Editions Plon. Paris. 1966. 246 pages
Un homme taillé en colosse, si grand que je paraissais minuscule à ses côtés, se tenait debout à l'entrée d'une maison. Cette maison, très sombre, était entourée d'une muraille circulaire. Et cette muraille était si haute qu'elle semblait se confondre avec le ciel. Sans doute n'était-elle ainsi édifiée que pour obliger le peuple qu'elle enfermait à ne sortir que par l'unique portail, où se trouvait, planté sur ses jambes, ce colosse aux épaules tombantes.
J'allais voir cet endroit, ce qui n'était pas difficile. Il suffisait de franchir la route, une route carrossable, qui séparait la haute muraille de la case que j'occupais. Mais à peine avais-je traversé la route, à peine étais-je parvenu à l'entrée de la haute muraille, que le géant aux épaules tombantes me saisissait par les pieds; puis, me faisant tournoyer comme une fronde, me lançait haut dans le ciel. Là, je demeurais un moment, flottant sur les nuages, car j'étais devenu léger, oui, aussi léger que du kapok. Mais bientôt, reprenant mon poids, je commençais à tomber. Trop lentement, cependant. Regardant à mes pieds, j'étais horrifié en découvrant, dans utr coin de l'immense cour qu'entourait la haute muraille, un peuple d'hommes affamés et déguenillés, qui, pour la plupart, s'agitaient et geignaient sous les coups de fouets de gardes, aussi hauts, aussi robustes, que celui qui m'avait lancé dans le ciel. Au terme de ma chute, j'atterrissais sur la route, non loin de la haute muraille.
— Vous êtes prisonnier, entendais-je me dire le géant aux épaules tombantes.
— Je le sais, répondais-je en me levant et en époussetant mon boubou.
Je franchissais la chaussée et le trottoir; mais, m'avisant que j'étais pris au piège, j'avais peur, affreusement peur. Et, fébrilement, mon corps se mettait à trembler. Je voulais crier au secours. A la vérité, j'ouvrais largement la bouche, mais aucun son ne se formait; le son de ma voix ne portait pas, ne portait plus. De plus, lorsque j'ouvrais la bouche — et je l'ouvrais grande, pour tenter d'arracher une plainte à ma poitrine mes mâchoires restaient bloquées. Pour les refermer, pour les faire revenir à leur position normale, je devais les y forcer avec les mains.
Je renonçais alors à parler, pour tenter de fuir. Mais à peine avais-je fait trois pas que le géant me saisissait par les épaules, et me poussait à l'intérieur de la haute muraille.
— Il n'y a rien à faire, disait-il cyniquement. Vous êtes prisonnier.
Je le regardais attentivement. Avec sa taille de monstre, ses bras musclés, ses épaules tombantes et sa force de colosse, il allait me meurtrir terriblement si, de nouveau, je tentais de fuir. « Non, pensai-je, on ne peut fuir sous les yeux d'un homme de cette stature, de cette envergure. Mieux vaut tenter de le convaincre autrement, par la force du raisonnement, plutôt que par celle des bras. » Et je me mettais à parler, car je n'étais plus muet; subitement, j'avais retrouvé la parole. Le flux de cette parole — chose curieuse 'était tellement dense, tellement rapide, que je ne le contrôlais plus entièrement.
— Mais taisez-vous donc, perroquet ! ordonnait-il.
— Entendu. Mais, ne me poussez pas dans votre prison… Laissez-moi retourner chez moi.
— Retourner chez toi ! s'écriait-il avec violence. Tu es trop jeune. A coups de marteau, s'il le faut, je t'enfoncerai dans la tête que la raison du plus fort (si elle n'est pas la meilleure chez le bon Dieu) est sur cette terre la seule qui compte.
— C'est elle qui compte ?… Ici, oui, en effet, avouais-je désemparé.
Cet homme géant et fort, qui déjà m'avait précipité à l'intérieur de la haute muraille, ce monstre, pltitôt, même si ce qu'il disait était absurde, était-il sage de le contredire ?... De l'accabler de paroles ? « Ce ne l'est guère, pensais-je. Il lui suffirait d'une seule main (c'est trop dire : d'un seul doigt) pour m'écraser sur le sol. »
— Acceptez d'être prisonnier, disait-il ironiquement en ajustant sa veste et sa baïonnette. C'est ce que vous avez de mieux à faire.
— Sans doute. Mais pourquoi me jetez-vous en prison ?
— Je répondrai à votre question, disait-il, mais ce sera la dernière. Vous m'énervez.
Il éclatait de rire : un rire forcé, moqueur, puis il tirait de sa poche un sifflet, le portait à sa bouche et sifflait, trois fois. A ce signal, tout le peuple prisonnier se rangeait rapidement dans la cour, en trois colonnes disciplinées. Et lorsque tous s'étaient ainsi rangés, le géant désignait successivement du doigt la première colonne, ensuite la seconde et enfin la troisième, en criant :
— Première colonne : perpétuité, travaux forcés.
— Deuxième colonne : vingt ans de prison.
— Troisième colonne : cinq ans de prison.
— Et toi, disait-il en me montrant aux autres, tu es condamné à mort.
— Comment ? Comment ? m'écriais-je.
— Comment ! répétait-il dans un éclat de rire.
— Oui, comment ?
— Ce n'est pas moi qui te condamne, disait-il.
— Mais qui ? Qui donc pourrait le faire ?
— Je te dis que ce n'est pas moi.
— Mais qui donc ? Et pourquoi ? criais-je.
Il me considérait de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête, toujours avec son air narquois et comme pour se moquer de moi. Puis, froidement, il me lançait à la figure :
— C'est toi-même. Ce n'est personne. C'est toi-même qui te condamnes à mort.
— Moi ? faisais-je, offusqué.
— Oui, toi-même !
— Comment cela ? murmurais-je dans une plainte.
