chacun a son morceau de sucre, et moi mes dix doigts à sucer.
Quand je venais, il se démenait pour m'offrir un siège, comme si j'étais une grande personne.
— C'est un trône qu'il faudrait à un descendant de Dounet (le village d'où était probablement parti mon père pour faire le portefaix et l'apprenti-chauffeur avant de joindre les deux bouts, comme je l'avais appris récemment). Et moi, pauvre de moi, je n'ai qu'un vieux pouf bourré de mauvais coton à offrir à ton royal séant, disait-il en faisant de savantes grimaces. Ah, j'en ai presque honte, moi, le Barry… Sauf qu'en vérité il n'y a pas plus voleur et fainéant qu'un roi de la lignée des Sow (il faisait là allusion au séculaire lien de plaisanterie censé lier les Barry aux Sow dont, moi, j'étais issu). Dis-moi, tu n'as rien volé depuis que tu es arrivé chez moi ?
Ensuite, il préparait un grand plateau de brioches et de biscuits et une carafe de sirop d'orgeat que Hassana, ses soeurs et moi emportions au Club, comme nous appelions notre terrain de jeux. Un petit bout d'homme replet et chauve que je désirais secrètement comme père, tant sa gouaille et sa bonté contrastaient avec la sauvagerie complue de Moodi Djinna…
— La semaine dernière non plus, tu n'avais pas été le voir, ton ami Hassana. Qu'est-ce qui t'arrive ? Vous êtes fâchés ?
— Pourquoi donc, pardi ?
A vrai dire, je n'étais pas fâché avec Hassana. Seulement, depuis que j'avais rencontré Bentè — Oklahoma Kid m'était encore tout neuf et trop énigmatique, trop dur à prononcer —, tout ce que j'avais vécu auparavant me semblait ridicule, proprement démodé. Hassana en particulier ! J'en étais à me demander comment j'avais jusque-là supporté sa bouche en forme de cul de poule, sa mesquinerie de chat et son incurable infantilisme. Je n'avais plus vraiment besoin de lui, sauf pour tromper la vigilance de Neene-Goree ou pour lui emprunter un ou deux cahiers de cours au cas où Moodi Djinna se ramenait sans crier gare…
— Qu'est-ce qui peut bien pousser ta mère à parler de cigarettes ? J'ai entendu quelque chose comme « mégot ».
— Ah oui, la nuit, quand les gens reviennent du cinéma, ils ont tendance à jeter leurs mégots par-dessus notre clôture.
— Tu vois bien que j'avais raison : l'ébénisterie a repris son vacarme, c'est la preuve que la prière est terminée et qu'on est bien vendredi… Quand est-ce qu'il revient, ton père ? Tu penses qu'il me ramènera une blouse de flanelle ? Il y a deux ans, il avait été jusqu'à Freetown, eh bien, il avait quand même oublié de me ramener une blouse de flanelle… Pour finir, fais-la-moi donc, cette tisane de suukoran.
Je profitai du fait que Vieille Ganache hurlait maintenant du côté de la carrière pour sortir cueillir les feuilles, récupérer un peu de poussier dans la vieille charbonnière pour préparer la tisane. A mon retour, Neene-Goree faisait semblant de dormir. Elle prenait cette attitude-là toutes les fois que je devais lui donner sa tisane ou sa bouillie. Sa manière à elle de réclamer un peu de tendresse depuis que, par la force des choses, elle n'intéressait plus grand monde. Je portai délicatement le bol à sa bouche. Elle lapa le liquide par petits filets mousseux dont la moitié finissait dans les commissures de ses lèvres sous forme de petites bulles. Elle gardait les yeux obstinément fermés même quand la tisane lui brûlait la langue, se contentant dans ce cas d'entrecouper sa respiration ou de remuer faiblement le pied.
C'était un délice pour elle que de se faire bichonner par moi. On aurait dit mon bébé, rna soeur ou ma fille adoptive. Ah, le doux paradoxe ! J'avoue que je trouvais moi-même dans ce lien inverse et mielleux une vague mais profonde satisfaction. Nous étions, pour ainsi dire, condamnés à liguer nos émois et nos peines dans ce lieu sans coeur dominé par l'ennui et la peur. Oui, c'était une chance que de côtoyer Neene-Goree, de vivre avec ses crachats et ses senteurs cadavériques. Je ne la connaissais pas beaucoup non plus, à peine autant que la nuée de cigognes que je voyais planer au-dessus du ravin quand s'annonçait la saison des moissons.
