Au Comité du Parti, Konaté, Bilali et moi, nous nous heurtâmes à une foule si nombreuse et si compacte, débordant largement dans la rue, que nous regrettâmes de n'être pas venus les premiers afin d'occuper des places assises, à l'intérieur de la « concession » où avait lieu la réunion.
Nous fûmes tentés de demeurer dans la rue, d'écouter de là les exposés politiques des différents orateurs. Mais nous nous décidâmes et, les coudes au corps, nous nous insérâmes dans la foule, dans la houle noire. Par bonheur, nous réussîmes à nous installer, non sans encombre, sur un bout de banquette, à proximité des membres du bureau. Le soleil couchant, suspendu au-dessus de nos têtes, nous éclairait brutalement. Le silence était pesant. Soudain, un des hommes de la table d'honneur claqua des doigts, manifestant ainsi le désir de parler. Instantanément, il s'était dressé. Affermissant sa voix, ce personnage, d'un aspect sympathique, commença son discours en malinké. Nos regards, tous les regards, n'étaient plus braqués que sur lui.
— Camarades, dit-il résolument de sa voix de bronze, nous remercions chacun pour son travail et pour sa bonne volonté. Que tous ici sachent qu'un travail énorme a été accompli, depuis bientôt un an que notre parti, le grand R.D.A. 1, dirige et contrôle toutes les activités du pays. Que tous sachent que si nous poursuivons avec le même courage et la même persévérance, nous pourrons voir en peu de temps, dans notre ville, Kouroussa, des choses extraordinaires.
« Camarades, poursuivit-il, si nous travaillons comme il faut, à brève échéance nous transformerons notre petite ville de cinq mille habitants en une cité moderne, en une ville remarquable. Si nous entretenons les arbres que nous venons de planter le long des rues, ils grandiront vite, bien vite. »
Je me retournai et, discrètement, lançai un coup d'œil sur l'assistance. Elle semblait accrochée aux lèvres de l'orateur. Intarissable, il continua son exposé :
— C'est par le travail, dit-il, que nous construirons des maisons d'un, de deux et même de trois étages. En moins de dix ans, nous pourrons voir alors notre ville se lever au-dessus de la verdure. Oui, les bâtisses que nous aurons édifiées, grâce à notre travail, grâce à notre courage, lèveront leur front au-dessus de l'épais feuillage que formeront demain les arbustes que nous avons plantés. Des derniers étages, on verra le Niger, notre grand fleuve Djoliba !… Vous tous qui avez si chaud actuellement, et qui allez tous les soirs au bord du Niger pour vous rafraîchir, vous n'aurez plus besoin de vous déplacer : vous aurez le fleuve et sa fraîcheur à domicile, vous l'aurez au-dessus de la houle épaisse des frondaisons. Tous, ici, vous rêvez à ce bonheur-là, , j'en suis
convaincu… Ce rêve qui n'en est plus un a déjà des assises vigoureuses, puisque nous avons, par notre travail, élargi nos rues, construit des ponts et des routes… Si nous persévérons, camarades, il n'y a pas de raison pour que nous n'atteignions pas les buts que nous nous sommes fixés.
Merci, Camarades.
Il se rassit, salué par une salve d'applaudissements. Des cris de joie, une rumeur diffuse, se répandirent pendant quelques minutes. Puis, le silence étant
revenu, le second orateur prit la parole :
— Camarades, dit-il en redressant sa haute taille, je ne vous parlerai pas longuement, après le brillant exposé qui vient de vous être fait sur un des aspects de notre Parti. Le point que je reprendrai, et sur lequel je me permettrai d'insister plus particulièrement, c'est l'intérêt que nous devons continuellement porter aux arbres que nous venons de planter. Si nous les avons plantés, c'est sans doute 'à cause de l'ombre qu'ils produiront et de l'aspect pittoresque qu'ils donneront à notre pays dans un avenir prochain; mais c'est surtout, essentiellement, pour que ces arbres nous apportent la prospérité... Oui, la prospérité, car les membres de notre comité, en plantant ces arbres dans toute notre ville, ont pensé au Konkouré, dont le projet, vous ne l'ignorez pas, repose sur des réserves d'eau, indispensables à la production d'énergie pour notre pays. Dans quelques années à peine, le reboisement auquel notre comité et les autres comités du Parti viennent de procéder, après l'avènement de la loi-cadre, accroîtra tellement les réserves d'eau qu'on y pourra puiser 'à volonté. Nos prairies guinéennes demeureront vertes, en dépit même des pires sécheresses. Et le riz, qui constitue notre nourriture de base, nous pourrons le cultiver à toutes les époques de l'année, en terre inondée... Ce sont les raisons pour lesquelles les camarades des autres villages devront éviter les feux de brousse, pour ne pas gaspiller inutilement notre potentiel économique. D'autre part, ces arbres plantés dans toute l'étendue de notre pays prodigueront leurs bienfaits au delà des populations voisines, et encore au delà jusqu'en des pays africains fort éloignés.