— Tu es comme le linké, hurlait-il. Exactement comme cet arbre géant, qui, au lieu de porter son ombre à son pied, la porte bizarrement à des lieues à la ronde, abandonnant ainsi ses racines au soleil, bien que celles-ci aient besoin d'humidité pour que l'arbre survive.
— Mais !… risquais-je.
— Non, disait-il, laisse-moi parler. Je sais que lorsque tu vois le dernier des hommes, tu t'y attaches. Et même tu lui donnes de l'argent, tu lui voues des sentiments charitables. Bien plus, tu le considères comme un frère; comme ton frère aîrré ou ton frère cadet. Et tu es tellement naïf que tu attends quelque chose de l'homme. Tu attends de lui de la reconnaissance. Seulement, en portant ton ombre ailleurs, en te privant pour les autres, tu te condamnes toi-même. Tu ne dois donc t'en prendre qu'à toimême.
— Ce que je fais pour mon prochain, je le fais pour moi-même et pour Dieu, répliquais-je.
— Plutôt que d'être au service d'autrui, tu devrais te mettre à ton propre service.
— Je suis également à mon service.
— Pas du tout ! faisait-il. Tu n'es qu'un naïf, m'entends-tu ?… Un crédule !
— C'est ma crédulité et ma naïveté qui me valent la paix de la conscience.
— C'est ce qui te condamne ! hurla-t-il.
Puis, d'un ton apaisé, mais d'un ton de reproche tout de même, il poursuivait :
— C'est absurde, de prêter l'oreille au premier venu ! Oui, lorsqu'un homme te rend visite, te raconte des sornettes, ajoute les épisodes aux épisodes, toi, sans écouter davantage cet homme, sans t'assurer qu'il dit vrai, tu lui prodigues tes sentiments et ton argent. La misère du premier venu éveille ta générosité, et tu te dépouilles pour le satisfaire.
— C'est ainsi qu'on approche de Dieu, pas autrement ! risquais-je.
Mais ce mot Dieu semblait l'offusquer. Il plissait le front (et des rides dédaigneuses s'y dessinaient), et il semblait ainsi vouloir chercher dans sa mémoire un mot, le dernier. Affermissant sa voix, il poursuivait :
— A la vérité, tu t'écoutes plus que tu n'écoutes les gens. Et tu seras toujours victime de ton bon coeur.
— Mais, au fait, je ne vois pas où vous voulez en venir.
Il grognait alors, longuement :
— Eh bien, tu meurs à petit feu, m'entendstu ? Ta naïveté, les conséquences de ta naïveté, plus précisément, te feront mourir à petit feu. Tu devrais plutôt m'être reconnaissant, à moi qui ne te condamne que pour te corriger de tes illusions sur la créature humaine et sur Dieu. Après un séjour parmi mon peuple de prisonniers, tu comprendras mieux les choses.
— Faites ce que vous voulez. Votre prison ne changera nullement le fond de ma pensée. Je garderai mes convictions.
— La bonté paie-t-elle jamais ?… Or, toi, tu as le cœur d'une sensibilité, d'une sensiblerie à ne pas croire !… Le coeur d'une mère pour ses petits !… C'est une honte, d'avoir si bon cœur. La bonnasserie ruine l'homme.
— La bonnasserie, c'est la bonté sans limite et sans calcul. Elle enrichit l'homme. C'est elle que Dieu recommande et récompense.
— Dieu ? s'indignait-il de nouveau. Mais tu rêves, mon gars !… C'est le Démon, au contraire, qui te payera ! Malgré le peu de bien que tu penses de moi, tu me permettras de te donner un petit conseil, en attendant, bien sûr, que la prison te guérisse définitivement de tes illusions. « Lorsque, sur ta route, tu rencontreras un arbre tombé, tu feras tout pour le relever. Si les fruits de cet arbre sont comestibles, ils seront d'utilité publique. Et s'il ne s'agit pas d'un arbre fruitier, son ombre, l'ombre que produit son épais feuillage sera d'utilité publique. Mais lorsque sur ta route tu rencontreras un homme en difficulté, un homme qui s'enlise, si tu le relèves, à peine sera-t-il debout qu'il te donnera un coup de pied, si rude, si barbare, si ingrat qu'il- te couchera pour toujours.
— Je n'admets pas cela.
— Je le sais, disait-il. Je sais que tu es en retard sur ton siècle. Mais je sais parfaitement aussi qu'avec le temps, tu te mettras d'accord avec moi... Et puis, suffit ! Rejoins le cachot, ordonnait-il.
Je rentrais dans ma geôle. Mais quand l'avait on construite ?… La veille encore, si cette prison avait existé, je l'aurais remarquée, en me promenant aux alentours; et je n'aurais pas pu, si rêveur que je sois, ne pas apercevoir cette haute muraille grise qui montait très haut dans le ciel, qui semblait se confondre avec le ciel même. Le tout semblait former un immense continent. Le travail n'était pas mal fait; l'architecte qui en avait conçu le plan avait même du génie.
Malheureusement, parmi les prisonniers erraient des chiens policiers, extraordinairement méchants. Il aurait mieux valu les envoyer ailleurs, par exemple, avec les commissaires de la police municipale, afin de permettre à nous, qui étions déjà jugés et condamnés, de purger tranquillement nos peines dans cette prison lugubre.
Mais, ce que je n'arrivais toujours pas à comprendre, c'était qu'on m'eût emprisonné. Dans cet univers immense et mesquin, tout se savait, les moindres paroles de chacun étaient connues de tous, les moindres gestes de tous commentés par chacun; il m'importait donc peu que ma présence y fût signalée et commentée. Mais mes proches, qui avaient déjà tant souffert pour moi, apprendraient la nouvelle et s'en inquiéteraient, à n'en plus pouvoir dormir la nuit. Je soupçonnais un de mes voisins, avec qui je ne m'entendais pas trop bien, de m'avoir signalé à cette brute de garde. Dans ma geôle, j'avais enlevé mon caftan, je l'avais plié pour en faire un oreiller et je m'étais couché, car il se faisait tard. Je ne dormais pas; je ne voulais pas dormir, préoccupé de la perte de ma liberté. Bientôt, j'entendais des coups de fouet, les mêmes en vérité que j'avais entendus du ciel, lorsque le gaillard m'y avait lancé et que j'avais jeté un coup d'œil vers la terre. Finalement, je me mettais debout.