Pourquoi donc l'aurais-je connue plus que les autres : Moodi Djinna, Mère-Griefs, la voix de la TSF ou le châssis de la Baby-Brousse ? Personne ne m'avait jamais demandé cela : me défier ou me soucier des autres. Je me contentais de vivre avec mon entourage juste ce qu'il fallait de passion pour partager un même toit sans brûler la maison. Et je trouvais cela parfaitement normal. Il est vrai qu'à l'époque je n'avais aucune expérience du tact. Je me disais simplement que j'avais bien fait de naître où j'étais né, avec un instinct de chat sauvage et une maison à persiennes, au milieu des lardons et des poules, avec un papa pour me tancer et une paire de mères différentes dans leurs défauts mais qui savaient l'une comme l'autre me gâter et m'inquiéter.
— Tu ferais mieux d'aller voir Hassana. Je ne veux plus de tisane de suukoran, même si tu me la faisais avec du miel. J'en ai assez bu pour aujourd'hui.
— Je crois que c'est ce que je vais faire, lui répondis-je, excédé par ses manières de fillette. Il a peut-être reçu ce ballon de volley-ball que son oncle de Conakry lui a promis depuis belle lurette.
— Il en fut ainsi il y a trois ans : ton père avait été jusqu'à Bandioulou, eh bien, il avait quand même oublié de me ramener une moustiquaire. Et là qu'il est parti au Sénégal, tu vas voir, c'est un sorcier Lébou qu'il va me ramener. Je sais comment ils procèdent, les sorciers Lébou : ils s'introduisent dans votre corps et vous mangent petit à petit jusqu'à ce qu'il ne vous reste plus qu'un tout petit morceau de coeur. Maintenant, ils sont plus de dix dans mon estomac à déchiqueter ma rate et mon foie… Ta mère, elle se congratule avec les voisins, ou bien ce sont les badauds de la gare qui crient en voyant arriver la Micheline ?…
— Taisez-vous ! Vous en avez de la chance ! Le père, il vous rapporte des foulards et des bijoux mais, moi, jamais de ballon. Une tunique ou un sac mais jamais de ballon…
En ressortant, je tombai nez à nez avec Mère-Griefs :
— Que fais-tu là ?
— Je cherche Dick.
— Dick ? Alors, qu'est-ce que j'entends glapir du côté de la cuisine ?
Je pris mon chien et fonçai vers le portail sans faire attention à ses récriminations :
— Ainsi donc, tu t'en vas déranger Hassana et sa famille, au lieu de rester chez toi lire tes livres d'école ou surveiller les arbres fruitiers ! Pour qui donc Jooma-Galle a-t-il construit cette concession sinon pour toi ? Mais toi, tu t'en fous ! Ce qui te plaît, c'est me honnir et me battre comme si cela pouvait te servir de métier. Sale petit chacal !… Reviens, reviens donc ! Tiens, prends un peu de monnaie. Qu'il ne soit pas entendu que le fils de Jooma-Galle se fait payer ses beignets par ses petits camarades…
Du haut de la côte, je pouvais distinguer la concession de Hassana. J'y restai un moment pour admirer la maisonnette en bois, le double cagibi qui lui faisait face et qui servait de cuisine et de lavabos, la cour minuscule et proprette couverte de sable et d'objets hétéroclites et plus bas, vers la clôture, le rectangle de terre dénudée qui nous servait de terrain de jeux et que nous appelions le Club ; tout autour, l'énorme amas de
plastique et de carton dont on faisait des masques, des hangars et des cabanes. A cet instant, je réalisai que j'avais oublié d'amener ma provision de maïs. Je laissai Dick au milieu du chemin pour qu'il fasse le guet, pénétrai dans le premier lougan qui se trouvait à ma droite et cueillis six gros épis. Je les réunis trois par trois par leurs feuilles tressées et les portai sur l'épaule à la manière des Chinois.
Hassana se précipita vers moi sitôt que j'eus franchi le portail, et, derrière lui, Penda et Kade, ses deux petites soeurs. Je rentrai furtivement dans la maison pour dire bonjour à sa mère et ressortis jeter un coup d'oeil aux alentours.
