Editions du Seuil. Paris. 1997. 217 p.
Rompant avec sa funeste habitude, Bentè, aujourd'hui, ne lance aucun projectile. L'étourdi ! Bien la première fois qu'il arrive au marché sans arroser King-Kong d'une pluie de gravillons ! Et quelle idée d'emprunter comme tout un chacun le petit chemin de terre coincé telle une virgule entre la route et l'essencerie! Que fait-il soudain des palissades et des toits, ce fieffé amateur de cascades ? Pourtant, non, il ne s'agit pas d'un autre. C'est vraiment lui que j'aperçois depuis le vieux poteau de fonte (notre inamovible mât de cocagne, hier le 14 Juillet, aujourd'hui le 2 Octobre !) en haut duquel je me cache, blotti comme un sajou. Je m'amuse à glisser sur le métal, à en sentir la vague odeur de calamine, sans rien perdre des faits et gestes du scélérat. Maintenant, celui-ci se tient près de la fontaine, aussi grave qu'un imam dans la multitude colorée et dense grouillant sous mes pieds.
Bentè des jours de doute, mais Bentè en chair et en os. Sa nouvelle manière de fouler les lieux m'empêche de l'admettre pour de bon. Seulement, la voilà, l'indéniable évidence : sa jaquette de toile cousue rien que pour son teint cuivré et sa taille dégagée, son passe-montagne, ses bottines — certainement, les seules de la ville — et son foutu gant de boxe qui, crâne-t-il, ne quitte sa main gauche que quand il caresse les filles. Affalé sur le dôme de la décharge, King-Kong, lui non plus, n'en revient pas. Je le vois rouler avec étonnement ses yeux pourris par la vermine, laissant tout de même, un bon moment, l'avant-bras qui lui reste par-dessus son front, en guise de pare-chocs. Ce que Bentè, décidément méconnaissable, ignore superbement. Il franchit le fourré d'herbes bordant l'atelier de vulcanologie, s'amuse un court instant à jouer au funambule sur la passerelle du caniveau et se dirige vers l'essencerie sans se retourner. Au milieu des véhicules, il enlève son passe-montagne pour mieux voir le dédale de boutiques et d'échoppes s'étirant sur sa droite. Il s'y engage quelques instants puis revient sur ses pas. Excédé, il se juche sur le toit de l'autocar de Labé, inspecte les alentours mais ne me voit pas davantage.
Tiens, je ne l'aurais jamais imaginé aussi songeur et dubitatif ! A présent, son visage exprime quelque chose de touchant, de terriblement fragile et solitaire. J'ai du mal à repousser la pitié qui me submerge. Je serais sans doute redescendu du poteau, j'aurais tout laissé tomber si, ici comme souvent ailleurs, n'avait résonné dans ma tête l'écho de sa propre devise :
« N'oublie jamais, petit : le mousquet pour les braves, la pitié pour les marioles ! »
Alors, j'étire mon corps le long de la tige de métal, respire un bon coup pour me redonner du sang. Je m'agrippe d'une main, de l'autre palpe ma poche : de ce côté-là, il n'y a pas à s'inquiéter, le flingue s'y trouve bel et bien. On verra en fin de compte qui de nous deux est le mariole. Pour l'instant, peinard en haut de mon “mirador”, je regarde la proie s'agiter. Redescendu de l'autocar, il ne trouve rien de mieux que de retourner vers les échoppes, manifestement convaincu de n'y aller que pour la forme. De quoi faire dégueuler le plus hermétique à nos usages… Que faites-vous donc des principes, mon géant d'Oklahoma ? « Toujours aller de l'avant ! Retourner sur ses pas est manière de couardise », tel est le deuxième commandement, au nom de la règle !…
Après les échoppes, il réapparaît au centre du marché, toujours vide celui-là à cause de son étrange disposition : un îlot de latérite fissurée de partout au sein d'une mince couronne de fougères et d'épines. L'asile idéal pour les vieux cow-boys en retraite ! Le pauvre, il m'a l'air si désemparé que, de nouveau, je dois faire un effort : ma foi, nul ne peut se prétendre immunisé contre la pitié pour de bon … Et maintenant, perdu au milieu du désert, il sort son harmonica pour jouer l'air qu'on entend dans L'Ange des Maudits… « ils moururent le même jour quand leurs revolvers furent vides … » C'est le mot de passe en cas d'imprévu. J'aurais dû pour respecter le code siffler trois fois et descendre de ma cachette, mais je n'en fais rien. De nouveau, il enlève son passe-montagne, met ses mains en porte-voix, se tourne à droite et à gauche et, pour finir, crie du mieux qu'il peut :
— Montre-toi, mon vieux !