L'assistance applaudit longuement. Quand le silence se fit de nouveau, l'orateur reprit :
— Merci, camarades !
Il sourit avec satisfaction. Puis, reprenant sa mine sérieuse :
— Vous n'ignorez pas que les fleuves Niger, Sénégal et Gambie prennent leur source en Guinée, au Fouta-Djallon, et qu'en conséquence la prospérité d'un certain nombre de pays dépend et dépendra toujours du soin que nous prendrons de nos forêts, des arbres que nous y avons plantés. Même le climat de l'Ouest africain, dont le château d'eau se trouve en Guinée, pourrait s'adoucir, lui aussi, en conséquence de nos efforts… Merci, Camarades !
Nouveaux applaudissements enthousiastes. L'orateur se rassit, assuré que son intervention avait été comprise. Tous l'approuvaient, dans un murmure. On savait que les autres sections du Parti s'étaient, le même jour, occupées des mêmes problèmes, et que le lendemain et le surlendemain ceux-ci seraient débattus par les millions de citoyens de Guinée. Peut-être que désormais les arbres nouvellement plantés ne seraient plus négligés, que plus personne, parmi les milliers de comités de Guinée, ne mettrait, comme jadis, le feu 'à la brousse; que le lendemain même ou le surlendemain de la réunion, le Bureau Politique du Parti interviendrait en dernier ressort, pour codifier les décisions prises par ces milliers de comités et pour leur donner force de loi.
La parole fut alors donnée à un autre membre du bureau. Une femme élégante, aux seins hauts comme une femme Peulh, aux dents d'une blancheur immaculée comme une femme Malinké, à l'allure provocante comme une femme Soussou, au cou long et cerclé d'anneaux comme une femme de la zone forestière, cette femme dont le physique, et sans doute le caractère, résumaient tous les types de femme du pays, se leva. Dès qu'elle eut crié les mots : « Vive R.D.A.! » un sentiment héroïque échauffa l'assistance; car ici la sonorité des mots a plus d'importance que leur signification. Tous comme un seul homme, répétèrent avec foi et vigueur : « Vive R.D.A. ! » La nuit tombante portait loin les voix, qui, en nous revenant avec l'écho donnaient à l'assistance un caractère plus solennel. Mais la femme nous engagea à nous asseoir, car nous nous 'étions levés pour crier : « Vive R.D.A. ! » Et aussitôt, elle commença à parler :
— Camarades, dit-elle, merci grandement d'être venus au grand complet ce soir à notre réunion hebdomadaire. Avec satisfaction, j'aperçois parmi vous la plupart de nos jeunes. Car notre ordre du jour est important et passionne vieux et jeunes… Je sais que ceux qui m'ont précédé ont beaucoup parlé. Dussé-je cependant abuser de votre amabilité, j'ajouterai quelques paroles à celles de mes camarades.