Etait-il écrit qu'un prisonnier n'avait pas le droit de dormir ? Était-il écrit qu'on ne me laisserait pas reposer en paix cette nuit ? Tout venait manifestement de la geôle voisine. C'était sans doute le tour de mon voisin d'être flagellé. Quelle stupidité, la prison ! Lorsqu'on est enfermé (je ne dis pas, quand on s'enferme soimême), on se rend compte que la liberté est chose précieuse et que l'homme doit tout faire pour la préserver, la sauvegarder. Dans quelque temps, je tenterais de m'enfuir; je m'en irais au loin ; jamais je ne pourrais me faire à la captivité. Aucun homme sur la terre n'accepte de bon cœur qu'on le prive de sa liberté.
Quand bien même toute évasion lui serait impossible, il lui resterait le désir de s'échapper, de respirer l'air de la liberté, cet air qui a un prix inestimable !… Mais, ces coups de fouet, C'était dans la geôle même qu'ils retentissaient ; ils ne cessaient pas. Il fallait absolument que j'allasse voir.
J'allais voir. Je trouvais le géant à la porte de la geôle voisine. Il était là, brutal personnage aux épaules tombantes, tel que je l'avais vu pour la première fois au portail; mais, cette fois, il rajustait sa veste et sa baïonnette, en s'aidant des avant-bras; car il ne voulait pas se salir, et ses mains étaient rouges de sang.
— C'est encore toi ! Dehors à cette heure-ci ? disait-il en m'apercevant.
— Ces coups de fouet ne cessent pas… Ils m'inquiètent.
— Maintenant, disait-il, j'en ai fini avec celu ci. Demain, ce sera ton tour.
— Demain ?
— Oui. Tu seras correctement rossé, fouetté jusqu'au sang. Afin qu'en prenant congé de nous tu sois guéri, définitivement guéri, de tes illusions.
— C'est un prisonnier que vous fouettiez jusqu'au sang ?
—Naturellement. On vous donne la liberté, on vous permet de faire tout ce que vous voulez faire ici, et vous ne me laissez pas en paix !
Je ne trouvais pas cela évident. Je trouvais moins évident encore que cet individu nous coupât la langue et nous dît de parler, nous coupât les pieds et nous permît de marcher. Ces coups de fouet nous coupaient la langue, et cette muraille nous coupait les pieds; nous étions abaissés au niveau des robots qui doivent se plier aveuglément à la volonté de leur maître. J'ai souvent vu des prisonniers, mais je n'en avais jamais vu encore qui subissaient tant de privations, en eau et en nourriture, tant de contraintes et tant de châtiments corporels.
Et c'est cela qu'il appelait liberté !…
— Qu'est-ce que cet homme avait fait de si grave ?
— Mais ne le connais-tu pas ? dit-il dans un éclat de rire. Je n'ai pu obtenir de lui jusqu'à présent aucun travail appréciable. Il ne sait pas balayer; il ne sait même pas prendre la poubelle pour aller la vider aux ordures. Jusqu'à présent, ce prisonnier nous a coûté en nourriture plus que les services qu'il pourrait jamais nous rendre. Même s'il devait, dès demain matin, montrer la meilleure volonté, pour les trois années qu'il lui reste à purger, il serait encore le débiteur de la prison et notre débiteur. En fait, je ne compte, quant à moi, sur aucune bonne volonté de sa part. Je dois au contraire m'attendre sans cesse à sa rétivité et son entêtement. Depuis qu'il est ici, il ne nous a rendu aucun service.
— Alors, pourquoi le gardez-vous ?
— Ne t'ai-je pas dit que c'est un prisonnier ?
— Mais s'il vous coûte plus cher, dites-vous, qu'il ne vous rend de services !
— Même s'il ne devait rendre aucun service, et même si nous devions être, nous, à son service, sa condamnation ne pourrait être annulée.
Il ramassait un chiffon et essuyait ses mains rouges. Je le voyais qui m'observait en dessous, comme pour juger du chemin que ses paroles avaient pu faire dans mon esprit. Mais quel chemin eussent-elles fait ? Je ne croyais même plus du tout que les trois groupes disciplinés qui m'avaient été présentés dès mon entrée sur ce continent avaient été condamnés pour quelque motif valable. Je croyais à présent que les captifs étaient là pour satisfaire les caprices du gaillard, pour qu'il leur appliquât un système arbitraire, qu'il les fît souffrir par sadisme et qu'en conséquence il se crût un homme important.
— Rejoins ta geôle ! me disait-il subitement.
S'essuyant toujours les mains avec le même chiffon, il répétait :
— Demain, oui, demain, ce sera ton tour.
— Mon tour demain ? murmurais-je tristement. Bien ! Bonne nuit, alors. Et excusez-moi. — Vous excuser de quoi et pourquoi ?
— Je n'aurais pas dû discourir en pleine nuit, en prenant ainsi sur votre repos. Mais cela a été plus fort que moi. Toute restriction de ma liberté me rend bavard. Et puis j'avais besoin de savoir d'où venaient ces coups de fouet et qui les subissait. Qui subissait, de façon si ignominieuse, l'aliénation de sa liberté.
— Demain, quand ton tour arrivera, tu sauras qu'ici il n'y a pas de repos.