— Tu cherches Bissa peut-être, me dit Hassana en m'enfonçant un doigt dans la nuque. Eh bien, tu ne la verras pas aujourd'hui, mon petit bonhomme, continua-t-il, très amusé par le désarroi qu'il venait de me causer.
— Elle est juste partie au puits, dit la petite Penda. Elle sera là dans une minute et alors elle te grillera ton maïs.
— Tu ne pouvais pas te taire, pauvre petite idiote ? Puisque c'est ainsi, tu ne viendras plus au Club.
Je mis Penda à califourchon sur mes épaules et sautillai allégrement pour tenter d'arrêter ses larmes qui s'étaient mises à couler :
— Penda, c'est ma grande amie. Elle sera toujours où moi-même je serai, que ce soit au Club ou ailleurs, n'est-ce pas, ma chère petite Penda?
— Qu'elle cesse seulement de mentir ! se justifia Hassana.
— Et toi donc ? Tu disais qu'il allait aussi t'acheter un filet, ton oncle de Conakry, répliquai-je en voyant près du cagibi le beau ballon flambant neuf.
— Nous jouerons par-dessus la corde à linge. Tu verras, c'est aussi excitant qu'un vrai filet. Je ne t'en veux pas de dire cela. Ça se voit que tu ne connais rien de mon oncle Hamidou : l'an passé les chaussures, cette année le ballon, et l'année prochaine le filet. Logique, non ?
Je crois qu'il me menait deux sets à zéro lorsque Bissa apparut. Elle portait un tee-shirt et un pagne qui lui arrivait aux genoux. Sur ses tresses, la trace de la bassine d'eau qu'elle venait de transporter. Des gouttelettes s'en échappaient qui coulaient jusqu'aux orbites de ses yeux. Je fis semblant de ne pas la voir, trop occupé à perfectionner mes smashes. Mais je l'entendais remuer les copeaux de bois et frotter les allumettes aussi bien que j'entendais l'essoufflement de Hassana tapant sur le ballon.
— Je n'arriverai jamais à te contrer comme il faut, dit Hassana pour jouer les modestes alors qu'il me menait déjà cinq sets à deux. Si tu es fatigué, dis-le-moi : nous irons boire un peu de lait à la maison. Ma tante de Téliko est venue ce matin avec deux grandes calebasses de lait caillé.
— Fatigué, moi ? En revanche, si toi tu l'es, vas-y. Je t'attendrai ici en jonglant avec le ballon.
— Ah, je comprends. Grande soeur, viens un peu voir !
Bissa réapparut si vite que j'en fus un peu déçu. Je m'attendais à ce qu'elle reste encore un peu derrière la cabane à remuer ses vieilles gamelles en plastique. L'image aurait été plus belle, plus pénétrante, j'aurais eu le temps de m'y préparer tandis que là, c'était comme si elle s'était dénudée devant moi sans que j'insiste. Je l'épiais du coin de l'oeil mais refusais manifestement de me tourner vers elle. Je voulais lui signifier que j'étais là avant tout pour jouer au ballon, non pour lorgner les jeunes filles.
— Oh, du maïs ! fit-elle en apercevant les épis posés sur ma chemise que j'avais ôtée pour pouvoir jouer. Tu m'as appelée, Hassana ?
— S'il te plaît, grande soeur, peux-tu aller nous chercher du lait ?
— Parce que, toi, tes genoux éclateraient si tu y allais toi-même, n'est-ce pas ?
— Non, ce n'est pas pour ma pauvre bouche à moi, c'est pour le palais de Ɓingel. Tu es fâchée avec Ɓingel ? Je dis ça parce que j'ai remarqué que tu ne l'as pas salué en arrivant… Alors, ce lait, grande soeur ?
— Qu'il sache d'abord s'il veut du lait ou du maïs.
— Les deux, sans doute. Mais demande-le-lui toi-même.
Nous bûmes le lait derrière la cabane tandis qu'elle effeuillait les épis de maïs. Pendant ce temps, Penda et Kade étaient montées sur le pamplemoussier pour cueillir des fleurs afin de décorer leurs chevelures. Il s'écoula des minutes qui me parurent une éternité. La délivrance arriva par une voix (celle de la mère ou de la tante) venue de la maison :
— Hassana, où te caches-tu ? Viens donc m'aider à retrouver mon paquet de cola. Il n'est ni près de la jarre ni dans la corbeille à légumes.