« Le chemin est long, qui a déjà été parcouru par nous depuis que nous avons mis hors d'état de nuire le parti adverse, depuis que nous l'avons vaincu et depuis que notre parti a pris le pouvoir. Mais combien long encore, infiniment long, le chemin qui nous sépare de notre objectif final : le bonheur moral et matériel de l'ensemble de notre peuple… Cependant, camarades, nous sommes réconfortés lorsque nous jetons un coup d'œil derrière nous pour contempler ce qui a été réalisé par nous tous depuis le 2 janvier 1956, date de prise de pouvoir de notre Parti. Réalisé dans tous les domaines, notamment dans le domaine de l'éducation de nos enfants. C'est-à-dire de ceux-là même qui, demain, devront nous remplacer à la tête de ce pays. »
Les militants applaudirent frénétiquement. Elle s'arrêta de parler un petit moment, un sourire de satisfaction sur les lèvres. Puis elle poursuivit :
— Alors qu'à l'époque où le B.A.G. 2 était au pouvoir nos enfants parcouraient des distances incroyables pour se rendre à l'école, à cause du manque d'écoles, combien se révèle réconfortant le travail que nous avons accompli dans ce domaine ! Aujourd'hui, grâce au triomphe et au.,courage, grâce surtout à notre esprit d'entreprise, il y a des écoles dans notre région, dans tous les villages de notre région. Demain, camarades, toutes ces écoles, et la masse des esprits qui y sont politiquement orientés et engagés, mais surtout pleinement utilisés, conditionneront le développement et la puissance de la Guinée, par conséquent de l'Afrique, et donneront à notre humanité le visage auquel nous rêvons tous.
L'assistance, intéressée et bercée, applaudit avec plus de frénésie. Quand les applaudissements eurent cessé, la femme reprit :
— Il n'y a pas longtemps, la Guinée comptait très peu de cadres (or, il nous en faut beaucoup), parce que la formation de ceux-ci dépendait du bon vouloir de la puissance coloniale, laquelle faisait tout pour maintenir la majeure partie du peuple dans un état permanent d'analphabétisme ou de demi-ignorance. Nous sommes heureux aujourd'hui de constater que notre ville commence, elle aussi, à fournir des cadres valables à notre pays. Nous avons l'honneur et la joie d'accueillir parmi nous un de nos frères, Fatoman, revenu de Paris.
Elle me montra du doigt ; l'assistance m'applaudit frénétiquement, et elle poursuivit :
— Il y a aussi le problème de la paix. Il paraît que certains hommes ou certains pays ne peuvent pas demeurer en paix et qu'ils souhaitent la guerre. Or, si toutes les femmes du globe se concertaient et décidaient une grève, du genre de celle qui a existé naguère — et que j'appellerai « grève aux hommes », en un mois seulement, Camarades, la paix universelle serait signée pour de bon.
Un hurlement se fit entendre. Instinctivement, la foule se leva pour crier :
« Bravo ! Bravo !… Bien parlé !… Bravo Bravo ! »
— Je crois que la réunion est terminée maintenant, murmura Bilali.
— Je ne pense pas, répondit Konaté. D'habitude, Keïta prononce le discours de clôture.
— Quel est son métier ? demandai-je.
— Je ne sais pas, je ne sais plus, répondit Bilali. Mais il est très intelligent, et ses discours sont toujours fort instructifs.
Keïta ne nous fit pas attendre longtemps. Dès que nous nous fûmes tus, il se leva, redressant sa petite taille. Et il commença à parler en « chatouillant » ses mots, car il était bègue :
— Il n'est pas éloquent, ce soir, s'exclama Bilali.
— Il l'est, répliqua Konaté. Mais son discours ne devient intéressant qu'après un bout de temps, une ou deux minutes, pendant lesquelles il bégaie.
— Cesse de parler, Konaté ! Ecoute et regarde, fit Bilali.
Levant la tête, nous eûmes la certitude que les indications de Konaté allaient se confirmer.
— Camarades, commença Keïta, trois de nos camarades vous ont tour à tour entretenus de problèmes importants qui nous intéressent tous. Je suis sûr à l'avance que nous en tirerons des leçons, et que, ces leçons, nous les mettrons en pratique dans notre intérêt propre.
Applaudissements.