Je distingue sa moustache très noire et fine, ses petits yeux de reptile si rougeoyants et inhumains en d'autres circonstances mais en ce moment à peine plus inquiétants que deux gouttelettes de lait frais.
— Montre-toi ! répète-t-il. Je jure de ne plus te tancer. Au nom de … au nom de la règle, de notre sacro-sainte règle ! …
Un ton nouveau pour qui le connaît un peu et dans lequel je crois déceler un signe de douceur ou de profonde détresse. Et voilà que je me mets à l'aimer, ce ton. Ah, si seulement il avait toujours eu cette voix-là, rien de fâcheux ne serait arrivé ! Tant pis…
— Montre-toi ! répète-t-il. Je t'offrirai autant de verres de Fruitaguinée que tu veux… Et au Buffet de la Gare, si le Café de la Poste ne te plaît plus !
Vigilance, tout de même. Si ça se trouve, il me voit, m'entend, capte mes émois et mes pensées. Retors comme je le connais, ce n'est pas impossible. Subhânallâhi, il aura donc compris mes intentions et, sans rien laisser voir, goupillé un piège pour me prendre à mon propre jeu. Ainsi donc, son errance dans le marché ne serait qu'une feinte, et seule la force de son cynisme l'empêcherait pour l'instant de rire. Il ne s'abstiendrait de me confondre sur-le-champ que pour faire durer le plaisir, savourant sa rouerie comme un de ces étranges fruits qu'il a l'art d'extorquer aux paysans descendus des hameaux alentour pour vendre une panerée de comestibles. Ah ! je vois le coup qu'il me prépare : arracher d'abord une pièce de drap au tailleur Maarouf ; un peu de viande à Sadio le boucher ; un paquet de Job et un autre de Players au petit Siree, qui tient son étalage entre le perron des Halles et la rue du Commerce, une ou deux noix de cola à Lama-Diallo, un peu de sous au charbonnier Hamma-le-Borgne…
Ensuite, il se faufilerait entre les sacs de piments, les monceaux de courges et les quartiers de bovins et d'antilopes, mâchant délicatement sa boule de chewing-gum dérobée évidemment dans le kiosque de Kindi (il s'y sera arrêté quelques instants, feignant de nouer les lacets de ses chaussures). En toute innocence, il viendrait fumer une cigarette, appuyé contre le poteau, juste au-dessous de mes talons. Pendant ce
temps, je me serais déjà dissipé, fixant mon attention sur la Micheline débouchant de Hoore-Fello et sur le sinusoïdal jeu de traits et de pointillés que la route de Conakry joue avec les virages et les bosquets ; persuadé qu'il se trouve toujours sur le toit de l'autocar de Labé, au pire sous une hutte de l'allée aux condiments. Alors, son cri éclaterait comme un obus dans l'espace de mes rêveries :
— Alors, Pieds-Plats, il paraît qu'on me cherche ?
Tâchant d'atténuer l'humiliation, il m'inviterait une nouvelle fois au Café de la Poste pour me convaincre de commander une bière, « une bouteille de Tsin-Tsao, une fois pour toutes, et que tu deviennes enfin un homme ! ». Et moi, le nez dans mes souliers, j'écouterais une énième fois son sermon sur rna trouille de petit campagnard, ma carrure de mangeur de fonio et mes scrupules de soufiste. Comme d'habitude, je laperais mon Fruitaguinée tiède, cherchant vainement le moyen de détourner la conversation vers le prochain match de football ou le cinquième épisode du Docteur
Fu-Man-Chu. ll disserterait longuement sur l'art d'appliquer une prise de judo ou d'impressionner l'adversaire en tenant un revolver ou un manche de casse-tête. Et vers vingt heures, quand commenceraient à arriver les dames, il me congédierait avec beaucoup de supériorité. Il est comme ça, mon vieux cow-boy : je ne suis son
ami qu'en aparté. Devant témoin, je suis son filleul, son neveu, son porte-bouilloire ou son récureur de poêle.