Je rentrais dans ma geôle, je refermais la porte. Certainement le gaillard devait rejoindre son poste au portail. Je me couchais par terre, à même la terre humide, en conservant mon caftan, monpipao sous ma tête en guise d'oreiller, et je fermais les yeux un bout de temps, environ une heure; mais je ne dormais pas; j'avais trop peur pour m'endormir, trop envie de me libérer, de libérer ce peuple de prisonniers. De nouveau, j'entendais au loin des gémissements. Un prisonnier criait et se plaignait à quelque distance... Je ressortais de ma geôle ; je tendais l'oreille, dans la direction d'où semblaient venir ces gémissements. Ils me faisaient penser tout à coup à l'égorgement d'un être humain. Le garde avait-il poussé le sadisme jusqu'à immoler un prisonnier ?
— Écoutez donc ! criais-je.
Je le voyais qui essuyait son sabre, rouge de sang, avec le chiffon, le même chiffon dont il s'était servi tout à l'heure pour s'essuyer ses mains.
— C'est le robinet du lavabo, disait-il vivement. Je vais le fermer. Les prisonniers, à force de l'ouvrir et de le fermer, ont fini par le démantibuler, et maintenant, chaque fois que ce robinet laisse couler un petit filet d'eau, il fait ce curieux bruit. Beaucoup de robinets, à l'heure actuelle, font entendre de ces gémissements, de véritables bêlements de chèvres. Viens-tu ?
Je le suivais à contrecoeur. J'aurais préféré jeter un coup d'œil dans la geôle d'où venaient les gémissements. J'aurais voulu voir mon compagnon de prison et savoir si c'était bien ce prisonnier-là qui poussait ces gémissements étouffés, si c'était les coups de fouet, ou le tranchant du sabre, qui faisait gémir le prisonnier. Certainement, il avait été frappé avec le sabre. J'étais près de jurer qu'il avait été blessé. Je ne croyais pas au robinet du lavabo…
Et d'autre part, il m'était difficile d'imaginer que le géant eût osé couper la gorge d'un prisonnier dont il avait simplement la garde… Quelque chose pourtant m'avertissait que cette brute était capable de cruautés inimaginables.
Seulement, j'étais là devant lui et il me tenait la main; je n'avais pas l'audace, et moins encore le droit, de résister, même un peu, quelque envie que j'en eusse. Il avait décidé que je le suivrais; à présent il m'escortait.
Pourtant, nous n'allions pas en direction du lavabo. J'aurais pu aisément le confondre, en lui démontrant qu'un robinet de lavabo ne pouvait produire de tels gémissements, mais je n'en pouvais plus. Je n'en pouvais plus de voir tout un peuple emprisonné. Je n'en pouvais plus de regarder ce gaillard et ses épaules tombantes; je n'en pouvais plus de respirer cette brutalité animale. Même le voir rajuster sa veste et sa baïonnette, au moyen de ses mains ou de ses avantbras, cela m'était devenu insupportable.
— Rentre te coucher, m'ordonnait-il avec force, en arrivant au seuil de ma porte.
— Entendu, murmurais-je, apeuré.
Je rentrais dans ma geôle et refermais la porte sur moi. Quelques minutes plus tard, lorsque j'étais assuré qu'il avait rejoint son poste au grand portail, je rouvrais ma porte et suivais le chemin qui menait au lavabo. Je voulais me prouver à moi-même qu'un robinet ne peut imiter les bêlements d'une chèvre. Assurément, je le savais, mais le gaillard m'avait si parfaitement noyé dans un flot de paroles trompquses, que je ne pouvais espérer être en paix avec moi-même tant que je n'aurais pas tenté l'expérience. Au terme de cette course, au moment même où j'allais ouvrir la porte du lavabo, un autre prisonnier m'apercevait. Il m'interpellait à travers la grille de sa geôle.
— Hé !… Hé !… Que fais-tu dehors ?
— Je vais voir au lavabo, répondais-je.
Si le garde te voit…
— Eh bien ?
— Il te rossera à mort.
Les gémissements t'ont-ils réveillé aussi ?
— Oui. C'est toutes les nuits comme ça. Ces coups de fouet, il en donne toutes les nuits.
— Il s'agit bien de coup de fouet ! Il y a quelqu'un qu'on vient d'immoler et qui, dans une triste et horrible agonie, gémit comme la chèvre aux mains du féticheur dans la forêt sacrée.
— Hé oui ! Ce gardien malmène toujours ceux qui ne lui reviennent pas. En continuant d'agir comme tu le fais, tu risques de ne jamais lui revenir.
— De ne jamais lui revenir ?… Y a-t-il un seul homme, dans ce peuple prisonnier, qui lui revienne ? Nous sommes coupables, nous sommes tous complices de ces ignominies, puisque nous les acceptons sans rechigner !
— Rechigner ? disait-il. N'oublie pas que quiconque rechigne est immédiatement mis à mort. C'est pourquoi tout le monde supporte ce satan sans rechigner, même un peu. C'est pourquoi tout le monde a si peur des balles et des couteaux, du tranchant des couteaux, de la pointe empoisonnée des baïonnettes. Notre humanité présente est pétrie de peur. Au-dessus de nos têtes gronde la peur. Dans nos regards perce la peur. Sous nos pas gronde la peur. A nos portes, à la porte de nos geôles, veille la peur. Dans notre sang, coule la peur. Oh, que nous avons peur, dans cette prison lugubre ! Peur de nous promener dans la cour, peur de recevoir une balle dans le dos, peur de mourir !…
— Oui, mais, la belle mort !… Que fais-tu de la mort héroïque ?… Mieux vaut mourir que d'accepter un seul instant de prison. Que d'accepter, comme des écoliers, d'être retenus dans cette formidable enceinte.
— Noublie pas, n'oublie jamais, que nous sommes des oiseaux et que nous sommes dans la jungle, où prime la loi du plus fort. Et il est le plus fort !
— Il est le plus fort, prétends-tu ? Je crois le contraire. Il est tout seul et nous sommes des milliers.
— Sans doute as-tu raison. Mais la peur de la mort nous paralyse tous.
— Bien, nous en parlerons plus tard. Si vous êtes paralysés, je suis loin de l'être. Je vais voir au lavabo.