— Merci. Camarades. Nous avons parlé d'égalité après avoir pris le pouvoir, le 2 janvier 1956. Il faudrait que chacun donne à ce mot un contenu réel. En vérité, au sein de nos comités et de nos syndicats, il doit toujours régner une véritable liberté d'expression. Mais, dans tous les milieux et en toute circonstance, nous sommes tous tenus — à moins de voir notre société sombrer dans l'anarchie, donc se couvrir de ridicule — de respecter la hiérarchie administrative, qui n'est qu'une 'émanation du pouvoir populaire. Cela doit se voir dans nos lieux de travail, c'est-à-dire sur les chantiers, dans les bureaux, les ateliers, car nos chefs administratifs prennent alors des décisions commandées par des nécessités et des impératifs qui n'apparaissent pas toujours au niveau de l'exécution. Ces chefs possèdent, sur la marche générale de leur service, des données que bien souvent nous ignorons. Ils reçoivent également des instructions de notre secrétaire général, qui est en même temps maire de Conakry et vice-président du gouvernement; des instructions des ministres et autres hauts fonctionnaires que nous, peuple de Guinée, nous avons mis en place. Nous devons donc être disciplinés…
De nouveau, la foule applaudit. Il continua :
— D'autre part, d'aucuns disent que nous appartenons au Sud, ou au Nord, à l'Est ou bien à l'Ouest… Camarades, notre mouvement, le R.D.A., veut la fraternité francoafricaine et combat le colonialisme, ainsi que ses fantoches, instruments du colonialisme. Je veux parler des réactionnaires du B.A.G. Respectez ces réactionnaires (ennemis de notre mouvement) au cas où ils se tiennent tranquilles. S'ils feignent de méconnaître la force de notre Parti, appliquez les consignes : mettez les saboteurs hors d'état de nuirel, incendiez leurs cases. Et alors, justement intimidés, ils ne se mettront plus en travers de l'évolution harmonieuse de notre pays.
Nouveaux applaudissements.
— Il est une chose qu'il conviendrait de toujours renforcer, dit-il, une chose qui fut toujours notre ligne de conduite, qui servit de clé pour arracher le pouvoir au parti réactionnaire, le B.A.G., et pour réaliser ce qui fut réalisé par la suite dans tous les domaines. Cette chose nous permit de vaincre les manœuvres de nos ennemis et, dans l'avenir, permettra d'étouffer d'autres complots, que les saboteurs ourdiront fatalement contre nous et notre Parti. Cette chose, cette force, extraordinaire, Camarades, c'est le travail, la justice, la solidarité.
A présent l'assistance ne se sentait plus de joie. Debout, elle applaudissait et lançait des bravos. L'orateur imposa le silence, puis poursuivit :
— Ce n'est pas pour rien, Camarades, que nous, dirigeants, nous vous parlons toujours de travail, de justice et de solidarité. Ce sont des symboles authentiques et féconds. Leur contenu est à notre pays ce que les rails sont à la locomotive, ce que le cerveau est 'à l'homme. Camarades, tant que nous appliquerons, dans notre grand parti émancipateur, le contenu réel des mots travail, justice, solidarité, la foi et l'élan patriotiques de notre peuple ne s'en trouveront que renforcés, pour affronter de nouvelles conquêtes et acquérir d'autres bonheurs. Et cet avenir radieux dont vous ont parlé mes collègues, nous l'atteindrons promptement…
« Mais, Camarades, si nous devenons paresseux, si nous devenons injustes envers autrui et entre nous-mêmes, le bel élan qu'a pris notre parti, le grand R.D.A., parti des Africains, oui, la foi et l'élan de notre peuple fléchiront, et il sera enclin à prendre d'autres attitudes irrationnelles, telles que le désespoir, le régionalisme, le tribalisme et le racisme. Alors le peuple sera aigri et se tournera contre lui-même, contre son bonheur propre. Et le moindre petit choc, venu des ex-chefs traditionnels et de l'impérialisme, pourra faire avorter notre expérience. »
« Camarades, le premier ennemi de l'homme est l'homme lui-même. La vie et la mort de notre peuple se trouvent en lui-même. La mort de chacun de nous se trouve en chacun de nous. Eliminons en nous nos défauts, perfectionnonsnous toujours, brandissons avec foi l'étendard de notre grand Parti et tenons bon la clé, tenons tous avec foi et vigueur cette clé symbolique (travail, justice, solidarité). Elle nous ouvrira toutes les portes du bonheur, pour la gloire de notre destinée commune et pour la fierté de notre continent. »
« Contre l'escroquerie et le mensonge, pour l'unité et la démocratisation sans cesse croissante de notre pays, pour une fraternité francoafricaine véritable, vive R.D.A. ! s'écria-t-il avec enthousiasme. »
Debout en face de lui, la foule poussa la même clameur.