De nouveau, je fourre la main dans ma poche et caresse de mes doigts moites le métal de l'arme. Je transpire un peu mais j'arrive à me contenir. Bien la première fois que cela se produit dans un intervalle aussi réduit que celui qui nous sépare. D'habitude,
je panique, je tremble. Pour simplifier, attribuons mon cran à la présence miraculeuse de l'arme, même si, au fond de mon coeur, je sais maintenant, je sais que je ne serai plus jamais le même. En vérité, il y a longtemps que j'ai changé et lui, le grand lascar, ne s'est aperçu de rien. Au début, il me semblait que j'entraînais tout dans ma métamorphose : la nature, les gens (leurs chimères et leurs mauvais plis) et, surtout, sa figure de pantocrator. Mais là que j'ai les yeux grands ouverts, je sais bien que non. Il suffit pour cela que je me tourne vers le vallon de Hoore-Fello si surprenant, les fins d'après-midi, avec son sol rougeâtre, ses îlots d'agrumiers disséminés dans le fatras des concessions. Honnêtement, rien n'a changé dans la couleur de l'argile, le dénivelé des pentes, dans l'allure des maisonnettes toujours difformes, toujours exiguës, irrégulières et serrées comme dans ce village troglodyte aperçu un jour dans un livre d'images. Tout est encore là comme avant, comme au temps où mes genoux étaient à peine aussi durs que du beurre de karité, pour paraphraser Neene Goree.
Nul besoin de me forcer pour reconnaître, entre le mur de l'ébénisterie et les dernières buttes du maraîcher, l'air d'un grotesque cocon sous la douceur des mandariniers et, bien sûr, plus « m'as-tu-vu » que les autres habitations, le territoire de Moodi Djinna. Je peux d'ailleurs distinguer la paille du vieux poulailler, le crépi du Pavillon, la case de la cuisine attenante au puits, même les ruines de la remise qui, je ne sais pourquoi, ne fut jamais rebâtie. C'est comme si j'entendais des aboiements furibonds mais heureux et si nets dans mes oreilles que j'en entr' aperçois des crocs. Pour quelques secondes, une meute hallucinatoire renvoie le chemin de fer, les autocars, le tumulte du marché au second rang de ce qui peut se voir et s'entendre. Non, je ne me consolerai jamais d'avoir perdu Dick, quel que soit son véritable meurtrier : un Indépendantiste, Mère-Griefs ou le bandit Bambaaɗo… Mais je ne dois pas revenir sur cet épisode-là. La mélancolie ne m'a jamais fait du bien, elle a tendance à me saisir à la gorge, à m'épuiser, nerf après nerf.
De ce point de vue au moins, Bentè a raison. En ce moment, il se serait insinué dans mes pensées, mes tympans en auraient suffisamment pris pour que je succombe à la céphalée :
— Toi, tu ne seras jamais un caïd ! Trop mou, trop dissipé pour jouir des fruits de l'existence ! Ma parole, ton corps refuse de demeurer sur terre. Tu rejoins les nues au moindre os. Tu me fais penser à un oeuf, tu n'es qu'à moitié né. Suffit de te regarder sombrer dans tes rêveries pour deviner à qui on a à faire.
Et naturellement, je l'aurais écouté sans broncher, incapable de savoir laquelle, de l'influence qu'il exerce sur moi ou de la force de ses arguments, me désarme le plus. De toute façon, aurait-il eu tort que cela n'aurait rien changé : je me serais soumis avec la même docilité que je lui présente depuis que nous nous sommes connus sous la véranda de Nabil, le photographe libanais. Son avantage vient du fait qu'il me connaît comme sa poche. Il lit mes pensées et mes gestes comme dans un livre ouvert. Difficile dans ce cas de lui opposer quoi que ce soit de solide. D'ailleurs, il n'est pas le seul à me trouver des poux. J'ai souvent l'impression que toute la ville ne vit que pour ça. Si j'avais été parfait, qu'auraient donc imaginé les gens pour occuper leurs joumées ?
A peu de choses près, le sort du monde se joue sur ma mauvaise tignasse, mes manières de musard, la couleur de ma pisse. Mlle Saval elle-même ne fait pas exception à cette règle. Si son style à elle est tout en sourires et ellipses, elle n'en pense pas moins que les autres :
— Allons, Ɓingel, que vous arrive-t-il ? Restez donc avec nous ! On aimerait vous accompagner, tellement vous avez l'air heureux de planer si haut.