Quelques instants plus tard, j'en sortais. Les gémissements du robinet étaient pure invention. Le garde m'avait induit en erreur. La tromperie était grossière. J'étais persuadé qu'on avait immolé un prisonnier.
Et puisque je n'en doutais pas, je devais me mettre en quête de ce malheureux. Je devais tenter de lui porter secours. Pouvais-je laisser un homme pareil à moi gémir de la sorte ? Je demeurais pensif un instant. Et puis, furtivement, je me décidais et m'introduisais dans la geôle de mon voisin. Avec horreur, je le trouvais étendu de tout son long sur le sol humide… Il agonisait et, dans sa pénible agonie, il gémissait.
Je m'approchais de lui, m'agenouillais à ses pieds… Je m'apercevais alors avec frayeur que le cou avait été tranché, qu'il ne tenait plus 'à la tête que par un lambeau de chair, si mince qu'il semblait n'y avoir plus d'espoir. Cet homme ne s'en tirerait pas; on pouvait dire qu'il était déjà mort. Le corps, gisant dans une mare de sang, dégageait une odeur nauséabonde. Révolté par une telle profanation du souffle de Dieu, je m'enfuyais hâtivement dans ma geôle et décidais de m'enfuir de cette prison lugubre avant le lever du jour. Ce jour où, d'après le géant, je devais à mon tour être fouetté jusqu'au sang (mais c'est peu dire : être immolé), en présence d'un public qui, peut-être, ne protesterait pas, de crainte d'être massacré à son tour.
Regardant un des murs de ma geôle, l'envie me prenait de le percer pour m'évader; mais ce mur était si épais et si dur (il était en béton armé) que même en plusieurs nuits, disposant des meilleurs outils, je n'en serais guère venu à bout. Même, si, le lendemain, on ajournait mon exécution, on me laissait en liberté provisoire, je ne pourrais pas m'échapper. La haute muraille est plus puissante que les gardes-frontière. Pour sortir de cette ergastule, pour aller respirer audelà de la haute muraille un peu d'air pur, l'air de la liberté, les formalités étaient si nombreuses et si compliquées que le plus courageux et le plus persévérant des hommes se fût lasse à michemin. Ce qu'il fallait pour nous libérer, C'était agir tous ensemble, unir dans un même élan tout le peuple de prisonniers contre le géant, briser, en conjuguant nos milliers de volontés, nos milliers de bras, l'horrible muraille... Dans ce cachot d'où je voulais m'enfuir, je n'avais pas d'outil; il n'y en avait pas; même pas un clou, une simple pointe ou un objet métallique quelconque. Je décidais, à l'exemple des sages, de me recueillir dans la prière, afin que Dieu fît descendre sa clémence sur moi et sur le peuple prisonnier. Je priais avec tant de force et tant de conviction qu'il me semblait que Dieu en personne venait habiter mon âme. Il me semblait même que je m'étais évanoui en Dieu et que je n'existais plus. Maintenant, seule sa présence illuminait mon âme et ma geôle.
Rayonnant de joie, une joie qui me faisait verser des larmes, j'attendais ainsi, à genoux, dans l'espoir que quelque chose de surnaturel me libérerait et, avec moi, tout ce peuple de prisonniers. Le jour s'annonçait enfin. Il apparaissait plus tôt que je ne l'attendais. Lorsque le coq chantait pour la deuxième fois, deux hommes habillés de noir venaient me « cueillir ». Nous atteignions rapidement la cour, l'immense cour de la prison, où une centaine de soldats, le fusil sur l'épaule, tous taillés sur le modèle du gardien géant, entouraient un grand feu de bois. On n'en voyait pas la flamme, rien que la fumée, une épaisse fumée noire qui s'échappait du foyer et montait très haut dans le ciel, à gros tourbillons…
Non loin des soldats, se tenaient, en spectateurs atterrés, l'ensemble des prisonniers.
On me portait au centre du cercle formé par les soldats, au lieu même d'où semblait jaillir, d'où jaillissait très réellement, l'épaisse fumée noirâtre et tourbillonnante. Je voulais crier au secours, mais le son de ma voix, de nouveau, ne portait plus. L'angoisse et la volonté de me libérer, de libérer le peuple de prisonniers, avait rompu ma voix. Je tentais de faire un signe au peuple, espérant qu'alerté par ce signe il me comprendrait et s'emparerait du géant et de ses compagnons armés; mais, tournant le regard autour de moi, si rêveur que je fusse, je m'apercevais que des soldats m'entouraient, prêts à faire feu sur moi. Je prenais peur, affreusement peur... Mon corps commençait à trembler fébrilement. Mais, tout à coup, chose étrange, d'une manière qui m'échappait à moi-même, je me voyais dans le ciel. J'étais subitement devenu un oiseau, un épervier, qui avait battu des ailes et qui, hors de tout danger, semblait survoler la prison.
Quelques instants plus tard, le garde me rejoignait dans mon vol ; lui aussi 'était subitement devenu un oiseau, mais un oiseau étonnamment gros et plus puissant que l'épervier que j'étais. Planant au-dessus de moi, il m'empêchait de gagner de l'altitude; lentement, mais sûrement, il me rabattait vers l'intérieur de la prison.
Au moment où, redescendus, nous nous trouvions l'un et l'autre à l'intérieur de la muraille, non loin du toit des geôles, un gros serpent noir apparaissait dans le ciel. Il nageait à travers les airs, dans un mouvement rapide. Il arrivait à mon niveau.
— Accroche-toi à moi bien vite. Je suis venu te sauver, cria-t-il.
Je l'agrippais à la nuque et, d'un seul coup, son corps décrivait un quart de cercle, pour échapper à l'étreinte des terribles murailles.
Comme une fusée, le serpent s'élevait vers le ciel, si rapidement que l'air me repoussait, me collait au « serpent-fusée », si bien qu'il ne me serait plus possible de me dégager de ses écailles tant qu'il n'aurait pas terminé son extraordinaire ascension.