— Nous serons toujours vigilants, Camarades, pour garder jalousement les conquêtes de nortre Parti, et pour que nos enfants et nos descendants éprouvent sur nos tombes toute la fierté qui nous saisit lorsque nous évoquons l'histoire des héros africains, qui sont tombés sur les champs de bataille en défendant la liberté africaine.
« Pour la réhabilitation de l'homme noir et pour la paix entre les hommes, vive R.D.A. ! »
La foule s'empara du mot et cria, plus fort encore :
— Vive R.D.A.
Sur l'ordre du président de séance, l'assistance se dispersa.
— Que penses-tu de la réunion de ce soir, Fatoman ? me demanda Konaté lorsque nous fûmes dans la rue.
Je regardais à ce moment une de ces fées malinké. Elle nous précédait en marchant d'une façon provocante. Bilali s'empressa d'ajouter :
— Elle te plaît, celle-là ?
— Quoi ? fis-je, feignant de n'avoir pas compris.
— Cette beauté.
— Ma seconde patrie ?
— Oui, la beauté féminine ! précisa-t-il en souriant.
— Elle me plaît. Mais mon cerveau est surtout requis par le souci de ma première patrie.
Dans le ciel, un avion dont le vrombissement nous parvenait, prenait la direction de l'Europe.
— Tu te souviens du jour où tu nous as quittés pour l'Europe ?
— Oui, dis-je, il y a très longtemps de cela maintenant.
— Combien d'années ?
— Je ne sais. Peut-être bien six ans.
— Quand repars-tu pour l'Europe ?
— Peut être bientôt, dans deux ou trois jours, avec ma compagne, à qui je désire montrer les merveilles de Paris.
— Et toi, dit Bilali, tu n'as pas prononcé de discours, bien que notre responsable féminine ait gentiment fait allusion à ta présence dans l'assistance.
— Non, Bilali. J'ai horreur des discours.
— Pourtant, fit Konaté, si tu étais membre du comité directeur, quel discours aurais-tu prononcé ?
— Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est qu'il faudra un jour que quelqu'un dénonce tous ces mensonges. Il faudra dire que si la colonisation, vilipendée par ce comité, a été un mal pour notre pays, le régime que vous êtes en train d'y introduire sera, lui, une catastrophe, dont les méfaits s'étendront sur des dizaines d'années. Il faudra dire qu'un régime qui se bâtit dans le sang, par les soins des incendiaires de cases et de maisons, n'est qu'un régime d'anarchie et de dictature, un régime fondé sur la violence, et que détruira la violence. Il faudra crier : « Vive la liberté » mais ne pas oublier que le député de ce pays, qui vient de voter au Palais-Bourbon l'écrasement de l'Algérie combattante, s'est comporté en colonialiste. Dans le même temps, notre plus proche voisin, le Sénégal que dirige un poète
avait pris position contre la guerre d'Algérie. C'est cela, la réalité… Il faudra dire que déjà, vous avez trahi le R.D.A. et, en même temps, le grand humaniste qui en est le fondateur. Il faudra dire que la violence que vous êtes en train d'instaurer dans ce pays sera payée par chacun de vous et plus encore par les innocents. Il faudra surtout, pour bâtir une société viable, plus d'actions concrètes et honnêtes, moins de discours, plus de respect de l'opinion d'autrui, plus d'amour fraternel.
Mes amis me quittèrent. La réunion avait duré trop longtemps et l'heure du dîner était proche.
— Au revoir, à demain, leur criai-je, avant de rebrousser chemin, avant de m'enfoncer dans l'ombre lugubre des manguiers.