Dans ces cas, je sursautais et tournais fébrilement les pages de mon livre pour essayer de retrouver où en était la classe dans les aventures picaresques de Leuk-le-Lièvre ou les interminables péripéties du capitaine Nemo. Parfois, elle chargeait un élève de me réveiller d'un coup de plume sergent-major dans le derrière. Exaspéré à la fin, je montrais au malappris un petit bout de mon couteau à virole, histoire de lui ôter une fois pour toutes l'envie de recommencer…
J'aimerais bien redescendre quelques instants du poteau pour soulager mes ankyloses. Mais je dois rester où je suis si je veux que mon plan de bataille réussisse. Descendre maintenant est le meilleur moyen d'éveiller son attention puisqu'il est toujours assis sur l'îlot de latérite, à méditer on ne sait quoi. Hormis l'espèce de pet d'âne que produit le poteau quand on glisse dessus, il y a le risque de chuter sur un tas de légumes ou d'ustensiles dans ce gigantesque capharnaüm d'outillage et de denrées qui va de la route de Conakry à la rue du Commerce pour ce qui est de la longueur et de la maison des Contributions diverses à la rue de la Poste dans le sens de la largeur. D'où je me trouve, je peux tout voir sans déranger personne. Il y a maintenant plus d'une heure que j'attends. Les marchands ont dû finir par croire qu'il s'agit d'un vautour se préparant à disputer à King-Kong ses souris et sa barbaque, une fois les bouchers partis. C'est dans la nature des marchés que de regorger de petits curieux, mais tout de même pas au point de se payer un torticolis rien que pour voir les bourses d'un garnement juché sur un poteau.
Les gens qui se trouvent au-dessous de moi sont ceux qu'on peut appeler les adeptes de l'utilitaire. Leurs yeux ne quittent le sol que pour recompter les tubercules, repeser le sel ou le beurre de karité et voir si, par hasard, une pièce de monnaie ne traîne pas sous un fût d'huile ou sous un panier de cola.
Je me détourne du panorama de Hoore-Fello pour examiner un peu le marché. Bentè peut toujours me
chercher, moi, je sais que je le trouverai au moment
voulu. Le temps n'a plus grand sens après ce que j'ai décidé de faire… Oui, ce marché tout de même ! Que ne nous a-t-il donné à tous les deux ! Combien de mois, bon sang, depuis ce jour où j'ai décidé de quitter les bancs de l'école pour suivre ses préceptes à lui ? C'est dans ce lieu que nous nous sommes connus enfin, pas loin d'ici. Mais est-ce un lieu ? Plutôt un univers indéfinissable où l'on badine et triche du matin à l'aurore. Un monde en soi, impossible à explorer malgré la familiarité qui vous y rattache, malgré le grillage ébranlé qui veut vous faire croire que son étendue est limitée. En apparence, toujours les mêmes êtres, les mêmes denrées, les mêmes pieux mensonges, mais c'est faux, il n'est jamais vraiment le même. Chaque instant apporte une nouvelle odeur, un nouveau type de clameur ou de grouillement, une expression inédite, une autre manière de courtiser. Les ombrelles, par exemple ! On en porte toutes les saisons, fût-on homme ou femme, et pourtant, ce ne sont jamais les mêmes. Leurs coloris virent à chaque réverbération du soleil, au sourire de chaque femme aperçue pour la première fois. Peut-on être sûr que c'est le même Siree qui, année après année, nous a fourni nos cigarettes ? Sadio le boucher ne change-t-il pas de taille voire d'opinion à mesure qu'il écoule son stock de quatre quartiers ? Tout comme Maarouf le tailleur, Sikke le cordonnier, les vendeuses d'ignames et de batavias, même cette pauvre marchande de lait qui vient de Keriwel et qui nous craint tant qu'elle nous en a toujours donné deux fois plus qu'on ne lui en avait demandé. Je me souviens du jour où nous l'avions coincée entre le caniveau et la décharge. Elle eut si peur que, en plus de nous jeter ses chaussures et son mouchoir de tête où elle avait noué sa recette du jour, elle nous confia avec moult détails qu'elle possédait deux belles breloques en or, conservées chez une cousine de Loppe.