Dans ce moment de délivrance et de salut, je tournais la tête et abaissais un regard ironique vers la terre, vers la prison. Il n'y avait plus de fumée; celle-ci avait fait place à la flamme qui, vue du ciel, était comme un gros point rougeoyant. Quant aux soldats, ils étaient à peine visibles; mais j'entendais distinctement les détonations des fusils.
Je parlais à l'oreille du « serpent » :
— Tu as vu, en bas ?
— Oui. Le grand feu, les détonations de fusils. Tu ne sais pas ce que cela signifie ?
— Non, disais-je, voulant le faire parler.
— Cela veut dire que tu es sauvé, qu'ils renonceraient au complot qu'ils ont ourdi contre toi. Que les intrigues ont cessé. Et qu'il faut demeurer bon, conserver ta confiance en l'homme… C'est cela, la vie ! Le contraire, c'est la mort lente.
— Tu veux dire que la fumée est le symbole du mal, des intrigues, des forces obscures ?
— Oui, disait-il, c'est exactement cela. Mais la flamme que tu aperçois plus bas, et les détonations de fusils que tu entends, sont les symboles d'un échec : échec des intrigues et des complots. C'est simplement, ajoutait-il, un hommage à ton esprit de droiture et de solidarité envers ton prochain. Si tu avais accepté les points de vue de ton géant, je ne t'aurais pas sauvé.
Nous étions à présent hors de portée des mitraillettes et des fusils, et plus encore du feu de bois, car a présent nous quittions la voûte céleste, scintillante d'étoiles, et nous atterrissions sur une terre voisine. Je criais fort, très fort, non par crainte que les balles ne nous atteignissent, ou que le feu de bois ne nous brûlât, mais parce que notre descente était rapide, était brutale…
En dépit de cette rapidité et de cette brutalité, nous parvenions à atterrir enfin, sans dommage pour moi-même ni pour le serpent ; ce dernier, plus que moi, était extrêmement heureux d'avoir pris pied sur la terre ferme et de m'avoir ainsi sauvé.
Il faisait nuit. Devant moi, apparaissait, non plus un gros serpent noir, mais une femme belle, extraordinairement, dont les cheveux couvraient les épaules, le dos et descendaient jusqu'aux chevilles.
— Mon nom est Dramouss ! disait-elle.
Et moi, je ne répondais pas.
Un éclair déchirait l'univers… Lorsque son éblouissement avait cessé, je levais la tête et m'apercevais que la belle femme avait disparu. Sans doute l'éclair l'avait-il enlevée. Ou avait-elle disparu avec l'éclair, peut-être même à l'intérieur de l'éclair. Je ne savais où aller. A force d'errer, je reconnaissais le village où j'avais atterri : Samakoro. Ce village, je l'avais quitté depuis plusieurs lunes. Samakoro était toujours pareil à lui-même, dominant le fleuve, ce fleuve Djoliba qui prend sa source ici même et qui va, en se gonflant, se perdre bien loin dans l'océan…
Et tout était assez différent de tout ce que j'avais connu. C'était Samakoro, mais les hommes et les femmes valides étaient moins nombreux qu'à l'époque où je l'avais quitté... Beaucoup avaient dû fuir la terreur et la famine. Samakoro après tout, ne faisait pas maintenant partie intégrante du domaine du « Gaillard » ? Et le gaillard ne se faisait-il pas un jeu d'affamer, de terroriser ses sujets ?…
Et c'est pourquoi sans doute, dans ce gros village, les paillottes ne se pressaient plus aussi nombreuses que jadis; elles ne s'entassaient plus les unes contre les autres; c'était maintenant un village à demi abandonné. Où les habitants étaient-ils allés ? Très certainement dans des villages ou des contrées lointaines, mais paisibles, mais prospères.
Je marchais, j'errais, je marchais, m'apercevant bientôt que la ruelle que je parcourais n'était pas celle que j'avais connue autrefois.
Elle me paraissait plus large, mieux éclairée. Cependant, tournant le regard autour de moi, je m'apercevais, si rêveur que je fusse, qu'aucune lampe-tempête n'était allumée. Personne ne circulait non plus dans les ruelles. Je marchais, je marchais, mais je ne reconnaissais pas le village, je ne reconnaissais plus les ruelles; ce n'était plus les paillottes que j'avais coutume de voir. J'étais cependant à Samakoro ! Qu'arrivait-il ? Que m'arrivait-il ? Je ne sais. Je ne désespérais pas, et je coetinuais à marcher. Mais, j'avais beau avancer, j'avais beau lever les yeux pour scruter les paillottes, je ne reconnaissais ni les ruelles, ni les cases. Je décidais donc d'attendre, dissimulé au pied d'un grand arbre, d'un caïlcédra, le passage d'un homme qui me reconduie rait chez moi, ou bien, à défaut de cela, le lever du jour. J'attendais longtemps, plusieurs heures, car il n'y avait aucun passant. Subitement, je levais le regard vers le ciel. A ma grande surprise et à ma grande horreur, je voyais, s'approchant à pas de géant, une silhouette blanche, qui montait prodigieusement dans le ciel, et qui était comme revêtue d'un linceul blanc. A mesure que cette silhouette se rapprochait, je lui reconnaissais une vague forme humaine. Et cette forme humaine était trop bizarre, trop bizarrement faite, trop haute, pour que je ne prisse pas peur. Toutefois, je dominais ma peur et criais très fort :
— Qui est-ce ?… Qui est-ce ?… Répondez
!
Mais avais-je véritablement crié ? Aucun son n'était sorti de ma bouche. L'angoisse me serrait étroitement la gorge. J'avais cru crier, seulement. Quand je m'y reprenais, je n'avais même pas, comme les fois précédentes, l'impression d'avoir émis un son; j'étais frappé de mutisme. Je fermais les yeux. Lorsque je les rouvrais, je constatais que j'étais debout toujours sous le grand caïlcédra, avec, en face de moi, la silhouette blanche. Autour de moi, je découvrais, entassés au pied de l'arbre énorme, des cadavres, de très nombreux cadavres. J'étais stupéfait.