Chose étrange, jamais, autant que ce soir-là, je n'avais senti et compris combien j'étais un homme divisé. Mon être, je m'en rendais compte, était la somme de deux « moi » intimes : le premier, plus proche de mon sens de la vie, façonné par mon existence traditionnelle d'animiste faiblement teinté d'islamisme, enrichi par la culture française, combattait le second, personnage qui, par amour pour la terre natale, allait trahir sa pensée, en revenant vivre au sein de ce régime. Un régime qui, lui aussi, trahirait sans aucun doute, tout à la fois le socialisme, le capitalisme et la tradition africaine. Cette espèce de régime bâtard en gestation, après s'être fait soutenir par l'Église, par la Mosquée et par le Fétichisme, renierait Dieu après son triomphe. Il avait d' à immolé la démocratie après l'avènement de la « loi Defferre », et commencé à museler les populations naïves de Guinée. Dans l'avenir, il transformerait nos églises et nos mosquées en cabarets, nos forêts sacrées en lieux de répétitions théâtrales. De là venait la colère justifiée d'Issa et de son frère le Prophète, demandant justice au Très Haut ; de là venait aussi la plainte que les forêts sacrées élevaient vers les dieux. La vengeance du ciel nous menaçait. D'où le pourrissement commençant de notre vie artisanale et de notre vie sociale, d'où le braillement frénétique que je venais d'entendre, et ces rugissements de maisons de fous, au moyen desquels on prétendait éduquer une société qui ne demande qu'à manger et à vivre en paix…
J'avais marché, et, sans le savoir, j'étais déjà chez moi. La querelle entre les deux « moi » je devrais dire : mon impuissance devant la querelle des deux « moi » — était telle que je ne pouvais manger. Aussi me rendis-je tout droit dans la case de mon père.
Quelques instants plus tard, Mimie m'y rejoignait.
— Alors, Fatoman, tu es venu ? dit mon père en m'apercevant.
— Oui, fis-je en riant.
— Et toi, belle-fille, dit-il en regardant Mimie, est-ce que ta belle-mère te gâte ?
— Elle est très gentille, répondit Mimie.
— Que t'a-t-elle offert ?
— Des boucles d'oreilles en or. Et chacune de mes belles-sœurs m'a pareillement comblée. Je suis heureuse d'être venue à Kouroussa.
Pendant que ce dialogue se poursuivait, j'examinais discrètement tout autour de moi. Il y avait six ans que je n'étais pas entré dans la case de mon père et je désirais me rendre compte si cette case était toujours celle que j'avais quittée, celle que j'avais connue. Oui, c'était toujours la même case. En effet, de la place où j'étais assis, j'avais vue sur une petite fenêtre, la même petite fenêtre qui jadis était ouverte, par laquelle je voyais les étoiles briller dans le firmament noir.
A droite, il y avait toujours le même lit de terre battue, garni d'une simple natte d'osier tressé et d'un oreiller bourré de kapok. Au fond de la case, sous la petite fenêtre, se trouvaient, comme avant mon départ pour l'Europe, les caisses à outils, et, à gauche, les boubous et les peaux de prières. Enfin, à la tête du lit, surplombant l'oreiller et veillant sur le sommeil de mon père, j'apercevais une série de marmites. Mais, cette fois, en plus des marmites, il y avait, lové entre elles, un serpent noir ; celui-là même qu'on m'avait défendu de tuer et que, secrètement, j'avais nourri l'espoir de voir cet après-midi à l'atelier. Je ne l'y avais pas vu.
Lorsque Mimie aperçut le petit serpent noir, elle voulut fuir. Mon père la rattrapa et la rassura :
— Ne craignez rien, Belle-Fille. Ce serpent ne vous fera pas de mal.
Sur un geste de mon père, un signe de l'index, le serpent se mit à glisser vers nous. Parvenu à côté de mon père, juste à côté de la peau de prière sur laquelle il était assis, le serpent se tint debout, sur la queue, le corps vertical et la
gueule grande ouverte.
— Le serpent veut dire qu'il est heureux de votre visite, dit mon père.