Je me demande pourquoi Bentè n'a pas encore fait main basse sur ce trésor… Siree ou la vendeuse de lait, je pouvais toujours comprendre. Après tout, le premier est presque encore un môme, et la seconde, ma foi, une pauvre vieille femme. Mais les autres ? Maarouf et son allure de lutteur, Sadio, qui à lui seul peut porter sur les épaules une carcasse de gazelle ou d'addax… Les ensorcelle-t-il avec un talisman, les intimide-t-il, les fait-il chanter ? Je me suis longtemps posé ces questions sans arriver à percevoir la lueur d'une réponse, longtemps, jusqu'à ce que je comprenne
de moi-même.
Du reste, on verra bien si je suis un caïd ou pas. Car, pour ça oui, il n'y a pas qu'avec lui que j'ai des comptes à régler. Ici au marché, par exemple, ils doivent tous me prendre pour une nouille. Il n'est pas rare que j'entende :
— Ah oui, le petit, le môme, l'insignifiante chose de Bentè…
Tout à l'heure, ils verront bien. J'ajoute qu'ils seront bien mal inspirés de penser que j'hésiterai. Jusqu'ici, seule la patience, cette suprême vertu de l'impuissance, m'a retenu. Je veux qu'après ça ils se disent :
— Il est resté longtemps là-haut accroché au poteau. Rien ne permettait de prédire qu'il allait faire ce qu'il a fait. Il était même plutôt calme, à notre avis, un peu trop. Puis il est descendu; puis il s'est dirigé vers la gare-voitures. On pensait que, comme les autres fois, il allait à la recherche de son ami, enfin de son grand frère, pardon, de son cheikh, pour préparer leurs mauvais coups, bof !, pas bien méchants, soit dit entre nous, monsieur le commissaire. Mais non, il s'est arrêté à vingt mètres de ce dernier et il a dit quelque chose qu'on n'a pas bien compris, d'une voix douce mais impérative, presque une voix d'homme, lui qui nous paraissait si gentil !
Voilà comment je veux qu'ils réagissent, et que même dans les brumes de la sénilité ils se souviennent encore des prouesses de l'Homme de l'Ouest, celui qui, par pudeur, leur aura longtemps caché son tempérament de bandit des sierras sous des airs angéliques. Quant à Bentè, je ne lui donnerai pas beaucoup de temps pour cogiter sur mes paradoxes. Juste celui de le détromper sur mon cas, de lui montrer une première et ultime fois que je ne suis pas celui qu'il croyait.
Enfin, j'ai tout compris : il ne m'a jamais aimé ou estimé digne de confiance. Il ne m'a malmené que pour s'enorgueillir, non pas, comme je l'ai longtemps cru, afin qu'en vrais cow-boys nous prenions tous deux la ville. Dire que moi, comme un idiot, je lui ai toujours obéi au doigt et à l'oeil ! Pour lui, je me suis fait mordre à la cheville par le doberman de Barkiire. A la maison, j'avais dû raconter que j'étais tombé sur une herse en faisant du jardinage à l'école, tant le clébard s'était acharné sur ma culotte et sur la peau de mes fesses. Moodi Djinna, qui vérifie tout, s'en était inquiété auprès de Mlle Saval, ce qui m'avait valu cinquante coups de nerf de boeuf et une journée de diète, enfermé dans la remise (elle n'avait pas encore brûlé, celle-là). Plusieurs fois, j'ai failli me
noyer dans le diidere, cette espèce de bassin où les eaux noires de la rivière forment une vaste poche de gouffres et de courants. A l'époque, je n'avais pas encore dix ans, mais je devais déjà risquer ma vie pour lui prouver que j'étais un vrai caïd. Quand, pour cueillir des baies, nous nous rendions à Tialere, je devais franchir la rivière agrippé à une liane parce que, disait-il, les ponts sont faits pour les mutilés et pour les chauffeurs sans couilles.
Comment diable ai-je pu échapper au fusil de ce fou de Barkiire qui se croit au champ de tir toutes les fois qu'il nous aperçoit dans les parages de sa concession ? Barkiire, si jaloux de ses goyaviers, de ses épouses et de ses sept filles ! Aujourd'hui encore, il a coutume de s'asseoir devant son portail dès le coucher du soleil, un sabre à portée de main pour dissuader les voleurs et les vieux coureurs de jupons. Quand il conduit son patron de commandant à Conakry ou à Labé, il loue les services du gendarme Pivi. Et celui-ci vient prendre sa place avec sa dame-jeanne de pathior et son redoutable pistolet-deux-coups-trois-mourir.