— Qui est-ce donc ?… Qui est-ce donc ! répétais-je d'une voix que la peur étranglait.
— Mon nom est Dramouss. Ne me reconnaistu pas ? disait la forme d'une voix impérieuse.
Elle ajoutait :
— Il manque un cadavre. Va le ramasser au bout de la ruelle et le ranger avec les autres, plutôt que de te mettre à rêvasser.
J'obéissais machinalement et m'approchais de la ruelle, où le cadavre, ou ce que la silhouette blanche appelait ainsi, se trouvait étalé à plat ventre. Là, scrutant le visage et voulant tâter le pouls, je me disais brusquement que l'être couché dans la ruelle n'était qu'un dormeur, non un mort, pas du tout un mort ! Cela se voyait, pensai-je, à la rondeur des joues et à l'éclatante propreté du corps. Je décidais de laisser reposer le dormeur et je rebroussais chemin. Mais au pied de l'arbre géant, au pied de l'énorme caïlcédra, je ne retrouvais plus la silhouette blanche qui montait très haut dans le ciel, qui semblait se confondre avec le ciel même, mais une femme géante, aux traits fins, à la peau claire, belle d'une beauté incomparable, et dont la chevelure, extraordinairement longue, couvrait les épaules et le clos, et descendait jusqu'aux chevilles.
— C'est toujours Dramouss, dit la femme géante. Pour la dernière fois, je te répète mon ordre.
— Mais… il n'est pas mort !… C'est un dormeur ! balbutiais-je.
— Non, ripostait Dramouss. C'est un des morts de la « révolution ».
— De quelle révolution ?
— De votre révolution.
— Bien ! murmurais-je avec résignation.
De nouveau, je courais à la ruelle, l'âme tourmentée comme la flamme d'une torche, obéissant à je ne sais quel élan, et prêt à accomplir cette besogne subalterne à laquelle la ' belle femme n'aurait pas voulu s'abaisser. Je m'emparais du dormeur pour le mettre debout; mais le corps raide, d'une raideur cadavérique, lourd comme du plomb, manquait de me faire tomber à la renverse. Je comprenais alors que c'était un cadavre… Je décidais de le prendre sur mon épaule, pour l'emporter. Mais le cadavre se réveillait, se levait, puis, comme en un éclair, disparaissait… Tout s'était passé comme si j'avais été moi-même le mort réveillé, le mort ranimé. Conscient de cette triste réalité, je prenais peur. Une angoisse se répandait dans tout mon être, qui tremblait de fièvre.
« Mon Dieu ! » m'écriais-je affolé et levant les bras vers le ciel. En répétant ma prière, je me sentais les pieds glacés, comme si le sol avait été inondé d'eau glaciale. Quand je baissais la tête, je comprenais avec un surcroît de frayeur que le sol avait été subitement, mais très réellement, inondé. Qui avait pu accomplir instantanément une si périlleuse besogne ? Je l'ignorais… Je me sauvais…
Quelques instants plus tard, je me trouvais caché dans le feuillage, au plus profond du grand caïlcé'dra, et pris entre deux torrents; l'immense torrent qui avait dé à englouti le sol, la ruelle, et qui se faisait menaçant, contre la branche à laquelle je m'accrochais, et le torrent qui m'avait suivi pas à pas, pendant que j'escaladais l'énorme caïlcédra. Je n'avais d'autre choix que de me jeter dans l'un ou l'autre de ces torrents, de ces océans; les mêmes, en vérité, et sur le point de se rejoindre. Placé comme j'étais, je ne pouvais ni avancer, ni reculer. Je continuais de lutter pourtant, contre toute espérance; je luttais et je m'efforçais, mais ma lutte demeurait vaine. Je criais, mais aucun son ne se formait. Et l'eau, cet immense océan, entre-temps, était là qui montait. L'eau recouvrait mes pieds, l'eau montait le long de mes chevilles ; elle atteignait mes jambes. Elle montait très vite, sûre de sa force. Alors, tandis que je me débattais et que je cherchais désespérément à dénouer l'étreinte qui me serrait la gorge, je voyais subitement, accroché à la branche, un gros serpent noir, à la gueule grande ouverte et à la langue fourchue qui remuait dans la gueule. Je plongeais la tête sous l'eau, pour ne plus apercevoir le monstre noir. Lorsque je la sortais de l'eau, je trouvais, à la place du monstre noir, la belle femme dont la chevelure, démesurément longue, couvrait les épaules et le dos, et descendait jusqu'aux chevilles. Comment cette métamorphose avaitelle pu se réaliser si subitement. A cette question, je ne trouvais vraiment aucune réponse…
— J'ai peur !… J'ai peur ! murmurais-je en tremblant.
— Peur ? disait-elle.
— Oui ! Grand'peur
!
— De qui et pourquoi ?… C'est toujours moi, Dramouss.
— Bien, répondais-je en me résignant.
Désespéré, je levais les yeux vers le ciel. Agitant les ailes en signe de bienvenue, une hirondelle survolait la branche à moitié engloutie; elle virait avec une aisance étonnante , a toucher mon épaule, et semblait vouloir plonger dans l'inondation. J'abaissais le regard, qui rencontrait Dramouss, toujours debout auprès de moi, mais cette fois un sourire énigmatique sur les lèvres. Elle inclinait la tête, comme pour mieux se rendre compte de la montée de l'eau, et aussitôt, elle relevait son regard. Je découvrais alors que celui-ci n'était plus le même; son sourire aussi était devenu féroce. Et, chose curieuse, ses yeux avaient changé ! Ils ressemblaient à des phares de locomotive, exceptionnellement puissants et lumineux. Elle les levait vers le ciel obscur et lugubre. Et ces deux lumières portaient très haut dans le ciel. A la limite de l'insondable, j'apercevais alors, 'éclairées par les phares de la belle femme, une multitude humaine, qui formait deux longues files sur une immense esplanade. De la place où j'étais, le tumulte de cette foule me parvenait, assourdi, à coup sûr, affaibli par la distance et par de terribles grondements de tonnerre.