Quand il partit, elle recula de l'âtre et se tourna vers la partie la plus compacte de la cabane en carton. Sans me regarder, elle murmura :
— Comme ça, personne ne nous verra, ni ces petites idiotes juchées sur l'arbre ni ceux qui sont dans la maison.
Je posai ma main sur son dos, la laissai traîner vers le bas comme si elle y allait toute seule sans rien demander à ma conscience. Mes doigts s'agitèrent fébrilement sous le pagne, tâtèrent l'arc de la moelle épinière, la courbure des hanches…
— Je parie que tu es un mollo, toi : tu ne viens jamais à la rivière.
Je ne répondis pas, de peur de ne plus pouvoir sentir son odeur, son pouls, le doux écoulement de son souffle.
— Tous les garçons y viennent. Ils se cachent sous les branchages du néré, sur l'autre berge, et ils voient tout ce qu'ils veulent bien voir… Tous les garçons sauf toi… Vas-y donc, touche-les ! Elles ne sont rien que pour toi. Sens-les, elles sont toutes neuves, je les ai achetées la semaine dernière. Ma mère me dit que je suis encore trop jeune pour porter des perles d'ambre, mais j'en porte quand même parce que je sais que tu les aimes bien… Si tu ne viens pas à la rivière, comment mes petites camarades croiront-elles que moi aussi j'ai un petit mari ?… Attention, il y a Hassana qui revient. J'entends ses sandales crisser sur le sable.
Elle se dégagea, renoua son pagne, me laissant tout de même voir une bonne fraction de seconde sa petite culotte rouge. Hassana s'assit à côté de nous pour manger sa part de maïs :
— Tu l'as cueilli trop tôt ! dit-il en ouvrant sa grande gueule de benêt sans se douter un instant que je venais de tripoter sa soeur aînée. (Voilà bien ce qui nous différenciait. J'aurais été à sa place, je ne sais pas comment j'aurais fait mais je m'en serais sûrement rendu compte… ) C'est vrai, continua-t-il, plus nigaud qu'en commençant, les grains sont encore tout frêles, tout laiteux. Tu ne vas pas me dire que tu l'as acheté. Et tu ne vas pas me dire que tu l'as cueilli dans le lougan de ton père, ce serait encore plus désastreux.
— Arrête, parlons d'autre chose !
— Ah, parce que tout de même tu veux que je te parle de l'école ?… Eh bien, nous avons eu un cours de géométrie et un cours de géographie. L'angle droit et le bassin houiller de Lorraine, ça t'en bouche un coin, hein, mon pauvre !
— Ça veut dire quoi, tout ça ?
— Beaucoup de photos avec des ponts, des cheminées, des galeries souterraines avec des hommes qui ont des lampes à la place du front… Elle n'a rien dit sur toi, Mlle Saval. Elle a simplement constaté que tu n'étais toujours pas là et puis elle est devenue vraiment blême. Elle t'aime bien, finalement. Mais toi…
— Mais si, mais si ! Allez, prête-moi tes cahiers, c'est mon tour d'aller m'instruire !
Je pris les cahiers et hélai Dick. Nous reprîmes la côte en sens inverse.
J'aperçus un camion garé le long de notre clôture. Il était recouvert d'une bâche bleue encore toute neuve. Sûrement celle d'un Libanais venu livrer de la farine à Bah le boulanger. Je laissai le portail et poursuivis la descente de la pente jusqu'au niveau du véhicule pour en être sûr. Ce n'était pas le camion du Libanais ni celui du Père Noël ou du bon Samaritain…
Dans quelle diabolique intention Moodi Djinna a-t-il donc transformé sa vieille bâche verte en bleue ? me dis-je. Je retournai plusieurs fois la question dans ma tête pour me donner du courage. Et quand je me sentis suffisamment dopé, je franchis le portail comme si je plongeais dans un bain de glace.
Mère-Griefs m'accueillit avec un grand sourire de sorcière avant même que je foule la cour :
— Bravo, mon grand cow-boy, tu arrives à point nommé : tu vas pouvoir confier tes tourments au vrai propriétaire des lieux !
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