Les épreuves de l'initiation dans les forêts sacrées n'égalent pas ce qu'il m'aura fait endurer. Pensez que je lui ai coupé du bois de cuisine, attrapé des écureuils, volé à la librairie Garnier des règles, des compas et de l'encre de Chine. Je lui ai piégé des têtards, domestiqué des serpents-fouets, des tarentes et des scorpions. Il fut un temps où je lui ramenais des poignées entières de ces bestioles enfermées dans la poche de mon boubou et, lui, il s'en allait les torturer dans le marécage de Loppe, quand il n'en jetait pas dans le hall de la gare ou dans l'autorail de Kankan. Par miracle, mon Dieu, l'effet du venin ne m'a pas emporté ! Bien que, s'agissant de lui, le mot “venin” soit impropre. A vrai dire, il ne sécrète pas le mal, lui, il le convoite, le magnifie.
Nulle trace de fureur ou de haine sur son visage. A présent que je le regarde lambiner entre les camions bâchés et les Mille Kilos rapides, je me demande si c'est bien lui qui a brûlé le dépôt de la gare, balafré le muezzin et échafaudé un plan heureusement resté vain consistant à dévaliser la banque et à prendre en otage le commandant de Cercle en échange d'un billet d'avion pour le Colorado. Qui ne le connaît pas assez lui donnerait le bon Dieu sans confession. Il est vrai que, avec les autres, il se garde bien de montrer sa vraie nature. Sa voix de shérif, ses intentions maléfiques, c'est juste pour moi. Pourtant, au fond, rien n'indique chez lui non plus l'âme irréfutable du caïd. Mon ressentiment quintuple quand je pense que toute sa gloire a été bâtie sur la pâte molle de ma crédulité. Mais, maintenant, comme il me semble dérisoire, vu de si haut !
Il s'arrête un instant devant l'étal de Baillo, pour acheter quoi ? Un sifflet-caramel que, revenu sur son îlot de latérite, il se met à déguster avec la gourmandise d'un enfant non encore circoncis. Que l'être humain sait s'abandonner quand il se croit libre du regard des subalternes ! Sa friandise terminée, il se relève, bâille longuement en ployant le dos, fait quelques pas en direction du fossé, shoot dans un tas de vieilles ficelles traînant par là et revient, manifestement lassé par son propre désoeuvrement, vers l'îlot de latérite. Il reste debout cette fois, la jambe gauche sur un morceau de vieux fût, l'autre, strictement droite, trépignant sur le sol dur. Il se nettoie furtivement les mains sur le rebord de son passe-montagne et, de nouveau, sort son harmonica.
Cette fois, il joue le générique de Dallas Ville Frontière. Ensuite, il regarde les cimes des acacias avec un excès de mélancolie…
— Montre-toi, l'Homme de l'Ouest ! Si c'est un jeu, il n'est décidément pas de mon goût ! Allons, l'Homme de l'Ouest, allons ! fait-il d'une voix méconnaissable.
Puis, comme s'il ne parlait plus que pour lui-même :
— Puisqu'il en est ainsi, je vais m'en aller… Il ne m'a jamais fait ça, me poser un lapin. Moodi Djinna l'aura peut-être retenu. Si ça se trouve, il l'aura enfin égorgé comme il l'a si souvent promis. Salaud de Moodi Djinna !
Cette fois, j'ai bien envie de descendre l'embrasser et puis, bof !, lui proposer tout bonnement de dévaliser un commerçant libanais, de mettre le feu aux queues des veaux de Saabou, de massacrer les pintades de Kimbeli ou, pour changer un peu, de nous dissimuler dans une semi-remorque pour un prodigieux tour à Kindia. Mais non, plus question de reculer, j'irai jusqu'au bout. Je dois plutôt m'estimer heureux d'avoir déniché une si bonne cache. Comme le marché, comme le cinéma de Seeni-Boowal ou le stade d'Almamiya, il a aussi son histoire à lui, ce bon vieux poteau de fonte. On y a attaché des boeufs, des brigands, hissé tour à tour les pavillons français et guinéen, déviergé les campagnardes et pendu les premiers comploteurs de l'Afrique renaissante et éternelle. Mais, nous autres, on s'en fout. Ce n'est rien d'autre qu'un vieux poteau sans mémoire et sans malice où il nous arrive de nous masturber et de dire au ciel nos premières injures apprises.