Un petit moment se passa, puis le serpent se coucha. Son corps noir brillait d'un éclat extraordinaire. Mimie avait peur, bien peur ; mais elle dominait sa peur.
Le serpent se mit alors à glisser sur le sol ; il alla jusqu'au mur, puis revint hâtivement vers nous en ouvrant la gueule.
— Il veut dire, dit mon père, que vous irez à Paris vivants, que vous nous reviendrez vivants et que vous me trouverez moi-même vivant.
Alors, passant du coq à l'âne, je lui dis subitement :
— Ce soir, j'ai assisté à une réunion politique d'une rare violence.
— Cela t'étonne-t-il ?
— Oui.
Depuis six ans, nous nous accoutumons à la violence. Depuis ton départ, il y a eu sans cesse les mêmes discours, les mêmes fureurs… C'est incroyable, ajouta-t-il, mais vrai. Et les hyènes, maintenant, sont mécontentes.
— Des hyènes à Kouroussa ? s'inquiéta Mimie.
— Oui, Belle-Fille, des hyènes, dit-il avec un sourire malin.
Il s'approcha de moi et me parla à l'oreille. Malheureusement, je n'entendais que des chuchotements indistincts, qui me chatouillaient, et me mettaient clans une douce euphorie.
— As-tu compris, Fatoman ? demanda-t-il, l'air satisfait.
Pendant ce temps, le serpent avait glissé doucement pour rejoindre sa couchette, entre les canaris. Mimie, inquiète, essayait de comprendre.
— Non, répétai-je, je n'ai rien compris du tout !
— Alors, pourquoi riais-tu quand je te parlais
— Ça me chatouillait l'oreille.
Se moquant de moi, il m'attira contre lui, puis dit à voix haute :
— Que tu es bête, Fatoman !
— Pourquoi ?
— Les hyènes, ce sont les Toubabs.
— Et nous, les Africains comment nous sur nommes-tu ?
— Les singes, répondit-il.
J'éclatai de rire trouvant ces images amusantes. Et lui de poursuivre :
— De cette façon, nous nous exprimons à notre aise, sans nous attirer d'ennuis. Comprends-tu, Fatoman ?
— Oui, oui, répondis-je, intéressé.
L'attention avec laquelle je l'écoutais le rendit soudain bavard, plus bavard que de coutume.
— Maintenant, ça va mieux. Mais, à la veille de la loi-cadre, tout était bien difficile.
Après un petit moment de réflexion, mon père ajouta :
— Tu n'en as rien su, que théoriquement, puisque tu n'étais pas ici. Tu étais « sur la mer » 3.
Nous l'approuvâmes d'un signe de tête. Il expliquait :
— Nous, nous avons vécu cette époque, qui fut souvent tragique. Des bagarres, des horreurs !… Tu ne peux t'imaginer cela. Il faut avoir vécu dans ce pays !
— Des bagarres entre Guinéens ?
— Oui, dit-il. Des bagarres sanglantes entre partis politiques. Il y avait d'un côté le parti B.A.G., de l'autre le parti R.D.A.
— Et c'est le R.D.A. qui a remporté la victoire ?
— Oui.
— Comment cela ?
— Tu m'en demandes trop, Fatoman. Un illettré comme moi ne peut expliquer de telles choses.
— Je vais le faire, intervint Mimie. Il y avait deux raisons. La section R.D.A. de Guinée est dirigée par un tribun, et fortement soutenue par les femmes, les enfants et les ouvriers. Le Parti a réussi à les endoctriner en leur faisant mille promesses. Ils les ont pris pour argent comptant.
— Tu penses donc, Mimie, que c'est à coup de promesses que la section R.D.A. de Guinée a remporté la victoire sur le parti B.A.G. ?
Mon père, intéressé, écoutait.
— Bien sûr ! répondit-elle. Il y avait d'abord les promesses. Mais il y avait aussi l'Union française, une idée relativement récente. L'expression (mais tu le sais fort bien) date de la constitution de 1946. Elle a remplacé et aboli celle d'Empire français, qui datait de l'exposition coloniale de 1931. La nouveauté, la générosité, le côté révolutionnaire de cette nouvelle idée l'ont empêchée de s'implanter comme elle pourrait, comme elle devrait le faire. Or la réalisation de l'Union française, réalisation qui concerne l'État et notre être même, était primordiale, si l'on voulait perpétuer cet état et cimenter la bonne entente de tous les citoyens. Naturellement, les citoyens de l'Union française appartiennent à des groupes ethniques différents.