La première file, celle de gauche, en boubous flambants, boubous en feu, criait désespérément; la seconde, celle de droite, vêtue de boubous bleu-ciel, chantait joyeusement. A un point intermédiaire entre ces deux files, un énorme tableau
noir portait l'inscription suivante : « SUR LA TERRE, L'HOMME NE FAIT RIEN POUR PERSONNE, NI RIEN CONTRE PERSONNE; IL FAIT TOUT POUR LUI-MÊME ET TOUT CONTRE LUI-MÊME. »
Lorsque la belle femme baissait de nouveau la tête et braquait sur moi ses deux phares, je m'évanouissais. Mais elle me relevait immédiatement ; elle me ranimait. Et tandis que je me tenais debout, sur des jambes encore mal assurées et le corps ruisselant d'eau, elle recommençait à parler :
— Tout est englouti par la « révolution » !
— La « révolution » ? m'exclamais-je.
— Votre « révolution », disait-elle, est comme cet océan d'eau qui engloutit tout, anéantit tout.
— Comment faire, maintenant ?
— Je n'ai pu sauver qu'un bâtonnet d'or.
— Quel bâtonnet ?
— Le symbole du commandement, répondait-elle solennellement. Le fusil, la daba et la sagaie, repris par moi depuis longtemps aux mains du « gaillard », je vais le confier au lion noir.
— Quel lion noir ?
— A l'héroïque lion noir. Il les conservera longtemps, parce qu'il est juste, humain et sage.
Je prenais le bâtonnet d'or. Avant de le glisser dans ma poche, je m'apercevais que ce bâtonnet était un stylo-mine.
— Maintenant, regarde ! criait subitement la femme.
— Quoi ? demandais-je en me débattant contre le flot, qui, à présent, avait atteint mes hanches.
Levant la tête, je voyais quelque chose d'extraordinaire : la lune se détachait du ciel ; puis, lorsqu'elle avait fini sa descente prodigieuse et qu'elle s'était posée sur l'océan, elle se mettait à naviguer, en direction de la branche déjà à demi engloutie sur laquelle je me tenais. Je cessais de me débattre, pour contempler le soleil audessus de ma tête, et, sur l'océan, la lune, qui naviguait dans ma direction. Lorsqu'elle était toute proche, je m'apercevais qu'une corde la reliait au soleil ; je m'introduisais dans la lune, qui, tout à coup, se mettait à monter vers le soleil. Au moment même où je m'étais assis sur un banc, à l'intérieur de la lune, j'avais lancé un coup d'oeil ironique par la portière. Il n'y avait plus de cases, plus de ruelles, plus d'arbres, plus d'énorme caïlcédra. Seule, au-dessous, une immense étendue d'eau couvrait l'univers…
Notre ascension continuait. Lorsque je ramenais le regard vers les lieux où je me trouvais, je redécouvrais à ma droite, Dramouss : cette femme extraordinairement belle, dont la chevelure, cette fois parsemée de fleurs de diamant, étincelait comme une coulée de soleils.
— Maintenant, disait-elle, regarde en face de toi.
J'obéissais et découvrais alors, avec stupéfaction, le lion noir, dont la crinière, couleur de flamme, couvrait tout le visage. Il tenait entre ses griffes de devant, la sagaie, le fusil et la daba.
— C'est désormais votre guide ! criait Dramouss.
Le Lion Noir ne rugissait pas ; au contraire, il était bien calme, pour un lion ; il participait à nos jeux et à nos plaisanteries. Il ne rugissait et ne devenait méchant que lorsqu'un d'entre nous s'approchait de la corde reliant notre barque au soleil.
A ce moment, craignant que l'un de nous, soit par stupidité, soit volontairement, ne coupât cette corde (notre embarcation aurait alors été engloutie par l'océan et la lune aurait sombré), l'animal s'irritait et grondait terriblement. Hormis ces moments (je l'ai déjà dit) il se comportait gentiment, en être affable et courtois.
Nous montions toujours. Et déjà les cloches avaient retenti dans les cathédrales, dans les églises; le muezzin avait repris ses appels; car les mosquées, elles aussi, étaient rouvertes. Les forêts sacrées, les biens spoliés, étaient restitués à leurs propriétaires; la famine le cédait à la prospérité, l'illégalité à la légalité, la barbarie à la civilisation. Et la vie, qui avait été pour nous jadis, un mélange de tristesse, d'absurdité et d'angoisse, était redevenue toute de joies et de rires.
Nous montions toujours. Au fur et à mesure de notre ascension, alors que grandissait la distance qui nous séparait de l'inondation et du gouffre, notre embarcation — cette lune qui, au départ, n'avait pas paru plus grande qu'une minuscule case — atteignait maintenant les dimensions d'une véritable planète. A ce moment, regardant autour de moi, je voyais, je reconnaissais distinctement dans la lune, ma Basse-Guinée, ma Moyenne-Guinée, ma Haute-Guinée natale. J'apercevais ma Guinée forestière, jadis traquée, terrorisée par le « gaillard ». Je les voyais heureuses, profondément et pleinement.
Oui, je reconnaissais ces filles vêtues de témourés et de pagnes chatoyants, ces hommes et ces vieux, ces femmes et ces vieilles. Je contemplais ma Guinée, guidée avec sagesse par le Lion Noir, l'héroïque et sage Lion Noir.
Et je découvrais qu'il n'était pas seul; je constatais que le peuple de ses frères l'accompagnait dans son ascension merveilleuse vers le soleil; et vers cette extraordinaire source de lumière, vers le progrès; tous embarqués sur un même esquif, passagers solidaires, promis au même port...
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