Avant, le 14 Juillet, aujourd'hui, le 2 Octobre, date pour date, épopée pour épopée, la mienne commence maintenant…
Un vrai nid de capmoor, finalement, cette ordinaire barre de métal ! Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt, pour me protéger des vagabonds et des tyrans ? Par exemple, ce jour où il m'avait déniché dans le débarras où les vendeurs de cola jettent les paniers vides. Il s'y était rendu tout droit, comme s'il avait su à l'avance que je devais m'y trouver. Il m'avait collé une correction dont je garde encore la marque sur le haut de la cuisse.
Et pour finir il m'avait demandé, devinez quoi ? D'aller lui cueillir une goyave chez Barkiire. Evidemment, je m'étais exécuté, convaincu que, comme les autres fois, il avait simplement eu raison de me rappeler à l'ordre. Je n'arrive toujours pas à m'expliquer comment il avait réussi à me persuader de la prétendue ignominie de mon acte.
Comment voulais-je qu'il me prît pour un caïd avec mes foutus réflexes de môme qui, mille efforts que je fisse, ne me quitteraient pour ainsi dire jamais !
Je ne me souviens même plus du motif qui m'avait conduit dans ce sinistre trou à rats. Peut-être suis-je vraiment la bouillie de fonio qu'il a toujours dit que je suis. C'était pourtant si simple de l'inviter au Café de la Poste pour discuter entre hommes. Voilà pourquoi il me tient en si piètre estime : je n'ai jamais osé le regarder en face pour lui cracher d'un seul jet ce que j'ai sur le coeur. Dire que, la veille, j'avais concocté un réquisitoire qu'au moment où je parle je n'ai pas encore osé lui balancer à la figure ! J'avais même pris le soin de choisir le ton sur lequel j'allais lui dire ses quatre vérités. Ni trop grave (il se serait aperçu de ma comédie), ni trop fluet (il y aurait lu la gamme naturelle de ma peur), et sans une trace d'hésitation dans mes paroles :
— Hé, Oklahoma Kid, peux-tu, maintenant que nous sommes seuls, répéter ce que tu m'as dit hier en sortant du Café de la Poste ? Ah oui, il paraît que je suis une bouillie de fonio, moi hein ? Moi, l'Homme de l'Ouest, une bouillie de fonio, c'est ça ? Sais-tu un peu la valeur réelle des mots ou dis-tu ça parce qu'on t'a fait avaler un magnétophone ? Cela te regarde, après tout. Moi, ce qui m'intéresse, c'est que tu écoutes bien ceci : jamais je n'ai permis à quelqu'un de me parler de la sorte. Hier, toi, tu as osé le faire. Je n'ai rien dit parce que je ne voulais pas pulvériser le bar de la dame Baby. Elle est si gentille, la vieille, que je préfère mourir de colère rentrée que de lui écorcher ne serait-ce que le nom
de son bistro. Tel que tu me vois, je suis le brigand de Santa Fe, mon petit salopard de Bentè ! Je veux bien de ton amitié, puisque tu as l'air d'y tenir. Mais alors, attention : tu me donnes en retour le respect dû à mon rang. Je laisse passer cette fois, je mets tout sur le compte de ton inexpérience. Mais, la prochaine fois, je ferai parler mon colt. Allez viens, allons au Café de la Poste, que je t'offre une bière. Sans rancune, mon vieux, mais crois-moi bien, sans complexe !
Tu parles ! Je n'avais rien dit de tel. Au contraire, j'avais été me fourrer dans ce réduit plein de mangues pourries où il était venu m'humilier. Ensuite, comme une larve, j'avais été lui cueillir une corbeille de goyaves. Pendant que je redescendais de l'arbre, les chiens de Barkiire s'étaient jetés sur moi comme sur un os à moelle. Moodi Djinna, pour me punir, avait eu la géniale idée de tailler dans la bâche de son camion T44 les habits que je devais porter à la fête de la tabaski. Cette anecdote suffirait à elle seule à redoubler ma haine.