Mon père et moi, nous la regardions ; elle avait beaucoup à dire sur l'Union française. Mais je voulais seulement savoir comment la section R.D.A. en Guinée avait triomphé du parti B.A.G., c'est ce que je rappelai.
— Le triomphe du R.D.A., dit-elle, s'explique en partie par l'avènement de l'Union française.
— Alors je t'écoute.
— Pour en revenir à mon petit exposé, qui concernait les groupes ethniques, je voulais dire que rien n'a plus étroitement uni ces différents groupes ethniques de l'Union française que la connaissance qu'ils ont prise de leurs différences et de leurs ressemblances, et du compromis qu'ils ont établi entre ces différences et ces ressemblances. C'est ainsi qu'à partir de 1946 sont allés à Paris des jeunes Africains, fort nombreux. Assis sur les mêmes bancs que les frères blancs, ils ont puisé la science à la source la plus authentique. C'est ainsi que, sur un plan plus élevé, au hiveau des responsabilités les plus hautes de « l'Union française », siègent, dans les mêmes assemblées parisiennes, des dirigeants noirs, jaunes et blancs. Et tu n'ignores pas que le fondateur du R.D.A. est ministre d'État à Paris.
— Tu veux dire que c'est grâce à lui que la section R.D.A. en Guinée a triomphé ?
— C'est incontestable. Sans son prestige en Afrique et en France, sans son soutien moral et substantiel, le R.D.A. en Guinée eût été battu par le B.A.G., qui avait en son sein plus d'hommes de valeur.
— Oui, oui, fis-je, je comprends.
— En langage plus clair, sur le plan de la hiérarchie, le gouverneur à Conakry et le gouverneur général à Dakar dépendent tous deux de Paris. Par crainte de désharmoniser l'Union française, et par crainte aussi de faire crier les démagogues, le gouverneur et le gouverneur général ont tu certains agissements des responsables de la section guinéenne du R.D.A. Souvent, l'administration se contentait de les convoquer pour les rappeler à l'ordre.
— Oh, cela a dû être terrible ! m'inquiétai-je. Et naturellement, les bagarres étaient organisées avec beaucoup d'astuce.
— Bien sûr ! La compétition entre les deux partis politiques a été très dure. Très subtilement, la section guinéenne du R.D.A. provoquait le parti adverse, et vice versa. Chaque fois, le différend était calculé par les dirigeants des partis en présence de manière à causer le maximum de désarroi dans leurs rangs respectifs : incendies nocturnes de cases, et souvent tueries.
— Et les hyènes, dans cette affaire-là ? demandai-je.
— Les hyènes n'étaient pas en cause, dit-il.
— Je me demande quel sera l'avenir de ce pays, après tout ce que vous venez de me raconter.
— Dieu seul connaît l'avenir, dit mon père d'un ton amer.
— Tu dois en connaître quelque chose. Le serpent noir t'a déjà entrouvert cet avenir, insinuai-je.
Mon père sourit, comme pris au piège. Puis, d'un air de défi, il se pencha vers son lit en terre battue, y prit l'oreiller, l'ouvrit avec un petit canif. Il en retira une boule blanche cernée de cauris et il me la tendit.
— Tiens ! dit-il. Mets-la sous ta taie d'oreiller cette nuit et demande aussi que Dieu t'éclaire sur l'avenir de ce pays.
Je pris la boule.
— Allez maintenant vous coucher, ordonnat-il gentiment. Il se fait tard.
Nous rejoignîmes notre case. Je glissai la boule sous mon oreiller et, quelques minutes plus tard, les draps de lit enroulés sur nous, nous nous endormions à poings fermés.
Notes
1. Rassemblement Démocratique Africain.
2 B.A.G., Bloc Africain de Guinée.
3. « Sur la mer » signifie « en Europe ».
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