A plus forte raison, les trop nombreuses fois où, pour séduire une femme ou briller devant quelques jeunes gens un peu plus âgés voire plus présomptueux que lui, il me fit passer pour son boy quand ce n'était pas pour son très fidèle vacher.
Le voilà à présent qui se dirige vers la décharge, cette fois, me dis-je, pour lapider King-Kong d'un ultime jet de pierres. Une façon comme une autre, je suppose, de se venger de l'impatience que je lui cause, à moins qu'il ne veuille rectifier son étourderie de tout à l'heure quand, entrant dans le marché, il avait oublié de gratifier le malheureux King-Kong d'une volée d'injures et de coups. Mais non, il s'arrête à hauteur de l'essencerie et, de loin, se met à regarder King-Kong comme si le malheureux s'était métamorphosé en une idole splendide et inaccessible aussi bien pour la main du profane que pour les poignées de projectiles. Puis, comme si ses yeux en avaient été éblouis, tourne ceux-ci vers les ordures recouvrant le sol et les blouses bleues des garçons pompistes.
Le surprendre là, au milieu des lycéennes en partance pour Labé ou des apprentis chauffeurs racolant avec moult dictons et périphrases d'éventuels
voyageurs pour Porédaka, Timbo ou Ouré-Kaba, me semble indécent. Un caïd digne de ce nom ne doit pas provoquer la bagarre en des lieux si ordinaires.
J'attendrai donc qu'il s'aventure vers des endroits plus appropriés : l'allée des épices par exemple, ou même, s'il le faut, le rayon de la volaille. Une culbute au milieu des dindes, du piment ou des aubergines me semble plus excitante que de s'étriper sous le regard de toutes ces jeunes filles et de tous ces fonctionnaires en vacances qui attendent le car de Labé ou de N'Zérékoré.
Tandis qu'il reste là à regarder l'agitation des garçons pompistes et le mouvement incessant des véhicules, Sarsan et sa bande débouchent de la ruelle de terre en dessinant en l'air un étonnant tourbillon de poussière et de feuilles mortes. Il joue de sa flûte comme toujours, en avant, et effectue ses célèbres acrobaties en faisant tournoyer son pantalon bouffant. Les mêmes familiers musiciens l'accompagnent de leurs clochettes, de leurs tambourins et de leurs wassa-koumba en poussant de vieux refrains vite repris d'un coin à l'autre du marché. Ils font trois fois le tour de l'essencerie, ramassant avec la bouche ou les pieds les billets de banque que les admiratrices sortent de leurs sacoches et qu'ils s'épinglent comiquement aux cheveux et à la poitrine, quelques-uns au coccyx.
Ensuite, l'orchestre se retrouve entre le fossé et la décharge, sur l'espace herbu où il a l'habitude de se produire. Sarsan échauffe l'atmosphère puis il attaque Yaadu, le morceau qui l'a rendu célèbre. A ce moment-là, qu'est-ce que je vois ? Bentè qui sautille d'allégresse, au même titre que n'importe quel mélomane surpris dans les hangars à légumes. Du coup, il perd à mes yeux la dernière lueur de prestige que je pouvais encore lui accorder. Décidément, il aura tout fait pour me pousser à l'acte !
Je descends du poteau d'une glissade, si exaspéré par l'idée de prendre ma revanche que je ne ressens aucune écorchure sur le corps. Je retombe sur un tas de vieux charbon, m'époussette hâtivement et me faufile le long du fossé, courbé comme un semeur afin de rejoindre sans me faire voir l'autre versant de la décharge. Je m'y accroupis du mieux que je peux, prêt à attendre toute la nuit s'il le faut. Occupé à chasser les mouches et les vers de terre qui lui rongent les narines et les yeux, King-Kong ne peut remarquer ma présence. D'ailleurs, très vite, je suis servi par la chance : Bentè est pris par une pressante envie d'uriner. Du côté où je me trouve, il peut le faire sans risquer d'être vu depuis le marché.
Il déboutonne sa braguette en fredonnant l'air que Sarsan joue au milieu de la foule. Je tâte de nouveau ma poche, effleure consciencieusement le contour du revolver. Je bondis comme un lièvre, le vise sur la nuque et hurle :
— Bouge plus, Oklahoma Kid ! Cette fois, c'est moi qui mène le bal !
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.